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Balzac Splendeurs et misères des courtisanes Première partie. Comment aiment les filles Une vue du bal de l'Opéra En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quête d'une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flâneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés, le Désoeuvrement lui-même est préoccupé. Le jeune dandy était si bien absorbé par son inquiète recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succès les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée; il devait être le héros d'un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut être comparée qu'à des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions près, à Paris, les hommes ne se masquent point un homme en domino paraÃt ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d'y entrer en sortent aussitôt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit à la porte, dès l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu'il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-même comme un tonneau. Pour tout habitué de l'Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle. En effet, dans la très haute société, personne ne court après d'humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s'étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophé, quelques jeunes s'étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiétude aient pris la même livrée, l'illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l'Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d'intérêts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas être en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprêtés de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si près un homme en bonne fortune, quelques désoeuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguère la misère étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abÃmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rôle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses manières étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l'Opéra. Qui n'a pas remarqué que là , comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'être qui révèle ce que vous êtes, ce que vous faites, d'où vous venez, et ce que vous voulez? - Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut. - Vous ne vous le rappelez pas? lui répondit l'homme qui lui donnait le bras, madame du Châtelet vous l'a cependant présenté... - Quoi! c'est ce fils d'apothicaire de qui elle s'était amourachée, qui s'est fait journaliste, l'amant de mademoiselle Coralie? - Je le croyais tombé trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaÃtre dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du Châtelet. - Il a un air de prince, dit le masque, et ce n'est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donné; ma cousine, qui l'avait deviné, n'a pas su le débarbouiller; je voudrais bien connaÃtre la maÃtresse de ce Sargines, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l'intriguer. Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particulièrement observé par le masque aux épaules carrées. - Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous présenter une personne qui veut renouer connaissance avec vous... - Cher comte Châtelet, répondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. Quoique les journaux aient annoncé ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler à mes amis, à mes ennemis et aux indifférents vous vous classerez où vous voudrez, mais je suis certain que vous ne désapprouverez point une mesure qui me fut conseillée par votre femme quand elle n'était encore que madame de Bargeton. Cette jolie épigramme, qui fit sourire la marquise, fit éprouver un tressaillement nerveux au préfet de la Charente. - Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le pré de sinople. - Furieux d'argent, répéta Châtelet. - Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil écusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d'or de l'Empire qui se trouvent dans le vôtre, au grand désespoir de madame Châtelet, née Nègrepelisse d'Espard..., dit vivement Lucien. - Puisque vous m'avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer à quel point vous m'intriguez, lui dit à voix basse la marquise d'Espard tout étonnée de l'impertinence et de l'aplomb acquis par l'homme qu'elle avait jadis méprisé. - Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j'aie d'occuper votre pensée en restant dans cette pénombre mystérieuse, dit-il avec le sourire d'un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sûr. La marquise ne put réprimer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupée par la précision de Lucien. - Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du Châtelet à Lucien. - Et je le reçois comme vous me l'adressez, répliqua Lucien en saluant la marquise avec une grâce infinie. - Le fat! dit à voix basse le comte à madame d'Espard, il a fini par conquérir ses ancêtres. - Chez les jeunes gens, la fatuité, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur très haut situé; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaÃtre celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection; peut-être aurais-je alors la possibilité de m'amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une méchanceté préparée par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme; son impertinence lui aura été dictée espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. Au moment où madame d'Espard allait aborder son parent, le masque mystérieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire à l'oreille "Lucien vous aime, il est l'auteur du billet; votre préfet est son plus grand ennemi, pouvait-il s'expliquer devant lui?" L'inconnu s'éloigna, laissant madame d'Espard en proie à une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rôle de ce masque, elle craignait un piège, alla s'asseoir et se cacha. Le comte Sixte du Châtelet, à qui Lucien avait retranché son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rêvée, suivit à distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientôt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler à coeur ouvert. - Eh! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien? Il a fait peau neuve. - Si j'étais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, répondit le jeune élégant d'un ton léger mais fin qui exprimait une raillerie attique. - Non, lui dit à l'oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la manière dont il accentua le monosyllabe. Rastignac, qui n'était pas homme à dévorer une insulte, resta comme frappé de la foudre, et se laissa mener dans l'embrasure d'une fenêtre par une main de fer, qu'il lui fut impossible de secouer. - Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous à qui le coeur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l'ouvrage était fait, sachez, pour votre sûreté personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frère que vous aimeriez, vous êtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vôtres. Silence et dévouement, ou j'entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de Rubempré est protégé par le plus grand pouvoir d'aujourd'hui, l'Eglise. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre réponse? Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forêt, et qui se réveille à côté d'une lionne affamée. Il eut peur, mais sans témoins les hommes les plus courageux s'abandonnent alors à la peur. - Il n'y a que lui pour savoir... et pour oser..., se dit-il à lui-même. Le masque lui serra la main pour l'empêcher de finir sa phrase "Agissez comme si c'était lui", dit-il. Autres masques Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand il capitula. - Mon cher comte, dit-il à Châtelet vers lequel il revint, si vous tenez à votre position, traitez Lucien de Rubempré comme un homme que vous trouverez un jour placé beaucoup plus haut que vous ne l'êtes. Le masque laissa échapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien. - Mon cher, vous avez bien rapidement changé d'opinion sur son compte, répondit le préfet justement étonné. - Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, répondit Rastignac à ce préfet-député dont la voix manquait depuis peu de jours au Ministère. - Est-ce qu'il y a des opinions, aujourd'hui, il n'y a plus que des intérêts, répliqua des Lupeaulx qui les écoutait. De quoi s'agit-il? - Du sieur de Rubempré, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le député au Secrétaire-Général. - Mon cher comte, lui répondit des Lupeaulx d'un air grave, monsieur de Rubempré est un jeune homme du plus grand mérite, et si bien appuyé que je me croirais très heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui. - Le voilà qui va tomber dans le guêpier des roués de l'époque, dit Rastignac. Les trois interlocuteurs se tournèrent vers un coin où se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins célèbres, et plusieurs élégants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs médisances, en essayant de s'amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composée se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mêlées de procédés ostensiblement bons et de mauvais services cachés. - Eh! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. D'où venons-nous? Nous avons donc remonté sur notre bête à l'aide des cadeaux expédiés du boudoir de Florine. Bravo, mon gars! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familièrement Lucien par la taille et le serrer contre son coeur. Andoche Finot était le propriétaire d'une Revue où Lucien avait travaillé presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, à cette différence près que le chat de La Fontaine finit par s'apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupé, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. Finot cachait une volonté brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d'une bêtise impertinente, frottée d'esprit comme le pain d'un manoeuvre est frotté d'ail. Il savait engranger ce qu'il glanait, les idées et les écus, à travers les champs de la vie dissipée que mènent les gens de lettres et les gens d'affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force à la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens éminents qui peuvent tout pour la fortune d'autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l'esprit perspicace et juste quand il n'est pas tiraillé par l'intérêt personnel. Chez eux, c'est la tête et non le bras qui agit. De là le décousu de leurs moeurs, et de là le blâme dont les accablent les esprits inférieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu'il avait blessé la veille; il dÃnait, trinquait, couchait avec celui qu'il égorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas être pris au sérieux. Jeune, aimé, presque célèbre, heureux, il ne s'occupait pas, comme Finot, d'acquérir la fortune nécessaire à l'homme âgé. Le courage le plus difficile est peut-être celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d'Espard et Châtelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gênaient l'exercice de l'orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanité avait triomphé dans sa précédente rencontre il s'était montré riche, heureux et dédaigneux avec deux personnes qui jadis l'avaient dédaigné pauvre et misérable; mais un poète pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visière à deux soi-disant amis qui l'avaient accueilli dans sa misère, chez lesquels il avait couché durant les jours de détresse? Finot, Blondet et lui s'étaient avilis de compagnie, ils avaient roulé dans des orgies qui ne dévoraient pas que l'argent de leurs créanciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractère en acceptant une poignée de main de Finot, en ne se refusant pas à la caresse de Blondet. Quiconque a trempé dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu'il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'âme, sans cesse maculée par de honteuses et continuelles transactions, s'amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s'usent et tournent d'eux-mêmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractères se détrempent, les talents s'abâtardissent, la foi dans les belles oeuvres s'envole. Tel qui voulait s'enorgueillir de ses pages se dépense en de tristes articles que sa conscience lui signale tôt ou tard comme autant de mauvaises actions. On était venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour être un grand écrivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractère est à la hauteur du talent, les d'Arthez qui savent marcher d'un pied sûr à travers les écueils de la vie littéraire. Lucien ne sut rien répondre au patelinage de Blondet, dont l'esprit exerçait d'ailleurs sur lui d'irrésistibles séductions, qui conservait l'ascendant du corrupteur sur l'élève, et qui d'ailleurs était bien posé dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet. - Avez-vous hérité d'un oncle? lui dit Finot d'un air railleur. - J'ai mis, comme vous, les sots en coupes réglées, lui répondit Lucien sur le même ton. - Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que déploie l'exploitant envers son exploité. - J'ai mieux, répliqua Lucien dont la vanité blessée par la supériorité qu'affectait le rédacteur en chef lui rendit l'esprit de sa nouvelle position. - Et, qu'avez-vous, mon cher?... - J'ai un Parti. - Il y a le parti Lucien? dit en souriant Vernou. - Finot, te voilà distancé par ce garçon-là , je te l'ai prédit. Lucien a du talent, tu ne l'as pas ménagé, tu l'as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Fin comme le musc, Blondet vit plus d'un secret dans l'accent, dans le geste, dans l'air de Lucien; tout en l'adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaÃtre les raisons du retour de Lucien à Paris, ses projets, ses moyens d'existence. - A genoux devant une supériorité que tu n'auras jamais, quoique tu sois Finot! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts à qui l'avenir appartient, il est des nôtres! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis? Le voilà dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague à moitié tirée, et son pennon arboré! Tudieu! Lucien, où donc as-tu volé ce joli gilet? Il n'y a que l'amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile? Dans ce moment j'ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais où coucher. Finot m'a mis à la porte pour ce soir, sous le vulgaire prétexte d'une bonne fortune. - Mon cher, répondit Lucien, j'ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille Fuge, late, tace. Je vous laisse. - Mais je ne te laisse pas que tu ne t'acquittes envers moi d'une dette sacrée, ce petit souper, hein? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chère et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent. - Quel souper? reprit Lucien en laissant échapper un geste d'impatience. - Tu ne t'en souviens pas? Voilà où je reconnais la prospérité d'un ami il n'a plus de mémoire. - Il sait ce qu'il nous doit, je suis garant de son coeur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. - Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment où il arrivait en haut du foyer, et auprès de la colonne où se tenaient les soi-disant amis, il s'agit d'un souper vous serez des nôtres... A moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d'honneur; il le peut. - Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu'à une mystification. - Voilà Bixiou, s'écria Biondet, il en sera rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m'empâte la langue, et je trouve tout fade, même le piment des épigrammes. - Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous êtes réunis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d'Ovide. De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi? Charles X! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. A leur place, dit l'impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t'entamerais dans leur petit journal; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. - Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures après la fête notre illustre ami nous donne à souper. - Comment! comment! reprit Bixiou; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l'oubli, que de doter l'indigente aristocratie d'un homme de talent? Lucien, tu as l'estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris! Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal! Annonçons l'apparition du plus beau livre de l'époque, l'Archer de Charles IX! Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations! - Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n'avais pas besoin d'employer l'hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c'était un niais. A demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s'élança. - Oh! oh! oh! dit Bixiou sur trois tons et d'un air railleur en paraissant reconnaÃtre le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation. La Torpille Et il suivit le joli couple, le devança, l'examina d'un oeil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d'où provenait le changement de fortune de Lucien. - Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c'est l'ancien rat de des Lupeaulx. L'une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siècle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s'appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l'Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l'infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre; il fallait s'en défier comme d'un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l'ancienne comédie. Un rat était trop cher il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir; la mode des rats passa si bien, qu'aujourd'hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu'au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d'un sujet neuf. - Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac. - Ce n'est pas possible! répondit Finot, la Torpille n'a pas un liard à donner, elle a emprunté, m'a dit Nathan, mille francs à Florine. - Oh! messieurs, messieurs!... dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations. - Eh! bien, s'écria Vernou, l'ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule?... - Oh! ces mille francs-là , dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille. - Quelle perte irréparable fait l'élite de la littérature, de la science, de l'art et de la politique! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrée l'étoffe d'une belle courtisane; l'instruction ne l'avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu'elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire? - Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l'Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l'oreille de son voisin. - Et sans toutes ces reines, que serait l'empire des Césars? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la Grèce et l'Egypte. Toutes sont d'ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n'a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien! Maintenant, en France où c'est à qui trônera, certes, il y a un trône vacant! A nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j'aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur; du Tillet lui aurait payé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant, Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots! L'aristocratie serait venue s'amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d'articles mortifères. Ninon IIe aurait été magnifique d'impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d'oeuvre dramatique défendu qu'on aurait au besoin fait faire exprès. Elle n'aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah! quelle perte! elle devait embrasser tout son siècle, elle aime avec un petit jeune homme! Lucien en fera quelque chien de chasse! - Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. - Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout? - Il a raison, dit Lousteau qui jusqu'alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. A dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaÃne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du coeur en s'occupant de politique ou de science, de littérature ou d'art. Il n'y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l'Animal "Sors!..." Et l'Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès; elle vous met à table jusqu'au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matière, l'anime et l'élève jusqu'aux merveilleuses régions de l'Art sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires; elle donne à toute chose l'esprit de la circonstance; son jargon pétille de traits piquants; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes; elle... - Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu'elle a été sa maÃtresse; elle peut toujours vous avoir, vous ne l'aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... - Oh! elle est plus généreuse qu'un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c'est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé. - Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l'archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires... - Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. - La Torpille est trop chère, comme RaphaÃl, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers..., dit Blondet. - Jamais Esther n'a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérisy. - Il n'y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s'explique. - Ah! l'Eglise sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d'ambassade il fera! dit des Lupeaulx. - D'autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d'une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. - Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d'autant plus qu'il a ce que nous nommons de l'indépendance dans les idées... - C'est toi qui l'as formé, dit Vernou - Eh! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j'en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maÃtre des requêtes; ce masque est la Torpille, je gage un souper... - Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. - Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaÃtre les oreilles de votre ancien rat. - Il n'y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu'à nous en remontant le foyer, je m'engage alors à vous prouver que c'est elle. - Il est donc revenu sur l'eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l'Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais? - Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé. Le gros masque hocha la tête en signe d'assentiment. - En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n'a plus d'audace, il devient rentier, reprit Nathan. - Oh! celui-là sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d'idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d'un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l'Opéra savaient seuls reconnaÃtre, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaÃtre le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l'oeil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérisy, le dernier ou le premier échelon de l'échelle sociale, cette créature était une admirable création, l'éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu'ils envièrent à Lucien le privilège sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s'il eût été seul avec Lucien, il n'y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière; non; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de RaphaÃl sont sous leur ovale filet d'or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D'où vient cette flamme qui rayonne autour d'une femme amoureuse et qui la signale entre toutes? d'où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur? Est-ce l'âme qui s'échappe? Le bonheur a-t-il des vertus physiques? L'ingénuité d'une vierge, les grâces de l'enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires; mais c'était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d'oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l'Art comme la cause est au-dessus de l'effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria "Esther?" L'infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s'entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d'un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s'en alla pas plus loin qu'il ne le devait pour ne pas avoir l'air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées d'abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l'oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abÃmé dans ses réflexions. - D'où lui vient ce nom de Torpille? lui dit une voix sombre qui l'atteignit aux entrailles, car elle n'était plus déguisée. - C'est bien lui qui s'est encore échappé..., dit Rastignac à part. - Tais-toi ou je t'égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d'un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe; et avant de te taire, réponds à ma demande. - Eh! bien, cette fille est si attrayante qu'elle aurait engourdi l'empereur Napoléon, et qu'elle engourdirait quelqu'un de plus difficile à séduire toi! répondit Rastignac en s'éloignant. - Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m'avoir jamais vu nulle part. L'homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu'il avait jadis connu dans la Maison Vauquer. - Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu'on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. A trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l'élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l'avait laissé le terrible masque. Rastignac s'était confessé à lui-même il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l'accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. Un paysage parisien La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, sépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d'un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu'y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d'oeuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n'éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère c'est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l'eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n'a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis longtemps établi là son quartier général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d'aucun monde; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l'oreille de ces paroles que Rabelais prétend s'être gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d'entre les pavés. Le bruit n'est pas vague, il signifie quelque chose quand il est rauque, c'est une voix; mais s'il ressemble à un chant, il n'a plus rien d'humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu'il fasse, cette nature étrange offre toujours le même spectacle le monde fantastique d'Hoffmann le Berlinois est là . Le caissier le plus mathématique n'y trouve rien de réel après avoir repassé les détroits qui mènent aux rues honnêtes où il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n'ont pas craint de s'occuper des courtisanes, l'administration ou la politique moderne n'ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates; mais peut-être devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l'air, la lumière, les locaux. Le moraliste, l'artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal où se parquaient ces brebis qui viendront toujours où vont les promeneurs; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent où elles sont? Qu'est-il arrivé? Aujourd'hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La Police n'a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique. La fille brisée par un mot au bal de l'Opéra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d'ignoble apparence. Accolée au mur d'une immense maison, cette construction, mal plâtrée, sans profondeur et d'une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez à un bâton de perroquet. Un appartement de deux pièces s'y trouve à chaque étage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singulièrement éclairé par des châssis qui dessinent extérieurement la rampe, et où chaque palier est indiqué par un plomb, l'une des plus horribles particularités de Paris. La boutique et l'entresol appartenaient alors à un ferblantier, le propriétaire demeure au premier, les quatre autres étages étaient occupés par des grisettes très décentes qui obtenaient du propriétaire et de la portière une considération et des complaisances nécessitées par la difficulté de louer une maison si singulièrement bâtie et située. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent être exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité. Intérieur aussi connu des uns qu'inconnu des autres A trois heures après-midi, la portière, qui avait vu mademoiselle Esther ramenée mourante par un jeune homme à deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logée à l'étage supérieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre à quelque partie de plaisir, lui avait témoigné son inquiétude sur Esther elle ne l'avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portière regrettait de ne pouvoir aller s'enquérir de ce qui se passait au quatrième étage, où se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment où elle se décidait à confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espèce de niche pratiquée dans un enfoncement de mur, à l'entresol, un fiacre s'arrêta. Un homme enveloppé dans un manteau de la tête aux pieds, avec une évidente intention de cacher son costume ou sa qualité, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portière fut alors entièrement rassurée, le silence et la tranquillité de la recluse lui semblèrent parfaitement expliqués. Lorsque le visiteur monta les degrés au-dessus de la loge, la portière remarqua les boucles d'argent qui décoraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d'une ceinture de soutane; elle descendit et questionna le cocher, qui répondit sans parler, et la portière comprit encore. Le prêtre frappa, ne reçut aucune réponse, entendit de légers soupirs, et força la porte d'un coup d'épaule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charité, mais qui chez tout autre aurait paru être de l'habitude. Il se précipita dans la seconde pièce, et vit, devant une sainte Vierge en plâtre colorié, la pauvre Esther agenouillée, ou mieux, tombée sur elle-même, les mains jointes. La grisette expirait. Un réchaud de charbon consumé disait l'histoire de cette terrible matinée. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n'était pas défait. La pauvre créature, atteinte au coeur d'une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l'Opéra. Une mèche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobèche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses dernières réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l'air des deux pièces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable; la vapeur l'avait seulement étourdie; l'air frais venu de l'escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prêtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans être touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c'eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d'un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du même calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenêtre; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras; une table à ouvrage en acajou; la cheminée encombrée d'ustensiles de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mêlées à des bijoux, à des ciseaux; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l'eau, un châle de Ternaux qui bouchait la fenêtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins; d'ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées où se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l'argenterie du pauvre à Paris; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété tel était l'ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empêtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prêtre? Se disait-il qu'au moins cette créature égarée devait être désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l'amour d'un jeune homme riche? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie? Eprouvait-il de la pitié, de l'effroi? Sa charité s'émouvait-elle? Qui l'eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lèvres crispées, l'oeil âpre, l'aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d'un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-même; l'abandon de cette tête, qui vue par derrière, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d'une nature hardiment développée, ne l'émouvait point; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu'il daignât la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse. - Lucien! dit-elle en murmurant. - L'amour revient, la femme n'est pas loin, dit le prêtre avec une sorte d'amertume. La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l'enfant quand il met la main sur une chose enviée "Je ne mourrai donc pas sans m'être réconciliée avec le ciel!" - Vous pourrez expier vos fautes, dit le prêtre en lui mouillant le front avec de l'eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu'il trouva dans un coin. - Je sens que la vie, au lieu de m'abandonner, afflue en moi, dit-elle après avoir reçu les soins du prêtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel. Cette attrayante pantomime, que les Grâces auraient déployée pour séduire, justifiait parfaitement le surnom de cette étrange fille. - Vous sentez-vous mieux? demanda l'ecclésiastique en lui donnant à boire un verre d'eau sucrée. Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. Il était là comme chez lui. Ce privilège d'être partout chez soi n'appartient qu'aux rois, aux filles et aux voleurs. La confession d'un rat - Quand vous serez tout à fait bien, reprit ce singulier prêtre après une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portée à commettre votre dernier crime, ce suicide commencé. - Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. J'étais la dernière des créatures et la plus infâme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée... - Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais être excusée de mener une vie honteuse, c'est vous à qui les bons exemples ont manqué. - Hélas! je n'ai pas été baptisée, et n'ai reçu les enseignements d'aucune religion. - Tout est donc encore réparable, reprit le prêtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincères et sans arrière-pensée. - Lucien et Dieu remplissent mon coeur, dit-elle avec une touchante ingénuité. - Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. Vous me rappelez l'objet de ma visite. N'omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. - Vous venez pour lui? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eût attendri tout autre prêtre. Oh! il s'est douté du coup. - Non, répondit-il, ce n'est pas de votre mort, mais de votre vie que l'on s'inquiète. Allons, expliquez-moi vos relations. - En un mot, dit-elle. La pauvre fille tremblait au ton brusque de l'ecclésiastique, mais en femme que la brutalité ne surprenait plus depuis longtemps. - Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des êtres vivants; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l'ai rencontré par hasard, il y a trois mois, à la Porte-Saint-Martin où j'étais allée un jour de sortie; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie où j'étais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L'amour était entré dans mon coeur, et m'avait si bien changée qu'en revenant du théâtre, je ne me reconnaissais plus moi-même je me faisais horreur. Jamais Lucien n'a pu rien savoir. Au lieu de lui dire où j'étais, je lui ai donné l'adresse de ce logement où demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le céder. Je vous jure ma parole sacrée... - Il ne faut point jurer. - Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée! Eh! bien, depuis ce jour j'ai travaillé dans cette chambre, comme une perdue, à faire des chemises à vingt-huit sous de façon, afin de vivre d'un travail honnête. Pendant un mois, je n'ai mangé que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m'aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses. J'ai fait ma déclaration en forme à la Police, pour reprendre mes droits et je suis soumise à deux ans de surveillance. Eux, qui sont si faciles pour vous inscrire sur les registres d'infamie, deviennent d'une excessive difficulté pour vous en rayer. Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. J'aurai dix-neuf ans au mois d'avril à cet âge il y a de la ressource. Il me semble, à moi, que je ne suis née qu'il y a trois mois... Je priais le bon Dieu tous les matins, et lui demandais de permettre que jamais Lucien ne connût ma vie antérieure. J'ai acheté cette Vierge que vous voyez; je la priais à ma manière, vu que je ne sais point de prières; je ne sais ni lire, ni écrire, je ne suis jamais entrée dans une église, je n'ai jamais vu le bon Dieu qu'aux processions, par curiosité. - Que dites-vous donc à la Vierge? - Je lui parle comme je parle à Lucien, avec ces élans d'âme qui le font pleurer. - Ah! il pleure? - De joie, dit-elle vivement. Pauvre chat! nous nous entendons si bien que nous avons une même âme! Il est si gentil si caressant, si doux de coeur, d'esprit et de manières...! Il dit qu'il est poète, moi je dis qu'il est Dieu... Pardon! mais, vous autres prêtres, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour. Il n'y a d'ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprécier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans péché; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui voilà . Mais à un pareil être, il faut sa pareille. Je voulais donc être digne d'être aimée par mon Lucien. De là , est venu mon malheur. Hier, à l'Opéra, j'ai été reconnue par des jeunes gens qui n'ont pas plus de coeur qu'il n'y a de pitié chez les tigres; encore m'entendrai-je avec un tigre! Le voile d'innocence que j'avais est tombé; leurs rires m'ont fendu la tête et le coeur. Ne croyez pas m'avoir sauvée, je mourrai de chagrin. - Votre voile d'innocence?... dit le prêtre, vous avez donc traité Lucien avec la dernière rigueur? - Oh! mon père, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question! répondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne résiste pas à un Dieu. - Ne blasphémez pas, dit l'ecclésiastique d'une voix douce. Personne ne peut ressembler à Dieu; l'exagération va mal au véritable amour, vous n'aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez éprouvé le changement que vous vous vantez d'avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l'apanage de l'adolescence, vous auriez connu les délices de la chasteté, les délicatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n'aimez pas. Esther fit un geste d'effroi que vit le prêtre, et qui n'ébranla point l'impassibilité de ce confesseur. - Oui, vous l'aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l'amour en lui-même; si vous vous en êtes emparée ainsi, vous n'aviez pas ce tremblement sacré qu'inspire un être sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections avez-vous songé que vous le dégradiez par votre impureté passée, que vous alliez corrompre un enfant par ces épouvantables délices qui vous ont mérité votre surnom, glorieux d'infamie? Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d'un jour... - D'un jour! répéta-t-elle en levant les yeux. - De quel nom appeler un amour qui n'est pas éternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l'avenir du chrétien, avec celui que nous aimons? - Ah! je veux être catholique, cria-t-elle d'un ton sourd et violent qui lui eût obtenu sa grâce de Notre Sauveur. - Est-ce une fille qui n'a reçu ni le baptême de l'Eglise ni celui de la science, qui ne sait ni lire, ni écrire, ni prier, qui ne peut faire un pas sans que les pavés ne se lèvent pour l'accuser, remarquable seulement par le fugitif privilège d'une beauté que la maladie enlèvera demain peut-être; est-ce cette créature avilie, dégradée, et qui connaissait sa dégradation... ignorante et moins aimante, vous eussiez été plus excusable..., est-ce la proie future du suicide et de l'enfer, qui pouvait être la femme de Lucien de Rubempré? Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de coeur. A chaque phrase, les sanglots croissants, les larmes abondantes de la fille au désespoir attestaient la force avec laquelle la lumière entrait à la fois dans son intelligence pure comme celle d'un sauvage, dans son âme enfin réveillée, dans sa nature sur laquelle la dépravation avait mis une couche de glace boueuse, qui fondait alors au soleil de la foi. - Pourquoi ne suis-je pas morte! était la seule idée qu'elle exprimait au milieu des torrents d'idées qui ruisselaient dans sa cervelle en la ravageant. - Ma fille, dit le terrible juge, il est un amour qui ne s'avoue point devant les hommes, et dont les confidences sont reçues avec des sourires de bonheur par les anges. - Lequel? - L'amour sans espoir quand il inspire la vie, quand il y met le principe des dévouements, quand il ennoblit tous les actes par la pensée d'arriver à une perfection idéale. Oui, les anges approuvent cet amour, il mène à la connaissance de Dieu. Se perfectionner sans cesse pour se rendre digne de celui qu'on aime, lui faire mille sacrifices secrets, l'adorer de loin, donner son sang goutte à goutte, lui immoler son amour-propre, ne plus avoir ni orgueil ni colère avec lui, lui dérober jusqu'à la connaissance des jalousies atroces qu'il échauffe au coeur, lui donner tout ce qu'il souhaite, fût-ce à notre détriment, aimer ce qu'il aime, avoir toujours le visage tourné vers lui pour le suivre sans qu'il le sache; cet amour, la religion vous l'eût pardonné, il n'offensait ni les lois humaines ni les lois divines, et conduisait dans une autre voie que celle de vos sales voluptés. En entendant cet horrible arrêt exprimé par un mot et quel mot? et de quel accent fut-il accompagné? Esther fut en proie à une défiance assez légitime. Ce mot fut comme un coup de tonnerre qui trahit un orage près de fondre. Elle regarda ce prêtre, et il lui prit le saisissement d'entrailles qui tord le plus courageux en face d'un danger imminent et soudain. Aucun regard n'aurait pu lire ce qui se passait alors en cet homme; mais pour les plus hardis il y aurait eu plus à frémir qu'à espérer à l'aspect de ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres, et sur lesquels les austérités et les privations avaient mis un voile semblable à celui qui se trouve sur les horizons au milieu de la canicule la terre est chaude et lumineuse, mais le brouillard la rend indistincte, vaporeuse, elle est presque invisible. Une gravité toute espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d'une horrible petite vérole rendaient hideux et semblables à des ornières déchirées, sillonnaient sa figure olivâtre et cuite par le soleil. La dureté de cette physionomie ressortait d'autant mieux qu'elle était encadrée par la sèche perruque du prêtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelée et d'un noir rouge à la lumière. Son buste d'athlète, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes épaules appartenaient à ces caryatides que les architectes du Moyen Age ont employées dans quelques palais italiens, et que rappellent imparfaitement celles de la façade du théâtre de la Porte Saint-Martin. Les personnes les moins clairvoyantes eussent pensé que les passions les plus chaudes ou des accidents peu communs avaient jeté cet homme dans le sein de l'Eglise; certes, les plus étonnants coups de foudre avaient pu seuls le changer, si toutefois une pareille nature était susceptible de changement. Ce que c'est que les filles Les femmes qui ont mené la vie alors si violemment répudiée par Esther arrivent à une indifférence absolue sur les formes extérieures de l'homme. Elles ressemblent au critique littéraire d'aujourd'hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d'art il a tant lu d'ouvrages, il en voit tant passer, il s'est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d'articles sans dire ce qu'il pensait, en trahissant si souvent la cause de l'art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu'il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. Il faut un miracle pour que cet écrivain produise une oeuvre, de même que l'amour pur et noble exige un autre miracle pour éclore dans le coeur d'une courtisane. Le ton et les manières de ce prêtre, qui semblait échappé d'une toile de Zurbaran, parurent si hostiles à cette pauvre fille, à qui la forme importait peu, qu'elle se crut moins l'objet d'une sollicitude que le sujet nécessaire d'un plan. Sans pouvoir distinguer entre le patelinage de l'intérêt personnel et l'onction de la charité, car il faut bien être sur ses gardes pour reconnaÃtre la fausse monnaie que donne un ami, elle se sentit comme entre les griffes d'un oiseau monstrueux et féroce qui tombait sur elle après avoir plané longtemps et, dans son effroi, elle dit ces paroles d'une voix alarmée "je croyais les prêtres chargés de nous consoler, et vous m'assassinez!" A ce cri de l'innocence, l'ecclésiastique laissa échapper un geste, et fit une pause; il se recueillit avant de répondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s'examinèrent à la dérobée. Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. Il renonça sans doute à quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint à ses idées premières. - Nous sommes les médecins des âmes, dit-il d'une voix douce, et nous savons quels remèdes conviennent à leurs maladies. - Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. Elle crut s'être trompée, se coula à bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilité, et releva vers lui des yeux baignés de larmes. - Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. - Ecoutez, mon enfant? votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l'entraÃniez dans la dissipation, dans un monde de folies... - C'est vrai, c'est moi qui l'avais amené au bal pour l'intriguer. - Vous êtes assez belle pour qu'il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S'il ne dépensait que son argent!... mais il dépensera son temps, sa force; il perdra le goût des belles destinées qu'on veut lui faire. Au lieu d'être un jour ambassadeur, riche, admiré, glorieux, il aura été, comme tant de ces gens débauchés qui ont noyé leurs talents dans la boue de Paris, l'amant d'une femme impure. Quant à vous, vous auriez repris plus tard votre première vie, après être un moment montée dans une sphère élégante, car vous n'avez point en vous cette force que donne une bonne éducation pour résister au vice et penser à l'avenir. Vous n'auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n'avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte à l'Opéra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmés de l'amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d'épouvante, ils m'ont envoyé vers vous pour sonder vos dispositions et décider de votre sort; mais s'ils sont assez puissants pour débarrasser la voie de ce jeune homme d'une pierre d'achoppement, ils sont miséricordieux. Sachez-le, ma fille une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange où, par hasard, rayonne la lumière divine. Je suis venu pour être l'organe de la pensée bienfaisante; mais si je vous eusse trouvée entièrement perverse, et armée d'effronterie, d'astuce, corrompue jusqu'à la moelle, sourde à la voix du repentir, je vous eusse abandonnée à leur colère. Cette libération civile et politique, si difficile à obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l'intérêt de la Société même, et que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prêtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d'avis est datée d'aujourd'hui vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intéresse. A la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespéré agitèrent si ingénument Esther, qu'elle eut sur les lèvres un sourire fixe qui ressemblait à celui des insensés. Le prêtre s'arrêta, regarda cette enfant pour voir si, privée de l'horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption même, et revenue à sa frêle et délicate nature primitive, elle résisterait à tant d'impressions. Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opéré peut reperdre la vue en se trouvant frappé par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine à fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixité c'était une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltérable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des êtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée à une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l'animal. Extrêmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion; presque toutes deviendraient folles si la mortalité qui leur est particulière ne les décimait, et si d'heureux hasards n'élevaient quelques-unes d'entre elles au-dessus de la fange où elles vivent. Pour pénétrer jusqu'au fond des misères de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu'où la créature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prêtre. La pauvre fille regardait le papier libérateur avec une expression que Dante a oubliée, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la réaction vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tête sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude étoffe qui couvrait ce coeur d'acier, et sembla vouloir y pénétrer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrées, mille et mille fois "Donnez-le-moi!" avec autant d'intonations différentes; elle l'enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapidité qui le saisit sans défense; enfin, elle finit par engourdir sa colère. Le prêtre connut comment cette fille avait mérité son surnom; il comprit combien il était difficile de résister à cette charmante créature, il devina tout à coup l'amour de Lucien et ce qui devait avoir séduit le poète. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l'âme élevée des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue les êtres créateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs, n'est-ce pas créer que de purifier un pareil être? Quel allèchement que de mettre d'accord la beauté morale et la beauté physique! Quelle jouissance d'orgueil, si l'on réussit Quelle belle tâche que celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances, illustrées d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de Platon, d'Alcibiade, de Céthégus, de Pornpée et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis XIV à bâtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses convertir les miasmes d'un marais en un monceau de parfums entouré d'eaux vives; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale. Le prêtre, honteux d'avoir cédé à cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit "Vous êtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un désir en tête, Esther ne cessa de regarder l'endroit de la ceinture où était le papier. Le rat devient une madeleine - Mon enfant, reprit le prêtre après une pause, votre mère était juive, et vous n'avez pas été baptisée, mais vous n'avez pas non plus été menée à la synagogue vous êtes dans les limbes religieuses où sont les petits enfants... - Les petits enfants! répéta-t-elle d'une voix attendrie. - ...Comme vous êtes, dans les cartons de la Police, un chiffre en dehors des êtres sociaux, dit en continuant le prêtre impassible. Si l'amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous êtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous étiez une enfant; vous devez changer entièrement, et je me charge de vous rendre méconnaissable. D'abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le coeur brisé par cette parole; elle leva les yeux sur le prêtre et fit un signe de négation; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. - Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse où les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur éducation; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrétiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si... Cet homme leva le doigt et fit une pause. - Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. - Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il était possible de verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!... - Ecoutez-moi. Elle se tut. - Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à l'étendue de vos obligations une parole, un geste qui décèlerait la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rêve, une pensée involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un souvenir de dérèglement, une omission, un signe de tête qui révélerait ce que vous savez ou qui a été su pour votre malheur... - Allez, allez, mon père, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vêtue d'un corset armé de pointes et conserver la grâce d'une danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l'absinthe, tout sera doux, facile! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prêtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes et s'y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselèrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager céleste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. - En quoi vous ai-je offensé? dit elle tout effrayée. J'ai entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavé de parfums les pieds de Jésus-Christ. Hélas! la vertu m'a faite si pauvre que je n'ai plus que mes larmes à vous offrir. - Ne m'avez-vous pas entendu? répondit-il d'une voix cruelle. Je vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison où je vous conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier "Esther!" et vous faire retourner la tête. Hier, l'amour ne vous avait pas donné la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparût jamais, elle reparaÃt encore dans une adoration qui ne va qu'à Dieu. - Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi? Dit-elle. - Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. - Qui le consolera? dit-elle. - De quoi le consoliez vous? demanda le prêtre d'une voix où, pour la première fois de cette scène, il y eut un tremblement nerveux. - Je ne sais pas, il est souvent venu triste. - Triste? reprit le prêtre; il vous a dit pourquoi? - Jamais, répondit-elle. - Il était triste d'aimer une fille comme vous, s'écria-t-il. - Hélas! il devait l'être, reprit-elle avec une humilité profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon sexe, et je ne pouvais trouver grâce à ses yeux que par la force de mon amour. - Cet amour doit vous donner le courage de m'obéir aveuglément. Si je vous conduisais immédiatement dans la maison où se fera votre éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous êtes en allée, aujourd'hui dimanche, avec un prêtre; il pourrait être sur votre voie. Dans huit jours, la portière, ne me voyant pas revenir, m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d'aujourd'hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien; trouvez des prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai même pas. Ces huit jours vous sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vêtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous êtes. N'avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mère? - Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mère et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords cachés dans les replis de nos coeurs et qui nous dévorent!... Je ne sais que trop ce qui me manque. - Eh! bien, vous savez comment vous devez être dimanche prochain, dit le prêtre en se levant. - Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie prière avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C'était une chose touchante que de voir ce prêtre faisant répéter à cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en français. - C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois répété sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. - Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. - Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute. Un portrait que Titien eut voulu peindre Dans une maison célèbre par l'éducation aristocratique et religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentée d'une nouvelle venue dont la beauté triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés particulières qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En France, il est extrêmement rare pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une femme pour être entièrement belle. En France, s'il y a peu d'ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l'ensemble imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu'elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilège de la Grèce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté sa mère était juive. Les juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons où s'est conservé le type sublime des beautés asiatiques. Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils présentent le magnifique caractère des figures arméniennes. Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraÃcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme ce n'est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l'embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l'animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit être un fait éminent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les très jeunes filles, ses mains, d'une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d'une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu'en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d'une chaude couleur d'ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l'excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de RaphaÃl a le plus artistement coupées, car RaphaÃl est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l'arcade sous laquelle l'oeil roulait comme dégagé de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa netteté l'arête d'une voûte. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues; quand la lumière en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés désespérer la peinture. C'est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux où l'ombre prend des teintes dorées, que ce tissu qui a la consistance d'un nerf et la flexibilité de la plus délicate membrane. L'oeil au repos est là -dedans comme un oeuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d'une horrible mélancolie, quand les passions ont charbonné ces contours si déliés, quand les douleurs ont ridé ce réseau de fibrilles. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques, et dont la couleur était un gris d'ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'éclat. Il n'y a que les races venues des déserts qui possèdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplé. La nature, dans sa prévoyance, a-t-elle donc armé leurs rétines de quelque tapis réflecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l'ardent cobalt de l'éther? ou les êtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités qu'ils en tirent! Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même a. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gÃt dans une nécessité subie. Les variétés animales sont le résultat de l'exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vérité tant cherchée, il suffit d'étendre aux troupeaux d'hommes l'observation récemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines où l'herbe abonde, paissent serrés les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes où l'herbe est rare. Arrachez à leurs pays ces deux espèces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France le mouton de montagne y paÃtra séparé, quoique dans une prairie basse et touffue; les moutons de plaine y paÃtront l'un contre l'autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. A cent ans de distance, l'esprit de la montagne reparaÃt dans un agneau réfractaire, comme, après dix-huit cents ans de bannissement, l'Orient brillait dans les yeux et dans la figure d'Esther. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractères de la péri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d'un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraÃche était une rose qu'aucune flétrissure ne déparait, les orgies n'y avaient point laissé de traces. Le menton, modelé comme si quelque sculpteur amoureux en eût poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose à laquelle elle n'avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ménage. Les jeunes pensionnaires commencèrent par jalouser ces miracles de beauté, mais elles finirent par les admirer. La première semaine ne se passa point sans qu'elles se fussent attachées à la naïve Esther, car elles s'intéressèrent aux secrets malheurs d'une fille de dix-huit ans qui ne savait ni lire ni écrire, à qui toute science, toute instruction était nouvelle, et qui allait procurer à l'archevêque la gloire de la conversion d'une Juive au catholicisme, au couvent la fête de son baptême. Elles lui pardonnèrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l'éducation. Esther eut bientôt pris les manières, la douceur de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguées; enfin elle retrouva sa nature première. Le changement devint si complet que, à sa première visite, Herrera fut surpris, lui que rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supérieures le complimentèrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais, dans leur carrière d'enseignement, rencontré naturel plus aimable, douceur plus chrétienne, modestie plus vraie, ni si grand désir d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient accablé la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une récompense comme celle que l'Espagnol offrait à Esther, il est difficile qu'elle ne réalise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise que les Jésuites renouvelèrent au Paraguay. - Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. Une nostalgie Pendant les récréations, Esther questionnait avec mesure ses compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour elle étaient comme les premiers étonnements de la vie pour un enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillée de blanc le jour de son baptême et de sa première communion, qu'elle aurait un bandeau de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants blancs; qu'elle serait coiffée de noeuds blancs, elle fondit en larmes au milieu de ses compagnes étonnées. C'était le contraire de la scène de Jephté sur la montagne. La courtisane eut peur d'être comprise, elle rejeta cette horrible mélancolie sur la joie que ce spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu'elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu'il y a de distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la grâce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-même, un amour au coeur qui la rongeait, un amour étrange, un désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la même cause et la même fin. Pendant les premiers mois a, la nouveauté d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la ferveur d'une sainte résolution, la douceur des affections qu'elle inspirait, enfin l'exercice des facultés de l'intelligence réveillée, tout lui servit à comprimer ses souvenirs, même les efforts de la nouvelle mémoire qu'elle se faisait; car elle avait autant à désapprendre qu'à apprendre. Il existe en nous plusieurs mémoires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le troisième mois, la violence de cette âme vierge, qui tendait à pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée d'Esther elle-même. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paÃtre à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la débauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurées la rappelaient-elles? Les chaÃnes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excès avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le démon caché là ? La vue de celui pour qui s'accomplissaient tant d'efforts angéliques était-elle nécessaire à celle à qui Dieu devait pardonner de mêler l'amour humain à l'amour sacré? L'un l'avait conduite à l'autre. Se faisait-il en elle un déplacement de la force vitale, et qui entraÃnait des souffrances nécessaires? Tout est doute et ténèbres dans une situation que la science a dédaigné d'examiner en trouvant le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et l'écrivain, le prêtre et le politique n'étaient pas au-dessus du soupçon. Cependant un médecin arrêté par la mort a eu le courage de commencer des études laissées incomplètes. Peut-être la noire mélancolie à laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable de les deviner, peut-être souffrait-elle comme souffrent les malades qui ne connaissent ni la médecine ni la chirurgie. Le fait est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituée à une détestable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une vie pure et régulière, partagée en travaux modérés exprès et en récréations, mise à la place d'une vie désordonnée où les plaisirs étaient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui remplaçaient des fatigues écrasantes et les agitations les plus cruelles, donnaient une fièvre dont les symptômes échappaient au doigt et à l'oeil de l'infirmière. Enfin, le bien, le bonheur succédant au mal et à l'infortune, la sécurité à l'inquiétude, étaient aussi funestes à Esther que ses misères passées l'eussent été à ses jeunes compagnes. Implantée dans la corruption, elle s'y était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle haïssait était pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l'âme. Elle aimait à prier. Elle avait ouvert son âme aux clartés de la vraie religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prêtre qui la dirigeait était dans le ravissement, mais chez elle le corps contrariait l'âme à tout moment. On prit des carpes à un étang bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles eaux claires, afin de satisfaire un désir de madame de Maintenon qui les nourrissait des bribes de la table royale. Les carpes dépérissaient. Les animaux peuvent être dévoués, mais l'homme ne leur communiquera jamais la lèpre de la flatterie. Un courtisan remarqua cette muette opposition dans Versailles. "Elles sont comme moi, répliqua cette reine inédite, elles regrettent leurs vases obscures." Ce mot est toute l'histoire d'Esther. Par moments, la pauvre fille était poussée à courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairée d'arbre en arbre, elle se jetait désespérément aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au démon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans châle, les épaules nues. Souvent à la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixés sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage; au lieu des images sacrées qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes où elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupées de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient échevelées, furieuses, brutales. Elle était au-dehors suave comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au dedans s'agitait une impériale Messaline. Elle seule était dans le secret de ce combat du démon contre l'ange; quand la supérieure la grondait d'être plus artistement coiffée que la règle ne le voulait, elle changeait sa coiffure avec une adorable et prompte obéissance, elle était prête à couper ses cheveux si sa mère le lui eût ordonné. Cette nostalgie avait une grâce touchante dans une fille qui aimait mieux périr que de retourner aux pays impurs. Elle pâlit, changea, maigrit. La supérieure modéra l'enseignement, et prit cette intéressante créature auprès d'elle pour la questionner. Esther était heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes; elle ne se sentait attaquée en aucune partie vitale, mais sa vitalité était essentiellement attaquée. Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. La supérieure, étonnée des réponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie à une langueur dévorante. Le médecin fut appelé lorsque l'état de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce médecin ignorait la vie antérieure d'Esther et ne pouvait la soupçonner; il trouva la vie partout, la souffrance n'était nulle part. La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. Restait une manière d'éclaircir les doutes du savant qui s'attachait à une affreuse idée Esther refusa très obstinément de se prêter à l'examen du médecin. La supérieure en appela, dans ce danger, à l'abbé Herrera. L'Espagnol vint, vit l'état désespéré d'Esther, et causa pendant un moment à l'écart avec le docteur. Après cette confidence, l'homme de science déclara à l'homme de foi que le seul remède était un voyage en Italie. L'abbé ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptême et la première communion d'Esther. - Combien faut-il de temps encore? demanda le médecin. - Un mois, répondit la supérieure. - Elle sera morte, répliqua le docteur. - Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l'abbé. La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales; le médecin ne répliqua donc rien à l'Espagnol, il se tourna vers la supérieure; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l'arrêter. - Pas un mot, monsieur! dit-il. Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lis penché sur sa tige. - A la grâce de Dieu, donc! s'écria-t-il en sortant. Le jour même de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher-de-Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prêtre; il essaya de deux excès un excellent dÃner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l'Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complètement en militaire qu'Esther eut peine à le reconnaÃtre; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge où elle put être cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dÃners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théâtre, et retomba dans sa mélancolie. - Elle meurt d'amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette âme et savoir tout ce qu'on en pouvait exiger. Il vint donc un moment où cette pauvre fille n'était plus soutenue que par sa force morale, et où le corps allait céder. Le prêtre calcula ce moment avec l'affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d'une treille que caressait le soleil d'avril; elle paraissait avoir froid et s'y réchauffer; ses camarades regardaient avec intérêt sa pâleur d'herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au devant de l'Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu'à l'accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d'amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-même depuis sa vie quasi monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur; mais, comme à la première, elle fut aussitôt rassurée par sa parole. - Eh! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé de Lucien? - Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tête aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom. - Vous n'avez cependant pas cessé de penser à lui. - Là , monsieur, est ma seule faute. A toute heure je pense à lui, et quand vous vous êtes montré, je me disais à moi-même ce nom. - L'absence vous tue? Pour toute réponse, Esther inclina la tête à la manière des malades qui sentent déjà l'air de la tombe. - Le revoir?... dit-il - Ce serait vivre, répondit-elle. - Pensez-vous à lui d'âme seulement? - Ah! monsieur, l'amour ne se partage point. - Fille de la race maudite! j'ai fait tout pour te sauver, je te rends à ta destinée tu le reverras! - Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j'aime autant que je l'aime? Ne suis-je pas prête à mourir ici pour elle, comme je serais prête à mourir pour lui? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m'a jetée dans les bras de la vertu? Oui, prête à mourir sans le revoir, prête à vivre en le revoyant. Dieu me jugera. Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grâce. - Le lendemain du jour où vous vous serez lavée dans les eaux du baptême, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus. Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l'abbé l'assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit "Pourquoi pas aujourd'hui?" - Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion? Vous êtes trop près de Lucien pour n'être pas loin de Dieu. - Oui je ne pensais plus à rien l - Vous ne serez jamais d'aucune religion, dit le prêtre avec un mouvement de profonde ironie. - Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon coeur. Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l'attitude d'Esther, Herrera l'embrassa sur le front pour la première fois. - Les libertins t'avaient bien nommée tu séduiras Dieu le père. Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux. - Tous deux! Répéta-t-elle avec une joie extatique. Cette scène, vue à distance, frappa les pensionnaires et les supérieures, qui crurent avoir assisté à quelque opération magique, en comparant Esther à elle-même. L'enfant toute changée vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d'amour, gentille, coquette, agaçante, gaie; enfin elle ressuscita! Beaucoup de réflexions Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s'était attaché. Cette église, d'un style dur et sec, allait à cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle, en sachant que ce dévouement ne pourrait jamais être récompensé qu'au rétablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s'était donné corps et âme à la camarilla au moment où les Cortès ne paraissaient pas devoir être renversées. Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. L'expédition du duc d'Angoulême avait eu lieu, le roi Ferdinand régnait, et Carlos Herrera n'allait pas réclamer le prix de ses services à Madrid. Défendu contre la curiosité par un silence diplomatique, il donna pour cause à son séjour à Paris, sa vive affection pour Lucien de Rubempré, et à laquelle ce jeune homme devait déjà l'ordonnance du Roi relative à son changement de nom. Herrera vivait d'ailleurs comme vivent traditionnellement les prêtres employés à des missions secrètes, fort obscurément. Il accomplissait ses devoirs religieux à Saint-Suplice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journée était remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairé. Le cigare espagnol jouait aussi son rôle, et consumait autant de temps que de tabac. La paresse est un masque aussi bien que la gravité, qui est encore de la paresse. Herrera demeurait dans une aile de la maison, au second étage, et Lucien occupait l'autre aile. Ces deux appartements étaient à la fois séparés et réunis par un grand appartement de réception dont la magnificence antique convenait également au grave ecclésiastique et au jeune poète. La cour de cette maison était sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prêtres. Le logement d'Herrera sera décrit en deux mots une cellule. Celui de Lucien, brillant de luxe et muni des recherches du confort, réunissait tout ce qu'exige la vie élégante d'un dandy, poète, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et souhaitant l'ordre, un de ces génies incomplets qui ont quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce qui est peut-être la même chose, mais qui n'ont aucune force pour exécuter. A eux deux, Lucien et Herrera formaient un politique. Là sans doute était le secret de cette union. Les vieillards chez qui l'action de la vie s'est déplacée et s'est transportée dans la sphère des intérêts, sentent souvent le besoin d'une jolie machine, d'un acteur jeune et passionné pour accomplir leurs projets. Richelieu chercha trop tard une belle et blanche figure à moustaches pour la jeter aux femmes qu'il devait amuser. Incompris par de jeunes étourdis, il fut obligé de bannir la mère de son maÃtre et d'épouvanter la reine, après avoir essayé de se faire aimer de l'une et de l'autre, sans être de taille à plaire à des reines. Quoi qu'on fasse, il faut toujours, dans une vie ambitieuse, se heurter contre une femme au moment où l'on s'attend le moins à pareille rencontre. Quelque puissant que soit un grand politique, il lui faut une femme à opposer à la femme, de même que les Hollandais usent le diamant par le diamant. Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. Voyez aussi comme la vie de Mazarin, cardinal italien, fut autrement dominatrice que celle de Richelieu, cardinal français? Richelieu trouve une opposition chez les grands seigneurs, il y met la hache; il meurt à la fleur de son pouvoir, usé par ce duel où il n'avait qu'un capucin pour second. Mazarin est repoussé par la Bourgeoisie et par la Noblesse réunies, armées, parfois victorieuses, et qui font fuir la royauté; mais le serviteur d'Anne d'Autriche n'ôte la tête à personne, sait vaincre la France entière et forme Louis XIV, qui acheva l'oeuvre de Richelieu en étranglant la Noblesse avec des lacets dorés dans le grand sérail de Versailles. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Herrera s'était-il pénétré de ces hautes doctrines? S'était-il rendu justice à lui-même plus tôt que ne l'avait fait Richelieu? Avait-il choisi dans Lucien un Cinq-Mars, mais un Cinq-Mars fidèle? Personne ne pouvait répondre à ces questions ni mesurer l'ambition de cet Espagnol comme on ne pouvait prévoir quelle serait sa fin. Ces questions faites par ceux qui purent jeter un regard sur cette union, pendant longtemps secrète, tendaient à percer un mystère horrible que Lucien ne connaissait que depuis quelques jours. Carlos était ambitieux pour deux, voilà ce que sa conduite démontrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien était l'enfant naturel de ce prêtre. Quinze mois après son apparition à l'Opéra, qui le jeta trop tôt dans un monde où l'abbé ne voulait le voir qu'au moment où il aurait achevé de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les Prévisions d'Herera s'étaient réalisées la dissipation s'était emparée de son élève, mais il avait jugé nécessaire de faire diversion à l'amour insensé que ce jeune homme gardait au coeur pour Esther. Après avoir dépensé quarante mille francs environ, chaque folie avait ramené Lucien plus vivement à la Torpille, il la cherchait avec obstination; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu'est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaÃtre la nature de l'amour d'un poète? Une fois que ce sentiment a gagné chez un de ces grands petits hommes la tête, comme il a embrasé le coeur et pénétré les sens, ce poète devient aussi supérieur à l'humanité par l'amour qu'il l'est par la puissance de sa fantaisie. Devant à un caprice de la génération intellectuelle la faculté rare d'exprimer la nature par des images où il empreint à la fois le sentiment et l'idée, il donne à son amour les ailes de son esprit - il sent et il peint, il agit et médite, il multiplie ses sensations par la pensée, il triple la félicité présente par l'aspiration de l'avenir et par les souvenances du passé; il y mêle les exquises jouissances d'âme qui le rendent le prince des artistes. La passion d'un poète devient alors un grand poème où souvent les proportions humaines sont dépassées. Le poète ne met-il pas alors sa maÃtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent être logées? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-même de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptés par l'adorable monde de l'idéal. Aussi cet amour est-il un modèle de passion il est excessif en tout, dans ses espérances, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses mélancolies, dans ses joies; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble à aucune des agitations qu'éprouve le commun des hommes; il est à l'amour bourgeois ce qu'est l'éternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux génies sont si rarement compris qu'ils se dépensent en faux espoirs, ils se consument à la recherche de leurs idéales maÃtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fêtes de l'amour par la plus poétique des natures et qui sont écrasés vierges sous le pied d'un passant; mais, autre danger! lorsqu'ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangère, ils font comme RaphaÃl, ils font comme le bel insecte ils meurent auprès de la Fornarina. Lucien en était là . Sa nature poétique, nécessairement extrême en tout, en bien comme en mal, avait deviné l'ange dans la fille, plutôt frottée de corruption que corrompue il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s'était faite pour lui, devinant qu'il la voulait ainsi. Un ami Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité; il ne sortait plus, dÃnait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu'à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour où l'Espagnol vit le front de Lucien pâli, où il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l'amour comprimé, il voulut aller au fond de ce coeur d'homme sur lequel il avait assis sa vie. Par une belle soirée où Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rêverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l'abbé debout, les bras croisés. - Tu étais là ! dit le poète. - Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l'étendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. - Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer; mais quand, par hasard, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle m'ennuie, et je m'ennuie... - Comment peut-on s'ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... - Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... - Pas de bêtises!... dit le prêtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m'ouvrir ton coeur. Il y a entre nous ce qu'il ne devait jamais y avoir un secret! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. - Après... - Une fille immonde, nommée la Torpille... - Eh! bien? - Mon enfant, je t'avais permis de prendre une maÃtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t'avais choisi madame d'Espard, afin d'en faire sans scrupule un instrument de fortune; car elle ne t'aurait jamais perverti le coeur, elle te l'aurait laissé libre... Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n'a pas, comme les rois, le pouvoir de l'anoblir, est une faute énorme. - Suis-je le premier qui ait renoncé à l'ambition pour suivre la pente d'un amour effréné? - Bon! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l'épigramme. Ne peut-on réunir l'ambition et l'amour? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu... - Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et en la lui secouant. - Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaÃt aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices tu es viril par ton esprit j'ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n'as qu'à parler pour satisfaire tes passions d'un jour. J'ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t'ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux! Lucien! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j'ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile... Lucien leva la tête par un mouvement d'une brusquerie furieuse. - J'ai enlevé la Torpille! - Toi? s'écria Lucien. Dans un accès de rage animale, le poète se leva, jeta le bochettino d'or et de pierreries à la face du prêtre, qu'il poussa assez violemment pour renverser cet athlète. - Moi, dit l'Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l'abbé d'un air stupide, - Je l'ai enlevée, reprit le prêtre, - Qu'en as-tu fait? Tu l'as enlevée le lendemain du bal masqué... - Oui, le lendemain du jour où j'ai vu insulter un être qui t'appartenait par des drôles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans... - Des drôles, dit Lucien en l'interrompant, dis des monstres, auprès de qui ceux que l'on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d'entre eux? Il y en a un qui a été, pendant deux mois, son amant elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau; lui n'avait pas le sou, il était comme moi, quand tu m'as rencontré, bien près de la rivière; mon gars se relevait la nuit, il allait à l'armoire où étaient les restes du dÃner de cette fille, et il les mangeait elle a fini par découvrir ce manège; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse; elle n'a dit cela qu'à moi, dans son fiacre, au retour de l'Opéra. Le second avait volé, mais avant qu'on ne pût s'apercevoir du vol, elle a pu lui prêter la somme qu'il a pu restituer et qu'il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisième, elle a fait sa fortune en jouant une comédie où éclate le génie de Figaro; elle a passé pour sa femme et s'est faite la maÃtresse d'un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. A l'un la vie, à l'autre l'honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd'hui tout cela! Et voilà comme elle a été récompensée par eux. - Veux-tu qu'ils meurent? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. - Allons, te voilà bien! je te connais... - Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n'existe plus... Lucien s'élança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre à la gorge, que tout autre homme eût été renversé; mais le bras de l'Espagnol maintint le poète. - Ecoute donc, dit-il froidement. J'en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, religieuse, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste à l'Opéra. Tu l'avoueras pour ta maÃtresse ou tu resteras derrière le rideau de ta création, ce qui sera plus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit et orgueil, plaisir et progrès; mais si tu es aussi grand politique que grand poète, Esther ne sera qu'une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-être d'affaire, elle vaut son pesant d'or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n'avais pas pris les rênes de ta passion, où en serais-tu aujourd'hui? Tu aurais roulé avec la Torpille dans la fange des misères d'où je t'ai tiré. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu'il n'avait jamais vu. Un papier tomba sur les genoux du poète, et le tira de l'extatique surprise où l'avait plongé cette terrifiante réponse, il le prit et lut la première lettre écrite par mademoiselle Esther. "A monsieur l'abbé Carlos Herrera. Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l'amour, en voyant que c'est à vous rendre grâce que j'emploie, pour la première fois, la faculté d'exprimer mes pensées, au lieu de la consacrer à peindre un amour que Lucien a peut-être oublié? Mais je vous dirai à vous, homme divin, ce que je n'oserais lui dire à lui, qui, pour mon bonheur, tient encore à la terre. La cérémonie d'hier a versé les trésors de la grâce en moi, je remets donc ma destinée en vos mains. Dussé-je mourir en restant loin de mon bien-aimé, je mourrai purifiée comme la Madeleine, et mon âme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fête d'hier? Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée? Hier, j'ai lavé toutes mes souillures dans l'eau du baptême, et j'ai reçu le corps sacré de notre Sauveur; je suis devenue l'un de ses tabernacles. En ce moment, j'ai entendu les chants des anges, je n'étais plus une femme, je naissais à une vie de lumière, au milieu des acclamations de la terre, admirée par le monde, dans un nuage d'encens et de prières qui enivrait, et parée comme une vierge pour un époux céleste. En me trouvant, ce que je n'espérais jamais, digne de Lucien, j'ai abjuré tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d'autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon âme, qu'il périsse. Soyez l'arbitre de ma destinée, et, si je meurs, dites à Lucien que je suis morte pour lui en naissant à Dieu. Ce dimanche soir." Lucien leva sur l'abbé ses yeux mouillés de larmes. - Tu connais l'appartement de la grosse Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l'Espagnol. Cette fille, abandonnée par son magistrat, était dans un effroyable besoin, elle allait être saisie; j'ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cet ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t'attend. En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n'eut pas la force d'exprimer son admiration pour un dévouement que lui seul pouvait apprécier; il se jeta dans les bras de l'homme qu'il avait outragé, répara tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments; puis il franchit les escaliers, jeta l'adresse d'Esther à l'oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maÃtre eût animé leurs jambes. Où l'on apprend qu'il n'y avait pas de prêtre dans l'abbé Herrera Le lendemain, un homme, qu'à son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme déguisé, se promenait rue Taitbout, en face d'une maison, comme s'il attendait la sortie de quelqu'un; son pas était celui des hommes agités. Vous rencontrerez souvent, dans Paris, de ces promeneurs passionnés, vrais gendarmes qui guettent un garde national réfractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des créanciers méditant une avanie à leur débiteur qui s'est claquemuré, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d'amis; mais vous rencontrerez bien rarement une face éclairée par les sauvages et rudes pensées qui animaient celle du sombre athlète allant et venant sous les fenêtres de mademoiselle Esther avec la songeuse précipitation d'un ours en cage. A midi, une croisée s'ouvrit pour laisser passer la main d'une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrés de coussins. Quelques instants après, Esther en déshabillé vint respirer l'air, elle s'appuyait sur Lucien; qui les eût vus, les aurait pris pour l'original d'une suave vignette anglaise. Esther aperçut tout d'abord les yeux de basilic du prêtre espagnol, et. la pauvre créature, atteinte comme d'une balle, jeta un cri d'effroi. - Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien. - Luit dit-il en souriant, il n'est pas plus prêtre que toi... - Qu'est-il donc alors? dit-elle effrayée. - Eh! c'est un vieux Lascar qui ne croit qu'au diable, dit Lucien. Saisie par un être moins dévoué qu'Esther, cette lueur jetée sur les secrets du faux prêtre aurait pu perdre à jamais Lucien. En allant de la fenêtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger où leur déjeuner venait d'être servi, les deux amants rencontrèrent Carlos Herrera. - Que viens-tu faire ici? lui dit brusquement Lucien. - Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrêtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l'appartement. Ecoutez-moi, mes amours? Amusez-vous, soyez heureux, c'est très bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue et que j'ai savonnée, âme et corps, tu n'as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien?... Quant à toi, mon petit, reprit-il après une pause en regardant Lucien, tu n'es plus assez poète pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l'amant d'Esther? Rien. Esther peut-elle être madame de Rubempré? Non. Eh! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main dans celle d'Esther qui frissonna comme si quelque serpent l'eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez; le monde doit surtout ignorer qu'une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d'elle... Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l'exigera, vous vous promènerez pendant la nuit, aux heures où vous ne pourrez point être vue; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d'un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maÃtresse, ce jour serait l'avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancêtres maternels. Mais ce n'est pas tout! le titre de marquis ne nous a pas été rendu; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison en faveur de qui le Roi nous fera cette grâce. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. Cet enfant, de qui j'ai su faire un homme, deviendra d'abord secrétaire d'ambassade; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d'Allemagne, et, Dieu ou moi ce qui vaut mieux aidant, il ira s'asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie... - Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant cet homme. - Tais-toi, s'écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme!... lui souffla-t-il dans l'oreille. - Esther, une femme?... s'écria l'auteur des Marguerites. - Encore des sonnets! dit l'Espagnol, ou des sornettes. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tôt ou tard; or, la femme a toujours des moments où elle est à la fois singe et enfant! deux êtres qui nous tuent en voulant rire. - Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m'appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisinière une mulâtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de théâtre. Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. En voyant Lucien très petit garçon devant cet être, coupable au moins d'un sacrilège et d'un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son coeur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraÃna Lucien dans la chambre où elle lui dit "Est-ce le diable?" - C'est bien pis... pour moi! reprit-il vivement. Mais, si tu m'aimes, tâche d'imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort... - De mort?... dit-elle encore plus effrayée, - De mort, répéta Lucien. Hélas! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m'atteindrait, si... Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. - Eh! bien? leur cria ce faussaire sacrilège, vous n'avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites? Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l'homme mystérieux "Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur." - Bien! Répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, très heureuse, et... vous n'aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très économique. Deux fameux chiens de garde Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s'arrêta. - Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter. L'Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu'il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms. Asie, qui paraissait être née à l'Ãle de Java, offrait au regard, pour l'épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et où le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L'étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espèce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d'une intelligence produite par l'habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d'épouvanter son monde. Les lèvres, d'un bleu pâle, laissaient passer des dents d'une blancheur éblouissante, mais entrecroisées. L'expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard très riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassée, Asie ressemblait à ces créations falotes que se permettent les Chinois sur leurs écrans, ou plus exactement, à ces idoles hindoues dont le type ne paraÃt pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, paré d'un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson. - Asie! dit l'Espagnol vers qui cette femme leva la tête par un mouvement qui n'est comparable qu'à celui du chien regardant son maÃtre, voilà votre maÃtresse... Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fée avec une expression quasi douloureuse; mais en même temps une lueur étouffée entre ses petits cils pressés partit comme la flammèche d'un incendie sur Lucien qui, vêtu d'une magnifique robe de chambre ouverte, d'une chemise en toile de Frise et d'un pantalon rouge, un bonnet turc sur sa tête d'où ses cheveux blonds sortaient en grosses boucles, offrait une image divine. Le génie italien peut inventer de raconter Othello, le génie anglais peut le mettre en scène; mais la nature seule a le droit d'être dans un seul regard plus magnifique et plus complète que l'Angleterre et l'Italie dans l'expression de la jalousie. Ce regard, surpris par Esther, lui fit saisir l'Espagnol par le bras et y imprimer ses ongles comme eût fait un chat qui se retient pour ne pas tomber dans un précipice où il ne voit pas de fond. L'Espagnol dit alors trois ou quatre mots d'une langue inconnue à ce monstre asiatique, qui vint s'agenouiller en rampant aux pieds d'Esther, et les lui baisa. - C'est, dit l'Espagnol à Esther, non pas une cuisinière, mais un cuisinier qui rendrait Carême fou de jalousie. Asie sait tout faire en cuisine. Elle vous accommodera un simple plat de haricots à vous mettre en doute si les anges ne sont pas descendus pour y ajouter des herbes du ciel. Elle ira tous les matins à la Halle elle-même, et se battra comme un démon qu'elle est, afin d'avoir les choses au plus juste prix; elle lassera les curieux par sa discrétion. Comme vous passerez pour être allée aux Indes, Asie vous aidera beaucoup à rendre cette fable possible, car c'est une de ces Parisiennes qui naissent pour être du pays d'où elles veulent être. Mais mon avis n'est pas que vous soyez étrangère... - Europe, qu'en dis-tu?... Europe formait un contraste parfait avec Asie, car elle était la soubrette la plus gentille que jamais Monrose ait pu souhaiter pour adversaire sur le théâtre. Svelte, en apparence étourdie, au minois de belette, le nez en vrille, Europe offrait à l'observation une figure fatiguée par les corruptions parisiennes, la blafarde figure d'une fille nourrie de pommes crues, lymphatique et fibreuse, molle et tenace. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, elle frétillait tout en restant immobile, tant elle avait d'animation. A la fois grisette et figurante, elle devait, malgré sa jeunesse, avoir déjà fait bien des métiers. Perverse comme toutes les Madelonnettes ensemble, elle pouvait avoir volé ses parents et frôlé les bancs de la Police correctionnelle. Asie inspirait une grande épouvante; mais on la connaissait tout entière en un moment, elle descendait en ligne droite de Locuste; tandis qu'Europe inspirait une inquiétude qui ne pouvait que grandir à mesure qu'on se servait d'elle; sa corruption semblait ne pas avoir de bornes; elle devait, comme dit le peuple, savoir faire battre des montagnes. - Madame pourrait être de Valenciennes, dit Europe d'un petit ton sec, j'en suis. Monsieur, dit-elle à Lucien d'un air pédant, veut-il nous apprendre le nom qu'il compte donner à madame? - Madame Van Bogseck, répondit l'Espagnol en retournant aussitôt le nom d'Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d'un négociant et malade d'une maladie de foie rapportée de Java... Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. - De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lésineries, dit Europe. - C'est cela, fit l'Espagnol en inclinant la tête. Satanées farceuses! Reprit-il d'un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui déplurent, vous savez ce que je vous ai dit? Vous servez une reine, vous lui devez le respect qu'on doit à une reine, vous lui serez dévouées autant qu'à moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C'est à vous à déjouer toutes les curiosités, s'il s'en éveille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d'Esther, madame ne doit pas commettre la plus légère imprudence, vous l'en empêcheriez au besoin, mais... toujours respectueusement. Europe, c'est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d'aller à l'économie. Enfin, que personne, pas même les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l'appartement. A vous deux, il faut savoir y tout faire. - Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait où aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves. Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l'Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. A quel secret devaient-ils la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l'un si méchamment mutin, l'autre si profondément cruel? Il devina les pensées d'Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l'eussent été Paul et Virginie à l'aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l'oreille "Vous pouvez compter sur elles comme sur moi même; n'ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. - Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisinière; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il à Europe, c'est bien le moins que ces enfants donnent à déjeuner à papa." Quand les deux femmes eurent fermé la porte, et que l'Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit à Lucien et à la jeune fille, en ouvrant sa large main "Je les tiens!" Mot et geste qui faisaient frémir. - Où donc les as-tu trouvées? s'écria Lucien. - Eh! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trônes! Europe sort de la boue et a peur d'y entrer... Menacez-les de monsieur l'abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l'on parle d'un chat. Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant. - Vous me faites l'effet du démon! s'écria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien. - Mon enfant, j'ai tenté de vous donner au ciel; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l'Eglise s'il s'en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis... Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressembler à une femme comme il faut; car vous avez appris là -bas ce que vous n'auriez jamais pu savoir dans la sphère infâme où vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une délicieuse expression de reconnaissance sur la figure d'Esther, j'ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous êtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille; car, malgré les séduisantes théories des éleveurs de bêtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu'on est. L'homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l'amour. L'Espagnol était, comme on le voit, fataliste, ainsi que Napoléon, Mahomet et beaucoup de grands politiques. Chose étrange, presque tous les hommes d'action inclinent à la Fatalité, de même que la plupart des penseurs inclinent à la Providence. - Je ne sais pas ce que je suis, répondit Esther avec une douceur d'ange; mais j'aime Lucien, et je mourrai l'adorant. - Venez déjeuner, dit brusquement l'Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus. - Son mariage serait ma mort, dit-elle. Elle laissa passer ce faux prêtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu'à l'oreille de Lucien, sans être vue. - Est-ce ta volonté, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyènes? Lucien inclina la tête. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d'un an de soins constants et dévoués pour qu'elle s'habituât ces deux terribles créatures, que Carlos Herrera nommait les deux chiens de garde. Chapitre ennuyeux car il explique quatre ans de bonheur La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, fut marquée au coin d'une politique si profonde qu'il devait exciter et qu'il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n'exerça pas d'autre vengeance que de les faire enrager par ses succès, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. Ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n'apportait pas dans ses discours ou dans ses actions plus de mesure que n'en avait Lucien. Quant à de l'esprit, le journaliste avait jadis fait ses preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poète, eut la petitesse de s'en taquiner. Lucien, très en faveur auprès des hommes qui exerçaient le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu'il fut insensible au succès de son roman, republié sous son vrai titre de l'Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets intitulé les Marguerites vendu par Dauriat en une semaine. - C'est un succès posthume, répondit-il en riant à mademoiselle des Touches qui le complimentait. Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent le politique patient. Lucien avait pris l'appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout, et son conseil s'était logé dans trois chambres de la même maison, au quatrième étage. Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dÃnait pas en ville, il dÃnait chez Esther. Carlos Herrera surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grâce au dévouement constant, inexplicable d'Europe et d'Asie. Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l'existence du ménage de la rue Taithout, entièrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles aucune de ses entreprises ou de ses relations; jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. Ses fautes en ce genre avec Coralie, lors de son premier séjour à Paris, lui avaient donné de l'expérience. Sa vie offrit d'abord cette régularité de bon ton sous laquelle on peut cacher bien des mystères il restait dans le inonde tous les soirs jusqu'à une heure du matin; on le trouvait chez lui de dix heures à une heure après-midi; puis il allait au bois de Boulogne et faisait des visites jusqu'à cinq heures. On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. Quand il fut salué par quelque journaliste ou par quelqu'un de ses anciens camarades, il répondit d'abord par une inclination de tête assez polie pour qu'il fût impossible de se fâcher, mais où perçait un dédain profond qui tuait la familiarité française. Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu'il ne voulait plus avoir connus. Une vieille haine l'empêchait d'aller chez madame d'Espard, qui, plusieurs fois, avait voulu l'avoir chez elle; s'il la rencontrait chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez mademoiselle des Touches, chez la comtesse de Montcornet, ou ailleurs, il se montrait d'une exquise politesse avec elle. Cette haine, égale chez madame d'Espard, obligeait Lucien à user de prudence, car on verra comment il l'avait avivée en se permettant une vengeance qui, d'ailleurs, lui valut une forte semonce de Carlos Herrera. - Tu n'es pas encore assez puissant pour te venger de qui que ce soit, lui avait dit l'Espagnol. Quand on est en route, par un ardent soleil, on ne s'arrête pas pour cueillir la plus belle fleur... Il y avait trop d'avenir et trop de supériorité vraie chez Lucien pour que les jeunes gens, que son retour à Paris et sa fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent pas enchantés de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises dispositions chez ses amis. Aussi l'abbé mettait-il admirablement son fils adoptif en garde contre les traÃtrises du monde, contre les imprudences si fatales à la jeunesse. Lucien devait raconter et racontait tous les soirs à l'abbé les plus petits événements de la journée. Grâce aux conseils de ce mentor, il déjouait la curiosité la plus habile, celle du monde. Gardé par un sérieux anglais, fortifié par les redoutes qu'élève la circonspection des diplomates, il ne laissait à personne le droit ou l'occasion de jeter l'oeil sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par être, dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cérémonie. Vers le milieu de l'année 1829, il fut question de son mariage avec la fille aÃnée de la duchesse de Grandlieu, qui n'avait alors pas moins de quatre filles à établir. Personne ne mettait en doute que le Roi ne fÃt, à propos de cette alliance, la faveur de rendre à Lucien le titre de marquis. Ce mariage allait décider la fortune politique de Lucien, qui probablement serait nommé ministre auprès d'une cour d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait été d'une sagesse inattaquable; aussi de Marsay avait-il dit de lui ce mot singulier "Ce garçon doit avoir derrière lui quelqu'un de bien fort!" Lucien était ainsi devenu presque un personnage. Sa passion pour Esther l'avait d'ailleurs aidé beaucoup à jouer son rôle d'homme grave. Une habitude de ce genre garantit les ambitieux de bien des sottises; en ne tenant à aucune femme, ils ne se laissent pas prendre aux réactions du physique sur le moral. Quant au bonheur dont jouissait Lucien, c'était la réalisation des rêves du poète sans le sou, à jeun, dans un grenier. Esther, l'idéal de la courtisane amoureuse, tout en rappelant à Lucien Coralie, l'actrice avec laquelle il avait vécu pendant une année, l'effaçait complètement. Toutes les femmes aimantes et dévouées inventent la réclusion, l'incognito, la vie de la perle au fond de la mer; mais, chez la plupart d'entre elles, c'est un de ces charmants caprices qui font un sujet de conversation, une preuve d'amour qu'elles rêvent de donner et qu'elles ne donnent pas; tandis qu'Esther, toujours au lendemain de sa première félicité, vivant à toute heure sous le premier regard incendiaire de Lucien, n'eut pas, en quatre ans, un mouvement de curiosité. Son esprit tout entier, elle l'employait à rester dans les termes du programme tracé par la main fatale de l'Espagnol. Bien plus! au milieu des plus enivrantes délices, elle n'abusa pas du pouvoir illimité que prêtent aux femmes aimées les désirs renaissants d'un amant pour faire à Lucien une interrogation sur Herrera, qui, d'ailleurs, l'épouvantait toujours elle n'osait pas penser à lui. Les savants bienfaits de ce personnage inexplicable, à qui certainement Esther devait et sa grâce de pensionnaire, et ses façons de femme comme il faut, et sa régénération, semblaient à la pauvre fille être des avances de l'enfer. - Je paierai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Elle allait, avec une célérité, sans doute imposée par l'abbé, dans un de ces charmants bois qui sont autour de Paris, à Boulogne, Vincennes, Romainville ou Ville-d'Avray, souvent avec Lucien, quelquefois seule avec Europe. Elle s'y promenait sans avoir peur, car elle était accompagnée, quand elle se trouvait sans Lucien, par un grand chasseur vêtu comme les chasseurs les plus élégants, armé d'un vrai couteau, et dont la physionomie autant que la sèche musculature annonçaient un terrible athlète. Cet autre gardien était pourvu, selon la mode anglaise, d'une canne, appelée bâton de longueur, que connaissent les bâtonistes, et avec laquelle ils peuvent défier plusieurs assaillants. En conformité d'un ordre donné par l'abbé, jamais Esther n'avait dit un mot à ce chasseur. Europe, quand madame voulait revenir, jetait un cri; le chasseur sifflait le cocher, qui se trouvait toujours à une distance convenable. Lorsque Lucien se promenait avec Esther, Europe et le chasseur restaient cent pas d'eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et une Nuits, et qu'un enchanteur donne à ses protégés. Les Parisiens, et surtout les Parisiennes, ignorent les charmes d'une promenade au milieu des bois par une belle nuit. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l'action calmante des bains. Ordinairement Esther partait à dix heures, se promenait de minuit à une heure, et rentrait à deux heures et demie. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Elle se baignait, procédait à cette toilette minutieuse, ignorée de la plupart des femmes de Paris, car elle veut trop de temps, et ne se pratique guère que chez les courtisanes, les lorettes ou les grandes dames qui toutes ont leur journée à elles. Elle n'était prête que quand Lucien venait, et s'offrait toujours à ses regards comme une fleur nouvellement éclose. Elle n'avait de souci que du bonheur de son poète; elle était à lui comme une chose à lui, c'est-à -dire qu'elle lui laissait la plus entière liberté. Jamais elle ne jetait un regard au-delà de la sphère où elle rayonnait; l'abbé le lui avait bien recommandé, car il entrait dans les plans de ce profond politique que Lucien eût des bonnes fortunes. Le bonheur n'a pas d'histoire, et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase Ils furent heureux! termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on qu'expliquer les moyens de ce bonheur vraiment fantastique au milieu de Paris. Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poème, une symphonie de quatre ans! Toutes les femmes diront "C'est beaucoup!" Ni Esther ni Lucien n'avaient dit "C'est trop!" Enfin, la formule Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fées, car ils n'eurent pas d'enfants. Ainsi, Lucien pouvait coqueter dans le monde, s'abandonner à ses caprices de poète et, disons le mot, aux nécessités de sa position. Il rendit, pendant le temps où il faisait lentement son chemin, des services secrets à quelques hommes politiques en coopérant à leurs travaux. Il fut en ceci d'une grande discrétion. Il cultiva beaucoup la société de madame de Sérisy, avec laquelle il était, au dire des salons, du dernier bien. Madame de Sérisy avait enlevé Lucien à la duchesse de Maufrigneuse, qui, dit-on, n'y tenait plus, un de ces mots par lesquels les femmes se vengent d'un bonheur envié. Lucien était, pour ainsi dire, dans le giron de la Grande-Aumônerie, et dans l'intimité de quelques femmes amies de l'archevêque de Paris. Modeste et discret, il attendait avec patience. Aussi le mot de Marsay, qui s'était alors marié et qui faisait mener à sa femme la vie que menait Esther, contenait-il plus qu'une observation. Mais les dangers sous-marins de la position de Lucien s'expliqueront assez dans le courant de cette histoire. Comment un Loup-cervier rencontra le rat, et ce qui en advint Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois d'août, le baron de Nucingen revenait à Paris de la terre d'un banquier étranger établi en France, et chez lequel il avait dÃné. Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s'était vanté d'y mener son maÃtre et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la liberté d'aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bêtes, des gens et du maÃtre. Littéralement abreuvé à l'office de l'illustre autocrate du Change, le cocher, complètement ivre, dormait, tout en tenant les guides, à faire illusion aux passants. Le valet, assis derrière, ronflait comme une toupie d'Allemagne, pays des petites figures en bois sculpté, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser; mais, dès le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermé les yeux. A la mollesse des guides, les chevaux comprirent l'état du cocher; ils entendirent la basse continue du valet en vigie à l'arrière, ils se virent les maÃtres, et profitèrent de ce petit quart d'heure de liberté pour marcher à leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l'occasion de dévaliser l'un des plus riches capitalistes de France, le plus profondément habile de ceux qu'on a fini par nommer assez énergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maÃtres et attirés par cette curiosité que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s'arrêtèrent, dans un rond-point quelconque, devant d'autres chevaux à qui sans doute ils dirent en langue de cheval "A qui êtes-vous? Que faites-vous? Etes-vous heureux?" Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s'éveilla. Il crut d'abord n'avoir pas quitté le parc de son confrère; puis il fut surpris par une vision céleste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu'on aurait pu tout lire, même un journal du soir. Par le silence des bois, et, à cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calèche endormie. A la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminé par une lumière intérieure. En se voyant admirée, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d'effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flèche. Le vieux banquier ressentit une émotion terrible le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tête, sa tête renvoyait des flammes au coeur; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgré cette appréhension capitale, il se dressa sur ses pieds. - Hau crante callot! fichi pédate ki tord! Cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. A ces mots, cent francs, le cocher se réveilla, le valet de l'arrière les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron répéta l'ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et réussit à rattraper, à la barrière du Trône, une voiture à peu près semblable à celle où Nucingen avait vu la divine inconnue, mais où se prélassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette méprise consterna le baron. - Zi chaffais âmné Chorche prononcez George, au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phâmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture. - Eh! monsieur le baron, le diable était, je crois, derrière, sous forme d'heiduque, et il m'a substitué cette voiture à la sienne. - Le tiapie n'egssisde boinde, dit le baron. Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui étaient devenues parfaitement indifférentes, et, à plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n'avoir jamais connu l'amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d'en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gêner, que la plus angélique ne valait pas ce qu'elle coûtait, même quand elle se donnait gratis. Il passait pour être si complètement blasé, qu'il n'achetait plus, à raison d'une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge à l'Opéra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une oeillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l'élite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d'amour-propre, amour de bienséance et de vanité; amour-goût, amour décent et conjugal, amour excentrique, le baron avait acheté tout, avait connu tout, excepté le véritable amour. Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les répétitions l'occupaient beaucoup plus que les intérêts européens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublée de fer, appelée Nucingen, lui était apparue comme une de ces femmes uniques dans une génération. Il n'est pas sûr que la maÃtresse du Titien, que la Mona Lisa de Léonard de Vinci, que la Fornarina de RaphaÃl fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l'oeil le plus exercé du Parisien le plus observateur n'aurait pu reconnaÃtre le moindre vestige qui rappelât la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout étourdi par cet air de femme noble et grande qu'Esther, aimée, environnée de luxe, d'élégance et d'amour, avait au plus haut degré. L'amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fières comme des impératrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d'Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu'il disait être eine viguire te la Piple, était toujours devant ses yeux. A la fin de la quinzaine, il perdit l'appétit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait à montrer, ne s'aperçurent pas tout d'abord du changement qui se fit chez le baron. La mère et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au déjeuner et le soir au dÃner, quand ils dÃnaient tous à la maison, ce qui n'arrivait qu'aux jours où Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fièvre d'impatience et en proie à un état semblable à celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l'impuissance du million, maigrit et parut si profondément atteint, que Delphine espéra secrètement devenir veuve. Elle se mit à plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille à l'intérieur. Elle assomma son mari de questions; il répondit comme répondent les Anglais attaqués du spleen, il ne répondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dÃner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-là pour recevoir, après avoir remarqué que, dans le grand monde, personne n'allait au spectacle, et que cette journée était assez généralement sans emploi. L'invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi sot à Paris qu'il est ennuyeux à Londres. La baronne invita donc l'illustre Desplein à dÃner pour pouvoir faire une consultation malgré le malade, car Nucingen disait se porter à merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre à la baronne qu'un homme comme Nucingen ne devait pas mourir à l'improviste; ses immenses affaires exigeaient des précautions, il fallait savoir absolument à quoi s'en tenir. Ces messieurs furent priés à ce dÃner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-père de François Keller, le chevalier d'Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses élèves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti; puis enfin Lucien de Rubempré pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitié; mais par ordre, comme on dit en style d'affiches. Le désespoir d'une caisse - Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là , dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante. - Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. - Lui? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu'inattaquable! Voyons! de quoi vit-il? D'où lui vient sa fortune? il a, j'en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. - Il a trouvé dans un prêtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac. - Il épouse mademoiselle de Grandlieu l'aÃnée, dit mademoiselle des Touches. - Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaÃtre à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol. - C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société. - Non, répliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensé de madame de Sérisy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent. - Je ne m'étonne plus de voir Lucien si grave; car madame de Sérisy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire épouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay. - Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-être de meilleures conditions. - Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frère d'Angoulême? demanda le chevalier d'Espard. - Mais, répondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame Séchard de Marsac. - S'il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien - Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien. De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. Avant le dÃner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie était entièrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût être amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s'en tenir sur son mari. Après dÃner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernèrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait être amoureux. - Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financière. - Chamais! dit le baron. - Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous êtes amoureux. - C'esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kèque chausse t'ingonni. - Vous êtes amoureux, vous?... Vous êtes un fat! dit le chevalier d'Espard. - Hêdre hâmûreusse à mon hâche cheu zai piène que rienne n'ai blis ritiquille; mai ké foullez-vous? êde! - D'une femme du monde? demanda Lucien. - Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre. - Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amûre. L'amûre? jeu groid que c'esd te maicrir. - Où l'avez-vous rencontrée, cette jeune innocente? demanda Rastignac. - An foidire, hâ minouid, au pois de Finzennes. - Son signalement? dit de Marsay. - Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique! de veu, eine tain t'Oriend. - Vous rêviez! dit en souriant Lucien. - C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar Zédaite en refenand de tinner à la gambagne te mon hâmi... - Etait-elle seule? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. - Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terrière la foidire ed eine fâme te jampre... - Lucien a l'air de la connaÃtre, s'écria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther. - Qui est-ce qui ne connaÃt pas les femmes capables d'aller à minuit à la rencontre de Nucingen? dit Lucien en pirouettant. - Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque. - Che neu l'ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre âge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir. - Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue!... Ed foilà ma fie! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt cheu m'an sis rabbordé à mes gonvrères ki onte i biddié te moi... Bir ein million, che foudrais gonnèdre cedde phâmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis à la Pirse... Temantez à ti Dilet. - Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c'est signe de mort. - Zigne t'amûr, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine même chausse! La naïveté de ce vieillard, qui n'était plus Loup-cervier, et qui, pour la première fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l'or, émut cette compagnie de gens blasés les uns échangèrent des sourires, les autres regardèrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie "Un homme si fort en arriver là !..." Puis chacun revint au salon en causant de cet événement. C'était en effet un événement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre. - Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moquerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes? Ein ponne fame aiteraid son mari à ze direr t'avvaire sante sè môguer te lui, gomme fus le vaiddes... D'après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà très fâché d'avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaÃtre. - Qu'est donc devenu monsieur de Rubempré? dit la baronne de Nucingen. - Il est fidèle à sa devise Quid me continebit? répondit Rastignac. - Ce qui veut dire Qui peut me retenir? ou Je suis indomptable, à votre choix, reprit de Marsay. - Au moment où monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissé échapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle. - Pon! se dit en lui-même le Loup-cervier. Semblable à tous les malades désespérés, il acceptait tout ce qui paraissait être un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s'était adressé. Un abÃme sous le bonheur d'Esther Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller à l'hôtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde-Frédérique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractérisait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d'instruire aussitôt Carlos Herrera de l'effet produit par le sourire que lui avait arraché le portrait d'Esther, tracé par le baron de Nucingen. L'amour du baron pour Esther, et l'idée qu'il avait eue de mettre la police à la recherche de son inconnue, étaient d'ailleurs des événements assez importants à communiquer à l'homme qui avait cherché sous la soutane l'asile que jadis les criminels trouvaient dans les églises. Et, de la rue Saint-Lazare, où demeurait en ce temps le banquier, à la rue Saint-Dominique, où se trouve l'hôtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva son terrible ami fumant son bréviaire, c'est-à -dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus étrange qu'étranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu'il trouva trop doux. - Ceci devient sérieux, répondit l'Espagnol quand Lucien lui eut tout raconté. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l'esprit de mettre un recors à tes trousses, et tout serait connu. Je n'ai pas trop de la nuit et de la matinée pour préparer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, à qui je dois démontrer avant tout l'impuissance de la police. Quand notre Loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu'elle vaut pour lui... - Vendre Esther? s'écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. - Tu oublies donc notre position? s'écria Carlos Herrera. Lucien baissa la tête. - Plus d'argent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes à payer! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d'un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh! bien, Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce Loup-cervier de manière à le dégraisser d'un million. Ça me regarde... - Esther ne voudra jamais. - Ça me regarde. - Elle en mourra. - Ça regarde les Pompes Funèbres. D'ailleurs, après?... s'écria ce sauvage personnage en arrêtant les élégies de Lucien par la manière dont il se posa. - Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l'âge pour l'empereur Napoléon? dernanda-t-il à Lucien après un moment de silence. On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n'avait pas sa pareille, Esther ne s'en est pas moins rencontrée. Après cette fille, viendra... sais-tu qui?... la femme inconnue! Voilà , de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale où le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l'enfant, Esther en mourra-t-elle? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther? D'ailleurs laisse-moi faire, tu n'as pas l'ennui de penser à tout ça me regarde. Seulement tu te passeras d'Esther pendant une semaine ou deux, et tu n'en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler sur ta planche de salut, et joue bien ton rôle, glisse à Clotilde la lettre incendiaire que tu as écrite ce matin, et rapporte-m'en une un peu chaude! Elle se dédommage de ses privations par l'écriture, cette fille ça me va! Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d'obéir. Il s'agit de notre livrée de vertu, de nos casaques d'honnêteté, du paravent derrière lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s'agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais être soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, Carlos Herrera s'habillait et se disposait à sortir. - Ta joie est visible, s'écria Lucien, tu n'as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de te débarrasser d'elle. - Tu ne t'es jamais lassé de l'aimer, n'est-ce pas?... eh! bien, je ne me suis jamais lassé de l'exécrer. Mais n'ai-je pas agi toujours comme si j'étais attaché sincèrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant!... elle est heureuse!... sais-tu pourquoi? parce que tu l'aimes! Ne fais pas l'enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd'hui le sort il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré? - Non... - A me rendre, ici comme à Barcelone, héritier d'une vieille dévote, à l'aide d'Asie... - Un crime? - Il ne restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les créanciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassé de l'hôtel de Grandlieu, que serais-tu devenu? L'échéance du diable serait arrivée. Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d'un homme qui se jette à l'eau, puis il arrêta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l'âme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de détendre toute résistance, annonçait entre Lucien et son conseil, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supérieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l'était à la bassesse de sa position. Contraint à vivre en dehors du monde où la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par le vice et par de furieuses, par de terribles résistances, mais doué d'une force d'âme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et célèbre, dévoré surtout d'une fièvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien dont l'âme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poète, auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu'un fils, plus qu'une femme aimée, plus qu'une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance; aussi, comme les âmes fortes tiennent plus à un sentiment qu'à l'existence, se l'était-il attaché par des liens indissolubles. Après avoir acheté la vie de Lucien au moment où ce poète au désespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposé l'un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux Assises par de célèbres drames judiciaires. En prodiguant à Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu'il pouvait se créer encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coûtait d'ailleurs à cet homme étrange, dès qu'il s'agissait de son second lui-même. Au milieu de sa force, il était si faible contre les fantaisies de sa créature qu'il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale? Depuis le jour où la Torpille fut enlevée, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prêtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du Bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, où Rastignac et Bianchon se trouvèrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, évadé de Rochefort presque aussitôt qu'il y fut réintégré, mit à profit l'exemple donné par le fameux comte de Sainte-Hélène; mais en modifiant tout ce que l'action hardie de Coignard eut de vicieux. Se substituer à un honnête homme et continuer la vie du forçat est une proposition dont les deux termes sont trop contradictoires pour qu'il ne s'en dégage pas un dénouement funeste, à Paris surtout; car, en s'implantant dans une famille, un condamné décuple les dangers de cette substitution. Pour être à l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situés les intérêts ordinaires de la vie? Un homme du monde est soumis à des hasards qui pèsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sûr des déguisements, quand on peut le compléter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. - Donc, je serai prêtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi étranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, où s'était rendu cet homme d'énergie, lui fournit les moyens de tuer secrètement le véritable Carlos Herrera dans une embuscade. Bâtard d'un grand seigneur et abandonné depuis longtemps par son père, ignorant à quelle femme il devait le jour, ce prêtre était chargé d'une mission politique en France par le roi Ferdinand VII, à qui un évêque l'avait proposé. L'évêque, le seul homme qui s'intéressât à Carlos Herrera, mourut pendant le voyage que cet enfant perdu de l'Eglise faisait de Cadix à Madrid et de Madrid en France. Heureux d'avoir rencontré cette individualité si désirée, et dans les conditions où il la voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage à l'aide de réactifs chimiques. En se métamorphosant ainsi devant le cadavre du prêtre avant de l'anéantir, il put se donner quelque ressemblance avec son Sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe où le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prêtre andalou devait en savoir. Banquier des trois bagnes, Collin était riche des dépôts confiés à sa probité connue, et forcée d'ailleurs entre de tels associés, une erreur se solde à coups de poignard. A ces fonds, il joignit l'argent donné par l'évêque à Carlos Herrera. Avant de quitter l'Espagne, il put s'emparer du trésor d'une dévote de Barcelone à laquelle il donna l'absolution, en lui promettant d'opérer la restitution des sommes provenues d'un assassinat commis par elle, et d'où provenait la fortune de cette pénitente. Devenu prêtre, chargé d'une mission secrète qui devait lui valoir les plus puissantes recommandations à Paris, Jacques Collin, résolu à ne rien faire pour compromettre le caractère dont il s'était revêtu, s'abandonnait aux chances de sa nouvelle existence, quand il rencontra Lucien sur la route d'Angoulême à Paris. Ce garçon parut au faux abbé devoir être un merveilleux instrument de pouvoir; il le sauva du suicide, en lui disant "Donnez-vous à un homme de Dieu comme on se donne au diable, et vous aurez toutes les chances d'une nouvelle destinée. Vous vivrez comme en rêve, et le pire réveil sera la mort que vous vouliez vous donner..." L'alliance de ces deux êtres, qui n'en devaient faire qu'un seul, reposa sur ce raisonnement plein de force, que Carlos Herrera cimenta d'ailleurs par une complicité savamment amenée. Doué du génie de la corruption, il détruisit l'honnêteté de Lucien en le plongeant dans des nécessités cruelles et en l'en tirant par des consentements tacites à des actions mauvaises ou infâmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien était la splendeur sociale à l'ombre de laquelle voulait vivre le faussaire. - Je suis l'auteur, tu seras le drame; si tu ne réussis pas, c'est moi qui serai sifflé, lui dit-il le jour où il lui avoua le sacrilège de son déguisement. Carlos alla prudemment d'aveu en aveu, mesurant l'infamie des confidences à la force de ses progrès et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu'au moment où l'habitude des jouissances parisiennes, les succès, la vanité satisfaite lui avaient asservi le corps et l'âme de ce poète si faible. Là où jadis Rastignac, tenté par ce démon, avait résisté, Lucien succomba, mieux manoeuvré, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d'avoir conquis une éminente position. Le Mal, dont la configuration poétique s'appelle le Diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions, et lui demanda peu d'abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de Carlos fut cet éternel secret promis par Tartuffe à Rimire. Les preuves réitérées d'un dévouement absolu, semblable à celui de Séide pour Mahomet, achevèrent cette oeuvre horrible de la conquête de Lucien par un Jacques Collin. En ce moment, non seulement Esther et Lucien avaient dévoré tous les fonds confiés à la probité du banquier des bagnes, qui s'exposait pour eux à de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le faussaire et la courtisane avaient des dettes. Au moment où Lucien allait réussir, le plus petit caillou sous le pied d'un de ces trois êtres pouvait donc faire crouler le fantastique édifice d'une fortune si audacieusement bâtie. Au bal de l'Opéra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d'indiscrétion, aussi l'amant de madame de Nucingen échangeait-il avec Lucien des regards où la peur se cachait de part et d'autre sous des semblants d'amitié. Dans le moment du danger, Rastignac aurait évidemment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eût mené Trompe-la-Mort à l'échafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie Carlos fut saisi en apprenant l'amour du baron Nucingen, et en saisissant dans une seule pensée tout le parti qu'un homme de sa trempe devait tirer de la pauvre Esther. - Va, dit-il à Lucien, le diable protège son aumônier. - Tu fumes sur une poudrière. - Incedo per ignes! répondit Carlos en souriant, c'est mon métier. L'hôtel de Grandlieu La maison de Grandlieu s'est partagée en deux branches vers le milieu du dernier siècle d'abord la maison ducale condamnée à finir, puisque le duc actuel n'a eu que des filles; puis les vicomtes de Grandlieu qui doivent hériter du titre et des armes de leur branche aÃnée. La branche ducale porte de gueules, à trois doullouères, ou haches d'armes d'or mises en fasce, avec le fameux Caveo non Timeo! pour devise, qui est toute l'histoire de cette maison. L'écusson des vicomtes est écartelé de Navarreins qui est de gueules, à la fasce crénelée d'or, et timbré du casque de chevalier avec - Grands faits, Grand lieu! pour devise. La vicomtesse actuelle, veuve depuis 1813, a un fils et une fille. Quoique revenue quasi ruinée de l'émigration, elle a retrouvé, par suite du dévouement d'un avoué, de Derville, une fortune assez considérable. Rentrés en 1804, le duc et la duchesse de Grandlieu furent l'objet des coquetteries de l'Empereur; aussi Napoléon, qui les eut à sa cour, rendit-il tout ce qui se trouvait à la maison de Grandlieu dans le Domaine, environ quarante mille livres de rente. De tous les grands seigneurs du faubourg Saint-Germain qui se laissèrent séduire par Napoléon, le duc et la duchesse une Ajuda de la branche aÃnée, alliée aux Bragance furent les seuls qui ne renièrent pas l'Empereur ni ses bienfaits. Louis XVIII eut égard à cette fidélité lorsque le faubourg Saint-Germain en fit un crime aux Grandlieu; mais peut-être, en ceci, Louis XVIII voulait-il uniquement taquiner Monsieur. On regardait comme probable le mariage du jeune vicomte de Grandlieu avec Marie-Athénaïs, la dernière fille du duc, alors âgée de neuf ans. Sabine, l'avant-dernière, épousa le baron du Guénic, après la Révolution de Juillet. Joséphine, la troisième, devint madame d'Ajuda-Pinto, quand le marquis perdit sa première femme, mademoiselle de Rochefide. L'aÃnée avait pris le voile en 1822. La seconde, mademoiselle Clotilde-Frédérique, en ce moment, à l'âge de vingt-sept ans, était profondément éprise de Lucien de Rubempré. Il ne faut pas demander si l'hôtel du duc de Grandlieu, l'un des plus beaux de la rue Saint-Dominique, exerçait mille prestiges sur l'esprit de Lucien; toutes les fois que la porte immense tournait sur ses gonds pour laisser entrer son cabriolet, il éprouvait cette satisfaction de vanité dont a parlé Mirabeau. - Quoique mon père ait été simple pharmacien à l'Houmeau, j'entre pourtant là ... Telle était sa pensée. Aussi eût-il commis bien d'autres crimes que ceux de son alliance avec un faussaire pour conserver le droit de monter les quelques marches du perron, pour s'entendre annoncer "Monsieur de Rubempré!" dans le grand salon à la Louis XIV, fait du temps de Louis XIV sur le modèle de ceux de Versailles, où se trouvait cette société d'élite, la crème de Paris, nommée alors le petit Château. La noble portugaise, une des femmes qui aimait le moins à sortir de chez elle, était la plupart du temps entourée de ses voisins les Chaulieu, les Navarreins, les Lenoncourt. Souvent la jolie baronne de Macurner née Chaulieu, la duchesse de Maufrigneuse, madame d'Espard, madame de Camps, mademoiselle des Touches, alliée aux Grandlieu qui sont de Bretagne, se trouvaient en visite, allant au bal ou revenant de l'Opéra. Le vicomte de Grandlieu, le duc de Rhétoré, le marquis de Chaulieu, qui devait être un jour duc de Lenoncourt-Chaulieu, sa femme Madeleine de Mortsauf, petite-fille du duc de Lenoncourt, le marquis d'Ajuda-Pinto, le prince de Blamont-Chauvry, le marquis de Beauséant, le vidame de Pamiers, les Vandenesse, le vieux prince de Cadignan et son fils le duc de Maufrigneuse, étaient les habitués de ce salon grandiose où l'on respirait l'air de la cour, où les manières, le ton, l'esprit s'harmoniaient à la noblesse des maÃtres dont la grande tenue aristocratique avait fini par faire oublier leur servage napoléonien. La vieille duchesse d'Uxelles, la mère de la duchesse de Maufrigneuse, était l'oracle de ce salon, où madame de Sérisy n'avait jamais pu se faire admettre, quoique née de Ronquerolles. Amené par madame de Maufrigneuse, qui avait fait agir sa mère en faveur de Lucien de qui elle avait été folle pendant deux ans, ce séduisant poète s'y maintenait grâce à l'influence de la Grande Aumônerie de France et à l'aide de l'archevêque de Paris. Il ne fut admis toutefois qu'après avoir obtenu l'ordonnance qui lui rendit le nom et les armes de la maison de Rubempré. Le duc de Rhétoré, le chevalier d'Espard, quelques autres encore, jaloux de Lucien, indisposaient périodiquement contre lui le duc de Grandlieu en lui racontant des anecdotes prises aux antécédents de Lucien; mais la dévote duchesse, entourée déjà par les sommités de l'Eglise, et Clotilde de Grandlieu le soutinrent. Lucien expliqua d'ailleurs ces inimitiés par son aventure avec la cousine de madame d'Espard, madame de Bargeton, devenue comtesse Châtelet. Puis; en sentant la nécessité de se faire adopter par une famille si puissante, et poussé par son conseil intime à séduire Clotilde, Lucien eut le courage des parvenus il vint là cinq jours sur les sept de la semaine, il avala gracieusement les couleuvres de l'envie, il soutint les regards impertinents, il répondit spirituellement aux railleries. Son assiduité, le charme de ses manières, sa complaisance finirent par neutraliser les scrupules et par amoindrir les obstacles. Toujours au mieux chez la duchesse de Maufrigneuse dont les lettres brûlantes, écrites pendant le cours de sa passion, étaient gardées par Carlos Herrera, l'idole de madame de Sérisy, bien vu chez mademoiselle des Touches, Lucien, content d'être admis dans ces trois maisons, apprit de son Espagnol à mettre la plus grande réserve dans ses relations. - On ne peut pas se dévouer à plusieurs maisons à la fois, lui disait son conseiller intime. Qui va partout ne trouve d'intérêt vif nulle part. Les grands ne protègent que ceux qui rivalisent avec leurs meubles, ceux qu'ils voient tous les jours, et qui savent leur devenir quelque chose de nécessaire, comme le divan sur lequel on s'assied. Habitué à regarder le salon des Grandlieu comme son champ de bataille, Lucien réservait son esprit, ses bons mots, les nouvelles et ses grâces de courtisan pour le temps qu'il y passait le soir. Insinuant, caressant, prévenu par Clotilde des écueils à éviter, il flattait les petites passions de monsieur de Grandlieu. Après avoir commencé par envier le bonheur de la duchesse de Maufrigneuse, Clotilde devint éperdument amoureuse de Lucien. En apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien joua son rôle d'amoureux comme l'eût joué Armand, le dernier jeune premier de la Comédie-Française. Il écrivait à Clotilde des lettres qui certes étaient des chefs-d'oeuvre littéraires de premier ordre et Clotilde y répondait en luttant de génie dans l'expression de cet amour furieux sur le papier, car elle ne pouvait aimer que de cette façon. Lucien allait à la messe à Saint-Thomas-d'Aquin tous les dimanches, il se donnait pour fervent catholique, il se livrait à des prédications monarchiques et religieuses qui faisaient merveille. Il écrivait d'ailleurs dans les journaux dévoués à la Congrégation des articles excessivement remarquables, sans vouloir en recevoir aucun prix, sans y mettre d'autre signature qu'un L. Il fit des brochures politiques, demandées ou par le roi Charles X, ou par la Grande Aumônerie, sans exiger la moindre récompense. - Le Roi, disait-il, a déjà tant fait pour moi, que je lui dois mon sang. Aussi, depuis quelques jours, était-il question d'attacher Lucien au cabinet du premier ministre en qualité de secrétaire particulier; mais madame d'Espard mit tant de gens en campagne contre Lucien, que le maÃtre Jacques de Charles X hésitait à prendre cette résolution. Non seulement la position de Lucien n'était pas assez nette, et ces mots "De quoi vit-il?" que chacun avait sur les lèvres à mesure qu'il s'élevait, demandaient une réponse; mais encore la curiosité bienveillante comme la curiosité malicieuse allaient d'investigations en investigations, et trouvaient plus d'un défaut à la cuirasse de cet ambitieux. Clotilde de Grandlieu servait à son père et à sa mère d'espion innocent. Quelques jours auparavant, elle avait pris Lucien pour causer dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'instruire des objections de la famille. - Ayez une terre d'un million, et vous aurez ma main, telle a été la réponse de ma mère, avait dit Clotilde. - Ils te demanderont plus tard d'où provient ton argent, avait dit Carlos à Lucien quand Lucien lui reporta ce prétendu dernier mot. - Mon beau-frère doit avoir fait fortune, avait fait observer Lucien, nous aurons en lui un éditeur responsable. - Il ne manque donc plus que le million, s'était écrié Carlos, j'y songerai. Pour bien expliquer la position de Lucien à l'hôtel de Grandlieu, jamais il n'y avait dÃné. Ni Clotilde, ni la duchesse d'Uxelles, ni madame de Maufrigneuse, qui resta toujours excellente pour Lucien, ne purent obtenir du vieux duc cette faveur, tant le gentilhomme conservait de défiance sur celui qu'il appelait le sire de Rubempré. Cette nuance, aperçue par toute la société de ce salon, causait de vives blessures à l'amour-propre de Lucien, qui s'y sentait seulement toléré. Le monde a le droit d'être exigeant, il est si souvent trompé! Faire figure à Paris sans avoir une fortune connue, sans une industrie avouée, est une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Aussi, Lucien, en s'élevant, donnait-il une force excessive à cette objection "De quoi vit-il?" Il avait été forcé de dire chez madame de Sérisy, à laquelle il devait l'appui du Procureur-général Granville et d'un ministre d'Etat, le comte Octave de Bauvan, président à une cour souveraine "Je m'endette horriblement." En entrant dans la cour de l'hôtel où se trouvait la légitimation de ses vanités, il se disait avec amertume, en pensant à la délibération de Trompe-la-Mort "J'entends tout craquer sous mes pieds!" Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme! Etrange situation! Il fallait vendre l'une pour avoir l'autre. Un seul homme pouvait faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffrÃt, cet homme était le faux Espagnol ne devaient-ils pas être aussi discrets l'un que l'autre, l'un envers l'autre? On n'a pas dans la vie deux pactes de ce genre où chacun est tour à tour dominateur et dominé. Lucien chassa les nuages qui obscurcissaient son front, il entra gai, radieux dans les salons de l'hôtel de Grandlieu. Une fille de bonne maison En ce moment, les fenêtres étaient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardinière qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des différentes expressions que chacune d'elles donnait à une douleur jouée. Dans le monde, personne ne s'intéresse à un malheur ni à une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et Joséphine s'occupaient autour de la table à thé. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncé, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, à laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage. - Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frère, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant. - Une femme n'est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l'était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf. - Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité. - Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains. La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'âme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eût que dix ans, elle leva sur sa mère un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d'oeil de sa mère. C'est ce qui s'appelle bien élever ses enfants. - Si ma fille résiste à ce coup-là , dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiétera. Louise est très romanesque. - Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractère-là ?... - Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances. Lucien, qui n'avait pas un mot à dire, alla vers la table à thé, faire ses compliments à mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poète fut à quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler à l'oreille de la duchesse de Grandlieu. - Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde? lui dit-elle. La perfidie de cette interrogation ne peut être comprise qu'après l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, était alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sèche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement à une asperge. Le corsage de la pauvre fille était si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de déguiser ce défaut, le faisait-elle héroïquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherché dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches où ils les ont mises dans les cathédrales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familière qui, du moins, a le mérite de bien se faire comprendre, elle était tout jambes. Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils très fournis, les yeux ardents et encadrés dans des orbites déjà charbonnées, la figure arquée comme un premier quartier de lune et dominée par un front proéminent, elle offrait la caricature de sa mère, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaÃt à ces jeux-là . On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beauté surprenante et dont les traits offrent, chez le frère, une laideur achevée, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. Aussi ses lèvres dénonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. Malgré tant de désavantages, malgré sa prestance de planche, elle tenait de son éducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fière, enfin tout ce qu'on a nommé si justement le je ne sais quoi, peut-être dû à la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beauté. Sa voix, qu'elle avait cultivée, jetait des charmes. Elle chantait à ravir. Clotilde était bien la jeune personne dont on dit "Elle a de beaux yeux", ou "Elle a un charmant caractère!" A quelqu'un qui lui disait à l'anglaise "Votre Grâce", elle répondit "Appelez-moi Votre Minceur." - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde? répondit la duchesse à la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier? "Si je suis aimée par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-même!" Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes à qui ces deux qualités plaisent. Quant à lui, ma chère, il est beau comme un rêve; et s'il peut racheter la terre de Rubempré, le Roi lui rendra, par égard pour nous, le titre de marquis... Après tout, sa mère est la dernière Rubempré... - Pauvre garçon, où prendra-t-il un million? dit la marquise. - Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, à coup sûr, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde à un intrigant ni à un malhonnête homme, fût-il beau, fût-il poète et jeune comme monsieur de Rubempré. - Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien. - Oui, j'ai dÃné en ville. - Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiétudes sous un sourire. - Dans le monde?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dÃné toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller... On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs. - Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant et avec quelle grâce! une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre mon père a des regards qui me crucifient, mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai... - Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselé. - Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d'Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couches, et que votre soeur était repasseuse... - Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans... On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici... - Mais qu'avez-vous fait à madame d'Espard? - J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérisy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procès qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait été confiée par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyé par Bauvan et Sérisy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérisy a commis une indiscrétion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérisy a dit le péril où ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'où venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infâme procès. - Je vais nous délivrer de madame d'Espard, dit Clotilde. - Eh! comment? s'écria Lucien. - Ma mère invitera les petits d'Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le père et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mère... - Oh! Clotilde, vous êtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-même, je vous aimerais pour votre esprit. - Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lèvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d'Aquin avec une écharpe rose, mon père aura changé d'humeur. Vous avez une réponse collée au dos du fauteuil sur lequel vous êtes, elle vous consolera peut-être de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir... Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. La maison d'une bonne fille Lucien prit un fiacre à la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre à la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fête! Elle attendait son Lucien couchée sur un divan de satin blanc broché de fleurs jaunes, vêtue d'un délicieux peignoir en mousseline des Indes, à noeuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachés sur sa tête, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublées de satin cerise, toutes les bougies allumées et le houka prêt; mais elle n'avait pas fumé le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s'entortillerait à un arbre. - Séparés, dit-elle, est-il vrai?... - Bah! pour quelques jours, répondit Lucien. Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets! Ah! elles vous aiment!... Après cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d'indignation, de désespoir, d'amour, de colère, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments! Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakespeare. Mais, sachez-le bien! ces femmes-là n'aiment pas. Quand elles sont tout ce qu'elles disent être, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s'efforçait de soulever Esther et lui parlait. - Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence? Eh! qu'ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?... se dit-il en se souvenant d'avoir été aimé ainsi par Coralie. - Ah! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe.. Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractère, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur. - Mais, petite bête, dit Lucien, ne t'a-t-on pas dit qu'il s'agissait de ma vie!... A ce mot dit exprès par Lucien, Esther se dressa comme une bête fauve, ses cheveux dénoués entourèrent sa sublime figure comme d'un feuillage. Elle regarda Lucien d'un oeil fixe. - De ta vie!... s'écria-t-elle en levant les bras et en les laissant retomber par un geste qui n'appartient qu'aux filles en danger. Mais c'est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit "Laisse-nous, ma fille." Quand Europe eut fermé la porte "Tiens, voici ce qu'il m'écrit", reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que Carlos venait d'envoyer et que Lucien lut à haute voix. "Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forêt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu'à ce que je le permette, vous n'y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N'écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenêtre pendant le jour; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route il s'agit de la vie de Lucien. "Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui..." Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d'une bougie. - Ecoute, mon Lucien, dit Esther après avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrêt de mort, je ne te dirai pas que je t'aime, ce serait une bêtise... Voici cinq ans bientôt qu'il me semble aussi naturel de t'aimer que de respirer, de vivre... Le premier jour où mon bonheur a commencé sous la protection de cet être inexplicable, qui m'a mise ici comme on met une petite bête curieuse dans une cage, j'ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d'arrêter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t'ennuierai point; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l'aide d'un réchaud de charbon, j'en ai eu assez d'une fois; et, deux fois, ça écoeure, comme dit Mariette. Non je m'en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m'a promis de m'apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf! tout est fini. Je ne demande qu'une seule chose, mon ange adoré, c'est de ne pas être trompée. J'ai mon compte de la vie j'ai eu, depuis le jour où je t'ai vu en 1824, jusqu'aujourd'hui, plus de bonheur qu'il n'en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis une femme aussi forte que faible. Dis-moi "Je me marie". Je ne te demande plus qu'un adieu bien tendre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi... Il y eut un moment de silence après cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu'à la naïveté des gestes et de l'accent. - S'agit-il de ton mariage? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d'un poignard dans les yeux bleus de Lucien. - Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n'est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure; mais il ne s'agit pas de cela, ma chère petite... il s'agit de l'abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t'a vue... - Oui, dit-elle, à Vincennes, il m'a donc reconnue?... - Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. Après dÃner, quand il t'a dépeinte en parlant de votre rencontre, j'ai laissé échapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des pièges d'une tribu ennemie. Carlos, qui m'évite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s'avise de nous espionner, et le baron en est bien capable; il m'a parlé de l'impuissance de la police. Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... - Et que veut faire ton Espagnol? dit Esther tout doucement. - Je n'en sais rien, il m'a dit de dormir sur mes deux oreilles, répondit Lucien sans oser regarder Esther. - S'il en est ainsi, j'obéis avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras à celui de Lucien et l'emmena dans sa chambre en lui disant "As-tu bien dÃné, mon Lulu, chez cet infâme Nucingen?" - La cuisine d'Asie empêche de trouver un dÃner bon, quelque célèbre que soit le chef de la maison où l'on dÃne; mais Carême avait fait le dÃner comme tous les dimanches. Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. La maÃtresse était si belle, si constamment charmante qu'elle n'avait pas encore laissé approcher le monstre qui dévore les plus robustes amours la satiété! - Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes! d'un côté, la poésie, la volupté, l'amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse... Esther furetait comme furètent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d'un colibri. - ...De l'autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde!... Et aucun moyen de les réunir en une seule personne! s'écria Lucien. Le lendemain, à sept heures du matin, en s'éveillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poète se trouva seul. Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. - Que veut monsieur? - Esther! - Madame est partie à quatre heures trois quarts. D'après les ordres de monsieur l'abbé, j'ai reçu franc de port un nouveau visage. - Une femme?... - Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journée la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c'était madame qu'est-ce que monsieur veut faire de cette bringue-là ?... Pauvre madame, a-t-elle pleuré quand elle est montée en voiture... "Enfin, il le faut!... s'est-elle écriée. J'ai quitté ce pauvre chat pendant qu'il dormait, m'a-t-elle dit en essuyant ses larmes; Europe, s'il m'avait regardée ou s'il avait prononcé mon nom, je serais restée, quitte à mourir avec lui..." Tenez, monsieur, j'aime tant madame, que je ne lui ai pas montré sa remplaçante; il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donné le crève-coeur. - L'inconnue est donc là ?... - Mais, monsieur, elle était dans la voiture qui a emmené madame, et je l'ai cachée dans ma chambre, selon ses instructions... - Est-elle bien? - Aussi bien que peut l'être une femme d'occasion, mais elle n'aura pas de peine à jouer son rôle, si monsieur y met du sien, dit Europe en s'en allant chercher la fausse Esther. Monsieur de Nucingen à l'oeuvre La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donné ses ordres à son valet de chambre qui, dès sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon où vint le baron en robe de chambre et en pantoufles... - Fus fus êdes mogué te moi! dit-il en réponse aux salutations du Garde. - Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. Je tiens à ma Charge, et j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mêler d'une affaire étrangère à mes fonctions. Que vous ai-je promis? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m'a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaÃt les démarcations qui existent entre les gens de différents métiers... Quand on bâtit une maison, on ne fait pas faire à un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh! bien, il y a deux polices la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mêlent de la Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s'occuper de votre affaire, et vous n'oseriez pas l'expliquer au Directeur général de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au Ministère de l'Intérieur ou à la Préfecture, ne marche que dans l'intérêt de l'Etat ou dans l'intérêt de la Justice. S'agit-il d'un complot ou d'un crime, eh! mon Dieu, les chefs vont être à vos ordres; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu'ils ont d'autres chats à fouetter que de s'occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant à nous autres, nous ne devons nous mêler que de l'arrestation des débiteurs; et dès qu'il s'agit d'autre chose, nous nous exposons énormément dans le cas où nous troublerions la tranquillité de qui que ce soit. Je vous ai envoyé un de mes gens, mais en vous disant que je n'en répondais pas; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carotté un billet de mille, sans seulement se déranger. Autant valait chercher une aiguille dans la rivière que de chercher dans Paris une femme soupçonnée d'aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait à celui de toutes les jolies femmes de Paris. - Gondanzon Contenson, dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la féridé, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs? - Ecoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille écus, je vais vous donner... vous vendre un conseil. - Faud-il mile égus le gonzeil? demanda Nucingen. - Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. Vous êtes amoureux, vous voulez découvrir l'objet de votre passion, vous en séchez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m'a dit votre valet de chambre, deux médecins qui vous trouvent en danger; moi seul puis vous mettre entre les mains d'un homme habile.... Eh! que diable! si votre vie ne valait pas mille écus... - Tiddes-moi le nom de cedde ôme habile, et gondez sir ma chénérosité! Louchard prit son chapeau, salua, s'en alla. - Tiaple t'homme! s'écria Nucingen, fennez?... dennez - Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l'argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l'adresse du seul homme capable de vous servir, mais c'est un maÃtre... - Fa de vaire viche! s'écria Nucingen, il n'y a que le nom te Varschild qui faille mile égus, ed encore quant ille ette zigné au pas t'ein pilet... - Ch'ovre mile vrancs? Louchard, petit finaud qui n'avait pu traiter d'aucune charge d'avoué, de notaire, d'huissier, ni d'agréé, guigna le baron d'une manière significative. - Pour vous, c'est mille écus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes à la Bourse, lui dit-il. - Ch'ovre mile vrancs!... répéta le baron. - Vous marchanderiez une mine d'or! dit Louchard en saluant et se retirant. - Ch'aurai l'attresse pir ein pilet de sainte sant vrancs, s'écria le baron qui dit à son valet de chambre de lui envoyer son secrétaire. Turcaret n'existe plus. Aujourd'hui le plus grand comme le plus petit banquier déploie son astuce dans les moindres choses il marchande les arts, la bienfaisance, l'amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi en écoutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensé que Contenson, étant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l'adresse de ce MaÃtre en espionnage. Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Cette rapide combinaison prouve énergiquement que si le coeur de cet homme restait envahi par l'amour, la tête restait encore celle d'un Loup-cervier. - Hâlez fis-même, mennesier, dit le baron à son secrétaire, ghez Condanzon, l'esbion te Lichart, le Carte ti Gommerce, maisse hâlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends!... Vus basserez bar la borde ti chartin. - Foissi la gleve, gar il edde idile que berzonne ne foye cet homme-là ghez moi. Fous l'introtuirez tans la bedide paffillon ti chartin. Dâgez te vaire ma gommission afec indellichance. On vint parler d'affaires à Nucingen; mais il attendait Contenson, il rêvait d'Esther, il se disait qu'avant peu de temps il reverrait la femme à laquelle il avait dû des émotions inespérées. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses à double sens. Contenson lui paraissait l'être le plus important de Paris, il regardait à tout moment dans son jardin. Enfin, après avoir donné l'ordre de fermer sa porte, il se fit servir son déjeuner dans le pavillon qui se trouvait à l'un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hésitations du plus madré, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables. - Qu'a donc le patron? disait un Agent de change à l'un des premiers commis. - On ne sait pas, il paraÃt que sa santé donne des inquiétudes; hier, madame la baronne a réuni les docteurs Desplein et Bianchon... Un jour, des étrangers voulurent voir Newton dans un moment où il était occupé à médicamenter un de ses chiens nommé Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et à laquelle Beauty était une chienne il ne dit pas autre chose que "Ah! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire..." Les étrangers s'en allèrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le maréchal de Richelieu vint saluer Louis XV, après la prise de Mahon, un des plus grands faits d'armes du dix-huitième siècle, le Roi lui dit "Vous savez la grande nouvelle?... ce pauvre Lansmatt est mort!" Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu'ils avaient à Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense où sa part était faite et qu'il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l'artillerie de la Spéculation, tandis que l'Homme était aux ordres du bonheur! Contenson Le célèbre banquier prenait du thé, grignotait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n'étaient plus aiguisées par l'appétit depuis longtemps, quand il entendit une voiture arrêtant à la petite porte de son jardin. Bientôt le secrétaire de Nucingen lui présenta Contenson, qu'il n'avait pu trouver que dans un café près de Sainte-Pélagie, où l'agent déjeunait du pourboire donné par un débiteur incarcéré avec certains égards qui se paient. Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. A son aspect, vous eussiez deviné de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de Molière, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l'audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagème renaissant de ses ficelles coupées, sont quelque chose de médiocre en comparaison de ce colosse d'esprit et de misère. Quand, à Paris, vous rencontrez un type, ce n'est plus un homme, c'est un spectacle! ce n'est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences! Cuisez trois fois dans un four un buste de plâtre, vous obtenez une espèce d'apparence bâtarde de bronze florentin; eh! bien, les éclairs de malheurs innombrables, les nécessités de positions terribles avaient bronzé la tête de Contenson comme si la lueur d'un four eût, par trois fois, déteint sur son visage. Les rides très pressées ne pouvaient plus se déplisser, elles formaient des plis éternels, blancs au fond. Cette figure jaune était tout rides. Le crâne, semblable à celui de Voltaire, avait l'insensibilité d'une tête de mort, et, sans quelques cheveux à l'arrière, on eût douté qu'il fût celui d'un homme vivant. Sous un front immobile, s'agitaient sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d'un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l'expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrée comme celle d'un avare, était toujours ouverte et néanmoins discrète comme le rictus d'une boite à lettres. Calme comme un sauvage, les mains hâlées, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogénique pleine d'insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses moeurs n'étaient pas écrits dans son costume, pour ceux qui savent déchiffrer un costume?... Quel pantalon surtout!... un pantalon de recors, noir et luisant comme l'étoffe dite voile avec laquelle on fait les robes d'avocats!... un gilet acheté au Temple, mais à châle et brodé!... un habit d'un noir rouge!... Et tout cela brossé, quasi propre, orné d'une montre attachée par une chaÃne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle! Le col de velours ressemblait à un carcan, sur lequel débordaient les plis rouges d'une chair de caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions si quelque épicier l'eût acheté pour le faire bouillir. Ce n'est rien que d'énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l'excessive prétention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l'habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entrebâillées, qu'aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un homme d'esprit aurait compris, à l'aspect de Contenson, que, si au lieu d'être mouchard il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d'attirer le sourire sur les lèvres, eussent fait frissonner d'horreur. Sur le costume, un observateur se fût dit "Voilà un homme infâme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas, ce n'est ni un voleur, ni un assassin." Et Contenson était vraiment indéfinissable jusqu'à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Cet homme avait fait autant de métiers inconnus qu'il y en a de connus. Le fin sourire de ses lèvres pâles, le clignement de ses yeux verdâtres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu'il ne manquait pas d'esprit. Il avait un visage de fer blanc, et l'âme devait être comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie étaient-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutôt que l'expression de ses mouvements intérieurs. Il eût effrayé, s'il n'eût pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l'écume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, où tout est en fermentation, se piquait surtout d'être philosophe. Il disait sans amertume "J'ai de grands talents, mais on les a pour rien, c'est comme si j'étais un crétin!" Et il se condamnait au lieu d'accuser les hommes. Trouvez beaucoup d'espions qui n'aient pas plus de fiel que n'en avait Contenson? - Les circonstances sont contre nous, répétait-il à ses chefs, nous pouvions être du cristal, nous restons grain de sable, voilà tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens, il ne tenait pas plus à son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur; il excellait à se déguiser, à se grimer; il eût donné des leçons à Frédérick LemaÃtre, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il avait dû jadis dans la jeunesse appartenir à la société débraillée des gens à petites maisons. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l'Empire à la police de Fouché, qu'il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du Ministère de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales; mais ses capacités connues, sa finesse en faisaient un instrument précieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de même que ses camarades, n'était qu'un des comparses du drame dont les premiers rôles appartenaient à leurs chefs, quand il s'agissait d'un travail politique. Jusqu'où la passion conduit - Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. - Pourquoi cet homme est-il dans un hôtel et moi dans un garni..., se disait Contenson. Il a trois fois roué ses créanciers, il a volé, moi je n'ai jamais pris un denier... J'ai plus de talent qu'il n'en a... - Gondanson, mon bedid, dit le baron, vûs m'affesse garoddé ein pilet de mile vrancs... - Ma maÃtresse devait à Dieu et au diable... - Ti has eine maÃtresse? s'écria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mêlée d'envie. - Je n'ai que soixante-six ans, répondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple - Et que vaid-elle? - Elle m'aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu'on est aimé par une honnête femme, ou elle devient voleuse, ou l'on devient honnête homme. Moi, je suis resté mouchard. - Ti has pessoin t'archant, tuchurs! demanda Nucingen. Toujours, répondit Contenson en souriant, c'est mon état d'en désirer, comme le vôtre est d'en gagner; nous pouvons nous entendre ramassez-m'en, je me charge de le dépenser. Vous serez le puits et moi le seau... - Feux-tu cagner ein pilet te saint sante vrancs? - Belle question! mais suis-je bête?... Vous ne me l'offrez pas pour réparer l'injustice de la fortune à mon égard. - Di tutte, ché le choins au pilet te mile ké ti m'has ghibbé; ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne. - Bien, vous me donnez les mille francs que j'ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs... - C'esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête. - Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. - A tonner?... répondit le baron. - A prendre. Eh! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela? - On m'a did qu'il y affait à Baris ein ôme gapable te tégoufrir la phâme que chaime, et que tu sais son hatresse... Envin ein maÃdre en esbionache? - C'est vrai... - Eh! pien, tonne moi l'hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs. - Voir? répondit vivement Contenson. - Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. - Eh! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. - Tonnant, tonnant, hâlons foir l'ôme, et ti bas l'archant, gar ti bourrais me fendre peaugoup t'atresses à ce prix-là . Contenson se mit à rire. - Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il ayant l'air de se gourmander. Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil. - Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... - Je me risque, dit Contenson; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites Allons, marchons!... Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l'argent. L'argent est bien quelque chose. Mais avec de l'argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n'a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s'acheter!... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. - Frai? dit le baron. - Dame! oui, monsieur. C'est un fer à cheval ramassé dans la rue qui a mené le Préfet de police à la découverte de la machine infernale. Eh! bien, quand nous irions ce soir, à la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d'être vu y allant. - C'esd chiste, dit le baron. - Ah! c'est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de Fouché, que d'aucuns disent son fils naturel, il l'aurait eu étant prêtre; mais c'est des bêtises Fouché savait être prêtre, comme il a su être ministre. Eh! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-là , voyez-vous, à moins de dix billets de mille francs... pensez-y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prévenir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un, endroit où personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers à faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous?... c'est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyé de grandes persécutions, et pour avoir sauvé la France, encore!... comme moi, comme tous ceux qui l'ont sauvée! - Ai pien, di m'égriras l'hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie. - Monsieur le baron ne me graisse pas la patte?... dit Contenson avec un air à la fois humble et menaçant. - Chan, cria le baron à son jardinier, fa temanter fint vrancs à Cheorche, et abborde-les moi... - Si monsieur le baron n'a pas d'autres renseignements que ceux qu'il m'a donnés, je doute cependant que le maÃtre puisse lui être utile. - Chen ai t'audres! répondit le baron d'un air fin. - J'ai l'honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la pièce de vingt francs, j'aurai l'honneur de venir dire à Georges où monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien écrire en bonne police. - C'edde trolle gomme ces caillarts onte de l'esbrit, se dit le baron, c'edde en bolice, dou gomme tans les avvaires. Le père des CanquoÃlles En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Honoré, jusqu'au café David; il y regarda par les carreaux et aperçut un vieillard connu là sous le nom de père CanquoÃlle. Le café David, situé rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-Honoré, a joui pendant les trente premières années de ce siècle d'une sorte de célébrité, circonscrite d'ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. Là se réunissaient les vieux négociants retirés ou les gros commerçants encore en exercice les Camusot, les Lebas, les Pillerault les Popinot, quelques propriétaires comme le petit père Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux père Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l'opinion du café David était le libéralisme. On s'y racontait les cancans du quartier, tant les hommes éprouvent le besoin de se moquer les uns des autres!... Ce café, comme tous les cafés d'ailleurs, avait son personnage original dans ce père CanquoÃlle, qui y venait depuis l'année 1811, et qui paraissait être si parfaitement en harmonie avec les gens probes réunis là , que personne ne se gênait pour parler politique en sa présence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicité fournissait beaucoup de plaisanteries aux habitués, avait disparu pour un ou deux mois; mais ses absences, toujours -attribuées à ses infirmités ou à sa vieillesse, car il parut dès 1811 avoir passé l'âge de soixante ans, n'étonnaient jamais personne. - Qu'est donc devenu le père CanquoÃlle?... disait-on à la dame du comptoir. - J'ai dans l'idée, répondait-elle, qu'un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches. Le père CanquoÃlle donnait dans sa prononciation un perpétuel certificat de son origine, il disait une estatue, espécialle, le peuble et ture pour turc. Son nom était celui d'un petit bien appelé Les CanquoÃlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situé dans le département de Vaucluse, d'où il était venu. On avait fini par dire CanquoÃlle au lieu de des CanquoÃlles, sans que le bonhomme s'en fâchât, la noblesse lui semblait morte en 1793; d'ailleurs le fief des CanquoÃlles ne lui appartenait pas, il était cadet d'une branche cadette. Aujourd'hui la mise du père CanquoÃlle semblerait étrange; mais de 1811 à 1820, elle n'étonnait personne. Ce vieillard portait des souliers à boucles en acier à facettes, des bas de soie à raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie à boucles ovales pareilles à celle des souliers, quant à la façon. Un gilet blanc à broderie, un vieil habit de drap verdâtre-marron à boutons de métal et une chemise à jabot plissé dormant complétaient ce costume. A moitié du jabot brillait un médaillon en or où se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un épouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s'effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du père CanquoÃlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siècle, la serrait au-dessus de l'abdomen. De la ceinture pendaient parallèlement deux chaÃnes d'acier composées de plusieurs chaÃnettes, et terminées par un paquet de breloques. Sa cravate blanche était tenue par derrière au moyen d'une petite boucle en or. Enfin sa tête neigeuse et poudrée se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, Président du tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le père CanquoÃlle l'avait remplacé depuis peu le bonhomme crut devoir ce sacrifice à son temps par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n'ose réagir. Une petite queue, serrée dans un ruban, décrivait dans le dos de l'habit une trace circulaire où la crasse disparaissait sous une fine tombée de poudre. En vous arrêtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbosités, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposé un caractère facile, niais et débonnaire à cet honnête vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez été la dupe, comme tout le café David, où jamais personne n'avait examiné le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodeliné par les vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impérial reparaissait, pour ainsi dire, palingénésiquement. En 1816, un jeune commis voyageur, nommé Gaudissart, habitué du café David, se grisa de onze heures à minuit avec un officier à demi-solde. Il eut l'imprudence de parler d'une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sérieuse et près d'éclater. On ne voyait plus dans le café que le père CanquoÃlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté la conspiration était découverte. Deux hommes périrent sur l'échafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave père CanquoÃlle d'avoir éventé la mèche. On renvoya les garçons, on s'observa pendant un an, et l'on s'effraya de la Police, de concert avec le père CanquoÃlle qui parlait de déserter le café David, tant il avait horreur de la police. Contenson entra dans le café, demanda un petit verre d'eau-de-vie, ne regarda pas le père CanquoÃlle occupé à lire les journaux; seulement, quand il eut lampé son verre d'eau-de-vie, il prit la pièce d'or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinèrent la pièce d'or avec un soin très injurieux pour Contenson; mais leur défiance était autorisée par l'étonnement que causait à tous les habitués l'aspect de Contenson. - Cet or est-il le produit d'un vol ou d'un assassinat?... Telle était la pensée de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l'air de lire leur journal. Contenson, qui voyait tout et ne s'étonnait jamais de rien, s'essuya dédaigneusement les lèvres avec un foulard où il n'y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche, était aussi noire que le drap du pantalon, et n'en laissa pas un seul au garçon. - Quel gibier de potence! dit le père CanquoÃlle à monsieur Pillerault son voisin. - Bah! répondit à tout le café monsieur Camusot qui seul n'avait pas montré le moindre étonnement, c'est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Les drôles ont peut-être quelqu'un à pincer dans le quartier... Un quart d'heure après, le bonhomme CanquoÃlle se leva, prit son parapluie, et s'en alla tranquillement. N'est-il pas nécessaire d'expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l'habit du père CanquoÃlle, de même que l'abbé Carlos recélait Vautrin? Ce Méridional, né aux CanquoÃlles, le seul domaine de sa famille, assez honorable d'ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet à la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possède encore la petite terre de la Peyrade. Il était venu, lui septième enfant, à pied à Paris, avec deux écus de six livres dans sa poche, en 1772, à l'âge de dix-sept ans, poussé par les vices d'un tempérament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de Méridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu'en 1782 il était le confident, le héros de la Lieutenance-générale de police, où il fut très estimé par messieurs Lenoir et d'Albert, les deux derniers lieutenants-généraux. La Révolution n'eut pas de police, elle n'en avait pas besoin. L'espionnage, alors assez général, s'appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus régulier que celui du Comité de Salut public, fut obligé de reconstituer une police, et le Premier Consul acheva la création par la Préfecture de police et par le Ministère de la Police générale. Peyrade, l'homme des traditions, créa le personnel, de concert avec un homme appelé Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d'ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de génie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent récompensés par sa nomination au poste éminent de Commissaire général de police à Anvers. Dans la pensée de Napoléon, cette espèce de préfecture de police équivalait à un ministère de la police chargé de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevé d'Anvers par un ordre du cabinet de l'Empereur, amené en poste à Paris entre deux gendarmes, et jeté à la Force. Deux mois après, il sortit de prison cautionné par son ami Corentin, après avoir toutefois subi, chez le Préfet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrâce à l'activité miraculeuse avec laquelle il avait secondé Fouché dans la défense des côtes de la France, attaquées par ce qu'on a, dans le temps, nommé l'expédition de Walcheren, et dans laquelle le duc d'Otrante déploya des capacités dont s'effraya l'Empereur? Ce fut probable dans le temps pour Fouché; mais aujourd'hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoqué par Cambacérès, c'est une certitude. Tous foudroyés par la nouvelle de la tentative de l'Angleterre, qui rendait à Napoléon l'expédition de Boulogne, et surpris sans le maÃtre alors retranché dans l'Ãle de Lobau, où l'Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L'opinion générale fut d'expédier un courrier à l'Empereur; mais Fouché seul osa tracer le plan de campagne qu'il mit d'ailleurs à exécution. - "Agissez comme vous voudrez, lui dit Cambacérès; mais moi qui tiens à ma tête, j'expédie un rapport à l'Empereur." On sait quel absurde prétexte prit l'Empereur, à son retour, en plein Conseil d'Etat, pour disgracier son ministre et le punir d'avoir sauvé la France sans lui. Depuis ce jour, l'Empereur doubla l'inimitié du prince de Talleyrand de celle du duc d'Otrante, les deux seuls grands politiques dus à la Révolution, et qui peut-être eussent sauvé Napoléon en 1813. On prit, pour mettre Peyrade à l'écart, le vulgaire prétexte de concussion il avait favorisé la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement était rude pour un homme qui devait le bâton de maréchal du Commissariat général à de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possédait les secrets de tous les gouvernements depuis l'an 1775, époque de son entrée à la Lieutenance-générale de police. L'Empereur, qui se croyait assez fort pour créer des hommes à son usage, ne tint aucun compte des représentations qui lui furent faites plus tard en faveur d'un homme considéré comme un des plus sûrs, des plus habiles et des plus fins de ces génies inconnus, chargés de veiller à la sûreté des Etats. Il crut pouvoir remplacer Peyrade par Contenson; mais Contenson était alors absorbé par Corentin à son profit. Peyrade fut d'autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d'un pâtissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes vicieuses étaient devenues chez lui la nature même il ne pouvait plus se passer de bien dÃner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste à laquelle s'adonnent tous les gens de facultés puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu'alors grandement vécu sans jamais être tenu à représentation, mangeant à même, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d'ailleurs son état, il était philosophe. Enfin, un espion, à quelque étage qu'il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu'un forçat revenir à une profession dite honnête ou libérale. Une fois marqués, une fois immatriculés, les espions et les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractère indélébile. Il est des êtres auxquels l'Etat Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s'était amouraché d'une jolie petite fille, un enfant qu'il avait la certitude d'avoir eu lui-même d'une actrice célèbre, à laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d'Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordé par la Préfecture de police au vieil élève de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatrième, dans un petit appartement de cinq pièces, pour deux cent cinquante francs. Les mystères de la Police Si jamais un homme doit sentir l'utilité, les douceurs de l'amitié, n'est-ce pas le lépreux moral appelé par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l'administration un agent? Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David; mais l'élève surpassa promptement le maÃtre. Ils avaient commis ensemble plus d'une expédition. Voir Une Ténébreuse Affaire. Peyrade, heureux d'avoir deviné le mérite de Corentin, l'avait lancé dans la carrière en lui préparant un triomphe. Il força son élève à se servir d'une maÃtresse qui le dédaignait comme d'un hameçon à prendre un homme. Voir Les Chouans. Et Corentin avait à peine alors vingt-cinq ans!... Corentin, resté l'un des généraux dont le Ministre de la police est le Connétable, avait gardé, sous le duc de Rovigo, la place éminente qu'il occupait sous le duc d'Otrante. Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n'importe comment, disait à l'un des colonels de sa police "Que vous faut-il pour arriver à tel résultat?" Corentin, Contenson répondaient après un mûr examen "Vingt, trente, quarante mille francs." Puis, une fois l'ordre donné d'aller en avant, tous les moyens et les hommes à employer étaient laissés au choix et au jugement de Corentin ou de l'agent désigné. La Police judiciaire agissait d'ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec le fameux Vidocq. La Police Politique, de même que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculés, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrète si nécessaire aux gouvernements, malgré les déclamations des philanthropes ou des moralistes à petite morale. Mais l'excessive confiance due aux deux ou trois généraux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d'employer des personnes inconnues, toujours néanmoins à charge de rendre compte au Ministère dans les cas graves. Or, l'expérience, la finesse de Peyrade étaient trop précieuses à Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passée, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement à ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. De son côté, Peyrade rendit d'immenses services à Corentin. En 1816, Corentin, à propos de la découverte de la conspiration où devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire réintégrer Peyrade à la Police Générale du Royaume; mais une influence inconnue écarta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur désir de se rendre nécessaires, Peyrade, Corentin et Contenson, à l'instigation du duc d'Otrante, avaient organisé, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et les agents de première force furent employés. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informés. La lutte de la Police Générale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d'horribles affaires dont le secret a été gardé par quelques échafauds. Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion d'entrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la Vie Parisienne ne sont pas les Scènes de la Vie Politique; il suffit de faire apercevoir quels étaient les moyens d'existence de celui qu'on appelait le bonhomme CanquoÃlle au café David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystérieux de la Police. De 1817 à 1822, Corentin, Contenson, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d'espionner souvent le Ministre lui-même. Ceci peut expliquer pourquoi le Ministère refusa d'employer Peyrade et Contenson sur qui Corentin, à leur insu, fit tomber les soupçons des ministres, afin d'utiliser son ami, quand sa réintégration lui parut impossible. Les ministres eurent alors confiance en Corentin, ils le chargèrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maÃtres du terrain. Contenson, pendant longtemps attaché à Peyrade, le servait encore. Il s'était mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espèce de fureur qu'inspire une profession exercée avec amour, ces deux généraux aimaient à placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits où les renseignements pouvaient abonder. D'ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dépravées qui l'avaient fait tomber plus bas que ses deux amis, exigeaient tant d'argent, qu'il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrétion, avait dit à Louchard qu'il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade était, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunément de la police pour le compte d'un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non seulement toute son importance, mais encore les bénéfices de sa position d'Espion Ordinaire de Sa Majesté. En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. Les femmes, la bonne chère et le Cercle des Etrangers avaient préservé de toute économie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillés pour les vices, d'une constitution de fer. Mais, de 1826 à 1829, près d'atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D'année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. Il assistait aux funérailles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nécessaires à l'existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution. - C'est comme si l'on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade à Corentin. Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dès 1822. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait à son successeur, ce qui explique son laisser-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son règne et sa politique seraient une énigme sans mot. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s'était mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie à quelque honnête homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit à la Préfecture de police, soit à la Direction de la Police Générale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nécessité se ferait, disait-il à Corentin, sentir tôt ou tard. Il s'agissait de créer à la Préfecture de police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermédiaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police judiciaire et la Police du Royaume afin de faire profiter la Direction Générale de toutes ces forces disséminées. Peyrade seul pouvait, à son âge, après cinquante-cinq ans de discrétion, être l'anneau qui rattacherait les trois polices, être enfin l'archiviste à qui la Politique et la justice s'adresseraient pour s'éclairer en certains cas. Peyrade espérait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d'attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait déjà parlé de cette affaire au Directeur Général de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur Général, un Méridional, jugeait nécessaire de faire venir la proposition de la Préfecture. Au moment où Contenson avait frappé trois coups avec sa pièce d'or sur la table du café, signal qui voulait dire "J'ai à vous parler", le doyen des hommes de police était à penser à ce problème "Par quel personnage, par quel intérêt faire marcher le Préfet de police actuel?" Et il avait l'air d'un imbécile étudiant son Courrier français. - Notre pauvre Fouché, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-Honoré, ce grand homme est mort! nos intermédiaires avec Louis XVIII sont en disgrâce! D'ailleurs, comme le disait Corentin hier, on ne croit plus à l'agilité ni à l'intelligence d'un septuagénaire... Ah! pourquoi me suis-je habitué à dÃner chez Véry, à boire des vins exquis... à chanter la Mère Godichon... à jouer quand j'ai de l'argent! Pour s'assurer une position, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l'esprit de conduite! Ce cher monsieur Lenoir m'a bien prédit mon sort quand il s'est écrié, à propos de l'affaire du Collier "Vous ne serez jamais rien!" en apprenant que je n'étais pas resté sous le lit de la fille Oliva. Le ménage d'un espion Si le vénérable père CanquoÃlle on l'appelait le père CanquoÃlle dans sa maison était resté rue des Moineaux, au quatrième étage, croyez qu'il avait trouvé, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l'exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d'un côté. Comme elle était partagée en deux portions, au moyen de l'escalier, il existait, à chaque étage, deux chambres complètement isolées. Ces deux chambres étaient situées du coté de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatrième étage s'étendaient des mansardes dont l'une servait de cuisine, et dont l'autre était l'appartement de l'unique servante du père CanquoÃlle, une Flamande nommée Katt, qui avait nourri Lydie. Le père CanquoÃlle avait fait sa chambre à coucher de la première des deux pièces séparées, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisée, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face à un mur d'encoignure sans fenêtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les séparait de l'escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d'affaires dans ce cabinet fait exprès pour leur affreux métier. Par précaution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis très épais dans la chambre de la Flamande, sous prétexte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamné la cheminée, en se servant d'un poêle dont le tuyau sortait par le mur extérieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait étendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d'empêcher les locataires de l'étage inférieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d'espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer les insectes importuns. La certitude d'être là , sans témoins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet à Corentin pour salle de délibération quand il ne délibérait pas chez lui. Le logement de Corentin n'était connu que du Directeur Général de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le Ministère ou le Château prenaient pour intermédiaires dans les circonstances graves; mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n'y venait, et il combinait les choses du métier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramèrent des plans, se prirent des résolutions qui fourniraient d'étranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. Là s'analysèrent, de 1816 à 1826, d'immenses intérêts. Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. Là , Peyrade et Corentin, aussi prévoyants, mais plus instruits que Belart, le Procureur général, se disaient dès 1819 "Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se défaire de tel prince, il exècre donc son frère? il veut donc lui léguer une révolution?" La porte de Peyrade était ornée d'une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres écrits à la craie. Cette espèce d'algèbre infernale offrait aux initiés des significations très claires. En face de l'appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie était composé d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, était composée d'une tôle de quatre lignes d'épaisseur, placée entre deux fortes planches en chêne, armées de serrures et d'un système de gonds qui les rendaient aussi difficiles à forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fût une de ces maisons à allée, à boutique et sans portier, Lydie vivait-elle là sans avoir rien à craindre. La salle à manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisées avaient des jardins aériens, étaient d'une propreté flamande et pleine de luxe. La nourrice flamande n'avait jamais quitté Lydie, qu'elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient à l'église avec une régularité qui donnait du bonhomme CanquoÃlle une excellente opinion à l'épicier royaliste établi dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier étage et l'entresol. Au second étage vivait le propriétaire, et le troisième était loué, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. L'épicière recevait d'autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressés à ces trois paisibles ménages, que le magasin d'épiceries était pourvu d'une boite aux lettres. Sans ces détails, les étrangers et ceux à qui Paris est connu n'auraient pu comprendre le mystère et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. Dès minuit, le père CanquoÃlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût. Peyrade, de qui la Flamande avait dit à la cuisinière de l'épicier "Il ne ferait pas de mal à une mouche!" passait pour le meilleur des hommes. Il n'épargnait rien pour sa fille. Lydie, après avoir eu Schmucke pour maÃtre de musique, était musicienne à pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l'aquarelle. Peyrade dÃnait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. Religieuse sans être dévote, Lydie faisait ses pâques et allait à confesse tous les mois. Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. Lydie, qui adorait son père, en ignorait entièrement les sinistres capacités et les occupations ténébreuses. Aucun désir n'avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mère, douée d'une voix délicieuse, d'un minois fin, encadré par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait à ces anges plus mystiques que réels, posés par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu'elle favorisait d'un coup d'oeil. Sa mise chaste, sans exagération d'aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. Figurez-vous un vieux satan, père d'un ange, et se rafraÃchissant à ce divin contact, vous aurez une idée de Peyrade et de sa fille. Si quelqu'un eût sali ce diamant, le père aurait inventé, pour l'engloutir, un de ces formidables traquenards où se prirent, sous la Restauration, des malheureux qui portèrent leurs têtes sur l'échafaud. Mille écus suffisaient à Lydie et à Katt, celle qu'elle appelait sa bonne. En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson; il le dépassa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l'escalier, et l'introduisit avant que la Flamande n'eût mis le nez à la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte à claire-voie, placée au troisième étage où demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisième et du quatrième quand il montait quelqu'un pour eux. il est inutile de dire que, dès minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette. - Qu'y a-t-il donc de si pressé, Philosophe? Philosophe était le surnom que Peyrade donnait à Contenson, et que méritait cet Epictète des Mouchards. Ce nom Contenson cachait hélas! un des plus anciens noms de la féodalité normande. Voir Les Frères de la Consolation. - Mais il y a quelque chose comme dix mille à prendre. - Qu'est-ce? de la politique? - Non, une niaiserie! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patenté, hennit après une femme qu'il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d'amour... L'on a fait une consultation de médecins hier, à ce que m'a dit son valet de chambre... Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l'infante. Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d'Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux. - Va, dit Peyrade, nous trouverons cette Dulcinée; dis au baron de venir en voiture ce soir aux Champs-Elysées, avenue Gabriel, au coin de l'allée de Marigny. Peyrade mit Contenson à la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour être admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d'avoir enfin la place qu'il désirait. Il se plongea dans un bon fauteuil à la Voltaire après avoir embrassé Lydie au front, et lui dit "Joue-moi quelque chose..." Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. - C'est bien joué cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans? Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans... - Je suis heureuse ici, répondit-elle. - Tu n'aimes que moi, moi si laid, si vieux? demanda Peyrade. - Mais qui veux-tu donc que j'aime? - Je dÃne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je songe à nous établir, à prendre une place et à te chercher un mari digne de toi... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses être fière un jour... - Je n'en ai vu qu'un encore qui m'ait plu pour mari... - Tu en as vu un?... - Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras à la comtesse de Sérisy. Il se nomme?... Lucien de Rubempré!.. J'étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. Il y avait à côté de moi deux dames qui se sont dit "Voilà madame de Sérisy et le beau Lucien de Rubempré." Moi, j'ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. "Ah! ma chère, a dit l'autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses!.. On lui passe tout, à celle-ci, parce qu'elle est née Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. - Mais, ma chère, a répondu l'autre dame, Lucien lui coûte cher..." Qu'est-ce que cela veut dire, papa? - C'est des bêtises, comme en disent les gens du monde, répondit Peyrade à sa fille d'un air de bonhomie. Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques. - Enfin, vous m'avez interrogée, je vous réponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là ... - Enfant! répondit le père, la beauté chez les hommes n'est pas toujours le signe de la bonté. Les jeunes gens doués d'un extérieur agréable ne rencontrent aucune difficulté au début de la vie, ils ne déploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il leur faut payer plus tard les intérêts de leurs qualités!... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbéciles laissent sans secours ni protection... - Qui, mon père? - Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chéri, j'ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d'accomplir ton programme en présentant à ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d'avenir, un de ces hommes signalés à la gloire et à la fortune... Oh! je n'y songeais point! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s'en trouver un digne de toi!... Je vais écrire ou faire écrire en Provence! Chose étrange! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venant à pied du département de Vaucluse, un neveu du père CanquoÃlle, entrait par la Barrière d'Italie, à la recherche de son oncle. Dans les rêves de la famille à qui le destin de cet oncle était inconnu, Peyrade offrait un texte d'espérances on le croyait revenu des Indes avec des millions! Stimulé par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommé Théodose, avait entrepris un voyage de circumnavigation à la recherche de l'oncle fantastique. Trois hommes aux prises Après avoir savouré les bonheurs de sa paternité pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavés et teints sa poudre était un déguisement, vêtu d'une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnée jusqu'au menton, couvert d'un manteau noir, chaussé de grosses bottes à fortes semelles et muni d'une carte particulière, marchait à pas lents le long de l'avenue Gabriel, où Contenson, déguisé en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l'Elysée-Bourbon. - Monsieur de Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant à son ancien chef son nom de guerre, vous m'avez fait gagner cinq cents faces francs; mais si je suis venu me poster là , c'est pour vous dire que le damné baron, avant de me les donner, est allé prendre des renseignements à la maison la Préfecture. - J'aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. Vois nos numéros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-là sans qu'on s'en aperçoive, ni à la Police, ni à la Préfecture. Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucirigen attendait Peyrade. - Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le Méridional au baron, en s'élevant jusqu'à la portière. - Hé! pien, mondez afec moi, répondit le baron qui donna l'ordre de marcher vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. - Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron? ce n'est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit à monsieur le Préfet, et ce qu'il vous a répondu? demanda Peyrade. - Affant te tonner sainte cente vrancs à ein trôle gomme Godenzon, ch'édais pien aisse de saffoir s'il lès affait cagnés... Chais, zimblement tidde au brevet de bolice que che zouhhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l'édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée... Le brevet m'a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles ômes et tes plis ônêdes. C'esde tutte l'à vvaire. - Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s'agit, maintenant qu'on lui a révélé mon vrai nom?... Quand le baron eut expliqué longuement et verbeusement dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derrière la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s'était passé la veille chez lui, le sourire échappé à Lucien de Rubempré, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement à une accointance entre l'inconnue et ce jeune homme. - Ecoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d'abord dix mille francs en acompte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s'agit de vivre; et, comme votre vie est une manufacture d'affaires, il ne faut rien négliger pour vous trouver cette femme. Ah! vous êtes pincé! - Ui, che zuis binzé... - S'il faut davantage, je vous le dirai, baron; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J'étais, en 1807, Commissaire général de police à Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j'ai dirigé sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu'on ne peut pas faire le devis des consciences à acheter avant d'avoir étudié une affaire. Soyez sans inquiétude, je réussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour récompense... - Bourfi que ce ne soid bas ein royaume? ... dit le baron. - C'est moins que rien pour vous. - Ça me fa! - Vous connaissez les Keller? - Paugoub. - François Keller est le gendre du comte de Gondreville et le comte de Gondreville a dÃné chez vous hier avec son gendre. - Ki tiaple beut fus tire... s'écria le baron. Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs. Peyrade se mit à rire. Le banquier conçut alors d'étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. - Le comte de Gondreville est tout à fait en position de m'obtenir une place que je désire avoir à la Préfecture de police, et sur la création de laquelle le Préfet aura, sous quarante-huit heures, un mémoire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mêler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaÃtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tôt ou tard le jour où vous êtes né... foi de Peyrade... - Je fus tonne ma barole t'honner te vaire le bossiple... - Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. - Hé pien, ch'achirai vrangement. - Franchement... Voilà tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul présent un peu neuf que nous puissions nous faire, l'un et l'autre. - Vranchement, répéta le baron. U foullez-vûs que che vis remedde? - Au bout du pont Louis XVI. - Au bond te la Jambre, dit le baron à son valet de pied qui vint à la portière. - Che fais tonc affoir l'eingonnie... se dit le baron en s'en allant. - Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant à pied au Palais-Royal où il se proposait d'essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot à Lydie. Me voilà obligé d'examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelé ma fille. C'est sans doute un de ces hommes qui ont l'oeil à femme, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu'il avait fait à son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se résumaient par des mots où la langue était souvent violée, mais par cela même, énergiques et pittoresques. En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas à lui-même; il étonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorée, animée, il était gai. - Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. On prenait en ce moment le thé dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l'Opéra. - Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compère, chébroufe l'enfie de vaire tes avvaires... - Vous avez donc vu votre inconnue? demanda madame de Nucingen. - Non, répondit-il, che n'ai que l'esboir te la droufer. - Aime-t-on jamais sa femme ainsi?... s'écria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d'en avoir. - Quand vous l'aurez à vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d'examiner la créature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l'êtes. - C'esde eine cheffe-d'oeivre te la gréation, répondit le vieux banquier. - Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac à l'oreille de Delphine. - Bah! il gagne bien assez d'argent pour... - Pour en rendre un peu, n'est-ce pas!... dit du Tillet en interrompant la baronne. Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient. - Voilà le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac à l'oreille de la baronne. En ce moment même, Carlos, venu rue Taitbout pour faire ses dernières recommandations à Europe qui devait jouer le principal rôle dans la comédie inventée pour trômper le baron de Nucingen, s'en allait plein d'espérance. Il fut accompagné jusqu'au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-démon si parfaitement déguisé, que lui-même ne l'avait reconnu qu'à sa voix. - Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu'Esther? demanda-t-il à son corrupteur. - Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. - C'est-à -dire que tu m'en vois encore étourdi... La Vénus Callipyge n'est pas si bien faite! On se damnerait pour elle... Mais où l'as-tu prise? - C'est la plus belle fille de Londres. Ivre de gin, elle a tué son amant dans un accès de jalousie... L'amant est un misérable de qui la police de Londres est débarrassée, et l'on a, pour quelque temps, envoyé cette créature à Paris, afin de laisser oublier l'affaire... La drôlesse a été très bien élevée. C'est la fille d'un ministre, elle parle le français comme si c'était sa langue maternelle; elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu'elle fait là . On lui a dit que si elle te plaisait, elle pourrait te manger des millions; mais que tu étais jaloux comme un tigre, et on lui a donné le programme de l'existence d'Esther. Elle ne connaÃt pas ton nom. - Mais si Nucingen la préférait à Esther... - Ah! t'y voilà venu... s'écria Carlos. Tu as peur aujourd'hui de ne pas voir s'accomplir ce qui t'effrayait tant hier! Sois tranquille. Cette fille blonde et blanche a les yeux bleus; c'est le contraire de la belle juive, et il n'y a que les yeux d'Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable! Quand cette poupée aura joué son rôle, je l'enverrai, sous la conduite-d'une personne sûre, à Rome ou à Madrid, où elle fera des passions. - Puisque nous ne l'avons que pour peu de temps, dit Lucien, j'y retourne... - Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi, j'attends quelqu'un que j'ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen. - Qui? - La maÃtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l'ennemi. A minuit, Paccard, le chasseur d'Esther, trouva Carlos sur le pont des Arts, l'endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d'un côté pendant que son maÃtre regardait de l'autre. - Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre à cinq heures, dit le chasseur, et il s'est vanté ce soir de trouver la femme qu'il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise... - Nous serons observés! dit Carlos, mais par qui?... - On s'est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. - Ce serait un enfantillage, répondit Carlos. Nous n'avons que la Brigade de sûreté, la Police judiciaire à craindre; et du moment où elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous!... - Il y a autre chose! - Quoi? - Les amis du pré... J'ai vu hier La Pouraille... il a refroidi un ménage et il a dix mille thunes de cinq balles... en or! - On l'arrêtera, dit Jacques Collin, c'est l'assassinat de la rue Boucher. - Quel est l'ordre? dit Paccard de l'air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d'ordre de Louis XVIII. - Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit Carlos, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d'Avray. Si quelqu'un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui surtout, ne veut pas qu'on sache dans le monde qu'il a une maÃtresse de ce genre-là ... - Suffit! Faut-il s'armer?... - Jamais! dit vivement Carlos. Une arme!... à quoi cela sert-il? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l'homme le plus fort par le coup que je t'ai montré!... quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d'en mettre deux à terre avant qu'ils n'aient tiré leurs briquets, que craint-on? N'as-tu pas ta canne?... - C'est juste! dit le chasseur. Paccard, qualifié de Vieille-Garde, de Fameux-Lapin, de Bon-là , homme à jarret de fer, à bras d'acier, à favoris italiens, à chevelure artiste, à barbe de sapeur, à figure blême et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d'une tournure de tambour major qui déroutait le soupçon. Un échappé de Poissy ou de Melun n'a pas cette fatuité sérieuse et cette croyance en son mérite. Giafar de l'Aaroun al Raschild du Bagne, il lui témoignait l'amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur ses deux longues quilles d'un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l'oeil droit examinât les circonstances extérieures avec cette rapidité placide particulière au voleur et à l'espion. L'oeil gauche imitait l'oeil droit. Un pas, un coup d'oeil! Sec, agile, prêt à tout et à toute heure, sans une ennemie intime appelée la liqueur des braves, Paccard eût été complet, disait Carlos, tant il possédait à fond les talents indispensables à l'homme en guerre avec la société; mais le maÃtre avait réussi à convaincre l'esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l'or liquide que lui versait à petits coups une fille de grès à grosse panse venue de Dantzick - On ouvrira l'oeil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau à plumes après avoir salué celui qu'il nommait Son confesseur. Voilà par quels événements des hommes aussi forts que l'étaient, chacun dans leur sphère, Jacques Collin, Peyrade et Corentin, arrivèrent à se trouver aux prises sur le même terrain, et à déployer leur génie dans une lutte où chacun combattit pour sa passion ou pour ses intérêts. Ce fut un de ces combats ignorés mais terribles, où il se dépense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu'il en faut pour établir une fortune. Nucingen sur le point d'être heureux s'adonne à la toilette Hommes et moyens, tout fut secret du côté de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expédition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l'histoire est muette à ce sujet, comme elle est muette sur les véritables causes de bien des révolutions. Mais voici le résultat. Cinq jours après l'entrevue de monsieur Nucingen avec Peyrade aux Champs-Elysées, un matin, un homme d'une cinquantaine d'années, doué de cette figure de blanc de céruse que la vie du monde donne aux diplomates, habillé de drap bleu, d'une tournure assez élégante, ayant presque l'air d'un ministre d'Etat, descendit d'un cabriolet splendide en en jetant les guides à son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen était visible, au valet qui se tenait sur une banquette du péristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces. - Le nom de monsieur?... dit le domestique. - Dites à monsieur le baron que je viens de l'avenue Gabriel, répondit Corentin. S'il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-là tout haut, vous vous feriez mettre à la porte. Une minute après, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intérieurs. Corentin échangea son regard impénétrable contre un regard de même nature avec le banquier, et ils se saluèrent convenablement. - Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... - Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. - La maÃtresse de monsieur de Rubempré demeure rue Taitbout, dans l'ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l'ex-maÃtresse de monsieur de Granville, le Procureur-général. - Ah! si brès te moi, s'écria le baron, gomme c'ed trôle. - Je n'ai pas de peine à croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m'a fait plaisir à voir, répondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu'il lui défend de se montrer; et il est bien aimé d'elle, car depuis quatre ans qu'elle a succédé à la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son état, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n'ont pu l'apercevoir. L'infante ne se promène que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. Lucien n'a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme il doit se marier à Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de Sérisy. Naturellement il tient et à sa maÃtresse d'apparat et à sa fiancée. Ainsi, vous êtes le maÃtre de la position, car Lucien sacrifiera son plaisir à ses intérêts et à sa vanité. Vous êtes riche, il s'agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs à la soubrette, elle vous cachera dans la chambre à coucher de sa maÃtresse; et pour vous, ça vaut bien ça! Aucune figure de rhétorique ne peut peindre le débit saccadé, net, absolu de Corentin; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l'étonnement, une expression qu'il avait depuis longtemps défendue à son visage impassible. - Je viens vous demander cinq mille francs pour mon ami, qui a laissé tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaÃt trop bien son Paris pour faire des frais d'affiches, et il a compté sur vous. Mais ceci n'est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de manière à ôter à la demande d'argent toute gravité. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez à Peyrade la place qu'il vous a demandée, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur Général de la police du Royaume a dû recevoir hier une note à ce sujet. Il ne s'agit que d'en faire parler au Préfet de police par Gondreville. Hé! bien, dites à Malin comte de Gondreville, qu'il s'agit d'obliger un de ceux qui l'ont su débarrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera... - Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les présentant à Corentin. - La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommé Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur à ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez à la femme de chambre de madame Van Bogseck par Paccard, un grand drôle de Piémontais qui aime assez le vermout. Evidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait à deviner à quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu'il voyait plutôt un directeur d'espionnage qu'un espion; mais Corentin resta pour lui ce qu'est, pour un archéologue, une inscription à laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres. - Gommend se nomme la phâme te jambre? demanda-t-il. - Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. Le baron de Nucingen, transporté de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l'heureux état où se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d'un premier rendez-vous avec une première maÃtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particulière, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d'un village, cinquante-cinq mille francs! et il les mit à même dans la poche de son habit. Mais la prodigalité des millionnaires ne peut se comparer qu'à leur avidité pour le gain. Dès qu'il s'agit d'un caprice, d'une passion, l'argent n'est plus rien pour les Crésus il leur est en effet plus difficile d'avoir des caprices que de l'or. Une jouissance est la plus grande rareté de cette vie rassasiée, pleine des émotions que donnent les grands coups de la Spéculation, et sur lesquelles ces coeurs secs se sont blasés. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d'ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvrière excessivement jolie. Accompagnée de sa mère, cette grisette donnait le bras à un jeune homme d'un habillement assez équivoque, et d'un balancement de hanches très faraud. A la première vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne; il la suit chez elle, il y entre; il se fait raconter cette vie mélangée de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail; il s'y intéresse, et laisse cinq billets de mille francs sous une pièce de cent sous une générosité déshonorée. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu'elle choisit, y dépense une vingtaine de mille francs. L'ouvrière se livre à des espérances fantastiques elle habille convenablement sa mère, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d'une Compagnie d'Assurance. Elle attend... un, deux jours; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligée d'être fidèle, elle s'endette. Le capitaliste, appelé en Hollande, avait oublié l'ouvrière; il n'alla pas une seule fois dans le Paradis où il l'avait mise, et d'où elle retomba aussi bas qu'on peut tomber à Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protégeait pas les arts, Nucingen n'avait aucune fantaisie; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait Carlos Herrera. Après son déjeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d'aller rue Taitbout, prier mademoiselle Eugénie, la femme de chambre de madame Van Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante. - Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jambre, en lui tisand que sa vordine est vaidde. Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mérites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis. - Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges à son maÃtre dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures. - Pon! ti fiendras m'habiler oe neiff eires... me goÃver; gar che feusse êdre auzi pien que bossiple... Che grois que je gombaraidrai teffant ma maidresse, u l'archante ne seraid bas l'archante... De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dÃner, fit une toilette de marié, se parfuma, s'adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette métamorphose, se donna le plaisir de voir son mari. - Mon Dieu! dit-elle, êtes-vous ridicule!... Mais mettez donc une cravate de satin noir, à la place de cette cravate blanche qui fait paraÃtre vos favoris encore plus durs; et d'ailleurs, c'est Empire, c'est vieux bonhomme, et vous vous donnez l'air d'un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser; et, pour les offrir à une fille, autant les mettre à mes oreilles. Le pauvre financier, frappé de la justesse des remarques de sa femme, lui obéissait en rechignant. - Ritiquile! ritiquile!... Che ne fous ai chamais tidde que visse édiez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rastignac. - Je l'espère bien que vous ne m'avez jamais trouvée ridicule. Suis-je femme à faire de pareilles fautes d'orthographe dans une toilette? Voyons, tournez-vous!... Boutonnez votre habit jusqu'en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux dernières boutonnières d'en haut. Enfin, tâchez de vous rendre jeune. - Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. - Attieu, montame... s'écria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu'au-delà des limites de leurs appartements respectifs, pour être certain qu'elle n'écouterait pas la conférence. Déceptions En revenant, il prit par la main Europe, et l'amena dans sa chambre, avec une sorte de respect ironique - Hé! pien, ma bedide, fus êdes pien héreize, gar vis êdes au serfice te la blis cholie phâme de Pinifers... Fodre foraine éd vaidde, si vis foulez, barler bir moi, êdre tans mes eindereds. - C'est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s'écria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille... - Ui. Che gomde pien bayer fodre onêdedé. C'ed ce g'on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé. - Ensuite, ce n'est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaÃt pas à madame, et il y a de la chance! elle se fâche, je suis renvoyée, et ma place me vaut mille francs par an. - Le gabidal te mile vrancs ed te fint mile vrancs, et si che fus tonne, fus ne berterez rien. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là , mon gros père, dit Europe, ça change joliment la question. Où sont-ils?... - Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. Il regarda chaque éclair que chaque billet faisait jaillir des yeux d'Europe, et qui révélait la concupiscence à laquelle il s'attendait. - Vous payez la place, mais l'honnêteté, la conscience?... dit Europe en levant sa mine fûtée et lançant au baron un regard seria-buffa. - La gonzience ne faud bas la blace; mais, meddons saint mille vrancs de blis, dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs. - Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds... - Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il faut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera séle... - Si vous voulez m'assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j'y consens. Mais je vous préviens d'une chose madame est forte comme un Turc, elle aime monsieur de Rubempré comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidélité... C'est bête, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu'une honnête femme, quoi? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste à la maison; elle y est allée ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame! le reste, ça vous regarde... Préparez-vous! - Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. - Ah! dit Europe, vous n'êtes pas plus défiant que ça?... Excusez du peu... - Di auras pien des ogassions te me garodder .. Nis verons gonnaissance... - Eh! bien, soyez rue Taitbout à minuit; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L'honnêteté d'une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passé minuit. - Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... - Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va .. A une heure du matin, le baron de Nucingen, caché dans la mansarde où couchait Europe, était en proie à toutes les anxiétés d'un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant à ses orteils, et sa tête allait éclater comme une machine à vapeur trop chauffée. - Che chouissais moralement pire blis de sant mille égus, dit-il à du Tillet en lui racontant cette aventure. Il écouta les moindres bruits de la rue, il entendit, à deux heures du matin, la voiture de sa maÃtresse dès le boulevard. Son coeur battit à soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds il allait donc revoir la céleste, l'ardente figure d'Esther!... Il reçut dans le coeur le bruit du marchepied et le claquement de la portière. L'attente du moment suprême l'agitait plus que s'il se fût agi de perdre sa fortune. - Ha! S'écria-t-l c'esde fifre ça! C'esde trob fifre même, che ne serai gapable te rienne te dude! - Madame est seule, descendez, dit Europe en se montrant. Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant! - Cros élevant! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. Europe allait en avant, un bougeoir à la main. - Diens, gonde-les, dit le baron en tendant à Europe les billets de banque quand il fut dans le salon. Europe prit les trente billets d'un air sérieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, où il trouva la belle Anglaise qui lui dit "Serait-ce toi, Lucien?..." - Non, pelle envant, s'écria Nucingen qui n'acheva pas. Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d'Esther du blond là où il avait vu du noir, de la faiblesse là où il admirait de la force! une douce nuit de Bretagne là où scintillait le soleil de l'Arabie. - Ah çà ! d'où venez-vous?... qui êtes-vous?... que voulez-vous? dit l'Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit. - Chai godonné les sonneddes, mais n'ayez poind beurre... chez fais m'en aller, dit-il. Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l'eau. Fus êdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré? - Un peu, mon neveu, dit l'Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dû, doi? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. - Ein ôme pien addrabé!... répondit-il piteusement. - Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme? Demanda-t-elle en plaisantant. - Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. - Gonnais bas!... fit-elle en riant comme une folle; mais la parure sera bien reçue, mon gros viol de domicile. - Fis le gonnaidrez? Attié, montame. Fis êdes un morzo te roi, mais je ne soui qu'ein bofre panquier té soizande ans bassés, et fi m'affez vaide combrentre gombien la phâme que ch'aime a te buissance, buisque fodre paudé sirhimaine n'a bas pi me la vaire ûplier... - Tiens, ce êdre chentile ze que fis me tides là , répondit l'Anglaise. - Ze n'esd pas si chentile que zelle qui me l'einsbire... - Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés? - A fodre goguine te phâme te jampre.. L'Anglaise sonna, Europe n'était pas loin. - Oh! s'écria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n'est pas monsieur!... Quelle horreur! - Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit? - Non, madame; car, à nous deux, nous ne les valons pas... Et Europe se mit à crier au voleur d'une si dure façon, que le banquier effrayé gagna la porte, d'où Europe le fit rouler par les escaliers... - Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maÃtresse! Au voleur! .. au voleur! L'amoureux baron, au désespoir, put gagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard; mais il ne savait plus à quel espion se vouer. - Est-ce que, par hasard, madame voudrait m'ôter mes profits?... dit Europe en revenant comme une furie vers l'Anglaise. - Je ne sais pas les usages de France, dit l'Anglaise. - Mais c'est que je n'ai qu'un mot à dire à monsieur pour faire mettre madame à la porte demain, répondit insolemment Europe. - Cedde zagrée fâme te jampre, dit le baron à Georges lui demanda naturellement à son maÃtre s'il était content, m'a ghibbé drande mile vrancs..., mais c'esd te ma vôde, ma drès crande vôde!... - Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... - Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d'Esther, mon hami. Georges était toujours l'ami de son maÃtre dans les grandes circonstances. L'abbé gagne la première manche Deux jours après cette scène, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu'on ne peut la raconter car elle y ajouta sa mimique, Carlos déjeunait en tête-à -tête avec Lucien. - Il ne faut pas, mon petit, que la Police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il à voix basse en allumant un cigare à celui de Lucien. C'est malsain. J'ai trouvé un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de Sérisy, tu seras très gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour être agréable à Rastignac, qui depuis longtemps a trop de madame de Nucingen, tu consens à lui servir de manteau pour cacher une maÃtresse. Monsieur de Nucingen, devenu très amoureux de la femme que cache Rastignac ceci la fera rire s'est avisé d'employer la Police pour t'espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intérêts chez les Grandlieu pourraient être compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l'appui de son mari, qui est ministre d'Etat, pour aller à la Préfecture de police. Une fois là , devant monsieur le Préfet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientôt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en être un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d'Etat, tu l'admireras, y compris le Préfet. Les plus belles mécaniques font des taches d'huile ou crachent. Ne te fâche que tout juste. Tu n'en veux pas du tout à monsieur le Préfet; mais engage-le à surveiller son monde, et plains-le d'avoir à gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forêt. Le préfet d'alors était un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des préfets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, à cheval sur la légalité, leur main n'est pas leste à l'Arbitraire que nécessite assez souvent une circonstance critique où l'action de la Préfecture doit ressembler à celle d'un pompier chargé d'éteindre un feu. En présence du Vice-Président du Conseil-d'Etat, le Préfet reconnut à la Police plus d'inconvénients qu'elle n'en a, déplora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu'il avait demandés sur Peyrade. Le Préfet, tout en promettant de réprimer les excès auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s'être adressé directement à lui, lui promit le secret, et eut l'air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la liberté individuelle, sur l'inviolabilité du domicile furent échangées entre le Ministre d'Etat et le Préfet, à qui monsieur de Sérisy fit observer que si les grands intérêts du royaume exigeaient parfois de secrètes illégalités, le crime commençait à l'application de ces moyens d'Etat aux intérêts privés. Le lendemain, au moment où Peyrade allait à son cher café David où il se régalait de voir des bourgeois comme un artiste s'amuse à voir pousser des fleurs, un gendarme habillé en bourgeois l'accosta dans la rue. - J'allais chez vous, lui dit-il à l'oreille, j'ai ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme. Le Préfet de police traita Peyrade comme s'il eût été le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allée du petit jardin de la Préfecture de police qui, dans ce temps, s'étendait le long du quai des Orfèvres. - Ce n'est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809 vous avez été mis en dehors de l'administration... Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même?... La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. Le Préfet annonça durement au pauvre Peyrade que non seulement son secours annuel était supprimé, mais encore qu'il serait, lui, l'objet d'une surveillance spéciale. Le vieillard reçut cette douche de l'air le plus calme du monde. Il n'y a rien d'immobile et d'impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le père de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumônes de son ami Corentin. - J'ai été Préfet de police, je vous donne complètement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posé dans sa majesté judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m'excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine oeillade au Préfet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l'ancien Commissaire général de police en Hollande, ou pas assez sévères pour un simple mouchard. Seulement, monsieur le Préfet, ajouta Peyrade après une pause en voyant que le Préfet gardait le silence, souvenez-vous de ce que je vais avoir l'honneur de vous dire. Sans que je me mêle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l'occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu'un qu'on trompe en ce moment, c'est votre serviteur; plus tard, vous direz C'était moi. Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. Il revint chez lui, les bras et les jambes cassés, saisi d'une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet épais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentré dans les têtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. - Il liquide avec tout le monde , même avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n'ai jamais rien demandé à Corentin, je lui demanderai de m'aider à me venger de cette stupide caisse. Sacré baron! tu sauras le quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille déshonorée... Mais aime-t-il sa fille? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espérances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremêlait ses doléances de larmes arrachées par la perspective du triste avenir qu'il léguait à sa fille, son idole, sa perle, son offrande à Dieu. - Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d'abord si le baron est ton délateur. Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville?... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et très capable de tremper dans quelque conspiration tendant à renverser la branche aÃnée au profit de la branche cadette... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s'il a vu sa maÃtresse, et d'où nous vient ce coup de caveçon... Ne te désole pas. D'abord, le Préfet ne restera pas longtemps en place... Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c'est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. - C'est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumière sur la fenêtre, et il y a quelque chose qui m'est personnel. Un instant après, le fidèle Contenson comparaissait devant les deux gnômes de la Police par lui révérés à l'égal de deux génies. - Qu'y a-t-il? dit Corentin. - Du nouveau! Je sortais du 113, où j'ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries?... Georges! ce garçon est renvoyé par le baron, qui le soupçonne d'être un mouchard. - Voilà l'effet d'un sourire qui m'est échappé, dit Peyrade. - Oh! tout ce que j'ai vu de désastres causés par des sourires!... dit Corentin. - Sans compter ce que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion à l'affaire Simeuse. Voir Une Ténébreuse Affaire. Mais, voyons, Contenson, qu'arrive-t-il? - Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J'ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d'une infinité de couleurs, il en est resté gris; quant à moi, je dois être comme un alambic! Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce cette Anglaise n'est pas son ingonnie!... Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. Une bêtise. Ça se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux; retournez la phrase, et vous trouvez le problème que résout l'homme de génie. Le baron est revenu dans un état à faire pitié. Le lendemain Georges, pour faire son bon apôtre, dit à son maÃtre "Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde? Si monsieur voulait s'en rapporter à moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m'en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. - Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien!" Georges m'a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. Mais... l'on est fait à recevoir la pluie! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme où on lui disait quelque chose comme "Monsieur de Nucingen se meurt d'amour pour une inconnue, il a déjà dépensé beaucoup d'argent en pure perte; s'il veut se trouver ce soir à minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derrière laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu'il aime... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la pureté des intentions de ceux qui procèdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidèle Georges. Il n'y aura d'ailleurs personne dans la voiture." Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d'un voile. Le baron reconnaÃt le chasseur. Deux heures après, la voiture, qui marchait comme une voiture à Louis XVIII que Dieu ait son âme! il se connaissait en police, ce roi-là ! arrête au milieu d'un bois. Le baron, à qui l'on ôte son bandeau, voit dans une voiture arrêtée son inconnue, qui... psit!... disparaÃt aussitôt. Et la voiture même train que Louis XVIII le ramène au pont de Neuilly, où il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu "Combien de billets de mille francs monsieur le baron lâche-t-il pour être mis en rapport avec son inconnue?" Georges donne le petit billet à son maÃtre, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s'entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l'exploiter, a mis Georges à la porte. En v'là un imbécile de banquier! il ne fallait renvoyer Georges qu'après avoir gougé affec l'eingonnie. - Georges a vu la femme?... dit Corentin. - Oui, dit Contenson. - Eh! bien, s'écria Peyrade, comment est-elle? - Oh! répondit Contenson, il ne m'en a dit qu'un mot un vrai soleil de beauté!... - Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s'écria Peyrade. Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. - Ya, mein Herr! répondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflées à la Préfecture, ai-je fait jaser Georges. - Je voudrais bien savoir qui m'a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots! Faut faire les cloportes, dit Contenson. - Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... - Nous allons étudier cette version-là , s'écria Corentin, pour le moment, je n'ai rien à faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade! Obéissons toujours à monsieur le Préfet... - Monsieur de Nucingen est bon à saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines... - La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l'oreille de Corentin. - Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre père... ade... A de... main. - Monsieur, dit Contenson à Corentin sur le pas de la porte, quelle drôle d'opération de change aurait faite le bonhomme!.. Hein! marier sa fille avec le prix de!... Ah! ah! l'on ferait de ce sujet une jolie pièce, et morale, intitulée La Dot d'une jeune fille. - Ah! comme vous êtes organisés, vous autres!... quelles oreilles tu as!... dit Corentin à Contenson. Décidément la Nature Sociale arme toutes ses Espèces des qualités nécessaires aux services qu'elle en attend! La Société c'est une autre Nature! - C'est très philosophique ce que vous dites-là , s'écria Contenson, un professeur en ferait un système! - Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s'en allant avec l'espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, à propos de l'inconnue... en gros... ne finasse pas... - On regarde si les cheminées fument! dit Contenson. - Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas être heureux incognito, reprit Corentin. D'ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais être joués par eux! - Parbleu! ce serait le condamné qui s'amuserait à couper le cou au bourreau, s'écria Contenson. - Tu as toujours le petit mot pour rire, répondit Corentin en laissant échapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plâtre. Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. Si le baron n'avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intérêt à voir le Préfet de police? Il s'agissait pour Corentin de savoir s'il n'existait pas de faux frères parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade "Qui donc est allé se plaindre au préfet?... A qui cette femme appartient-elle?" Ainsi, tout en s'ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nécessairement être enveloppés dans la lutte déjà commencée, et que l'amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Faux abbé, faux billets, fausses dettes, faux amour Grâce à l'adresse d'Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittée. La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. Lucien et son corrupteur purent respirer pendant un moment. Comme deux bêtes fauves poursuivies qui lappent un peu d'eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à côtoyer les précipices, le long desquels l'homme fort conduisait l'homme faible ou au gibet ou à la fortune. - Aujourd'hui, dit Carlos à sa créature, nous jouons le tout pour le tout; mais heureusement les cartes sont biseautées et les pontes sont très jeunes! Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprès de madame de Sérisy. En effet, Lucien ne devait pas être soupçonné d'avoir une fille entretenue pour maÃtresse. Il trouva d'ailleurs dans le plaisir d'être aimé, dans l'entraÃnement d'une vie mondaine, une force d'emprunt pour s'étourdir. Il obéissait à mademoiselle Clotilde de Grandlieu en ne la voyant plus qu'au Bois ou aux Champs-Elysées. Le lendemain du jour où Esther fut enfermée dans la maison du Garde, l'être, pour elle problématique et terrible qui lui pesait sur le coeur, vint lui proposer de signer en blanc trois papiers timbrés, aggravés de ces mots tortionnaires Accepté pour soixante mille francs, sur le premier; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le second; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le troisième. En tout trois cent mille francs d'acceptations. En mettant bon pour, vous faites un simple billet, Le mot accepté constitue la lettre de change et vous soumet à la contrainte par corps. Ce mot fait encourir à celui qui le signe imprudemment cinq ans de prison, une peine que le Tribunal de police correctionnelle n'inflige presque jamais, et que la Cour d'assises applique à des scélérats. La loi sur la contrainte par corps est un reste des temps de barbarie qui joint à sa stupidité le rare mérite d'être inutile, en ce qu'elle n'atteint jamais les fripons. Voir Illusions perdues. - Il s'agit, dit l'Espagnol à Esther, de tirer Lucien d'embarras. Nous avons soixante mille francs de dettes, et avec ces trois cent mille francs nous nous en tirerons peut-être. Après avoir antidaté de six mois les lettres de change, Carlos les fit tirer sur Esther par un homme incompris de la police correctionnelle, et dont les aventures, malgré le bruit qu'elles ont fait, furent bientôt oubliées, perdues, couvertes par le tapage de la grande symphonie de juillet 1830. Ce jeune homme, un des plus audacieux chevaliers d'industrie, fils d'un huissier de Boulogne près Paris, se nomme Georges-Marie Destourny. Le père, obligé de vendre sa charge en des circonstances peu prospères, laissa, vers 1824, son fils sans aucune ressource après lui avoir donné cette brillante éducation, la folie des petits bourgeois pour leurs enfants. A vingt-trois ans, le jeune et brillant élève en droit avait déjà renié son père en écrivant ainsi son nom sur ses cartes GEORGES D'ESTOURNY. Cette carte donnait à son personnage un parfum d'aristocratie. Ce fashionable eut l'audace de prendre tilbury, groom, et de hanter les clubs. Un mot expliquera tout il faisait des affaires à la Bourse avec l'argent des femmes entretenues dont il était le confident. Enfin il succomba devant la Police correctionnelle, où il comparut accusé de se servir de cartes trop heureuses. Il avait des complices, des jeunes gens corrompus par lui, ses séides obligés, les compères de son élégance et de son crédit. Obligé de fuir, il négligea de payer ses différences à la Bourse. Tout Paris, le Paris des loups-cerviers et des clubs, des boulevards et des industriels, tremblait encore de cette double affaire. Au temps de sa splendeur, Georges d'Estourny, joli garçon, bon enfant surtout, généreux comme un chef de voleurs, avait protégé la Torpille pendant quelques mois. Le faux Espagnol basa sa spéculation sur l'accointance d'Esther avec ce célèbre escroc, accident particulier aux femmes de cette classe. Georges d'Estourny, dont l'ambition s'était enhardie avec le succès, avait pris sous sa protection un homme venu du fond d'un département pour faire des affaires à Paris, et que le parti libéral voulait indemniser de condamnations encourues avec courage dans la lutte de la Presse contre le Gouvernement de Charles X, dont la persécution s'était ralentie pendant le ministère Martignac. On avait alors gracié le sieur Cérizet, ce gérant responsable, surnommé le Courageux-Cérizet. Or, Cérizet, patronné pour la forme par les sommités de la Gauche, fonda une maison qui tenait à la fois à l'agence d'affaires, à la Banque et à la maison de commission. Ce fut une de ces positions qui ressemblent, dans le commerce, à ces domestiques annoncés dans les Petites-Affiches, comme pouvant et sachant tout faire. Cérizet fut très heureux de se lier avec Georges d'Estourny, qui le forma. Esther, en vertu de l'anecdote sur Ninon, pouvait passer pour être la fidèle dépositaire d'une portion de la fortune de Georges d'Estourny. Un endos en blanc signé Georges d'Estourny rendit Carlos Herrera maÃtre des valeurs qu'il avait créées. Ce faux n'avait aucun danger du moment où, soit mademoiselle Esther, soit quelqu'un pour elle, pouvait ou devait payer. Après avoir pris des renseignements sur la maison Cérizet, Carlos y reconnut l'un de ces personnages obscurs décidés à faire fortune mais... légalement. Cérizet, le vrai dépositaire de d'Estourny, restait nanti de sommes importantes alors engagées dans la Hausse, à la Bourse, et qui permettaient à Cérizet de se dire banquier. Tout cela se fait à Paris; on méprise un homme, on n'en méprise pas l'argent. Carlos se rendit chez Cérizet dans l'intention de le travailler à sa manière, car il se trouvait par hasard maÃtre de tous les secrets de ce digne associé de d'Estourny. Le Courageux-Cérizet demeurait dans un entresol, rue du Gros-Chenet, et Carlos, qui se fit mystérieusement annoncer comme venant de la part de Georges d'Estourny, surprit le soi-disant banquier pâle de cette annonce. Carlos vit, dans un modeste cabinet, un petit homme à cheveux rares et blonds, et reconnut en lui, d'après la description que lui en avait faite Lucien, le judas de David Séchard. - Pouvons-nous parler ici sans crainte d'être entendus? dit l'Espagnol métamorphosé subitement en Anglais à cheveux rouges, à lunettes bleues, aussi propre, aussi net qu'un puritain allant au Prêche. - Et pourquoi, monsieur? dit Cérizet. Qui êtes-vous? - Monsieur William Barker, créancier de monsieur d'Estourny; mais je vais démontrer la nécessité de fermer vos portes, puisque vous le désirez. Nous savons, monsieur, quelles ont été vos relations avec les Petit-Claud, les Cointet et les Séchard d'Angoulême.. A ces mots, Cérizet s'élança vers la porte et la ferma, revint à une autre porte qui donnait dans une chambre à coucher, la verrouilla; puis il dit à l'inconnu "Plus bas, monsieur!" Et il examina le faux Anglais en lui disant "Que voulez-vous de moi?..." - Mon Dieu! reprit William Barker, chacun pour soi, dans ce monde. Vous avez les fonds de ce drôle de d'Estourny... Rassurez-vous, je ne viens pas vous les demander; mais, pressé par moi, ce fripon qui mérite la corde, entre nous, m'a donné ces valeurs en me disant qu'il pouvait y avoir quelque chance de les réaliser; et, comme je ne veux pas poursuivre en mon nom, il m'a dit que vous ne me refuseriez pas le vôtre. Cérizet regarda la lettre de change, et dit "Mais il n'est plus à Francfort..." - Je le sais, répondit Barker, mais il pouvait encore y être à la date de ces traites.. - Mais je ne veux pas être responsable, dit Cérizet... - Je ne vous demande pas de sacrifice, reprit Barker; vous pouvez être chargé de les recevoir, acquittez-les, et je me charge d'opérer le recouvrement. - Je suis étonné de voir à d'Estourny autant de défiance de moi, reprit Cérizet. - Dans sa position, répondit Barker, on ne peut pas le blâmer d'avoir mis ses oeufs dans plusieurs paniers. - Est-ce que vous croiriez?... demanda le petit faiseur d'affaires en rendant au faux Anglais les lettres de change acquittées et en règle. -..Je crois que vous garderez bien ses fonds! dit Barker, j'en suis sûr! ils sont déjà jetés sur le tapis vert de la Bourse. - Ma fortune est intéressée à ... - A les perdre ostensiblement, dit Barker. - Monsieur!... s'écria Cérizet. - Tenez, mon cher monsieur Cérizet, dit froidement Barker en interrompant Cérizet, vous me rendriez un service en me facilitant cette rentrée. Ayez la complaisance de m'écrire une lettre où vous disiez que vous me remettez ces valeurs acquittées pour le compte de d'Estourny, et que l'huissier poursuivant devra considérer le porteur de la lettre comme le possesseur de ces trois traites. - Voulez-vous me dire vos noms? - Pas de nom! répondit le capitaliste anglais. Mettez Le porteur de cette lettre et des valeurs.. Vous allez être bien payé de cette complaisance... - Et comment?... dit Cérizet. - Par un seul mot. Vous resterez en France, n'est-ce pas?... - Oui, monsieur. - Eh! bien, jamais Georges d'Estourny n'y rentrera. - Et pourquoi? - Il y a plus de cinq personnes qui, à ma connaissance, l'assassineraient, et il le sait. - Je ne m'étonne plus qu'il me demande de quoi faire une pacotille pour les Indes! s'écria Cérizet. Et il m'a malheureusement obligé d'engager tout dans les Fonds publics. Nous sommes déjà débiteurs de différences à la maison du Tillet. Je vis au jour le jour. - Tirez votre épingle du jeu! - Ah! si j'avais su cela plus tôt! s'écria Cérizet. J'ai manqué ma fortune.. - Un dernier mot?... dit Barker Discrétion!... vous en êtes capable; mais, ce qui peut-être est moins sûr, Fidélité. Nous nous reverrons, et je vous ferai faire fortune. Après avoir jeté dans cette âme de boue un espoir qui devait en assurer la discrétion pendant longtemps, Carlos, toujours en Barker, se rendit chez un huissier sur lequel il pouvait compter, et le chargea d'obtenir des jugements définitifs contre Esther. - On paiera, dit-il à l'huissier, c'est une affaire d'honneur, nous voulons seulement être en règle. Barker fit représenter mademoiselle Esther au Tribunal de Commerce par un agréé pour que les jugements fussent contradictoires. L'huissier, prié d'agir poliment, mit sous enveloppe tous les actes de procédure, vint saisir lui-même le mobilier, rue Taitbout, où il fut reçu par Europe. La contrainte par corps une fois dénoncée, Esther fut ostensiblement sous le coup de trois cent et quelques mille francs de dettes indiscutables. Carlos ne fit pas en ceci de grands frais d'invention. Ce vaudeville des fausses dettes se joue à Paris très souvent. Il y existe des sous-Gobseck, des sous-Gigonnet qui, moyennant une prime, se prêtent à ce calembour, car ils plaisantent de ce tour infâme. Tout, en France, se fait en riant, même les crimes. On rançonne ainsi, soit des parents récalcitrants, soit des passions qui lésineraient, mais qui, devant une nécessité flagrante ou quelque prétendu déshonneur, s'exécutent. Maxime de Trailles avait usé très souvent de ce moyen, renouvelé des comédies du vieux répertoire. Seulement Carlos Herrera, qui voulait sauver et l'honneur de sa robe et celui de Lucien, avait eu recours à un faux sans aucun danger, mais assez souvent pratiqué pour qu'en ce moment la justice s'en émeuve. Il se tient, dit-on, une Bourse des effets faux aux environs du Palais-Royal, où, pour trois francs, on vous donne une signature. Avant d'entamer la question de ces cent mille écus destinés à faire sentinelle à la porte de la chambre à coucher, Carlos se promit de faire payer, au préalable, cent mille autres francs à monsieur de Nucingen. Voici comment. Par ses ordres, Asie se posa, vis-à -vis de l'amoureux baron, en vieille femme au courant -des affaires de la belle inconnue. Jusqu'à présent, les peintres de moeurs ont mis en scène beaucoup d'usuriers; mais on a oublié l'usurière, la madame La Ressource d'aujourd'hui, personnage excessivement curieux, appelée décemment marchande à la toilette, et que pouvait jouer la féroce Asie, qui possédait deux établissements, l'un au Temple, l'autre rue Neuve-Saint-Marc, gérés tous les deux par des femmes à elle. - Tu te remettras dans la pelure de madame de Saint-Estève, lui dit-il. Herrera voulut voir Asie habillée. La fausse entremetteuse vint en robe de damas à fleurs, provenant de rideaux décrochés à quelque boudoir saisi, ayant un de ces châles de cachemire passés, usés, invendables qui finissent leur vie au dos de ces femmes. Elle portait une collerette en dentelles magnifiques, mais éraillées, et un affreux chapeau; mais elle était chaussée en souliers de peau d'Irlande, sur le bord desquels sa chair faisait l'effet d'un bourrelet de soie noire à jour. - Et la boucle de ma ceinture! dit-elle en montrant une orfèvrerie suspecte que repoussait son ventre de cuisinière. Hein, quel genre! Et mon tour... comme il m'enlaidit gentiment! Oh! madame Nourrisson m'a crânement habillée. - Sois mielleuse d'abord, lui dit Carlos, sois craintive presque, défiante comme une chatte; et fais surtout rougir le baron d'avoir employé la Police sans que tu paraisses avoir à trembler devant les agents. Enfin donne à entendre à la pratique, en termes plus ou moins clairs, que tu défies toutes les polices du monde de savoir où se trouve la belle. Cache bien tes traces... Quand le baron t'aura donné le droit de lui frapper sur le ventre en l'appelant "Gros corrompu!" deviens insolente et fais-le aller comme un laquais. Menacé de ne plus revoir l'entremetteuse s'il se livrait au moindre espionnage, Nucingen voyait Asie en allant à la Bourse, à pied, mystérieusement, dans un misérable entresol de la rue Neuve-Saint-Marc. Ces boueux sentiers, combien de fois les millionnaires amoureux les ont-ils côtoyés, et avec quelles délices! les pavés de Paris le savent. Madame de Saint-Estève fit arriver, d'espérance en désespoir, en relayant l'un par l'autre, le baron à vouloir être mis au courant de tout ce qui concernait l'inconnue, à tout prix!... Pendant ce temps, l'huissier marchait, et marchait d'autant mieux que, ne trouvant aucune résistance chez Esther, il agissait dans les délais légaux, sans perdre vingt-quatre heures. Lucien, conduit par son conseiller, visita cinq ou six fois la recluse à Saint-Germain. Le féroce conducteur de ces machinations avait jugé ces entrevues nécessaires pour empêcher Esther de dépérir, car sa beauté passait à l'état de capital. Au moment de quitter la maison du Garde, il amena Lucien et la pauvre courtisane au bord d'un chemin désert, à un endroit d'où l'on voyait Paris, et où personne ne pouvait les entendre. Tous trois ils s'assirent au soleil levant, sous un tronçon de peuplier abattu devant ce paysage, un des plus magnifiques du monde, et qui embrasse le cours de la Seine, Montmartre, Paris, Saint-Denis. - Mes enfants, dit Carlos, votre rêve est fini. Toi, ma petite, tu ne reverras plus Lucien; ou si tu le vois, tu dois l'avoir connu, il y a cinq ans, pendant quelques jours seulement. - Voilà donc ma mort arrivée! dit-elle sans verser une larme. - Eh! voilà cinq ans que tu es malade, reprit Herrera. Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et très bien!... Laisse-nous, Lucien, va cueillir des sonnets, dit-il en lui montrant un champ à quelques pas d'eux. Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres à ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le coeur et de lâcheté dans le caractère. Esther lui répondit par un signe de tête qui voulait dire "Je vais écouter le bourreau pour savoir comment je dois poser ma tête sous la hache, et j'aurai le courage de bien mourir." Ce fut si gracieux et, en même temps, si plein d'horreur, que le poète pleura; Esther courut à lui, le serra dans ses bras, but cette larme et lui dit "Sois tranquille!" un de ces mots qui se disent avec les gestes et les yeux, avec la voix du délire. Carlos se mit à expliquer nettement, sans ambiguïté, souvent avec d'horribles mots propres, la situation critique de Lucien, sa position à l'hôtel de Grandlieu, sa belle vie s'il triomphait, et enfin la nécessité pour Esther de se sacrifier à ce magnifique avenir. - Que faut-il faire? s'écria-t-elle fanatisée. - M'obéir aveuglément, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre? Il ne tiendra qu'à vous de vous faire un beau sort. Vous allez devenir ce que sont Tullia, Florine, Mariette et la Val-Noble, vos anciennes amies, la maÃtresse d'un homme riche que vous n'aimerez pas. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse... - Heureuse!... dit-elle en levant les yeux au ciel. - Vous avez eu quatre ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs?... - Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. Ne vous inquiétez pas du reste! Vous l'avez dit, mon amour est une maladie mortelle. - Ce n'est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. A vingt-deux ans et demi, vous êtes à votre plus haut point de beauté, grâce à votre bonheur. Enfin, redevenez surtout la Torpille. Soyez espiègle, dépensière, rusée, sans pitié pour le millionnaire que je vous livre. Ecoutez!... cet homme est un voleur de grande Bourse, il a été sans pitié pour bien du monde, il s'est engraissé des fortunes de la veuve et de l'orphelin, vous serez leur Vengeance!... Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez à Paris ce soir. Si vous laissiez soupçonner vos liaisons depuis quatre ans avec Lucien, autant vaudrait lui tirer un coup de pistolet dans la tête. On vous demandera ce que vous êtes devenue vous répondrez que vous avez été emmenée en voyage par un Anglais excessivement jaloux. Vous avez eu jadis assez d'esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-là ... Avez-vous jamais vu un radieux cerf-volant, ce géant les papillons de l'enfance, tout chamarré d'or, planant dans les cieux?... Les enfants oublient un moment la corde, un passant la coupe, le météore donne, en langage de collège, une tête, et il tombe avec une effrayante rapidité. Telle Esther en entendant Carlos. Deuxième partie. A combien l'amour revient aux vieillards Cent mille francs placés en Asie Depuis huit jours, Nucingen allait marchander la livraison de celle qu'il aimait, presque tous les jours, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Marc. Là , tantôt sous le nom de Saint-Estève, tantôt sous le nom de sa créature, madame Nourrisson, trônait Asie entre les plus belles parures arrivées à cette phase horrible où les robes ne sont plus des robes et ne sont pas encore des haillons. Le cadre était en harmonie avec la figure que cette femme se composait, car ces boutiques sont une des plus sinistres particularités de Paris. On y voit des défroques que la Mort y a jetées de sa main décharnée, et on entend alors le râle d'une phtisie sous un châle, comme on y devine l'agonie de la misère sous une robe lamée d'or. Les atroces débats entre le Luxe et la Faim sont écrits là sur de légères dentelles. On y retrouve la physionomie d'une reine sous un turban à plumes dont la pose actuelle rappelle et rétablit presque la figure absente. C'est le hideux dans le joli! Le fouet de Juvénal, agité par les mains officielles du Commissaire-priseur, éparpille les manchons pelés, les fourrures flétries des filles aux abois. C'est un fumier de fleurs où, çà et là , brillent des roses coupées d'hier, portées un jour, et sur lequel est toujours accroupie une vieille, la cousine germaine de l'Usure, l'Occasion chauve, édentée, et prête à vendre le contenu, tant elle a l'habitude d'acheter le contenant, la robe sans la femme ou la femme sans la robe! Asie était là , comme l'argousin dans le Bagne, comme un vautour au bec rougi sur des cadavres, au sein de son élément; plus affreuse que ces sauvages horreurs qui font frémir les passants étonnés quelquefois de rencontrer un de leurs plus jeunes et frais souvenirs pendus dans un sale vitrage derrière lequel grimace une vraie Saint-Estève retirée. D'irritations en irritations et de dix mille en dix mille francs, le banquier était arrivé à offrir soixante mille francs à madame de Saint-Estève, qui lui répondit par un refus grimacé à désespérer un macaque. Après une nuit agitée, après avoir reconnu combien Esther portait de désordre dans ses idées, après avoir réalisé des gains inattendus à la Bourse, il vint enfin un matin avec l'intention de lâcher les cent mille francs demandés par Asie, mais il voulait lui soutirer une foule de renseignements. - Tu te décides donc, mon gros farceur? lui dit Asie en lui tapant sur l'épaule. La familiarité la plus déshonorante est le premier impôt que ces sortes de femmes prélèvent sur les passions effrénées ou sur les misères qui se confient à elles; elles ne s'élèvent jamais à la hauteur du client, elles le font asseoir côte à côte auprès d'elles sur leur tas de boue. Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maÃtre. - Il le vaud pien, dit Nucingen. - Et tu n'es pas volé, répondit Asie. On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-là , relativement. Il y a femme et femme! De Marsay a donné de feu Coralie soixante mille francs. Celle que tu veux a coûté cent mille francs de première main; mais pour moi, vois-tu, vieux corrompu, c'est une affaire de convenance. - Mèz ù ed-elle? - Ah! tu la verras. Je suis comme toi donnant, donnant!... Ah! çà , mon cher, ta passion a fait des folies. Ces jeunes filles, ça n'est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit... - Eine pelle... - Allons, vas-tu faire le jobard?.. Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prêté, moi, cinquante mille francs... - Finte-sinte! tis tonc, s'écria le banquier. - Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. Cette femme-là , faut lui rendre justice, c'est la probité même! Elle n'avait plus que sa personne, elle m'a dit "Ma petite madame Saint-Estève, je suis poursuivie, il n'y a que vous qui puissiez m'obliger, donnez-moi vingt mille francs, et je vous les hypothèque sur mon coeur..." - Oh! elle a un joli coeur!... Il n'y a que moi qui sache où elle est. Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs.. Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Avant de s'en aller de là ... - son mobilier était saisi!... - rapport aux frais. - Ces gueux d'huissiers!... - Vous savez, vous qui êtes un fort de la Bourse! Eh! bien, pas bête, elle a loué pour deux mois son appartement à une Anglaise, une femme superbe qu'avait ce petit chose... Rubempré, pour amant, et il en était si jaloux qu'il la faisait promener la nuit... Mais, comme on va vendre le mobilier, l'Anglaise a déguerpi, d'autant plus qu'elle était trop chère pour un petit criquet comme Lucien... - Vus vaides la panque, dit Nucingen. - En nature, dit Asie. Je prête aux jolies femmes; et ça rend, car on escompte deux valeurs à la fois. Asie s'amusait à charger le rôle de ces femmes qui sont bien âpres, mais plus patelines, plus douces que la Malaise, et qui justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Asie se posa comme ayant perdu ses illusions, cinq amants, ses enfants, et se laissant voler par tout le monde malgré son expérience. Elle montra de temps en temps des reconnaissances du Mont-de-Piété, pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gênée, endettée. Enfin, elle fut si naïvement hideuse que le baron finit par croire au personnage qu'elle représentait. - Eh! pien, si che lâge les sante mille, ù la ferrai-che? dit-il en faisant le geste d'un homme décidé à tous les sacrifices. - Mon gros père, tu viendras ce soir avec ta voiture, par exemple, en face le Gymnase. C'est le chemin, dit Asie. Tu t'arrêteras au coin de la rue Sainte-Barbe. Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothèque à cheveux noirs... Oh! elle a de beaux cheveux, mon hypothèque! En ôtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. Mais si tu te connais aux chiffres, tu m'as l'air assez jobard sur le reste; je te conseille de bien cacher la petite, car on te la fourre à Sainte-Pélagie, et vivement, le lendemain, si on la trouve... et... on la cherche. - Ne bourraid-on boind rageder les pilets? dit l'incorrigible Loup-cervier. - L'huissier les a... mais il n'y a pas mèche. L'enfant a évu une passion et a mangé un dépôt qu'on lui redemande. Ah! dam! c'est un peu farceur un coeur de vingt-deux ans. - Pon, pon, ch'arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. Il ède pien endentu que che serai son brodecdère. - Eh! grosse bête, c'est ton affaire de te faire aimer par elle, et tu as bien assez de moyens pour acheter un semblant d'amour qui vaille le vrai. Je te remets ta princesse entre les mains; elle est tenue de te suivre, je ne m'inquiète point du reste... Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. Ah! mon petit! c'est une femme comme il faut... Sans cela lui aurais-je donné quinze mille francs? - Eh! pien, c'est tidde. A ce soir! Le baron recommença la toilette nuptiale qu'il avait déjà faite; mais, cette fois, la certitude du succès lui fit doubler la dose des pilules. A neuf heures, il trouva l'horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture. - U? dit le baron. - Où? fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras! Arrivés là , la fausse madame Saint-Estève dit à Nucingen avec un affreux sourire "Nous allons faire quelques pas à pied, je ne suis pas assez sotte pour avoir donné la véritable adresse." - Ti benses à tutte, répondit Nucingen. - C'est mon état, répliqua-t-elle. Asie conduisit Nucingen rue Barbette, où, dans une maison garnie tenue par un tapissier du quartier, il fut introduit au quatrième étage. En apercevant, dans une chambre mesquinement meublée, Esther mise en ouvrière et travaillant à un ouvrage de broderie, le millionnaire pâlit. Au bout d'un quart d'heure, pendant lequel Asie eut l'air de chuchoter avec Esther, à peine ce jeune vieillard pouvait-il parler. - Montemisselle, dit-il enfin à la pauvre fille, aurez-fûs la pondé té m'accebder gomme fodre brodecdère?... - Mais il le faut bien, monsieur, dit Esther dont les yeux laissèrent échapper deux grosses larmes. - Ne bleurez boind. Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes... Laissez fus seilement aimer bar moi, fus ferrez. - Ma petite, monsieur est raisonnable, dit Asie, il sait bien qu'il a soixante-six ans passés, et il sera bien indulgent. Enfin, mon bel ange, c'est un père que je t'ai trouvé... - Faut lui dire ça, dit Asie à l'oreille du banquier mécontent. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. Venez par ici! dit Asie en amenant Nucingen dans la pièce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange? Nucingen tira de la poche de son habit un portefeuille et compta les cent mille francs, que Carlos, caché dans un cabinet, attendait avec une vive impatience, et que la cuisinière lui porta. - Voilà cent mille francs que notre homme place en Asie, maintenant nous allons lui en faire placer en Europe, dit Carlos à sa confidente quand ils furent sur le palier. Il disparut après avoir donné ses instructions à la Malaise, qui rentra dans l'appartement où Esther pleurait à chaudes larmes. L'enfant, comme un criminel condamné à mort, s'était fait un roman d'espérance, et l'heure fatale avait sonné. - Mes chers enfants, dit Asie, où allez-vous aller?... car le baron de Nucingen... Esther regarda le banquier célèbre en laissant échapper un geste d'étonnement admirablement joué. - Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne... - Le baron de Nucingen ne doit pas, ne peut pas rester dans un chenil pareil. Ecoutez-moi! Votre ancienne femme de chambre Eugénie... - Icheni! te la rie Daidpoud... s'écria le baron. - Eh! bien, oui, la gardienne judiciaire des meubles, reprit Asie, et qui a loué l'appartement à la belle Anglaise... - Ah!je combrens! dit le baron. - L'ancienne femme de chambre de madame, reprit respectueusement Asie en désignant Esther, vous recevra très bien ce soir, et jamais le Garde du Commerce ne s'avisera de la venir chercher dans son ancien appartement, qu'elle a quitté depuis trois mois... - Barvait! barvait! s'écria le baron. T'ailiers, che gonnais les Cartes ti Gommerce, et che Zais tes baroles bir les vaire tisbaraidre... - Vous aurez dans Eugénie une fine mouche, dit Asie, c'est moi qui l'ai donnée à madame... - Che la gonnais, s'écria le millionnaire en riant. Ichénie m'a gibbé drende mille vrans... Esther fit un geste d'horreur sur la foi duquel un homme de coeur lui aurait confié sa fortune. - Oh! bar ma vôde, reprit le baron, che gourais abrès fûs... Et il raconta le quiproquo auquel avait donné lieu la location de l'appartement à une Anglaise. - Eh! bien, voyez-vous, madame? dit Asie, Eugénie ne vous a rien dit de cela, la rusée! Mais, madame est bien habituée à cette fille-là , dit-elle au baron, gardez-la tout de même. Asie prit Nucingen à part et lui dit - Avec cinq cents francs par mois à Eugénie, qui arrondit joliment sa pelote, vous saurez tout ce que fera madame, donnez-la-lui pour femme de chambre. Eugénie sera d'autant mieux à vous qu'elle vous a déjà carotté... Rien n'attache plus les femmes à un homme que de le carotter. Mais tenez Eugénie en bride elle fait tout pour de l'argent, cette fille-là , c'est une horreur!... - Ed doi?... - Moi, fit Asie, je me rembourse. Nucingen, cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux; il se laissa faire comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant ses yeux et tirant avec la décence d'une jeune vierge les points de sa broderie, rendait à ce vieillard amoureux les sensations qu'il avait éprouvées au bois de Vincennes; il eût donné la clef de sa caisse! il se sentait jeune, il avait le coeur plein d'adoration, il attendait qu'Asie fût partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de RaphaÃl. Cette éclosion subite de l'enfance au coeur d'un Loup-cervier, d'un vieillard, est un des phénomènes sociaux que la Physiologie peut le plus facilement expliquer. Comprimée sous le poids des affaires, étouffée par de continuels calculs, par les préoccupations perpétuelles de la chasse aux millions, l'adolescence et ses sublimes illusions reparaÃt, s'élance et fleurit, comme une cause, comme une graine oubliée dont les effets, dont les floraisons splendides obéissent au hasard, à un soleil qui jaillit, qui luit tardivement. Commis à douze ans dans la vieille maison d'Aldrigger de Strasbourg, le baron n'avait jamais mis le pied dans le monde des sentiments. Aussi restait-il devant son idole en entendant mille phrases qui se heurtaient dans sa cervelle, et n'en trouvant aucune sur ses lèvres, il obéit alors à un désir brutal où l'homme de soixante-six ans reparaissait. - Foulez-vous fenir rie Daidboud?... dit-il. -Où vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant. - I vis fudrez! répéta-t-il avec ravissement. Fus êdes ein anche tescendû ti ciel, et que ch'aime comme si ch'édais ein bedide cheune ôme quoique ch'aie tes gefeux cris... - Ah! vous pouvez bien dire blancs! car ils sont d'un trop beau noir pour n'être que gris, dit Asie. - Fa-d'en, filaine fenteusse te chair himaine! Ti as don archente, ne baffe blis sir cedde fleir t'amûr! s'écria le banquier en se remboursant par cette sauvage apostrophe de toutes les insolences qu'il avait supportées. - Vieux polisson! tu me paieras cette phrase-là !... lui dit Asie en menaçant le banquier par un geste digne de la Halle qui lui fit hausser les épaules. - Entre la gueule du pot et celle d'un licheur il y a la place d'une vipère, et tu m'y trouveras!... dit-elle excitée par le dédain de Nucingen. Les millionnaires dont l'argent est gardé par la Banque de France, dont les hôtels sont gardés par une escouade de valets, dont la personne a, dans la rue, le rempart d'une rapide voiture à chevaux anglais, ne craignent aucun malheur aussi le baron lorgna-t-il froidement Asie, en homme qui venait de lui donner cent mille francs. Cette majesté produisit son effet. Asie exécuta sa retraite en grommelant dans l'escalier et, tenant un langage excessivement révolutionnaire, elle parlait d'échafaud! - Que lui avez-vous donc dit?... demanda la vierge à la broderie, car elle est bonne femme. - Elle fus ha fentie, elle fus ha follée... - Quand nous sommes dans la misère, répondit-elle d'un air à fendre le coeur d'un diplomate, qui donc a de l'argent et des égards pour nous?... - Bôfre bedide! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi! Une première nuit Nucingen donna le bras à Esther, il l'emmena comme elle se trouvait, et la mit dans sa voiture avec plus de respect peut-être qu'il n'en aurait eu pour la belle duchesse de Maufrigneuse. - Fis haurez ein pel éguipache, le blis choli te Baris, disait Nucingen pendant le chemin. Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis rige que fus. Vis serez resbectée gomme eine viancée t'Allemeigne Che fous feux lipre... Ne bleurez boint. Egoudez... Che vis aime fériddaplement t'amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer... - Aime-t-on d'amour une femme qu'on achète?... demanda d'une voix délicieuse la pauvre fille. - Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrères à gausse de sa chantilesse. C'esd tans la Piple. Paillers, tans l'Oriende, on agêde ses phâmes léchidimes. Arrivée rue Taitbout, Esther ne put revoir sans des impressions douloureuses le théâtre de son bonheur. Elle resta sur un divan, immobile, étanchant ses larmes une à une, sans entendre un mot des folies que lui baragouinait le banquier, il se mit à ses genoux; elle l'y laissa sans lui rien dire, lui abandonnant ses mains quand il les prenait, mais ignorant, pour ainsi dire, de quel sexe était la créature qui lui réchauffait les pieds, que Nucingen trouva froids. Cette scène de larmes brûlantes semées sur la tête du baron, et de pieds à la glace réchauffés par lui, dura de minuit à deux heures du matin. - Ichenie, dit enfin le baron en appelant Europe, optenez tonc te fodre maÃdresse qu'elle se gouche... - Non, s'écria Esther en se dressant sur ses jambes comme un cheval effarouché, jamais ici!... - Tenez, monsieur, je connais madame, elle est douce et bonne comme un agneau, dit Europe au banquier; seulement, il ne faut pas la heurter, il faut toujours la prendre de biais... Elle a été si malheureuse ici! - Voyez?... le mobilier est bien usé! - Laissez-lui suivre ses idées. - Arrangez-lui, là , bien gentiment, quelque joli hôtel. Peut-être qu'en voyant tout nouveau autour d'elle, elle sera dépaysée, elle vous trouvera peut-être mieux que vous n'êtes, et sera d'une douceur angélique. - Oh! madame n'a pas sa pareille! et vous pouvez vous vanter d'avoir fait une excellente acquisition un bon coeur, des manières gentilles, un coup-de-pied fin, une peau comme une rose... Ah!... Et de l'esprit à faire rire les condamnés à mort... Madame est susceptible d'attache... - Et comme elle sait s'habiller!... Eh! bien, si c'est cher, un homme en a, comme on dit, pour son argent. - Ici, toutes ses robes sont saisies, sa toilette est donc arriérée de trois mois. - Mais madame est si bonne, voyez-vous, que moi je l'aime et c'est ma maÃtresse! - Mais, soyez juste, une femme comme elle se voir au milieu de meubles saisis!... Et pour qui? pour un garnement qui l'a rouée.. Pauvre petite femme! elle n'est plus elle-même. - Esder... Esder... disait le baron, gouchez-fis, mon anche? Eh! si c'edde moi qui fous vais beur, che resderai sir ce ganabé... S'écria le baron enflammé de l'amour le plus pur en voyant qu'Esther pleurait toujours. - Hé! bien, répondit Esther en prenant la main du baron et la lui baisant avec un sentiment de reconnaissance qui fit venir aux yeux de ce Loup-cervier quelque chose d'assez ressemblant à une larme, je vous en saurai gré Et elle se sauva dans sa chambre en s'y enfermant. - Il y a quêque chausse t'inexblicaple là -tetans... se disait Nucingen agité par ses pilules. Que tira-d-on chèze moi? Il se leva, regarda par la fenêtre "Ma foidire ed tuchurs là ... Foissi piendôd le chour!..." Il se promena par la chambre "Gomme montame te Nichinguenne se mogueraid te moi, si chamais êle saffais gommand chai bassé cedde nouid!..." Il alla coller son oreille à la porte de la chambre en se trouvant un peu trop niaisement couché. - Esder!... Aucune réponse. - Mon tié! elle bleure tuchurs!... se dit-il en revenant s'étendre sur le canapé. Dix minutes environ après le lever du soleil, le baron de Nucingen, qui s'était endormi de ce mauvais sommeil pris par force, et dans une position gênée, sur un divan, fut éveillé en sursaut par Europe au milieu d'un de ces rêves qu'on fait alors et dont les rapides complications sont un des phénomènes insolubles de la physiologie médicale. - Ah! mon Dieu! madame, criait-elle, madame! des soldats!... des gendarmes, la justice. On veut vous arrêter... Au moment où Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l'ange RaphaÃl, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand. Un homme s'avança. Contenson, l'affreux Contenson, mit sa main sur l'épaule moite d'Esther. - Vous êtes mademoiselle Esther Van...? dit-il. Europe, d'un revers appliqué sur la joue de Contenson, l'envoya d'autant mieux mesurer ce qu'il lui fallait de tapis pour se coucher, qu'elle lui donna dans les jambes ce coup sec si connu de ceux qui pratiquent l'art dit de la savate. - Arrière! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maÃtresse! - Elle m'a cassé la jambe! criait Contenson en se relevant, on me la paiera... Sur la masse des cinq recors vêtus comme des recors, gardant leurs chapeaux affreux sur leurs têtes plus affreuses encore, et offrant des têtes de bois d'acajou veiné où les yeux louchaient, où quelques nez manquaient, où les bouches grimaçaient, se détacha Louchard, vêtu plus proprement que ses hommes, mais le chapeau sur la tête, la figure à la fois doucereuse et rieuse. - Mademoiselle, je vous arrête, dit-il à Esther. Quant à vous, ma fille, dit-il à Europe, toute rébellion serait punie et toute résistance est inutile. Le bruit des fusils, dont les crosses tombèrent sur les dalles de la salle à manger et de l'antichambre en annonçant que le Garde était doublé de la Garde, appuya ce discours. - Et pourquoi m'arrêter? dit innocemment Esther. - Et nos petites dettes?... répondit Louchard. - Ah! c'est vrai! s'écria Esther. Laissez-moi m'habiller. - Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m'assure si vous n'avez aucun moyen d'évasion dans votre chambre, dit Louchard. Tout cela se fit si rapidement que le baron n'avait pas encore eu le temps d'intervenir. - Eh! pien, je sis à cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne!... s'écria la terrible Asie en se glissant à travers les recors jusqu'au divan où elle feignit de découvrir le banquier. - Filaine trôlesse! s'écria Nucingen qui se dressa dans toute sa majesté financière. Et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui ôta son chapeau à un cri de Contenson. - Monsieur le baron de Nucingen!... Au geste que fit Louchard, les recors évacuèrent l'appartement en se découvrant tous avec respect. Contenson seul resta. - Monsieur le baron paie-t-il?.. demanda le Garde qui avait son chapeau à la main. - Je baye, répondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s'achit. - Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidés, mais l'arrestation n'est pas comprise. - Drois sante mille vrans! s'écria le baron. - C'esde ein reffeille drop cher bir ein ôme qui a bassé la nuid sir ein ganabé, ajouta-t-il à l'oreille d'Europe. - Cet homme est-il bien le baron de Nucingen? dit Europe à Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la dernière soubrette du Théâtre-Français, eût envié. - Oui, mademoiselle, dit Louchard. - Oui, répondit Contenson. - Che rebont t'elle, dit le baron que le doute d'Europe piqua d'honneur, laissez-moi lui tire ein mod. Esther et son vieil amoureux entrèrent dans la chambre, à la serrure de laquelle Louchard trouva nécessaire d'appliquer son oreille. - Che fus aime blis que ma fie, Esder; mais birquoi tonner à fos gréanciers te l'archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse? Halez an brison che me vais vort te rageder ces sante mille égus afec sante mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus... - Ce système, lui cria Louchard, est inutile. Le créancier n'est pas amoureux de mademoiselle, lui!... Vous comprenez? et il veut plus que tout, depuis qu'il sait que vous êtes épris d'elle. - Fitu pedad! s'écria Nucingen à Louchard en ouvrant la porte et l'introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis! Che te tonne, à doi, fint pir sant, zi tu vais l'avvaire... - Impossible, monsieur le baron. - Comment monsieur? vous auriez le coeur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maÃtresse en prison!... Mais voulez-vous mes gages, mes économies? prenez-les, madame, j'ai quarante mille francs... - Ah!ma pauvre fille, s'écria Esther, je ne te connaissais pas! dit Esther en serrant Europe dans ses bras. Europe se mit à fondre en larmes. - Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet où il prit un de ces petits carrés de papier imprimés que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n'ont plus qu'à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur. - Ce n'est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j'ai ordre de ne recevoir mon paiement qu'en espèces d'or ou d'argent. A cause de vous, je me contenterai de billets de banque. - Tarteifle! s'écria le baron, mondrez moi tonc les didres? Contenson présenta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit à l'oreille "Ti hauraid vaid eine myeur churnée en m'aferdissant." - Eh! vous savais-je ici, monsieur le baron? répondit l'espion sans se soucier d'être ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules. - C'esde frai, se dit le baron. Ah! ma bedide, s'écria-t-il en voyant les lettres de change et s'adressant à Esther, fus edes la ficdime t' goquin! eine aissegrob! - Hélas! oui, dit la pauvre Esther, mais il m'aimait bien!... - Si chaffais si... chaurais vaid eine obbosition andre fos mains. - Vous perdez la tête, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur. - Ui, reprit-il, il y en a ein diers bordier... Cérissed! ein ôme t'obbozission! - Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour. - Monsieur le baron veut-il écrire un mot à son caissier? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L'heure s'avance, et tout le monde saurait... - Fa, Gondenson!... cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l'Argate. Foissi ein mod avin qu'il ale ghès ti Dilet ou ghès les Keller, tans le gas où nus n'aurions bas sante mil égus, gar nodre archand ed dude à la Panque... - Habilés-fous, mon anche, dit-il à Esther, fous êdes lipre. - Les fieilles phâmes, s'écria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que les cheûnes... - Je vais aller faire rire le créancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m'amuser aujourd'hui. - Zan rangune monnessier le paron... ajouta la Saint-Estève en faisant une horrible révérence. Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, où une demi-heure après, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. Quand les fonds eurent été comptés par Louchard, le baron voulut examiner les titres; mais Esther s'en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrétaire. - Que donnez-vous pour la canaille?... dit Contenson à Nucingen. - Fus n'affez pas à paugoup d'eccarts, dit le baron. - Et ma jambe!... s'écria Contenson. - Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le resde du pilet te mile... - C'esde eine pien pelle phâme! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la tue Taithout, mais elle goûde pien cher à monnessière le paron. - Cartez-moi le segrête, dit le baron qui avait aussi demandé le secret à Contenson et à Louchard. Louchard s'en alla suivi de Contenson; mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait arrêta le Garde du Commerce. - L'huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif! lui dit-elle, et il y a gras! Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte; il prit le numéro du fiacre, tout en paraissant totalement étranger à ce qui se passait; Asie et Europe l'intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron était victime de gens excessivement habiles, avec d'autant plus de raison que Louchard, en réclamant ses soins, avait été d'une discrétion étrange. Le croc-en-jambe d'Europe n'avait pas, d'ailleurs, frappé Contenson seulement au tibia. - C'est un coup qui sent son Saint-Lazare! s'était-il dit en se relevant. Carlos renvoya l'huissier, le paya généreusement et dit au fiacre en le payant "Palais-Royal, au Perron!" - Ah! le mâtin! se dit Contenson qui entendit l'ordre, il y a quelque chose!... Carlos arriva au Palais-Royal d'un train à ne pas avoir à craindre d'être suivi. D'ailleurs il traversa les galeries à sa manière, prit un autre fiacre sur la place du Château-d'Eau, en lui disant "Passage de l'Opéra, du côté de la rue Pinon." Un quart d'heure après, il entrait rue Taitbout. En le voyant, Esther lui dit "Voilà les fatales pièces!" Carlos prit les titres, les examina; puis il alla les brûler au feu de la cuisine. - Le tour est fait! s'écria-t-il en montrant les trois cent dix mille francs roulés en un paquet qu'il tira de la poche de sa redingote. Ça et les cent mille francs pincés par Asie nous permettent d'agir. - Mon Dieu! mon Dieu! s'écria la pauvre Esther. - Mais, imbécile, dit le féroce calculateur, sois ostensiblement la maÃtresse de Nucingen, et tu pourras voir Lucien, il est l'ami de Nucingen, je ne te défends pas d'avoir une passion pour lui! Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira. Quelques clartés - Europe, ma fille, dit Carlos en emmenant cette créature dans un coin du boudoir où personne ne pouvait surprendre un mot de cette conversation, Europe, je suis content de toi. Europe releva la tête, regarda cet homme avec une expression qui changea tellement son visage flétri que le témoin de cette scène, Asie, qui veillait à la porte, se demanda si l'intérêt par lequel Carlos tenait Europe pouvait surpasser en profondeur celui par lequel elle se sentait rivée à lui. - Ce n'est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi... Paccard te remettra une facture d'argenterie qui monte à trente mille francs, et sur laquelle il y a des acomptes reçus; mais notre orfèvre, Biddin, a fait des frais. Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. Va voir Biddin, il demeure rue de l'Arbre-Sec, il te donnera des reconnaissances du Mont-de-Piété pour dix mille francs. Tu comprends Esther s'est fait faire de l'argenterie, elle ne l'a pas payée, et l'a mise en plan, elle sera menacée d'une petite plainte en escroquerie. Donc, il faudra donner trente mille francs à l'orfèvre et dix mille francs au Mont-de-Piété pour avoir l'argenterie. Total quarante-trois mille francs avec les frais. Cette argenterie est pleine d'alliage, le baron la renouvellera, nous lui rechiperons là quelques billets de mille francs. Vous devez... quoi, pour deux ans à la couturière? - On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe. - Eh! bien, si madame Auguste veut être payée et conserver la pratique, elle devra faire un mémoire de trente mille francs depuis quatre ans. Même accord avec la marchande de modes. Le bijoutier, Samuel Frisch, le juif de la rue Sainte-Avoie, te prêtera des reconnaissances, nous devons lui devoir vingt-cinq mille francs, et nous aurons eu six mille francs de nos bijoux au Mont-de-Piété. Nous rendrons les bijoux au bijoutier, il y aura moitié pierres fausses; aussi, le baron ne les regardera-t-il pas. Enfin, tu feras encore cracher cent cinquante raille francs à notre ponte d'ici à huit jours. - Madame devra m'aider un petit peu, répondit Europe, parlez-lui, car elle reste là comme une hébétée, et m'oblige à déployer plus d'esprit que trois auteurs pour une pièce. - Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m'en préviendrais, dit Carlos. Nucingen lui doit un équipage et des chevaux, elle voudra choisir et acheter tout elle-même. Ce sera le marchand de chevaux et le carrossier du loueur où est Paccard que vous choisirez. Nous aurons là d'admirables chevaux, très chers, qui boiteront un mois après, et nous les changerons. - On pourrait tirer six mille francs au moyen d'un mémoire de parfumeur, dit Europe. - Oh! fit-il en hochant la tête, allez doucement, de concessions en concessions. Nucingen n'a passé que le bras dans la machine, il nous faut la tête. J'ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs. - Vous pourrez les avoir, répondit Europe. Madame s'adoucirait pour ce gros imbécile vers six cent mille, et lui en demanderait quatre cents pour le bien aimer. - Ecoute ceci, ma fille, dit Carlos. Le jour où je toucherai tes derniers cent mille francs, il y aura pour toi vingt mille francs. - A quoi cela peut-il me servir? dit Europe en laissant aller ses bras en personne à qui l'existence semble impossible. - Tu pourras retourner à Valenciennes, acheter un bel établissement, et devenir honnête femme, si tu veux; tous les goûts sont dans la nature, Paccard y pense quelquefois; il n'a rien sur l'épaule, presque rien sur la conscience, vous pourrez vous convenir, répliqua Carlos. - Retourner à Valenciennes!... Y pensez-vous, monsieur? s'écria Europe effrayée. Née à Valenciennes et fille de tisserands très pauvres, Europe fut envoyée à sept ans dans une filature où l'industrie moderne avait abusé de ses forces physiques, de même que le Vice l'avait dépravée avant le temps. Corrompue à douze ans, mère à treize, elle se vit attachée à des êtres profondément dégradés. A propos d'un assassinat, elle avait comparu, comme témoin d'ailleurs, devant la Cour d'Assises. Vaincue à seize ans par un reste de probité, par la terreur que cause la justice, elle fit condamner l'accusé, par son témoignage, à vingt ans de travaux forcés. Ce criminel, un de ces repris de justice dont l'organisation implique de terribles vengeances, avait dit en pleine audience à cette enfant - Dans dix ans, comme à présent, Prudence Europe s'appelait Prudence Servien, je reviendrai pour te terrer, dussé-je être fauché. Le président de la Cour essaya bien de rassurer Prudence Servien en lui promettant l'appui, l'intérêt de la justice; mais la pauvre enfant fut frappée d'une si profonde terreur qu'elle tomba malade et resta près d'un an à l'hôpital. La justice est un être de raison représenté par une collection d'individus sans cesse renouvelés, dont les bonnes intentions et les souvenirs sont, comme eux, excessivement ambulatoires. Les Parquets, les Tribunaux ne peuvent rien prévenir en fait de crimes, ils sont inventés pour les accepter tout faits. Sous ce rapport, une police préventive serait un bienfait pour un pays; mais le mot police effraie aujourd'hui le législateur, qui ne sait plus distinguer entre ces mots Gouverner, - administrer, - faire les lois. Le législateur tend à tout absorber dans l'Etat, comme s'il pouvait agir. Le forçat devait toujours penser à sa victime, et se venger alors que la justice ne songerait plus à l'un ni à l'autre. Prudence, qui comprit instinctivement, en gros si vous voulez, son danger, quitta Valenciennes, et vint à dix-sept ans à Paris pour s'y cacher. Elle y fit quatre métiers, dont le meilleur fut celui de comparse à un petit théâtre. Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. Paccard, le bras droit, le Séide de Jacques Collin parla de Prudence à son maÃtre; et quand le maÃtre eut besoin d'une esclave, il dit à Prudence "Si tu veux me servir comme on doit servir le diable, je te débarrasserai de Durut." Durut était le forçat, l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Prudence Servien. Sans ces détails, beaucoup de critiques auraient trouvé l'attachement d'Europe un peu fantastique. Enfin personne n'aurait compris le coup de théâtre que Carlos allait produire. - Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes... Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l'article suivant TOULON. - Hier a eu lieu l'exécution de Jean-François Durut... Dès le matin, lagarnison, etc. Prudence lâcha le journal; ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps; elle retrouvait la vie, car elle n'avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut. - Tu le vois, j'ai tenu ma parole. il a fallu quatre ans pour faire tomber la tête de Durut en l'attirant dans un piège... Eh! bien, achève ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tête d'un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite. Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l'exécution des forçats depuis vingt ans le spectacle imposant, l'aumônier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collègues, l'artillerie braquée, les forçats agenouillés; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, où grouillent dix-huit mille crimes. - Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos. Asie s'avança, ne comprenant rien à la pantomime d'Europe. Pour la faire revenir cuisinière ici, vous commencerez par servir au baron un dÃner comme il n'en aura jamais mangé, reprit-il; puis vous lui direz qu'Asie a perdu son argent au jeu et s'est remise en maison. Nous n'aurons pas besoin de chasseur Paccard sera cocher, les cochers ne quittent pas leur siège où ils ne sont guère accessibles, l'espionnage l'atteindra moins là . Madame lui fera porter une perruque poudrée, un tricorne en gros feutre galonné; ça le changera, je le grimerai d'ailleurs. - Nous allons avoir des domestiques avec nous? dit Asie en louchant. - Nous aurons d'honnêtes gens, répondit Carlos. - Tous têtes faibles! répliqua la mulâtresse. - Si le baron loue un hôtel, Paccard a un ami capable d'être concierge, repris Carlos. Il ne nous faudra plus qu'un valet de pied et une fille de cuisine, vous pourrez bien surveiller deux étrangers... Au moment où Carlos allait sortir, Paccard se montra. - Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur. Ce mot si simple fut effrayant. Carlos monta dans la chambre d'Europe, et y resta jusqu'à ce que Paccard fût venu le chercher avec une voiture de louage qui entra dans la maison. Carlos baissa les stores et fut mené d'un train à déconcerter toute espèce de poursuite. Arrivé au faubourg Saint-Antoine, il se fit descendre à quelques pas d'une place de fiacre où il se rendit à pied, et rentra quai Malaquais, en échappant ainsi aux curieux. - Tiens, enfant, dit-il à Lucien en lui montrant quatre cents billets de mille francs, voici, j'espère, un acompte sur le prix de la terre de Rubempré. Nous allons en risquer cent mille. On vient de lancer les Omnibus, les Parisiens vont se prendre à cette nouveauté-là , dans trois mois nous triplerons nos fonds. Je connais l'affaire on donnera des dividendes superbes pris sur le capital, pour faire mousser les actions. Une idée renouvelée de Nucingen. En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas aller trouver des Lupeaulx, et tu le prieras de te recommander lui-même à un avoué nommé Desroches, un drôle fûté que tu iras voir à son Etude; tu lui diras d'aller à Rubempré, d'étudier le terrain, et tu lui promettras vingt mille francs d'honoraires s'il peut, en t'achetant pour huit cent mille francs de terre autour des ruines du château, te constituer trente mille livres de rente. - Comme tu vas!... Tu vas! tu vas!... - Je vais toujours. Ne plaisantons point. Tu t'en iras mettre cent mille écus en bons du Trésor, afin de ne pas perdre d'intérêts; tu peux les laisser à Desroches, il est aussi honnête homme que madré... Cela fait, cours à Angoulême, obtiens de ta soeur et de ton beau-frère qu'ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t'avoir donné six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n'est pas déshonorant. - Nous sommes sauvés! s'écria Lucien ébloui. - Toi, oui! reprit Carlos; mais encore ne le seras-tu qu'en sortant de Saint-Thomas-d'Aquin avec Clotilde pour femme... - Que crains-tu? dit Lucien en apparence plein d'intérêt pour son conseiller. - Il y a des curieux à ma piste... Il faut que j'aie l'air d'un vrai prêtre, et c'est bien ennuyeux! Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras. En ce moment le baron de Nucingen, qui s'en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hôtel. Profits et pertes - Chai pien beur, dit-il en rentrant, t'affoir vaid eine vichu gambagne... Pah! nus raddraberons ça... - Le malheir esd que mennesier le paron s'esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s'occupant que du décorum. - Ui, ma maÃdresse an didre toid êdre tans eine bosission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir. Sûr d'avoir tôt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu'il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains. - Técitément, mennesier le paron a vaid eine égonomie la nuid ternière, dit-il avec un sourire d'Allemand, moitié fin, moitié niais. Si les gens riches à la manière du baron de Nucingen ont plus d'occasions que les autres de perdre de l'argent, ils ont aussi plus d'occasions d'en gagner, alors même qu'ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financière de la fameuse Maison Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n'est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s'acquièrent point, ne se constituent point, ne s'agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu'il y ait d'immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particulières. On verse très peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l'Etat demande, il le rend; mais ce qu'une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d'opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobilières. Forcer les Etats européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries en s'emparant des matières première, tendre au fondateur d'une affaire une corde pour le soutenir hors de l'eau jusqu'à ce qu'on ait repêché son entreprise asphyxiée, enfin toutes ces batailles d'écus gagnées constituent la haute politique de l'argent. Certes, il s'y rencontre pour le banquier, comme pour le conquérant, des risques; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n'ont rien à y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exécutés le terme consacré dans l'argot de la Bourse sont coupables d'avoir voulu trop gagner, prend-on généralement très peu de part aux malheurs causés par les combinaisons des Nucingens. Qu'un spéculateur se brûle la cervelle, qu'un agent de change prenne la fuite, qu'un notaire emporte les fortunes de cent ménages, ce qui est pis que de tuer un homme; qu'un banquier liquide; toutes ces catastrophes, oubliées à Paris en quelques mois, sont bientôt couvertes par l'agitation quasi marine de cette grande cité. Les fortunes colossales des Jacques Coeur, des Médici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner, furent jadis loyalement conquises par des privilèges dus à l'ignorance où l'on était des provenances de toutes les denrées précieuses; mais, aujourd'hui, les clartés géographiques ont si bien pénétré les masses, la concurrence a si bien limité les profits, que toute fortune rapidement faite est ou l'effet d'un hasard et d'une découverte, ou le résultat d'un vol légal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a répondu, surtout depuis dix ans, à la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matières premières. Partout où la chimie est pratiquée, on ne boit plus de vin; aussi l'industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l'Angleterre se démoralise également. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamé le règne de l'argent, le succès devient alors la raison suprême d'une époque athée. Aussi la corruption des sphères élevées, malgré des résultats éblouissants d'or et leurs raisons spécieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphères inférieures, dont quelques détails servent de comique, terrible si vous voulez, à cette Scène. Le Gouvernement, que toute pensée neuve effraie, a banni du théâtre les éléments du comique actuel. La Bourgeoisie, moins libérale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, défend de jouer le Tartuffe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd'hui, car Turcaret est devenu le souverain. Dès lors, la comédie se raconte et le Livre devient l'arme moins rapide, mais plus sûre, des poètes. Durant cette matinée, au milieu des allées et venues des audiences, des ordres donnés, des conférences de quelques minutes, qui font du cabinet de Nucingen une espèce de Salle-des-Pas-Perdus financière, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d'un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frère de Martin Falleix, et le successeur de jules Desmarets. Jacques Falleix était l'Agent de change en titre de la maison Nucingen. De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjuré la ruine de cet homme que s'il se fût agi de tuer un mouton pour la Pâque. - Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron. Jacques Falleix avait rendu d'énormes services à l'agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvé la place en manoeuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n'est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les Loups de l'Ukraine? - Pauvre homme! répondit l'Argent de change, il se doutait si peu de ce dénouement-là qu'il avait meublé, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maÃtresse; il y a dépensé cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble!... Voilà une femme obligée de quitter tout cela... Tout y est dû. - Pon! pon! se dit Nugicien, foilà pien le gas de rébarer mes berdes de cede nuid... - Il n'a rienne bayé? demanda-t-il à l'Agent de change. - Eh! répondit l'agent, quel est le fournisseur malappris qui n'eut pas fait crédit à Jacques Falleix? Il paraÃt qu'il y a une cave exquise. Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l'acheter. Le bail est à son nom. Quelle sottise! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu'est-ce que les créanciers en auront? - Fennez temain, dit Nucingen, c'haurai édé foir dout cela, et zi l'on ne téclare boint te falite, qu'on arrancbe les avvaires à l'amiaple, cbe vous charcherai t'ovvrir eine brix résonnaple te ce mopilier, en brenant le pail... - Ca pourra se faire très bien, dit l'Agent de change. l'un des associés de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se créer un privilège , mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix. Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlé de cette maison, qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut être immédiatement propriétaire, afin d'en exercer le privilège à raison des loyers. Le caissier honnête homme! vint savoir si son maÃtre perdait quelque chose à la faillite de Falleix. - Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans. - Hai! gommand? - Hé! ch'aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brébarait à sa maÃdresse tebuis un an. Ch'aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux gréanciers, et maÃdre Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la méson, gar le brobriédaire ed chêné... Che le saffais, mais je n'affais blis la déde à moi. Tans beu ma tiffine Esder habidera ein bedid balai... Valeix m'y ha menné c'esde eine merfeille, et à teux bas d'ici... Ça gomme ein cant. La faillite de Falleix forçait le baron d'aller à la Bourse; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout; il souffrait déjà d'être resté quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder à ses côtés. Le gain qu'il comptait faire avec les dépouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs déjà dépensés excessivement légère à porter. Enchanté d'annoncer à -on anche sa translation de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle serait dans eine bedid balai, où des souvenirs ne s'opposeraient plus à leur bonheur, les pavés lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rêve de jeune homme. Au détour de la rue des Trois-Frères, au milieu de son rêve et du pavé, le baron vit venir à lui Europe, la figure renversée. - U fas-ti? dit-il. - Hé! monsieur, j'allais chez vous... Vous aviez bien raison hier! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance?... Quand les créanciers de madame ont su qu'elle était revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie... Hier, à sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d'affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi... Mais ceci n'est rien... Madame, qui est tout coeur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d'homme, vous savez! - Quel monsdre? - Eh! bien, celui qu'elle aimait, ce d'Estourny, oh! il était charmant. Il jouait, voilà tout. - afec tes gardes pissaudées... - Eh! bien! Et vous?... dit Europe, que faites-vous à la Bourse? Mais laissez-moi dire. Un jour, pour empêcher Georges, soi-disant, de se brûler la cervelle, elle a mis au Mont-de-Piété toute son argenterie, ses bijoux qui n'étaient pas payés. En apprenant qu'elle avait donné quelque chose à un créancier, tous sont venus lui faire une scène... On la menace de la Correctionnelle... Votre ange sur ce banc-là !... n'est-ce pas à faire dresser une perruque de dessus la tête?... Elle fond en larmes, elle parle d'aller se jeter à la rivière... Oh! elle ira. - Si che fais fous foir, attieu la Pirse! s'écria Nucingen. Ed ile ed imbossiple que che n'y ale bas, gar ch'y cagnerai queque chausse bir elle... Fa la galmer che bayerai ses teddes, ch'irai la foir à quadre heires. Mais, Ichénie, tis-lui qu'elle m'aime ein heu... - Comment, un peu, mais beaucoup!... Tenez, monsieur, il n'y a que la générosité pour gagner le coeur des femmes... Certainement, vous auriez économisé peut-être une centaine de mille francs en la laissant aller en prison. Eh! bien, vous n'auriez jamais eu son coeur... Comme elle me le disait "Eugénie, il a été bien grand, bien large... C'est une belle âme!" - Elle a tidde ça, Ichénie? s'écria le baron. - Oui, monsieur, à moi-même. - Diens, foissi tix luis... - Merci... Mais elle pleure en ce moment, elle pleure depuis hier autant que sainte Madeleine a pleuré pendant un mois... Celle que vous aimez est au désespoir, et pour des dettes qui ne sont pas les siennes, encore! Oh! les hommes! ils grugent autant les femmes que les femmes grugent les vieux... allez! - Elles sont tuttes gomme ça!... S'encacher!... Eh! l'on ne s'encache chamais... Qu'èle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire... Che... - Que feriez-vous? dit Europe en se posant. - Mon Tié! che né augun bouffoir sur èle... che fais me mêdre à la déde de ses bedides affres... Fa, fa la gonzoler, et lû tire que tans ein mois elle habidera ein bedid balai. - Vous avez fait, monsieur le baron, des placements à gros intérêts dans le coeur d'une femme! Tenez... Je vous trouve rajeuni, moi qui ne suis que la femme de chambre, et j'ai souvent vu ce phénomène... c'est le bonheur... le bonheur a un certain reflet... Si vous avez quelques débours, ne les regrettez pas... vous verrez ce que ça rapporte. D'abord, je l'ai dit à madame elle serait la dernière des dernières, une traÃnée, si elle ne vous aimait pas, car vous la retirez d'un enfer... Une fois qu'elle n'aura plus de soucis, vous la connaÃtrez. Entre nous, je puis vous l'avouer, la nuit où elle pleurait tant... Que voulez-vous?... on tient à l'estime d'un homme qui va nous entretenir... elle n'osait pas vous dire tout cela... elle voulait se sauver. - Se soffer! s'écria le baron effrayé de cette idée. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n'andre boint... Mais que che la foye à la venêdre... sa fue me donnera tu cuer... Esther sourit à monsieur de Nucingen quand il passa devant la maison, et il s'en alla pesamment en se disant "Cède ein anche!" Voici comment s'y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. Explications nécessaires Vers deux heures et demie, Esther avait fini de s'habiller comme quand elle attendait Lucien, elle était délicieuse; en la voyant ainsi, Prudence lui dit, en regardant à la fenêtre "Voilà monsieur!" La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen. - Oh! quel mal tu me fais! dit-elle. - Il n'y avait que ce moyen-là de vous donner l'air de faire attention à un pauvre vieillard qui va payer vos dettes, répondit Europe, car enfin elles vont être toutes payées. - Quelles dettes? s'écria cette créature qui ne pensait qu'à retenir son amour à qui des mains terribles donnaient la volée. - Celles que monsieur Carlos a faites à madame. - Comment! voici près de quatre cent cinquante mille francs! s'écria Esther. - Vous en avez encore pour cent cinquante mille francs; mais il a très bien pris tout cela le baron... il va vous tirer d'ici, vous mettre tans ein bedid balai... Ma foi! vous n'êtes pas malheureuse!... A votre place, puisque vous tenez cet homme-là par le bon bout, quand vous aurez satisfait Carlos, je me ferais donner une maison et des rentes. Madame est certes la plus belle femme que j'aie vue, et la plus engageante, mais la laideur vient si vite! j'ai été fraÃche et belle et me voilà . J'ai vingt-trois ans, presque l'âge de madame, et je parais dix ans de plus... Une maladie suffit... Eh! bien quand on a une maison à Paris et des rentes, on ne craint pas de finir dans la rue... Esther n'écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. La volonté d'un homme doué du génie de la corruption avait donc replongé dans la boue Esther avec la même force dont il avait usé pour l'en retirer. Ceux qui connaissent l'amour dans son infini savent qu'on n'en éprouve pas les plaisirs sans en accepter les vertus. Depuis la scène dans son taudis rue de Langlade, Esther avait complètement oublié son ancienne vie. Elle avait jusqu'alors vécu très vertueusement, cloÃtrée dans sa passion. Aussi, pour ne pas rencontrer d'obstacle, le savant corrupteur avait-il le talent de tout préparer de manière que la pauvre fille, poussée par son dévouement, n'eût plus qu'à donner son consentement à des friponneries consommées ou sur le point de se consommer. En révélant la supériorité de ce corrupteur, cette finesse indique le procédé par lequel il avait soumis Lucien. Créer des nécessités terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice "Fais un signe de tête, tout saute!" Autrefois Esther, imbue de la morale particulière aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu'elle n'estimait une de ses rivales que par ce qu'elle savait faire dépenser à un homme. Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d'Esther, ne s'était pas trompé. Ces ruses de guerre, ces stratagèmes mille fois employés, non seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l'esprit d'Esther. La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maÃtresse en titre du baron de Nucingen tout était là pour elle. Que le faux Espagnol prit l'argent des arrhes, que Lucien élevât l'édifice de sa fortune avec les pierres du tombeau d'Esther, qu'une seule nuit de plaisir coûtât plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu'Europe en extirpât quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingénieux, rien de tout cela n'occupait cette fille amoureuse; mais voici le cancer qui lui rongeait le coeur. Elle s'était vue pendant cinq ans blanche comme un ange! Elle aimait, elle était heureuse, elle n'avait pas commis la moindre infidélité. Ce bel amour pur allait être sali. Son esprit n'opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue à son immonde vie future. Ceci n'était en elle ni calcul ni poésie, elle éprouvait un sentiment indéfinissable et d'une puissance infinie de blanche, elle devenait noire; de pure impure; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volonté la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi lorsque le baron l'avait menacée de son amour, l'idée de se jeter par la fenêtre lui était-elle venue à l'esprit. Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrêmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquètent avec d'autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs; mais Esther avait accompli, sans qu'il y eût sacrifice, les miracles du véritable amour. Elle avait aimé Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulées dans les fanges et les impuretés, ont soif des noblesses, des dévouements du véritable amour, et qui en pratiquent alors l'exclusivité ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique?. Les nations disparues, la Grèce, Rome et l'Orient ont toujours séquestré la femme, la femme qui aime devrait se séquestrer d'elle-même. On peut donc concevoir qu'en sortant du palais fantastique où cette fête, ce poème s'était accompli pour entrer dans le bedid balai d'un froid vieillard, Esther fut saisie d'une sorte de maladie morale. Poussée par une main de fer, elle avait eu de l'infamie jusqu'à mi-corps avant d'avoir pu réfléchir; mais depuis deux jours elle réfléchissait et se sentait un froid mortel au coeur. A ces mots "finir dans la rue" elle se leva brusquement et dit "Finir dans la rue?... non, plutôt finir dans la Seine..." - Dans la Seine?... Et monsieur Lucien?... dit Europe. Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil, où elle resta les yeux attachés à une rosace du tapis, le foyer du crâne absorbant les pleurs. A quatre heures, Nucingen trouva son ange plongé dans cet océan de réflexions, de résolutions, sur lequel flottent les esprits femelles, et d'où ils sortent par des mots incompréhensibles pour ceux qui n'y ont pas navigué de conserve. - Terittès fôdre vrond... ma pelle, lui dit le baron en s'asseyant auprès d'elle. Fus n'aurez blis te teddes... che m'entendrai affec Ichénie, et tans ein mois, fus guidderez cède abbardement bir endrer tans ein bedid balai... Oh! la cholie mainne. Tonnez que che la pèse. Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte. - Ah! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer... et cède le cuer que ch'aime... Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitié qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables. - Pauvre homme! dit-elle, il aime. En entendant ce mot, sur lequel il se méprit, le baron pâlit, son sang pétilla dans ses veines, il respirait l'air du ciel. A son âge, les millionnaires paient une semblable sensation d'autant d'or qu'une femme leur en demande. - Che fus âme audant que ch'aime ma file... dit-il, et che sens lâ; reprit-il en mettant la main sur son coeur, que che ne beux bas fus foir audrement que hireise. - Si vous vouliez n'être que mon père, je vous aimerais bien, je ne vous quitterais jamais, et vous vous apercevriez que je ne suis pas une femme mauvaise, ni vénale, ni intéressée, comme j'en ai l'air en ce moment... - Fus afez vaid tes bedides vollies, reprit le baron, gomme duttes les cholies phâmes, foilà tut. Ne barlons blis te cela. Nodre meddier, à nus, ed te cagner te Parchant pir fus... Soyez hireise che feux pien êdre fodre bère bendant queques churs, gar ehe gombrends qu'il vaudfus aggoutimer à ma bofre gargasse. - Vrai!... s'écria-t-elle en se levant et sautant sur les genoux de Nucirigen, lui passant la main autour du cou et se tenant à lui. - Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure. Elle l'embrassa sur le front, elle crut à une transaction impossible rester pure, et voir Lucien... Elle câlina si bien le banquier que la Torpille reparut. Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester père pendant quarante jours. Ces quarante jours étaient nécessaires à l'acquisition et à l'arrangement de la maison rue Saint-Georges. Une fois dans la rue, et en revenant chez lui, le baron se disait "Che sui ein chopard!" En effet, s'il devenait enfant en présence d'Esther, loin d'elle il reprenait en sortant sa peau de Loup-cervier, absolument comme le Joueur redevient amoureux d'Angélique quand il n'a pas un liard. - Eine temi-million, et n'affoir bas eingore si ceu qu'ède sa chambe, c'ède être bar drob pède; mès bersonne hireisement n'an saura rien, disait-il vingt jours après. Et il prenait de belles résolutions d'en finir avec une femme qu'il avait achetée si cher; puis, quand il se trouvait en présence d'Esther, il passait à réparer la brutalité de son début tout le temps qu'il avait à lui donner. - Che ne beux bas, lui disait-il au bout du mois êdre le Bère Edernel. Deux amours extrêmes aux prises Vers la fin du mois de décembre 1829, à la veille d'installer Esther dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges, le baron pria du Tillet d'y amener Florine afin de voir si tout était en harmonie avec la fortune de Nucingen, si ces mots un bedid balai avaient été réalisés par les artistes chargés de rendre cette volière digne de l'oiseau, Toutes les inventions trouvées par le luxe avant la révolution de 1830 faisaient de cette maison le type du bon goût. Grindot l'architecte y avait vu le chef-d'oeuvre de son talent de décorateur. L'escalier refait en marbre, les stucs, les étoffes, les dorures sobrement appliquées, les moindres détails comme les grands effets surpassaient tout ce que le siècle de Louis XV a laissé dans ce genre à Paris. - Voilà mon rêve ça et la vertu! dit Florine en souriant. Et pour qui fais-tu ces dépenses? demanda-t-elle à Nucingen. Est-ce une vierge qui s'est laissée tomber du ciel? - C'ed eine phâme qui y remonde, répondit le baron. - Une manière de te poser en Jupiter, répliqua l'actrice. Et quand la verra-t-on? - Oh! le jour où l'on pendra la crémaillère, s'écria du Tillet. - Bas affant... dit le baron. - Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner reprit Florine. Oh! les femmes donneront-elles du mal à leurs couturières et à leurs coiffeurs pour cette soirée-là !... Et quand?... - Che ne suis bas le maidre. - En voilà une de femme!... s'écria Florine. Oh! comme je voudrais la voir!... - Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron. - Comment! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf? - Même le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune. - Mais il lui faudra, dit Florine, retrouver ses vingt ans, au moins pour un instant. Dans les premiers jours de 1830, tout le monde parlait à Paris de la passion de Nucingen et du luxe effréné de sa maison. Le pauvre baron, affiché, moqué, pris d'une rage facile à concevoir, mit alors dans sa tête un vouloir de financier d'accord avec la furieuse passion qu'il se sentait au coeur. Il désirait, en pendant la crémaillère, pendre aussi l'habit du père noble et toucher le prix de tant de sacrifices. Toujours battu par la Torpille, il se résolut à traiter l'affaire de son mariage par correspondance, afin d'obtenir d'elle un engagement chirographaire. Les banquiers ne croient qu'aux lettres de change. Donc, le Loup-cervier se leva, dans un des premiers jours de cette année, de bonne heure, s'enferma dans son cabinet et se mit à composer la lettre suivante, écrite en bon français; car s'il le prononçait mal, il l'orthographiait très bien. "Chère Esther, fleur de mes pensées et seul bonheur de ma vie, quand je vous ai dit que je vous aimais comme j'aime ma fille, je vous trompais et me trompais moi-même. Je voulais seulement vous exprimer ainsi la sainteté de mes sentiments, qui ne ressemblent à aucun de ceux que les hommes ont éprouvés, d'abord parce que je suis un vieillard, puis parce que je n'avais jamais aimé. Je vous aime tant que, si vous me coûtiez ma fortune, je ne vous en aimerais pas moins. Soyez juste! La plupart des hommes n'auraient pas vu, comme moi, un ange en vous je n'ai jamais jeté les yeux sur votre passé. Je vous aime à la fois comme j'aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j'aimerais ma femme si ma femme avait pu m'aimer. Si le bonheur est la seule absolution d'un vieillard amoureux, demandez-vous si je ne joue pas un rôle ridicule. J'ai fait de vous la consolation, la joie de mes vieux jours. Vous savez bien que, jusqu'à ma mort, vous serez aussi heureuse qu'une femme peut l'être, et vous savez bien aussi qu'après ma mort vous serez assez riche pour que votre sort fasse envie à bien des femmes. Dans toutes les affaires que je fais depuis que j'ai eu le bonheur de vous parler, votre part se prélève, et vous avez un compte dans la Maison Nucingen. Dans quelques jours, vous entrerez dans une maison qui, tôt ou tard, sera la vôtre, si elle vous plaÃt. Voyons, y recevrez-vous encore votre père en m'y recevant, ou serai-je enfin heureux?... Pardonnez-moi de vous écrire si nettement; mais quand je suis près de vous, je n'ai plus de courage, et je sens trop que vous êtes ma maÃtresse. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, je veux seulement vous dire combien je souffre et combien il est cruel à mon âge d'attendre, quand chaque jour m'ôte des espérances et des plaisirs. La délicatesse de ma conduite est d'ailleurs une garantie de la sincérité de mes intentions. Ai-je jamais agi comme un créancier? Vous êtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. Vous répondez à mes doléances qu'il s'agit de votre vie, et vous me le faites croire quand je vous écoute; mais ici je retombe en de noirs chagrins, en des doutes qui nous déshonorent l'un et l'autre. Vous m'avez semblé aussi bonne, aussi candide que belle; mais vous vous plaisez à détruire mes convictions. Jugez-en! Vous me dites que vous avez une passion dans le coeur, une passion impitoyable, et vous refusez de me confier le nom de celui que vous aimez... Est-ce naturel? Vous avez fait d'un homme assez fort un homme d'une faiblesse inouïe... Voyez où j'en suis arrivé! je suis obligé de vous demander quel avenir vous réservez à ma passion après cinq mois? Encore faut-il que je sache quel rôle je jouerai à l'inauguration de votre hôtel. L'argent n'est rien pour moi quand il s'agit de vous; je n'aurai pas la sottise de me faire à vos yeux un mérite de ce mépris; mais si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitée, et je n'y tiens que pour vous. Eh! bien, si en vous donnant tout ce que je possède, je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j'aimerais mieux être pauvre et aimé de vous que riche et dédaigné. Vous m'avez si fort changé, ma chère Esther, que personne ne me reconnaÃt plus j'ai payé dix mille francs un tableau de joseph Bridau, parce que vous m'avez dit qu'il était homme de talent et méconnu. Enfin je donne à tous les pauvres que je rencontre cinq francs en votre nom. Eh! bien, que demande le pauvre vieillard qui se regarde comme votre débiteur quand vous lui faites l'honneur d'accepter quoi que ce soit?... il ne veut qu'une espérance, et quelle espérance, grand Dieu! N'est-ce pas plutôt la certitude de ne jamais avoir de vous que ce que ma passion en prendra? Mais le feu de mon coeur aidera vos cruelles tromperies. Vous me voyez prêt à subir toutes les conditions que vous mettrez à mon bonheur, à mes rares plaisirs; mais, au moins, dites-moi que le jour où vous prendrez possession de votre maison, vous accepterez le coeur et la servitude de celui qui se dit, pour le reste de ses jours, Votre esclave, "FREDERIC DE NUCINGEN." - Eh! il m'ennuie, ce pot à millions! s'écria Esther redevenue courtisane. Elle prit du papier à poulet et écrivit, tant que le papier put la contenir, la célèbre phrase, devenue proverbe à la gloire de Scribe Prenez mon ours. Un quart d'heure après, saisie par le remords, Esther écrivit la lettre suivante "MONSIEUR LE BARON, "Ne faites pas la moindre attention à la lettre que vous avez reçue de moi, j'étais revenue à la folle nature de ma jeunesse; pardonnez-la donc, monsieur, à une pauvre fille qui doit être une esclave. Je n'ai jamais mieux senti la bassesse de ma condition que depuis le jour où je vous fus livrée. Vous avez payé, je me dois. Il n'y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n'ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. On peut toujours payer une dette en cette affreuse monnaie, qui n'est bonne que d'un côté vous me trouverez donc à vos ordres. Je veux payer dans une seule nuit toutes les sommes qui sont hypothéquées sur ce fatal moment, et j'ai la certitude qu'une heure de moi vaut des millions, avec d'autant plus de raison que ce sera la seule, la dernière. Après, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Une honnête femme a des chances de se relever d'une chute; mais, nous autres, nous tombons trop bas. Aussi ma résolution est-elle si bien prise que je vous prie de garder cette lettre en témoignage de la cause de la mort de celle qui se dit pour un jour, Votre servante, ESTHER." Cette lettre partie, Esther eut un regret. Dix minutes après, elle écrivit la troisième lettre que voici "Pardon, cher baron, c'est encore moi. Je n'ai voulu ni me moquer de vous ni vous blesser; je veux seulement vous faire réfléchir sur ce simple raisonnement si nous restons ensemble dans les relations de père à fille, vous aurez un plaisir faible, mais durable; si vous exigez l'exécution du contrat, vous me pleurerez. Je ne veux plus vous ennuyer le jour que vous aurez choisi le plaisir au lieu du bonheur sera sans lendemain pour moi. Votre fille, ESTHER." A la première lettre, le baron entra dans une de ces colères froides qui peuvent tuer les millionnaires, il se regarda dans la glace, il sonna. - Hein pain de biets!... cria-t-il à son nouveau valet de chambre. Pendant qu'il prenait le bain de pieds, la seconde lettre vint, il la lut, et tomba sans connaissance. On porta le millionnaire dans son lit. Quand le financier revint à lui, madame de Nucingen était assise au pied du lit. - Cette fille a raison! lui dit-elle, pourquoi voulez-vous acheter l'amour?... cela se vend-il au marché? Voyons votre lettre? Le baron donna les divers brouillons qu'il avait faits, madame de Nucingen les lut en souriant. La troisième lettre arriva. - C'est une fille étonnante! s'écria la baronne après avoir lu cette dernière lettre. - Que vaire montame? demanda le baron à sa femme. - Attendre. - Addentre! reprit-il, la nadure est imbidoyaple... - Tenez, mon cher, dit la baronne, vous avez fini par être excellent pour moi, je vais vous donner un bon conseil. - Vus esde ein ponne phâme!... dit-il. Vaides des teddes, cheu les baye... - Ce qui vous est arrivé à la réception des lettres de cette fille touche plus une femme que des millions dépensés, ou que toutes les lettres, tant belles soient-elles; tâchez qu'elle l'apprenne indirectement, vous la posséderez peut-être! et... n'ayez aucun scrupule, elle n'en mourra point, dit-elle en toisant son mari. Madame de Nucingen ignorait entièrement la nature-fille. Traité de paix entre l'Asie et la maison Nucingen - Gomme montame ti Nichinguenne a te l'esbrit! se dit le baron, quand sa femme l'eut laissé seul. Mais, plus le banquier admira la finesse du conseil que la baronne venait de lui donner, moins il devina la manière de s'en servir; et non seulement il se trouvait stupide, mais encore il se le disait à lui-même. La stupidité de l'homme d'argent, quoique devenue quasi proverbiale, n'est cependant que relative. Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras; le fort de la halle s'exerce à porter des fardeaux, le chanteur travaille son larynx, et le pianiste se cémente le poignet. Un banquier s'habitue à combiner les affaires, à les étudier, à faire mouvoir les intérêts, comme un vaudevilliste se dresse à combiner des situations, à étudier des sujets, à faire mouvoir des personnages. On ne doit pas plus demander au baron de Nucingen l'esprit de conversation qu'on ne doit exiger les images du poète dans l'entendement du mathématicien. Combien se rencontre-t-il par époque de poètes qui soient ou prosateurs ou spirituels dans le commerce de la vie à la manière de madame Cornuel? Buffon était lourd, Newton n'a pas aimé, Lord Byron n'a guère aimé que lui-même, Rousseau fut sombre et quasi fou, La Fontaine était distrait. Egalement distribuée, la force humaine produit les sots, ou la médiocrité partout; inégale, elle engendre ces disparates auxquelles on donne le nom de génie, et qui, si elles étaient visibles, paraÃtraient des difformités. La même loi régit le corps une beauté parfaite est presque toujours accompagnée de froideur ou de sottise. Que Pascal soit à la fois un grand géomètre et un grand écrivain, que Beaumarchais soit un grand homme d'affaires, que Zamet soit un profond courtisan a; ces rares exceptions confirment le principe de la spécialité des intelligences. Dans la sphère des calculs spéculatifs, le banquier déploie donc autant d'esprit, d'adresse, de finesse, de qualités qu'un habile diplomate dans celle des intérêts nationaux. Sorti de son cabinet, s'il était encore remarquable, un banquier serait alors un grand homme. Nucingen multiplié par le prince de Ligne, par Mazarin ou par Diderot est une formule humaine presque impossible, et qui cependant s'est appelée Périclès, Aristote, Voltaire, et Napoléon. Le rayonnement du soleil impérial ne doit pas faire tort à l'homme privé, l'Empereur avait du charme, il était instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu'aux valeurs certaines. En fait d'art, il avait le bon sens de recourir, l'or à la main, aux experts en toute chose, prenant le meilleur architecte, le meilleur chirurgien, le plus fort connaisseur en tableaux, en statues, le plus habile avoué, dès qu'il s'agissait de bâtir une maison, de surveiller sa santé, d'une acquisition de curiosités ou d'une terre. Mais, comme il n'existe pas d'expert-juré pour les intrigues ni de connaisseurs en passion, un banquier est très mal mené quand il aime, et très embarrassé dans le manège de la femme. Nucingen n'inventa donc rien de mieux que ce qu'il avait déjà fait donner de l'argent à un Frontin quelconque, mâle ou femelle, pour agir ou pour penser à sa place. Madame Saint-Estève pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. Le banquier regretta bien amèrement de s'être brouillé avec l'odieuse marchande à la toilette. Néanmoins, confiant dans le magnétisme de sa caisse et dans les calmants signés Garat, il sonna son valet de chambre et lui dit de s'enquérir, rue Neuve-Saint-Marc, de cette horrible veuve, en la priant de venir. A Paris, les extrêmes se rencontrent par les passions. Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. L'impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siècle en siècle. Le nouveau valet de chambre revint deux heures après, - Monsieur le baron, dit-il, madame Saint-Estève est ruinée. - Ah! dant mie! dit le baron joyeusement, che la diens! - La brave femme est, à ce qu'il paraÃt, un peu joueuse, reprit le valet. De plus, elle se trouve sous la domination d'un petit comédien des théâtres de la banlieue, que, par décence, elle fait passer pour son filleul. Il paraÃt qu'elle est excellente cuisinière, elle cherche une place. - Zes tiaples te chénies sipaldernes ont dous tisse manières te cagner te l'archant, ed tousse manières te le tébenser, se dit le baron sans se douter qu'il se rencontrait avec Panurge. Il renvoya son domestique à la recherche de madame Saint-Estève qui ne vint que le lendemain. Questionné par Asie, le nouveau valet de chambre apprit à cet espion femelle les terribles résultats des lettres écrites par la maÃtresse de monsieur le baron. - Monsieur doit bien aimer cette femme-là , dit en terminant le valet de chambre, car il a failli mourir. Moi, je lui donnais le conseil de n'y pas retourner, il se verrait bientôt cajolé. Une femme qui coûte à monsieur le baron déjà cinq cent mille francs, dit-on, sans compter ce qu'il vient de dépenser dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges!... Mais cette femme-là veut de l'argent, et rien que de l'argent. En sortant de chez monsieur, madame la baronne disait en riant "Si cela continue, cette fille-là me rendra veuve." - Diable! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux oeufs d'or! - Monsieur le baron n'espère plus qu'en vous, dit le valet de chambre. - Ah! c'est que je me connais à faire marcher les femmes!... - Allons, entrez, dit le valet de chambre en s'humiliant devant cette puissance occulte. - Eh! bien, dit la fausse Saint-Estève en entrant d'un air humble chez le malade, monsieur le baron éprouve donc de petites contrariétés?... Que voulez-vous! tout le monde est atteint par son faible. Moi aussi, j'ai évu des malheurs. En deux mois la roue de fortune a drôlement tourné pour moi! me voilà cherchant une place... Nous n'avons été raisonnables ni l'un ni l'autre. Si monsieur le baron voulait me placer en qualité de cuisinière chez madame Esther, il aurait en moi la plus dévouée des dévouées, et je lui serais bien utile pour surveiller Eugénie et madame. - Il ne s'achit boint te cela, dit le baron. Che ne buis barfenir à êdre le maÃdre, et che suis mené gomme... - Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne... Le ciel est juste! - Chiste? reprit le baron. Che ne d'ai bas vait fenir bir endentre te la morale... - Bah! mon fils, un peu de morale ne gâte rien. C'est le sel de la vie pour nous autres, comme le vice pour les dévots. Voyons, avez-vous été généreux? Vous avez payé ses dettes... - Ui! dit piteusement le baron. - C'est bien. Vous avez dégagé ses effets, c'est mieux; mais convenez-en!... ce n'est pas assez ça ne lui donne encore rien à frire, et ces créatures aiment à flamber... - Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche... Elle le said... dit le baron. Mais che ne feux bas èdre ein chopart. - Eh! bien, quittez-la... - Chai beur qu'elle ne me laisse hà ler, s'écria le baron. - Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. Ecoutez. Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit! On dit que vous en possédez vingt-cinq. Le baron ne put s'empêcher de sourire. Eh! bien, il faut en lâcher un... - Che le lâgerais pien, répondit le baron, mais che ne l'aurais bas plitôt lâgé qu'on en temantera un second. - Oui, je comprends, répondit Asie, vous ne voulez pas dire B, de peur d'aller jusqu'au Z. Esther est honnête fille cependant... - Drès honède file! s'écria le banquier; ele feud pien s'eczéguder, mais gomme on s'aguide t'eine tedde. - Enfin, elle ne veut pas être votre maÃtresse, elle a de la répugnance. Et je le conçois, l'enfant a toujours obéi à ses fantaisies. Quand on n'a connu que de charmants jeunes gens, on se soucie peu d'un vieillard... Vous n'êtes pas beau, vous êtes gros comme Louis XVIII, et un peu bêta, comme tous ceux qui cajolent la fortune au lieu de s'occuper des femmes. Eh! bien, si vous ne regardez pas à six cent mille francs, dit Asie, je me charge de la faire devenir pour vous tout ce que vous voudrez qu'elle soit. - Ziz sante mile vrancs!... s'écria le baron en faisant un léger sursaut. Esder me goûde eine milion téchâ!... - Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. Vous connaissez des hommes, dans ce temps-ci, qui certainement ont mangé plus d'un et de deux millions avec leurs maÃtresses. Je connais même des femmes qui ont coûté la vie, et pour qui l'on a craché sa tête dans un panier... Vous savez ce médecin qui a empoisonné son ami?... il voulait la fortune pour faire le bonheur d'une femme. - Ui, che le zais, mais si che suis amûreusse, che ne suis pas pêde, izi, ti moins, gar quand che la fois, che lui tonnerais mon bordefeille... - Ecoutez, monsieur le baron, dit Asie en prenant une pose de Sémiramis, vous avez été assez rincé comme ça. Aussi vrai que je me nomme Saint-Estève, dans le commerce s'entend, je prends votre parti. - Pien!... che te régombenserai. - Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. D'ailleurs, sachez-le, papa, dit-elle en lui jetant un regard effroyable, j'ai les moyens de vous souffler madame Esther comme on mouche une chandelle. Et je connais ma femme! Quand la petite gueuse vous aura donné le bonheur, elle vous sera plus nécessaire encore qu'elle ne vous l'est en ce moment. Vous m'avez bien payée, vous vous êtes fait tirer l'oreille, mais enfin vous avez financé! Moi, j'ai rempli mes engagements, pas vrai? Eh! bien, tenez, je vais vous proposer un marché. - Foyons. - Vous me placez cuisinière chez madame, vous me prenez pour dix ans, j'ai mille francs de gages, vous payez les cinq dernière années d'avance un denier-à -Dieu, quoi!. Une fois chez madame, je saurai la déterminer aux concessions suivantes. Par exemple, vous lui ferez arriver une toilette délicieuse de chez madame Auguste, qui connaÃt les goûts et les façons de madame, et vous donnez des ordres pour que le nouvel équipage soit à la porte à quatre heures. Après la Bourse, vous montez chez elle, et vous allez faire une petite promenade au bois de Boulogne. Eh! bien, cette femme dit ainsi qu'elle est votre maÃtresse, elle s'engage au vu et au su de tout Paris... - Cent mille francs... - Vous dÃnerez avec elle je sais faire de ces dÃners-là ; vous la menez au spectacle, aux Variétés, à l'avant-scène, et tout Paris dit alors "Voilà ce vieux filou de Nucingen avec sa maÃtresse..." - C'est flatteur de faire croire ça? - Tous ces avantages-là , je suis bonne femme, sont compris dans les premiers cent mille francs... En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin. - Ch'aurai bayé sant mile vrancs... - Dans la seconde semaine, reprit Asie qui n'eut pas l'air d'avoir entendu cette piteuse phrase, madame se décidera, poussée par ces préliminaires, à quitter son petit appartement et à s'installer dans l'hôtel que vous lui offrez. Votre Esther a revu le monde, elle a retrouvé ses anciennes amies, elle voudra briller, elle fera les honneurs de son palais! C'est dans l'ordre... - Encore cent mille francs! - Dam... vous êtes chez vous, Esther est compromise... elle est à vous. Reste une bagatelle dont vous faites le principal, vieux éléphant! Ouvre-t-il des yeux, ce gros monstre-là ! Eh! bien, je m'en charge. - Quatre cent mille... - Ah! pour ça, mon gros, tu ne les lâches que le lendemain... Est-ce de la probité?... J'ai plus de confiance en toi que tu n'en as en moi. Si je décide madame à se montrer comme votre maÃtresse, à se compromettre, à prendre tout ce que vous lui offrirez, et peut-être aujourd'hui, vous me croirez bien capable de l'amener à vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard. Et c'est difficile, allez!... Il y a là , pour faire passer votre artillerie, autant de tirage que pour le Premier Consul dans les Alpes. - Et birquoi?... - Elle a le coeur plein d'amour, razibus, comme vous dites, vous autres qui savez le latin, reprit Asie, Elle se croit une reine de Saba parce qu'elle s'est lavée dans les sacrifices qu'elle a faits à son amant... une idée que ces femmes-là se fourrent dans la tête! Ah! mon petit, il faut être juste, c'est beau! Cette farceuse-là mourrait de chagrin de vous appartenir, je n'en serais pas étonnée; mais ce qui me rassure, moi, je vous le dis pour vous donner du coeur, il y a chez elle un bon fond de fille. - Ti bas, dit le baron qui écoutait Asie dans un profond silence et avec admiration, le chénie te la gorrhibtion, gomme chai le chique te la Panque. - Est-ce dit, mon bichon? reprit Asie. - Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile!... Et che tonnerai cint cent mile le lendemain te mon driomphe. - Eh! bien, je vais aller travailler, répondit Asie... Ah! vous pouvez venir! reprit Asie avec respect. Monsieur trouvera Madame déjà douce comme un dos de chatte, et peut-être disposée à lui être agréable. - Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. Et, après avoir souri à cette affreuse mulâtresse, il se dit Gomme on a réson t'afoir paugoup t'archant! Et il sauta hors de son lit, alla dans ses bureaux et reprit le maniement de ses immenses affaires, le coeur gai. Une abdication Rien ne pouvait être plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l'infidélité. Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. Or Asie alla, non sans employer les précautions usitées en pareil cas, apprendre à Carlos la conférence qu'elle venait d'avoir avec le baron, et tout le parti qu'elle en avait tiré. La colère de cet homme fut comme lui, terrible; il vint aussitôt en voiture, les stores baissés, chez Esther, en faisant entrer la voiture sous la porte. Encore presque blanc quand il monta, ce double faussaire se présenta devant la pauvre fille; elle le regarda, elle se trouvait debout, elle tomba sur un fauteuil, les jambes comme cassées. - Qu'avez-vous, monsieur? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres. - Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre. Esther regarda cette fille comme un enfant aurait regardé sa mère, de qui quelque assassin le séparerait pour pouvoir le tuer. - Savez-vous où vous enverrez Lucien? reprit Carlos quand il se trouva seul avec Esther. - Où?... dernanda-t-elle d'une voix faible en se hasardant à regarder son bourreau. - Là d'où je viens, mon bijou. Esther vit tout rouge en regardant l'homme. - Aux galères, ajouta-t-il à voix basse. Esther ferma les yeux, ses jambes s'allongèrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L'homme sonna, Prudence vint. - Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n'ai pas fini. Il se promena dans le salon en attendant. Prudence-Europe fut obligée de venir prier monsieur de porter Esther sur le lit; il la prit avec une facilité qui dénotait une force athlétique. Il fallut aller chercher ce que la Pharmacie a de plus violent pour rendre Esther au sentiment de ses maux. Une heure après, la pauvre fille était en état d'écouter ce cauchemar vivant, assis au pied du lit, le regard fixe et éblouissant comme deux jets de plomb fondu. - Mon petit coeur, reprit-il, Lucien se trouve entre une vie splendide, honorée, heureuse, digne, et le trou plein d'eau, de vase et de cailloux où il allait se jeter quand je l'ai rencontré. La maison de Grandlieu demande à ce cher enfant une terre d'un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelée Clotilde, à l'aide de laquelle il montera au pouvoir. Grâce à nous deux, Lucien vient d'acquérir le manoir maternel, le vieux château de Rubempré qui n'a pas coûté grand'chose, trente mille francs; mais son avoué, par d'heureuses négociations, a fini par y joindre pour un million de propriétés, sur lesquelles on a payé trois cent mille francs. Le château, les frais, les primes à ceux qu'on a mis en avant pour déguiser l'opération aux gens du pays, ont absorbé le reste. Nous avons bien, il est vrai, cent mille francs dans les affaires qui, d'ici à quelques mois, vaudront deux à trois cent mille francs; mais il restera toujours quatre cent mille francs à payer... Dans trois jours, Lucien revient d'Angoulême où il est allé, car il ne doit pas être soupçonné d'avoir trouvé sa fortune en cardant vos matelas... - Oh! non, dit-elle en levant les yeux par un mouvement sublime. - Je vous le demande, est-ce le moment d'effrayer le baron? dit-il tranquillement, et vous avez failli le tuer avant-hier! il s'est évanoui comme une femme en lisant votre seconde lettre. Vous avez un fier style, je vous en fais mes compliments. Si le baron était mort, que devenions-nous? Quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine... eh! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C'est une manière d'en finir. Mais réfléchissez donc un peu! Ne vaudrait-il pas mieux vivre en se disant à toute heure "Cette brillante fortune, cette heureuse famille... car il aura des enfants" - des enfants!... avez-vous pensé jamais au plaisir de passer vos mains dans la chevelure de ses enfants? Esther ferma les yeux et frissonna doucement. - Eh! bien, en voyant l'édifice de ce bonheur on se dit "Voilà mon oeuvre!" Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux êtres se regardèrent. - Voilà ce que j'ai tenté de faire d'un désespoir qui se jetait à l'eau, reprit Carlos. Suis-je un égoïste, moi? Voilà comme l'on aime! On ne se dévoue ainsi que pour les rois; mais je l'ai sacré roi, mon Lucien! On me riverait pour le reste de mes jours à mon ancienne chaÃne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant "Il est au bal, il est à la cour." Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins! Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle! Mais l'amour, chez une courtisane, devrait être, comme chez toutes les créatures dégradées, un moyen de devenir mère, en dépit de la nature qui vous frappe d'infécondité! Si jamais on retrouvait, sous la peau de l'abbé Carlos Herrera, le condamné que j'étais auparavant, savez-vous ce que je ferais pour ne pas compromettre Lucien? Esther attendit la réponse dans une sorte d'anxiété. - Eh! bien, reprit-il après une légère pause, je mourrais comme les nègres, en avalant ma langue. Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. Que vous avais-je demandé?... de reprendre la jupe de la Torpille pour six mois, pour six semaines, et de vous en servir pour pincer un million... Lucien ne vous oubliera jamais! Les hommes n'oublient pas l'être qui se rappelle à leur souvenir par le bonheur dont on jouit tous les matins en se réveillant toujours riche. Lucien vaut mieux que vous... il a commencé par aimer Coralie, elle meurt, bon; mais il n'avait pas de quoi la faire enterrer, il n'a pas fait comme vous tout à l'heure, il ne s'est pas évanoui, quoique poète; il a écrit six chansons gaillardes, et il en a eu trois cents francs avec lesquels il a pu payer le convoi de Coralie. J'ai ces chansons-là , je les sais par coeur. Eh! bien, composez vos chansons soyez gaie, soyez folle! soyez irrésistible... et insatiable! Vous m'avez entendu? ne m'obligez plus à parler... Baisez papa. Adieu... Quand, une demi-heure après, Europe entra chez sa maÃtresse, elle la trouva devant un crucifix agenouillée dans la pose que le plus religieux des peintres a donnée à Moïse devant le buisson d'Oreb, pour en peindre la profonde et entière adoration devant Jehova. Après avoir dit ses dernières prières, Esther renonçait à sa belle vie, à l'honneur qu'elle s'était fait, à sa gloire, à ses vertus, à son amour. Elle se leva. - Oh! madame, vous ne serez plus jamais ainsi! s'écria Prudence Servien stupéfaite de la sublime beauté de sa maÃtresse. Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. Les yeux retenaient encore un peu de l'âme qui s'envolait au ciel. Le teint de la Juive étincelait. Trempés de larmes absorbées par le feu de la prière, ses cils ressemblaient à un feuillage après une pluie d'été, le soleil de l'amour pur les brillantait pour la dernière fois. Les lèvres gardaient comme une expression des dernières invocations aux anges, à qui sans doute elle avait emprunté la palme du martyre en leur confiant sa vie sans souillure. Enfin, elle avait la majesté qui dut briller chez Marie Stuart au moment où elle dit adieu à sa couronne, à la terre et à l'amour. - J'aurais voulu que Lucien me vÃt ainsi, dit-elle en laissant échapper un soupir étouffé. Maintenant, reprit-elle d'une voix vibrante, blaguons. En entendant ce mot, Europe resta tout hébétée, comme elle eût pu l'être en entendant blasphémer un ange. - Eh! bien, qu'as-tu donc à regarder si j'ai dans la bouche des clous de girofle au lieu de dents? Je ne suis plus maintenant qu'une infâme et immonde créature, une voleuse, une fille, et j'attends milord. Ainsi, fais chauffer un bain et apprête-moi ma toilette. Il est midi, le baron viendra sans doute après la Bourse, je vais lui dire que je l'attends, et j'entends qu'Asie lui apprête un dÃner un peu chouette, je veux le rendre fou cet homme... Allons, va, va, ma fille... Nous allons rire, c'est-à -dire nous allons travailler. Elle se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante "Mon ami, si la cuisinière que vous m'avez envoyée n'avait jamais été à mon service, j'aurais pu croire que votre intention était de me faire savoir combien de fois vous vous êtes évanoui avant-hier en recevant mes trois poulets. Que voulez-vous? j'étais très nerveuse ce jour-là , je repassais les souvenirs de ma déplorable existence. Mais je connais la sincérité d'Asie. Je ne me repens donc plus de vous avoir fait quelque chagrin, puisqu'il a servi à me prouver combien je vous suis chère. Nous sommes ainsi, nous autres pauvres créatures méprisées une affection vraie nous touche bien plus que de nous voir l'objet de dépenses folles. Pour moi, j'ai toujours eu peur d'être comme le portemanteau où vous accrochiez vos vanités. Ça m'ennuyait de ne pas être autre chose pour vous. Oui, malgré vos belles protestations, je croyais que vous me preniez pour une femme achetée. Eh! bien, maintenant vous me trouverez bonne fille, mais à condition de toujours m'obéir un petit peu. Si cette lettre peut remplacer pour vous les ordonnances du médecin, vous me le prouverez en venant me voir après la Bourse. Vous trouverez sous les armes, et parée de vos dons, celle qui se dit, pour la vie, votre machine à plaisir, ESTHER." A la Bourse, le baron de Nucingen fut si gaillard, si content, si facile en apparence, et se permit tant de plaisanteries, que du Tillet et les Keller, qui s'y trouvaient, ne purent s'empêcher de lui demander raison de son hilarité. - Che suis amé... Nous bentons piendôd la gremaillère, dit-il à du Tillet. - A combien cela vous revient-il? lui repartit brusquement François Keller à qui madame Colleville avait coûté, disait-on, vingt-cinq mille francs par an. - Chamais cedde phâme, qui ed ein anche, ne m'a temanté feux liarts. - Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. C'est pour ne jamais rien avoir à demander qu'elles se donnent des tantes ou des mères. Esther reparaÃt à fleur de Paris De la Bourse à la rue Taitbout, le baron dit sept fois à son domestique "Fus n'alez bas, voueddés tonc le gefal!..." Il grimpa lestement, et trouva pour la première fois sa maÃtresse belle comme le sont ces filles dont l'unique occupation est le soin de leur toilette et de leur beauté. Sortie du bain, la fleur était fraÃche, parfumée à inspirer des désirs à Robert d'Arbrissel. Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. Une redingote de reps noir, garnie en passementerie de soie rose, s'ouvrait sur une jupe de satin gris, le costume que se fit plus tard la belle Amigo dans I Puritani. Un fichu de point d'Angleterre retombait sur les épaules en badinant. Les manches de la robe étaient pincées par des lisérés pour diviser les bouffants que, depuis quelque temps, les femmes comme il faut avaient substitués aux manches à gigot devenues par trop monstrueuses. Esther avait fixé par une épingle, sur ses magnifiques cheveux, un bonnet de malines, dit à la folle, près de tomber et qui ne tombait pas, mais lui donnait l'air d'être en désordre et mal peignée, quoique l'on vÃt parfaitement les raies blanches de sa petite tête entre les sillons des cheveux. - N'est-ce pas une horreur de voir madame si belle dans un salon passé comme celui-là ? dit Europe au baron en lui ouvrant la porte du salon. - Hé bien, fennez rie Sainte-Chorche, dit le baron en restant en arrêt comme un chien devant une perdrix. Le demps ed manivique, nus nus bromenerons aux Jamps-Elusées, et matame Saint-Estèfe afec Ichénie dransborderont dutte fodre doiledde, fodre linche et nodre tinner à la rie Sainte-Chorche. - Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Esther, si vous voulez me faire le plaisir d'appeler ma cuisinière Asie, et Eugénie, Europe. J'ai surnommé ainsi toutes les femmes qui m'ont servie, depuis les deux premières que j'ai eues. Je n'aime pas le changement... - Acie... Irobe... répéta le baron en se mettant à rire. Gomme fus edes trôle... fus affez tes imachinassions... Ch'aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisinière Acie. - C'est notre état d'être drôles, dit Esther. Voyons, une pauvre fille ne peut donc pas se faire nourrir par l'Asie et habiller par l'Europe, quand vous, vous vivez de tout le monde? C'est un mythe, quoi! Il y a des femmes qui mangeraient la terre, il ne m'en faut que la moitié. Voilà ! - Quelle phâme que montame Saind-Esdèfe! se dit le baron en admirant le changement des façons d'Esther. - Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles. - Madame Thomas ne l'a pas envoyée... Allons, baron, vite! haut la patte! commencez votre service d'homme de peine, c'est-à -dire d'homme heureux! Le bonheur est lourd!... Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van Bogseck... Et surtout, lui dit-elle à l'oreille, rapportez-lui le plus beau bouquet qu'il y ait à Paris. Nous sommes en hiver, tâchez d'avoir des fleurs des Tropiques. Le baron descendit et dit à ses domestiques "Ghez montame Domas." Le domestique mena son maÃtre chez une fameuse pâtissière. - C'edde ein margeante de motes, vichi pedâte, ed non te cateaux, dit le baron qui courut au Palais-Royal chez madame Prévôt, où il fit composer un bouquet de cinq louis, pendant que son domestique allait chez la fameuse marchande de modes. En se promenant dans Paris, l'observateur superficiel se demande quels sont les fous qui viennent acheter les fleurs fabuleuses qui parent la boutique de l'illustre bouquetière et les primeurs de l'européen Chevet, le seul, avec le Rocher-de-Cancale, qui offre une véritable et délicieuse Revue des Deux Mondes... Il s'élève tous les jours, à Paris, cent et quelques passions à la Nucingen, qui se prouvent par des raretés que les reines n'osent pas se donner, et qu'on offre, et à genoux, à des filles qui, selon le mot d'Asie, aiment à flamber. Sans ce petit détail, une honnête bourgeoise ne comprendrait pas comment une fortune se fond entre les mains de ces créatures dont la fonction sociale, dans le système fouriériste, est peut-être de réparer les malheurs de l'Avarice et de la Cupidité. Ces dissipations sont sans doute au Corps Social ce qu'un coup de lancette est pour un corps pléthorique. En deux mois Nucingen venait d'arroser le commerce de plus de deux cent mille francs. Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. L'heure d'aller aux Champs-Elysées, en hiver, est de deux heures à quatre. Néanmoins la voiture servit à Esther pour se rendre de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle prit possession du bedid balai. Jamais, disons-le, Esther n'avait encore été l'objet d'un pareil culte ni de profusions pareilles, elle en fut surprise; mais elle se garda bien, comme toutes ces royales ingrates, de montrer le moindre étonnement. Quand vous entrez dans Saint-Pierre de Rome, pour vous faire apprécier l'étendue et la hauteur de la reine des cathédrales, on vous montre le petit doigt d'une statue qui a je ne sais quelle longueur, et qui vous semble un petit doigt naturel. Or, on a tant critiqué les descriptions, néanmoins si nécessaires à l'histoire de nos moeurs, qu'il faut imiter ici le cicérone romain. Donc, en entrant dans la salle à manger, le baron ne put s'empêcher de faire manier à Esther l'étoffe des rideaux de croisée, drapée avec une abondance royale, doublée en moire blanche et garnie d'une passementerie digne du corsage d'une princesse portugaise. Cette étoffe était une soierie achetée à Canton où la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d'Asie avec une perfection dont le modèle n'existe que sur les vélins du Moyen-Age, ou dans le missel de Charles-Quint, l'orgueil de la bibliothèque impériale de Vienne. - Elle a goûdé teux mile vrancs l'aune à eine milort qui l'a rabbordée tes Intes... - Très bien. Charmant! Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne! dit Esther. La mousse n'y salira pas sur du carreau! - Oh! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis!... - Gomme on affait tessiné la dabis bir la tuc Dorionia, mon bâmi, qui le droufe drop cher, che l'ai bris pir vus, qui êdes eine reine! dit Nucingen. Par un effet du hasard, ce tapis, dû à l'un de nos plus ingénieux dessinateurs, se trouvait assorti aux caprices de la draperie chinoise. Les murs peints par Schinner et Léon de Lora représentaient de voluptueuses scènes, mises en relief par des ébènes sculptés, acquis à prix d'or chez du Sommerard, et formant des panneaux où de simples filets d'or attiraient sobrement la lumière. Maintenant vous pouvez juger du reste. - Vous avez bien fait de m'amener ici, dit Esther, il me faudra bien huit jours pour m'habituer à ma maison, et ne pas avoir l'air d'une parvenue... - Ma mèson! répétait joyeusement le baron. Fus accebdez tonc?... - Mais oui, mille fois oui, animal-bête, dit-elle en souriant. - Hânimâle édait azez... - Bête est pour la caresse, reprit-elle en le regardant. Le pauvre Loup-cervier prit la main d'Esther et la mit sur son coeur il était assez animal pour sentir, mais trop bête pour trouver un mot. - Foyez gomme il pat... bir un bedid mote te dentresse!...reprit-il. Et il emmena sa déesse téesse dans la chambre à coucher. - Oh! madame, dit Eugénie, je ne peux pas rester là , moi! L'on a trop envie de se mettre au lit. - Eh! bien, dit Esther, je veux te payer tout ça d'un seul coup... Tiens, mon gros éléphant, après le dÃner nous irons au spectacle. J'ai une fringale de spectacle. Il y avait précisément cinq ans qu'Esther n'était allée à un théâtre. Tout Paris se portait alors à la Porte-Saint-Martin, pour y voir une de ces pièces auxquelles la puissance des acteurs communique une expression de réalité terrible, Richard d'Arlington. Comme toutes les natures ingénues, Esther aimait autant à ressentir les tressaillements de la frayeur qu'à se laisser aller aux larmes de la tendresse. - Nous irons voir Frédérick-LemaÃtre, dit-elle, j'adore cet acteur-là ! - C'edde ein trame sôfache, dit Nucingen qui se vit contraint en un moment de s'afficher. Le baron envoya son domestique chercher une des deux loges d'Avant-scène aux premières. Autre originalité parisienne! Quand le Succès, aux pieds d'argile, emplit une salle, il y a toujours une loge d'Avant-scène à louer dix minutes avant le lever du rideau; les directeurs la gardent pour eux quand il ne s'est pas présenté, pour la prendre, une passion à la Nucingen. Cette loge est, comme la primeur de Chevet, l'impôt prélevé sur les fantaisies de l'Olympe parisien. Il est inutile de parler du service. Nucingen avait entassé trois services le petit service, le moyen service, le grand service. Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. Le banquier, pour ne pas paraÃtre écraser la table de valeurs d'or et d'argent, avait joint à tous ces services une porcelaine de la plus charmante fragilité, genre Saxe, et qui coûtait plus qu'un service d'argenterie. Quant au nappage, le linge de Saxe, le linge d'Angleterre, de Flandre et de France rivalisaient de perfection avec leurs fleurs damassées. Au dÃner, ce fut au tour du baron d'être surpris en goûtant la cuisine d'Asie. - Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie c'ed eine guizine aciadique. - Ah! je commence à croire qu'il m'aime, dit Esther à Europe, il a dit quelque chose qui ressemble à un mot. - Il y en a blisieurs, dit-il. - Eh! bien, il est encore plus Turcaret qu'on le dit, s'écria la rieuse courtisane à cette réponse digne des naïvetés célèbres échappées au banquier. La cuisine était épicée de manière à donner une indigestion au baron, pour qu'il s'en allât chez lui de bonne heure; aussi fut-ce tout ce qu'il rapporta de sa première entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligé de boire un nombre infini de verres d'eau sucrée, en laissant Esther seule pendant les entractes. Par une rencontre si prévisible qu'on ne saurait la nommer un hasard, Tullia, Mariette et madame du Val-Noble se trouvaient au spectacle ce jour-là . Richard d'Arlington fut un de ces succès fous, et mérités d'ailleurs, comme il ne s'en voit qu'à Paris. En voyant ce drame, tous les hommes concevaient qu'on pût jeter sa femme légitime par la fenêtre, et toutes les femmes aimaient à se voir injustement opprimées. Les femmes se disaient "C'est trop fort, nous ne sommes que poussées... mais ça nous arrive souvent!..." Or une créature de la beauté d'Esther, mise comme Esther, ne pouvait pas flamber impunément à l'Avant-scène de la Porte-Saint-Martin. Aussi, dès le second acte, y eut-il dans la loge des deux danseuses une sorte de révolution causée par la constatation de l'identité de la belle inconnue avec la Torpille. - Ah! çà , d'où sort-elle? dit Mariette à madame du Val-Noble, je la croyais noyée... - Est-ce elle? elle me paraÃt trente-sept fois plus jeune et plus belle qu'il y a six ans. - Elle s'est peut-être conservée comme madame d'Espard et madame Zayonscheck, dans la glace, dit le comte de Brambourg, qui avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée. - N'est-ce pas le rat que vous vouliez m'envoyer pour empaumer mon oncle? dit-il à Tullia. - Précisément, répondit Tullia à la danseuse. Du Bruel, allez donc à l'orchestre, voir si c'est bien elle. - Fait-elle sa tête! s'écria madame du Val-Noble en se servant d'une admirable expression du vocabulaire des filles. - Oh! s'écria le comte de Brambourg, elle en a le droit, car elle est avec mon ami, le baron de Nucirigen. J'y vais. - Est-ce que ce serait cette prétendue Jeanne d'Arc qui a conquis Nucingen, et avec lequel on nous embête depuis trois mois?... dit Mariette. - Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge de Nucingen. Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther?... Mademoiselle, je suis un pauvre officier que vous deviez jadis tirer d'un mauvais pas, à Issoudun... Philippe Bridau... - Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle. - Montemiselle, répondit le baron, ne s'abbelle blis Esder, digourt; elle ha nom matame te Jamby Champy, eine bedid pien que che lui ai agedé... - Si vous faites bien les choses, dit le comte, ces dames disent que madame de Champy fait trop sa tête... Si vous ne voulez pas vous souvenir de moi, daignerez-vous reconnaÃtre Mariette, Tullia, madame du Val-Noble, dit ce parvenu que le duc de Maufrigneuse avait mis en faveur auprès du Dauphin. - Si ces dames sont bonnes pour moi, je suis disposée à leur être très agréable, répondit sèchement madame de Champy. - Bonnes! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d'Arc. - Eh! pien, si ces tames feulent fus dennir gombagnie, dit Nucingen, che fus laiserai sèle, gar chai drob mancbé. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens... Tiaple t'Acie!... - Pour la première fois, vous me laisseriez seule! dit Esther. Allons donc! il faut savoir mourir sur votre bord. J'ai besoin de mon homme pour sortir, Si j'étais insultée, je crierais donc pour rien?... L'égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations de l'amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder son homme. Si elle recevait ses anciennes connaissances, elle ne devait pas être questionnée aussi sérieusement en compagnie qu'elle l'aurait été seule. Philippe Bridau se hâta de revenir dans la loge des danseuses auxquelles il apprit l'état des choses. - Ah! c'est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges! dit avec amertume madame du Val-Noble qui, dans le langage de ces sortes de femmes, se trouvait à pied. - Probablement, répondit le colonel. Du Tillet m'a dit que le baron y avait dépensé trois fois autant que votre pauvre Falleix. - Allons donc la voir? dit Tullia. - Ma foi! non, répliqua Mariette, elle est trop belle, j'irai la voir chez elle. - Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia. Le hardi Premier Sujet vint donc pendant l'entracte, et renouvela connaissance avec Esther qui se tint dans les généralités. - Et d'où reviens-tu, ma chère enfant? demanda la danseuse qui n'en pouvait mais de curiosité. - Oh! je suis restée pendant cinq ans dans un château des Alpes avec un Anglais jaloux comme un tigre, un nabab; je l'appelais un nabot, car il n'était pas si grand que le bailli de Ferrette. Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe, comme dit Florine. Aussi, maintenant que me voilà revenue à Paris, ai-je des envies de m'amuser qui vont me rendre un vrai Carnaval. J'aurai maison ouverte. Ah! il faut me refaire de cinq ans de solitude, et je commence à me rattraper. Cinq ans d'Anglais, c'est trop; d'après les affiches, on doit n'y être que six semaines. - Est-ce le baron qui t'a donné cette dentelle? - Non, c'est un reste de nabab... Ai-je du malheur, ma chère! il était jaune comme un rire d'ami devant un succès, j'ai cru qu'il mourrait en dix mois. Bah! il était fort comme une Alpe. Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie... Je ne veux plus entendre parler de foie. J'ai eu trop de foi... aux proverbes... Ce nabab m'a volée, il est mort sans faire de testament, et la famille m'a mise à la porte comme si j'avais eu la peste. Aussi ai-je dit à ce gros-là "Paie pour deux! Vous avez bien raison de m'appeler une Jeanne d'Arc, j'ai perdu l'Angleterre! et je mourrai peut-être brûlée. - D'amour! dit Tullia. - Et vive! répondit Esther que ce mot rendit songeuse. Le baron riait de toutes ces niaiseries au gros sel, mais il ne les comprenait pas toujours sur-le-champ, en sorte que son rire ressemblait à ces fusées oubliées qui partent après un feu d'artifice. Nous vivons tous dans une sphère quelconque, et les habitants de toutes les sphères sont doués d'une dose égale de curiosité. Le lendemain, à l'Opéra, l'aventure du retour d'Esther fut la nouvelle des coulisses. Le matin, de deux heures à quatre heures, tout le Paris des Champs-Elysées avait reconnu la Torpille, et savait enfin quel était l'objet de la passion du baron de Nucingen. - Savez-vous, disait Blondet à de Marsay dans le foyer de l'Opéra, que la Torpille a disparu le lendemain du jour où nous l'avons reconnue ici pour être la maÃtresse du petit Rubempré? A Paris, comme en province, tout se sait. La police de la rue de Jérusalem n'est pas si bien faite que celle du monde, où chacun s'espionne sans le savoir. Aussi Carlos avait-il bien deviné quel était le danger de la position de Lucien pendant et après la rue Taitbout. Une femme à pied Il n'existe pas de situation plus horrible que celle où se trouvait madame du Val-Noble, et le mot être à pied la rend à merveille. L'insouciance et la prodigalité de ces femmes les empêchent de songer à l'avenir. Dans ce monde exceptionnel, beaucoup plus comique et spirituel qu'on ne le pense, les femmes qui ne sont pas belles de cette beauté positive, presque inaltérable et facile à reconnaÃtre, les femmes qui ne peuvent être aimées enfin que par caprice, pensent seules à leur vieillesse et se font une fortune plus elles sont belles, plus imprévoyantes elles sont. - Tu as donc peur de devenir laide, que tu te fais des rentes...? est un mot de Florine à Mariette qui peut faire comprendre une des causes de cette prodigalité. Dans le cas d'un spéculateur qui se tue, d'un prodigue à bout de ses sacs, ces femmes tombent donc avec une effroyable rapidité d'une opulence effrontée à une profonde misère. Elles se jettent alors dans les bras de la marchande à la toilette, elles vendent à vil prix des bijoux exquis, elles font des dettes, surtout pour rester dans un luxe apparent qui leur permette de retrouver ce qu'elles viennent de perdre une caisse où puiser. Ces hauts et bas de leur vie expliquent assez bien la cherté d'une liaison presque toujours ménagée, en réalité, comme Asie avait agrafé autre mot du Vocabulaire Nucingen avec Esther. Aussi ceux qui connaissent bien leur Paris savent-ils parfaitement à quoi s'en tenir en retrouvant aux Champs-Elysées, ce bazar mouvant et tumultueux, telle femme en voiture de louage, après l'avoir vue, un an, six mois auparavant, dans un équipage étourdissant de luxe et de la plus belle tenue. - Quand on tombe à Sainte-Pélagie, il faut savoir rebondir au bois de Boulogne, disait Florine en riant avec Blondet du petit vicomte de Portenduère. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. Elles restent ensevelies en d'affreux hôtels garnis, où elles expient leurs profusions par des privations comme en souffrent les voyageurs égarés dans un Sahara quelconque; mais elles n'en conçoivent pas la moindre velléité d'économie. Elles se hasardent aux bals masqués, elles entreprennent un voyage en province, elles se montrent bien mises sur les boulevards par les belles journées. Elles trouvent d'ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. Les secours à donner coûtent peu de chose à la femme heureuse, qui se dit en elle-même "Je serai comme ça dimanche." La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. Quand cette usurière se trouve créancière, elle remue et fouille tous les coeurs de vieillards en faveur de son hypothèque à brodequins et à chapeaux. Incapable de prévoir le désastre d'un des plus riches et des plus habiles Agents de change, madame du Val-Noble fut donc prise en plein désordre. Elle employait l'argent de Falleix à ses caprices, et s'en remettait sur lui pour les choses utiles et pour son avenir. - Comment, disait-elle à Mariette, s'attendre à cela de la part d'un homme qui paraissait si bon enfant? Dans presque toutes les classes de la société, le bon enfant est un homme qui a de la largeur, qui prête quelques écus par-ci par-là sans les redemander, qui se conduit toujours d'après les règles d'une certaine délicatesse, en dehors de la moralité vulgaire, obligée, courante. Certaines gens dits vertueux et probes, semblablement à Nucingen, ont ruiné leurs bienfaiteurs, et certaines gens sortis de la Police Correctionnelle sont d'une ingénieuse probité pour une femme. La vertu complète, le rêve de Molière, Alceste, est excessivement rare; elle se rencontre néanmoins partout, même à Paris. Le bon enfant est le produit d'une certaine grâce dans le caractère qui ne prouve rien. Un homme est ainsi comme le chat est soyeux, comme une pantoufle est faite pour être prête au pied. Donc, dans l'acception du mot bon enfant par les femmes entretenues, Falleix devait avertir sa maÃtresse de la faillite et lui laisser de quoi vivre. D'Estourny, le galant escroc, était bon enfant; il trichait au jeu, mais il avait mis de côté trente mille francs pour sa maÃtresse. Aussi, dans les soupers de carnaval, les femmes répondaient-elles à ses accusateurs "c'est égal!... vous aurez beau dire, Georges était un bon enfant, il avait de belles manières, il méritait un meilleur sort!" Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse; elles savent se vendre, comme Esther, pour un beau idéal secret, leur religion à elles. Après avoir à grand-peine sauvé quelques bijoux du naufrage, madame du Val-Noble succombait sous le poids terrible de cette accusation "Elle a ruiné Falleix!" Elle atteignait l'âge de trente ans, et quoiqu'elle fût dans tout le développement de sa beauté, néanmoins elle pouvait d'autant mieux passer pour une vieille femme que, dans ces crises, une femme a contre soi toutes ses rivales. Mariette, Florine et Tullia recevaient bien leur amie à dÃner, lui donnaient bien quelques secours; mais, ne connaissant pas le chiffre de ses dettes, elles n'osaient sonder la profondeur de ce gouffre. Six ans d'intervalle constituaient un point d'aiguille un peu trop long dans les fluctuations de la mer parisienne, entre la Torpille et madame du Val-Noble, pour que la femme à pied s'adressât à la femme en voiture; mais la Val-Noble savait Esther trop généreuse pour ne pas songer parfois qu'elle avait, selon son mot, hérité d'elle, et venir à elle dans une rencontre qui semblerait fortuite, quoique cherchée. Pour faire arriver ce hasard madame du Val-Noble, mise en femme comme il faut, se promenait aux Champs-Elysées tous les jours, ayant au bras Théodore Gaillard, qui a fini par l'épouser et qui, dans cette détresse, se conduisait très bien avec son ancienne maÃtresse, il lui donnait des loges et la faisait inviter à toutes les parties. Elle se flattait que, par un beau temps, Esther se promènerait, et qu'elles se trouveraient face à face. Esther avait Paccard pour cocher, car sa maison fut, en cinq jours, organisée par Asie, par Europe et Paccard, d'après les instructions de Carlos, de manière à faire de la maison de la rue Saint-Georges une forteresse imprenable. De son côté, Peyrade, mû par sa haine profonde, par son désir de vengeance, et surtout dans le dessein d'établir sa chère Lydie, prit pour but de promenade les Champs-Elysées, dès que Contenson lui dit que la maÃtresse de monsieur de Nucingen y était visible. Peyrade se mettait si parfaitement en Anglais, et parlait si bien en français avec les gazouillements que les Anglais introduisent dans notre langage; il savait si purement l'anglais, il connaissait si complètement les affaires de ce pays, où par trois fois, la police de Paris l'avait envoyé, en 1779 et 1786, qu'il soutint son rôle d'Anglais chez des ambassadeurs et à Londres, sans éveiller de soupçons. Peyrade, qui tenait beaucoup de Musson, le fameux mystificateur, savait se déguiser avec tant d'art que Contenson, un jour ne le reconnut pas. Accompagné de Contenson déguisé en mulâtre, Peyrade examinait, de cet oeil qui semble inattentif, mais qui voit tout, Esther et ses gens. Il se trouva donc naturellement dans la contre-allée où les gens à équipage se promènent quand il fait sec et beau, le jour où Esther y rencontra madame du Val-Noble. Peyrade, suivi de son mulâtre en livrée, marcha sans affectation, et en vrai nabab qui ne pense qu'à lui-même, sur la ligne des deux femmes, de manière à saisir à la volée quelques mots de leur conversation. - Eh! bien, ma chère enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. Nucingen se doit à lui-même de ne pas laisser sans un liard la maÃtresse de son Agent de change... - D'autant plus qu'on dit qu'il l'a ruiné, dit Théodore Gaillard, et que nous pourrions bien le faire chanter... - Il dÃne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. Puis elle lui dit à l'oreille "J'en fais ce que je veux, il n'a pas encore ça!" Elle mit un de ses ongles tout ganté sous la plus jolie de ses dents, et fit ce geste assez connu dont la signification énergique veut dire rien du tout! - Tu le tiens... - Ma chère, il n'a encore que payé mes dettes... - Est-elle petite-poche! s'écria Suzanne du Val-Noble. - Oh! reprit Esther, j'en avais à faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente avant le premier coup de minuit!... Oh! il est charmant, je n'ai pas à me plaindre... Il va bien. Dans huit jours, nous pendons la crémaillère, tu en seras... Le matin, il doit m'offrir le contrat de la maison de la rue Saint-Georges. Décemment, on ne peut pas habiter une pareille maison sans trente mille francs de rente à soi, pour les retrouver en cas de malheur. J'ai connu la misère, et je n'en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite. - Toi qui disais "La fortune, c'est moi!" comme tu as changé! s'écria Suzanne. - C'est l'air de la Suisse, on y devient économe... Tiens, vas-y ma chère! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-être un mari! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous... Dans tous les cas, tu en reviendras avec l'amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnête et délicat! Adieu. Esther remonta dans sa belle voiture attelée des plus magnifiques chevaux gris-pommelés qui fussent alors à Paris. - La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais à Contenson, est bien, mais j'aime encore mieux celle qui se promène, tu vas la suivre et savoir qui elle est. - Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit Théodore Gaillard en répétant à madame du Val-Noble la phrase de Peyrade. Avant de se risquer à parler anglais, Peyrade avait lâché dans cette langue un mot qui fit faire à Théodore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s'était assuré que le journaliste savait l'anglais. Madame du Val-Noble alla dès lors très lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hôtel garni décent, en regardant de côté pour voir si le mulâtre la suivait. Cet établissement appartenait à une madame Gérard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligée, et qui lui témoignait de la reconnaissance en la logeant d'une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnête et pleine de vertus, pieuse même, acceptait la courtisane comme une femme d'un ordre supérieur; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine déchue; elle lui confiait ses filles; et, chose plus naturelle qu'on ne le pense, la courtisane était aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mère; elle était aimée des deux demoiselles Gérard. Cette brave et digne hôtesse ressemblait à ces sublimes prêtres qui voient encore une créature à sauver, à aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnêteté, souvent elle l'enviait en causant le soir, et en déplorant ses malheurs. - "Vous êtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin", disait madame Gérard. Madame du Val-Noble n'était d'ailleurs tombée que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si élégante, était encore assez bien fournie pour lui permettre de paraÃtre, à l'occasion, comme le jour de Richard d'Arlington à la Porte-Saint-Martin, dans tout son éclat. Madame Gérard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme à pied avait besoin pour aller dÃner en ville, pour se rendre au spectacle et en revenir. - Eh! bien, ma chère madame Gérard, dit-elle à cette honnête mère de famille, mon sort va changer, je crois... - Allons, madame, tant mieux; mais soyez sage, pensez à l'avenir... Ne faites plus de dettes. J'ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent!... - Eh! ne vous inquiétez pas de ces chiens-là , qui tous ont gagné des sommes énormes avec moi. Tenez, voici des billets des Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxièmes. Si quelqu'un me demandait ce soir et que je ne fusse pas rentrée, on laisserait monter tout de même. Adèle, mon ancienne femme de chambre, y sera; je vais vous l'envoyer. Madame du Val-Noble, qui n'avait ni tante ni mère, se trouvait forcée de recourir à sa femme de chambre aussi à pied! pour faire jouer le rôle d'une Saint-Estève auprès de l'inconnu dont la conquête allait lui permettre de remonter à son rang. Elle alla dÃner avec Théodore Gaillard, qui, pour ce jour-là , se trouvait avoir une partie, c'est-à -dire un dÃner offert par Nathan, qui payait un pari perdu, une de ces débauches dont on dit aux invités "Il y aura des femmes" Peyrade en nabab Peyrade ne s'était pas décidé sans de puissantes raisons à donner de sa personne dans le champ de cette intrigue. Sa curiosité, comme celle de Corentin, était d'ailleurs si vivement excitée que, sans raison, il se fût encore mêlé volontiers à ce drame. En ce moment la politique de Charles X avait achevé sa dernière évolution. Après avoir confié le timon des affaires à des ministres de son choix, le Roi préparait la conquête d'Alger, pour faire servir cette gloire de passeport à ce qu'on a nommé son coup d'Etat. Au-dedans, personne ne conspirait plus, Charles X croyait n'avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. Dans cette situation, un vrai chasseur, pour s'entretenir la main, faute de grives, tue des merles. Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. Témoin de l'arrestation d'Esther, Contenson avait, avec le sens exquis de l'espion, très bien jugé cette opération. Ainsi qu'on l'a vu, le drôle n'avait pas pris la peine de gazer son opinion au baron de Nucingen. "Au profit de qui rançonne-t-on la passion du banquier?" fut la première question que se posèrent les deux amis. Après avoir reconnu dans Asie un personnage de la pièce, Contenson avait espéré, par elle, arriver à l'auteur; mais elle lui coula des mains pendant quelque temps en se cachant comme une anguille dans la vase parisienne, et, lorsqu'il la retrouva cuisinière chez Esther, la coopération de cette mulâtresse lui parut inexplicable. Pour la première fois, les deux artistes en espionnage rencontraient donc un texte indéchiffrable, tout en soupçonnant une ténébreuse histoire. Après trois attaques successives et hardies sur la maison rue Tait-bout, Contenson trouva le mutisme le plus obstiné. Tant qu'Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. Peut-être Asie avait-elle promis des boulettes empoisonnées à toute la famille en cas d'indiscrétion. Le lendemain du jour où Esther quitta son appartement, Contenson trouva ce portier un peu plus raisonnable, il regrettait beaucoup cette petite dame qui, disait-il, le nourrissait des restes de sa table. Contenson, déguisé en courtier de commerce, marchandait l'appartement, et il écoutait les doléances du portier en se moquant de lui, mettant en doute tout ce qu'il disait par des - Est-ce possible?... - Oui, monsieur, cette petite dame a demeuré cinq ans ici sans en être jamais sortie, à preuve que son amant, jaloux quoiqu'elle fût sans reproche, prenait les plus grandes précautions pour venir, pour entrer, pour sortir. C'était d'ailleurs un très beau jeune homme. Lucien se trouvait encore à Marsac, chez sa soeur, madame Séchard; mais, dès qu'il fut revenu, Contenson envoya le portier quai Malaquais, demander à monsieur de Rubempré s'il consentait à vendre les meubles de l'appartement quitté par madame Van Bogseck. Le portier reconnut alors dans Lucien l'amant mystérieux de la jeune veuve, et Contenson n'en voulut pas savoir davantage. On doit juger de l'étonnement profond, quoique contenu, dont furent saisis Lucien et Carlos, qui parurent croire le portier fou; ils essayèrent de le lui persuader. En vingt-quatre heures, une contre-police fut organisée par Carlos, qui fit surprendre Contenson en flagrant délit d'espionnage. Contenson, déguisé en porteur de la Halle, avait déjà deux fois apporté les provisions achetées le matin par Asie, et deux fois il était entré dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges. Corentin, de son côté, se remuait; mais la réalité du personnage de Carlos Herrera l'arréta net, car il sut promptement que cet abbé, l'envoyé secret de Ferdinand VII, était venu vers la fin de l'année 1823 à Paris. Néanmoins, Corentin dut étudier les raisons qui portaient cet Espagnol à protéger Lucien de Rubempré. Il fut démontré bientôt à Corentin que Lucien avait eu pendant cinq ans Esther pour maÃtresse. Ainsi la substitution de l'Anglaise à Esther avait eu lieu dans les intérêts du dandy. Or Lucien n'avait aucun moyen d'existence, on lui refusait mademoiselle de Grandlieu pour femme, et il venait d'acheter un million la terre de Rubempré. Corentin fit mouvoir adroitement le Directeur-général de la Police du royaume, à qui le Préfet de police apprit, à propos de Peyrade, qu'en cette affaire les plaignants n'étaient rien moins que le comte de Sérisy et Lucien de Rubempré. - Nous y sommes! s'étaient écriés Peyrade et Corentin. Le plan des deux amis fut dessiné dans un moment. - Cette fille, avait dit Corentin, a eu des liaisons, elle a des amies. Parmi ces amies, il est impossible qu'il ne s'en trouve pas une dans le malheur; un de nous doit jouer le rôle d'un riche étranger qui l'entretiendra; nous les ferons camarader. Elles ont toujours besoin les unes des autres pour le tric-trac des amants, et nous serons alors au coeur de la place. Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rôle d'Anglais. La vie de débauche à mener, pendant le temps nécessaire à la découverte du complot dont il avait été la victime, lui souriait, tandis que Corentin, vieilli par ses travaux et assez malingre, s'en souciait peu. En mulâtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. Trois jours avant la rencontre de Peyrade et de madame du Val-Noble aux Champs-Elysées, le dernier des agents de messieurs de Sartine et Lenoir, muni d'un passeport parfaitement en règle, avait débarqué rue de la Paix, à l'hôtel Mirabeau, venant des colonies par Le Havre dans une petite calèche aussi crottée que si elle arrivait du Havre, quoiqu'elle n'eût fait que le chemin de Saint-Denis à Paris. Carlos Herrera, de son côté, fit viser son passeport à l'ambassade espagnole, et disposa tout quai Malaquais pour un voyage à Madrid. Voici pourquoi. Sous quelques jours Esther allait être propriétaire du petit hôtel de la rue Saint-Georges, elle devait obtenir une inscription de trente mille francs de rente; Europe et Asie étaient assez rusées pour la lui faire vendre et en remettre secrètement le prix à Lucien. Lucien, soi-disant riche par la libéralité de sa soeur, achèverait ainsi de. payer le prix de la terre de Rubempré. Personne n'avait rien à reprendre dans cette conduite. Esther seule pouvait être indiscrète; mais elle serait morte plutôt que de laisser échapper un mouvement de sourcils. Clotilde venait d'arborer un petit mouchoir rose à son cou de cigogne, la partie était donc gagnée à l'hôtel de Grandlieu. Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n'était possible. Le faux Espagnol devait partir le lendemain du jour où Peyrade avait rencontré madame du Val-Noble aux Champs-Elysées. Or, dans la nuit même, à deux heures du matin, Asie arriva quai Malaquais en fiacre, et trouva le chauffeur de cette machine fumant dans sa chambre, et se livrant au résumé qui vient d'être traduit en quelques mots, comme un auteur épluchant une feuille de son livre pour y découvrir des fautes à corriger. Un pareil homme ne voulait pas commettre deux fois un oubli comme celui du portier de la rue Taitbout. - Paccard, dit Asie à l'oreille de son maÃtre, a reconnu ce matin, à deux heures et demie, aux Champs-Elysées, Contenson déguisé en mulâtre et servant de domestique à un Anglais qui, depuis trois jours, se promèneaux Champs-Elysées pour observer Esther. Paccard a reconnu ce mâtin-là , comme moi quand il était porteur de la Halle, aux yeux. Paccard a ramené la petite de manière à ne pas perdre de vue notre drôle. Il est à l'hôtel Mirabeau; mais il a échangé de tels signes d'intelligence avec l'Anglais, qu'il est impos-sible, dit Paccard, que l'Anglais soit un Anglais. - Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. Je ne pars qu'après-demain. Ce Contenson est bien celui qui nous a lancé jusqu'ici le portier de la rue Taitbout; il faut savoir si le faux Anglais est notre ennemi. A midi, le mulâtre de monsieur Samuel Johnson servait gravement son maÃtre, qui déjeunait toujours trop bien, par calcul. Peyrade voulait se faire passer pour un Anglais du genre Buveur; il ne sortait jamais qu'entre deux vins. Il avait des guêtres en drap noir qui lui montaient jusqu'aux genoux et rembourrées de manière à lui grossir les jambes; son pantalon était doublé d'une fûtaine énorme; il avait un gilet boutonné jusqu'au menton; sa cravate bleue lui entourait le cou jusqu'à fleur des joues; il portait une petite perruque rousse qui lui cachait la moitié du front; il s'était donné trois pouces de plus environ; en sorte que le plus ancien habitué du café David n'aurait pu le reconnaÃtre. A son habit carré, noir, ample et propre comme un habit anglais, un passant devait le prendre pour un Anglais millionnaire. Contenson avait manifesté l'insolence froide du valet de confiance d'un nabab, il était muet, rogue, méprisant, peu communicatif, et se permettait des gestes étrangers et des cris féroces. Peyrade achevait sa seconde bouteille quand un garçon de l'hôtel introduisit sans cérémonie dans l'appartement un homme en qui Peyrade, aussi bien que Contenson, reconnut un gendarme en bourgeois. - Monsieur Peyrade, dit le gendarme en s'adressant au nabab et en lui parlant à l'oreille, j'ai l'ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade se leva sans faire la moindre observation et chercha son chapeau. - Vous trouverez un fiacre à la porte, lui dit le gendarme dans l'escalier. Le Préfet voulait vous faire arrêter, mais il s'est contenté de vous envoyer demander des explications sur votre conduite par l'officier de paix que vous trouverez dans la voiture. - Dois-je rester avec vous? demanda le gendarme à l'officier de paix quand Peyrade fut monté. - Non, répondit l'officier de paix. Dites tout bas au cocher d'aller à la Préfecture. Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le même fiacre. Carlos tenait à portée un stylet. Le fiacre était mené par un cocher de confiance, capable d'en laisser sortir Carlos sans s'en apercevoir et de s'étonner, en arrivant sur place, de trouver un cadavre dans sa voiture. On ne réclame jamais un espion. La justice laisse presque toujours ces meurtres impunis, tant il est difficile d'y voir clair. Un duel dans un fiacre Peyrade jeta son coup d'oeil d'espion sur le magistrat que lui détachait le Préfet de police, Carlos lui présenta des lignes satisfaisantes un crâne pelé, sillonné de rides à l'arrière; des cheveux poudrés; puis, sur des yeux tendres bordés de rouge et qui voulaient des soins, une paire de lunettes d'or très légères, très bureaucratiques, à verres verts et doubles. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. Une chemise en percale à jabot plissé dormant, un gilet de satin noir usé, un pantalon d'homme de justice, des bas de filoselle noire et des souliers noués par des rubans, une longue redingote noire, des gants à quarante sous, noirs et portés depuis dix jours, une chaÃne de montre en or. C'était, ni plus, ni moins, le magistrat inférieur appelé très antinomiquement officier de paix. - Mon cher monsieur Peyrade, je regrette qu'un homme comme vous soit l'objet d'une surveillance, et que vous preniez à tâche de la justifier. Votre déguisement n'est pas du goût de monsieur le Préfet. Si vous croyez ainsi échapper à notre vigilance, vous êtes dans l'erreur. Vous avez sans doute pris la route d'Angleterre à Beaumont-sur-Oise?... - A Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade. - Ou à Saint-Denis? reprit le faux magistrat. Peyrade se troubla. Cette nouvelle demande exigeait une réponse. Or toute réponse était dangereuse. Une affirmation devenait une moquerie; une négation, si l'homme savait la vérité, perdait Peyrade. - Il est fin, pensa-t-il. Il essaya de regarder l'officier de paix en souriant, et lui donna son sourire pour une réponse. Le sourire fut accepté sans protêt. - Dans quel but vous êtes-vous déguisé, avez-vous pris un appartement à l'hôtel Mirabeau, et mis Contenson en mulâtre? demanda l'officier de paix. - Monsieur le Préfet fera de moi ce qu'il voudra, je ne dois de compte de mes actions qu'à mes chefs, dit Peyrade avec dignité. - Si vous voulez me donner à entendre que vous agissez pour le compte de la Police Générale du Royaume, dit sèchement le faux agent, nous allons changer de direction, et aller rue de Grenelle au lieu d'aller rue de Jérusalem. J'ai les ordres les plus positifs à votre égard. Mais prenez bien garde? on ne vous en veut pas énormément, et, en un moment, vous brouilleriez vos cartes. Quant à moi, je ne vous veux pas de mal... Mais, marchons!... Dites-moi la vérité... - La vérité? la voici, dit Peyrade en jetant un regard fin sur les yeux rouges de son cerbère. La figure du prétendu magistrat resta muette, impassible, il faisait son métier, toute vérité lui paraissait indifférente, il avait l'air de taxer le Préfet de quelque caprice. Les Préfets ont des lubies. - Je suis devenu amoureux comme un fou d'une femme, la maÃtresse de cet Agent de change qui voyage pour son plaisir et pour le déplaisir de ses créanciers, Falleix. - Madame du Val-Noble, dit l'officier de paix. - Oui, reprit Peyrade. Pour pouvoir l'entretenir pendant un mois, ce qui ne me coûtera guère plus de mille écus, je me suis mis en nabab et j'ai pris Contenson pour domestique. Cela, monsieur, est si vrai que, si vous voulez me laisser dans le fiacre, où je vous attendrai, foi d'ancien Commissaire-général de police, montez à l'hôtel, vous y questionnerez Contenson. Non seulement Contenson vous confirmera ce que j'ai l'honneur de vous dire, mais vous verrez venir la femme de chambre de madame du Val-Noble, qui doit nous apporter ce matin le consentement à mes propositions, ou les conditions de sa maÃtresse. Un vieux singe se connaÃt en grimaces j'ai offert mille francs par mois, une voiture; cela fait quinze cents; cinq cents francs de cadeaux, puis autant en quelques parties, des dÃners, des spectacles; vous voyez que je ne me trompe pas d'un centime en vous disant mille écus. Un homme de mon âge peut bien mettre mille écus à sa dernière fantaisie. - Ah! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour?... Mais vous m'attrapez; moi, j'ai soixante ans, et je m'en prive très bien.. Si cependant les choses sont comme vous les dites, je conçois que, pour vous passer cette fantaisie, il vous a fallu vous donner la tournure d'un étranger. - Vous comprenez que Peyrade ou le père CanquoÃlle de la rue des Moineaux... - Oui, ni l'un ni l'autre n'eût convenu à madame du Val-Noble, reprit Carlos enchanté d'apprendre l'adresse du père CanquoÃlle. Avant la Révolution j'ai eu pour maÃtresse une femme, dit-il, qui avait été entretenue par l'exécuteur des hautes-oeuvres qu'on appelait alors le Bourreau. Un jour, au spectacle, elle se pique avec une épingle, et, comme cela se disait alors, elle s'écria "Ah! bourreau! - Est-ce une réminiscence?" lui dit son voisin. Eh bien! mon cher Peyrade, elle a quitté son homme à cause de ce mot. Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie... Madame du Val-Noble est femme à gens comme il faut, je l'ai vue un jour à l'Opéra, je l'ai trouvée bien belle... Faites revenir le cocher rue de la Paix, mon cher Peyrade, je vais monter avec vous dans votre appartement et voir les choses par moi-même. Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le Préfet. Carlos sortit de sa poche de côté une tabatière en carton noir doublée de vermeil, il l'ouvrit, et offrit du tabac à Peyrade par un geste d'une bonhomie adorable. Peyrade se dit en lui-même "Et voilà leurs agents!... mon Dieu! si monsieur Lenoir ou monsieur de Sartine revenaient au monde, que diraient-ils?" - C'est là sans doute une partie de la vérité, mais ce n'est pas tout, mon cher ami, dit le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez. Vous vous êtes mêlé des affaires de coeur du baron de Nucingen, et vous voulez sans doute l'entortiller dans quelque noeud coulant; vous l'avez manqué au pistolet, vous voulez le viser avec du gros canon. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy... - Ah! diable! ne nous enferrons pas! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. Il me joue. il parle de me faire relâcher, et il continue de me faire causer. - Eh! bien, dit Carlos d'un air d'autorité magistrale. - Monsieur, il est vrai que j'ai eu le tort de chercher pour le compte de monsieur de Nucingen une femme de laquelle il était amoureux à en perdre la tête. C'est la cause de la disgrâce dans laquelle je suis; car il paraÃt que j'ai touché, sans le savoir, à des intérêts très graves. Le magistrat subalterne fut impassible. Mais je connais assez la Police après cinquante-deux ans d'exercice, reprit Peyrade, pour m'être abstenu depuis la mercuriale que m'a donnée monsieur le Préfet, qui certainement avait raison... - Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le Préfet vous le demandait? Ce serait, je crois, la meilleure preuve à donner de la sincérité de ce que vous me dites. - Comme il va! comme il va! se disait Peyrade. Ah! sacrebleu! les agents d'aujourd'hui valent ceux de monsieur Lenoir. - Y renoncer? dit Peyrade... J'attendrai les ordres de monsieur le Préfet... Mais si vous voulez monter, nous voici à l'hôtel. - Où trouvez-vous donc des fonds? lui demanda Carlos d'un air sagace et à brûle-pourpoint. - Monsieur, j'ai un ami.. dit Peyrade... - Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d'instruction? Cette audacieuse scène était chez Carlos le résultat d'une de ces combinaisons dont la simplicité ne pouvait sortir que de la tête d'un homme de sa trempe. Il avait envoyé Lucien, de très bonne heure, chez la comtesse de Sérisy. Lucien pria le secrétaire particulier du comte d'aller, de la part du comte, demander au Préfet des renseignements sur l'agent employé par le baron de Nucingen. Le secrétaire était revenu muni d'une note sur Peyrade, la copie du sommaire écrit sur le dossier Dans la police depuis 1778, et venu d'Avignon à Paris, deux ans auparavant. Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d'Etat. Domicilié rue des Moineaux, sous le nom de CanquoÃlle, nom du petit bien sur lequel vit sa famille, dans le département de Vaucluse, famille honorable d'ailleurs. A été demandé récemment par un de ses petits-neveux, nommé Théodose de la Peyrade. Voir le rapport d'un agent, n° 37 des pièces - C'est lui qui doit être l'Anglais à qui Contenson sert de mulâtre, s'était écrié Carlos quand Lucien lui rapporta les renseignements donnés de vive voix, outre la note. En trois heures de temps, cet homme, d'une activité de général en chef, avait trouvé par Paccard un innocent complice capable de jouer le rôle d'un gendarme en bourgeois, et s'était déguisé en officier de paix. Il avait hésité trois fois à tuer Peyrade dans le fiacre; mais il s'était interdit de jamais commettre un assassinat par lui-même, il se promit de se défaire à temps de Peyrade en le faisant signaler comme un millionnaire à quelques forçats libérés. Peyrade et son Mentor entendirent la voix de Contenson qui causait avec la femme de chambre de madame du Val-Noble. Peyrade fit alors signe à Carlos de rester dans la première pièce, en ayant l'air de lui dire ainsi "Vous allez juger de ma sincérité". - Madame consent à tout, disait Adèle. Madame est en ce moment chez une de ses amies, madame de Champy, qui a pour un an encore un appartement tout meublé rue Taitbout, et qui le lui donnera sans doute. Madame sera mieux là pour recevoir monsieur Johnson, car les meubles sont encore très bien, et Monsieur pourra les acheter à madame en s'entendant avec madame de Champy. - Bon, mon enfant. Si ce n'est pas une carotte, c'en est le feuillage, dit le mulâtre à la fille stupéfaite; mais nous partagerons... - Eh! bien, en voilà un homme de couleur! s'écria mademoiselle Adèle. Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à madame. Le bail finit en avril 1830, votre nabab pourra le renouveler, s'il se trouve bien. - Moa trée contente! répondit Peyrade qui fit son entrée en frappant sur l'épaule de la femme de chambre. Et il fit un geste d'intelligence à Carlos qui répondit par un geste d'assentiment en comprenant que le nabab devait rester dans son rôle. Mais la scène changea subitement par l'entrée d'un personnage sur qui Carlos ni le Préfet de police ne pouvaient rien. Corentin se montra soudain. Il avait trouvé la porte ouverte, il venait voir en passant comment son vieux Peyrade jouait son rôle de nabab. Corentin gagne la seconde manche - Le Préfet m'otolondre toujours! dit Peyrade à l'oreille de Corentin, il m'a découvert en nabab - Nous ferons tomber le Préfet, répondit Corentin à l'oreille de son ami. Puis, après avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat. - Restez ici jusqu'à mon retour; je vais à la Préfecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie. Après avoir dit ces mots à l'oreille de Peyrade afin de ne pas en démolir le personnage aux yeux de la femme de chambre, Carlos sortit, ne se souciant pas de rester sous le regard du nouveau venu, dans lequel il reconnut une de ces natures blondes, à oeil bleu, terribles à froid. - C'est l'officier de paix que m'a envoyé le Préfet, dit Peyrade à Corentin. - Ça! répondit Corentin, tu t'es laissé mettre dedans. Cet homme a trois jeux de cartes dans ses souliers, cela se voit à la position du pied dans le soulier; et d'ailleurs un officier de paix n'a pas besoin de se déguiser! Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons; Carlos montait en fiacre. - Eh! monsieur l'abbé?... cria Corentin. Carlos tourna la tête, vit Corentin et monta dans son fiacre. Néanmoins Corentin eut le temps de dire par la portière "Voilà tout ce que je voulais savoir" - Quai Malaquaisi cria Corentin au cocher en mettant d'infernales railleries dans son accent et dans son regard. - Allons, se dit Jacques Collin, je suis cuit, ils y sont, il faut les gagner de vitesse, et surtout savoir ce qu'ils nous veulent. Corentin avait vu cinq ou six fois l'abbé Carlos Herrera, et le regard de cet homme ne pouvait pas s'oublier. Corentin avait reconnu d'abord la carrure des épaules, puis les boursouflures du visage, et la tricherie des trois pouces obtenus par un talon intérieur. - Ah! mon vieux, l'on t'a fait poser! dit Corentin en voyant qu'il n'y avait plus dans la chambre à coucher que Peyrade et Contenson. - Qui? s'écria Peyrade dont l'accent eut une vibration métallique, j'emploie mes derniers jours à le mettre sur un gril et à l'y retourner. - C'est l'abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l'Espagne. Tout s'explique. L'Espagnol est un vicieux de haut bord qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d'une jolie fille... C'est à toi de savoir si tu veux jouter avec un diplomate qui me paraÃt diablement roué. - Oh! cria Contenson, il a reçu les trois cent mille francs le jour de l'arrestation d'Esther, il était dans le fiacre! je me souviens de ces yeux-là , de ce front, de ces marques de petite vérole. - Ah! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie! s'écria Peyrade. - Tu peux rester en nabab, dit Corentin. Pour avoir un oeil chez Esther, il faut la lier avec la Val-Noble, elle était la vraie maÃtresse de Lucien de Rubempré. - On a déjà chippé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson. - Il leur en faut encore autant, reprit Corentin, la terre de Rubempré coûte un million. Papa, dit-il en frappant sur l'épaule de Peyrade, tu pourras avoir plus de cent mille francs pour marier Lydie. - Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable... - Tu les auras peut-être demain! L'abbé, mon cher, est bien fin, nous devons baiser son ergot, c'est un diable supérieur; mais je le tiens, il est homme d'esprit, il capitulera. Tâche d'être aussi bête qu'un nabab, et ne crains plus rien. Le soir de cette journée où les véritables adversaires s'étaient rencontrés face à face et sur un terrain aplani, Lucien alla passer la soirée à l'hôtel de Grandlieu. La compagnie y était nombreuse. A la face de tout son salon, la duchesse garda pendant quelque temps Lucien auprès d'elle, en se montrant excellente pour lui. - Vous êtes allé faire un petit voyage? lui dit-elle. - Oui, madame la duchesse. Ma soeur, dans le désir de faciliter mon mariage, a fait de grands sacrifices, et j'ai pu acquérir la terre de Rubempré, la recomposer en entier. Mais j'ai trouvé dans mon avoué de Paris un homme habile, il a su m'éviter les prétentions que les détenteurs des biens auraient élevées en sachant le nom de l'acquéreur. - Y a-t-il un château? dit Clotilde en souriant trop. - Il y a quelque chose qui ressemble à un château; mais le plus sage sera de s'en servir comme de matériaux pour bâtir une maison moderne. Les yeux de Clotilde jetaient des flammes de bonheur à travers ses sourires de contentement. - Vous ferez ce soir un rubber avec mon père, lui dit-elle tout bas. Dans quinze jours, j'espère que vous serez invité à dÃner. - Eh! bien, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu, vous avez acheté, dit-on, la terre de Rubempré; je vous en fais mon compliment. C'est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. Nous autres, nous pouvons, comme la France ou l'Angleterre, avoir une Dette Publique; mais, voyez-vous, les gens sans fortune, les commençants ne peuvent pas se donner ce ton-là ... - Eh! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre. - Eh! bien, il faut épouser une fille qui vous les apporte; mais vous trouverez difficilement, pour vous, un parti de cette fortune dans notre faubourg, où l'on donne peu de dot aux filles. - Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien. - Nous ne sommes que trois joueurs de wisk, Maufrigneuse, d'Espard et moi, dit le duc; voulez-vous être Il notre quatrième? dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer. Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son père. - Elle veut que je prenne ça pour moi, dit le duc en tapotant les mains de sa fille et regardant de côté Lucien qui resta sérieux. Lucien, le partenaire de monsieur d'Espard, perdit vingt louis. - Ma chère mère, vint dire Clotilde à la duchesse, il a eu l'esprit de perdre. A onze heures, après quelques paroles d'amour échangées avec mademoiselle de Grandlieu, Lucien revint, se mit au lit en pensant au triomphe complet qu'il devait obtenir dans un mois, car il ne doutait pas d'être accepté comme prétendu de Clotilde, et marié avant le carême de 1830. Le lendemain, à l'heure où Lucien fumait quelques cigarettes après déjeuner, en compagnie de Carlos devenu très soucieux, on leur annonça monsieur de Saint-Estève quelle épigramme! qui désirait parler, soit à l'abbé Carlos Herrera, soit à monsieur Lucien de Rubempré. - A-t-on dit, en bas, que je suis parti? s'écria l'abbé. - Oui, monsieur, répondit le groom. - Eh! bien, reçois cet homme, dit-il à Lucien; mais ne dis pas un seul mot compromettant, ne laisse pas échapper un geste d'étonnement, c'est l'ennemi. - Tu m'entendras, dit Lucien. Carlos se cacha dans une pièce contiguÃ, et par la fente de la porte il vit entrer Corentin, qu'il ne reconnut qu'à la voix, tant ce grand homme inconnu possédait le don de transformation! En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances. - Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, monsieur, dit Corentin; mais... - Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien; mais... - Mais, il s'agit de votre mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu, qui ne se fera pas, dit alors vivement Corentin. Lucien s'assit et ne répondit rien. - Vous êtes entre les mains d'un homme qui a le pouvoir, la volonté, la facilité de prouver au duc de Grandlieu que la terre de Rubempré sera payée avec le prix qu'un sot vous a donné de votre rnaÃŽttesse, mademoiselle Esther, dit Corentin en continuant, On trouvera facilement les minutes des jugements en vertu desquels mademoiselle Esther a été poursuivie, et l'on a les moyens de faire parler d'Estourny. Les manoeuvres extrêmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour... En ce moment tout peut s'arranger, Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix.. Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargé d'affaires de ceux qui se livrent à ce chantage, voila tout. Corentin aurait pu parler une heure, Lucien fumait sa cigarette d'un air parfaitement insouciant. - Monsieur, répondit-il, je ne veux pas savoir qui vous êtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d'aucune manière, pour moi, du moins. Je vous ai laissé parler tranquillement je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dénué de sens, écoutez bien mon dilemme. Une pause se fit, pendant laquelle Lucien opposa aux yeux de chat que Corentin dirigeait sur lui un regard couvert de glace. - Ou vous vous appuyez sur des faits entièrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci, reprit Lucien; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre mandataire pourra trouver de Saint-Estèves à m'envoyer... Enfin, pour terminer d'un coup votre estimable négociation, sachez que moi, Lucien de Rubempré, je ne crains personne. Je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez. Si la maison de Grandlieu fait la difficile, il y a d'autres jeunes personnes très nobles à épouser. Enfin il n'y a pas d'affront pour moi à rester garçon, surtout en faisant, comme vous le croyez, la traite des blanches avec de pareils bénéfices. - Si monsieur l'abbé Carlos Herrera... - Monsieur, dit Lucien en interrompant Corentin, Carlos Herrera se trouve en ce moment sur la route d'Espagne; il n'a rien à faire à mon mariage, ni rien à voir dans mes intérêts. Cet homme d'Etat a bien voulu m'aider pendant longtemps de ses conseils, mais il a des comptes à rendre à Sa Majesté le roi d'Espagne; si vous avez à causer avec lui, je vous engage à prendre le chemin de Madrid. - Monsieur, dit nettement Corentin, vous ne serez jamais le mari de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. - Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impaticnce. - Avez-vous bien réfléchi? dit froidement Corentin. - Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mêler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette éteinte. - Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus... mais il y aura certes un moment de votre vie où vous donnerez la moitié de votre fortune pour avoir eu l'idée de me rappeler sur l'escalier. En réponse à cette menace, Carlos fit le geste de couper une tête. Une musique que les vieillards entendent quelquefois aux Italiens - A l'ouvrage, maintenant! s'écria-t-il en regardant Lucien devenu blême après cette terrible conférence. Si, dans le nombre, assez restreint, des lecteurs qui s'occupent de la partie morale et philosophique d'un livre il s'en trouvait un seul capable de croire à la satisfaction du baron de Nucingen, celui-là prouverait combien il est difficile de soumettre le coeur d'une fille à des maximes physiologiques quelconques. Esther avait résolu de faire payer cher au pauvre millionnaire ce que le millionnaire appelait son chour te driomphe. Aussi, dans les premiers jours de février 1830, la crémaillère n'avait-elle pas encore été pendue dans le bedid balai. - Mais, dit Esther confidentiellement à ses amies qui le redirent au baron, au Carnaval, j'ouvre mon établissement, et je veux rendre mon homme heureux comme un coq en plâtre. Ce mot devint proverbial dans le monde-Fille. Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. Comme les gens mariés, il devenait assez ridicule, il commençait à se plaindre devant ses intimes, et son mécontentement transpirait. Cependant Esther continuait consciencieusement son rôle de Pompadour du prince de la Spéculation. Elle avait déjà donné deux ou trois petites soirées uniquement pour introduire Lucien au logis. Lousteau, Rastignac, du Tillet, Bixiou, Nathan, le comte de Brambourg, la fleur des roués c, devinrent les habitués de la maison. Enfin Esther accepta, pour actrices dans la pièce qu'elle jouait, Tullia, Florentine, Fanny-Beaupré, Florine, deux actrices et deux danseuses, puis madame du Val-Noble. Rien n'est plus triste qu'une maison de Courtisane sans le sel de la rivalité, le jeu des toilettes et la diversité des physionomies. En six semaines, Esther devint la femme la plus spirituelle, la plus amusante, la plus belle et la plus élégante des Pariahs femelles qui composent la classe des femmes entretenues. Placée sur son vrai piédestal, elle savourait toutes les jouissances de vanité qui séduisent les femmes ordinaires' mais en femme qu'une pensée secrète mettait au-dessus dl sa caste. Elle gardait en son coeur une image d'elle-même qui tout à la fois la faisait rougir et dont elle se glorifiait, l'heure de son abdication était toujours présente à sa conscience; aussi vivait-elle comme double, en prenant son personnage en pitié. Ses sarcasmes se ressentaient de la disposition intérieure, où la maintenait le profond mépris que l'ange d'amour, contenu dans la courtisane, portait à ce rôle infâme et odieux joué par le corps en présence de l'âme. A la fois le spectateur et l'acteur, le juge et le patient, elle réalisait l'admirable fiction des Contes Arabes, où se trouve presque toujours un être sublime caché sous une enveloppe dégradée, et dont le type est, sous le nom de Nabuchodonosor, dans le livre des livres, la Bible. Après s'être accordé la vie jusqu'au lendemain de l'infidélité, la victime pouvait bien s'amuser un peu du bourreau. D'ailleurs, les lumières acquises par Esther sur les moyens secrètement honteux. auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ôtèrent tout scrupule, elle se plut à jouer le rôle de la déesse Até, la Vengeance, selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour à tour charmante et détestable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait à un degré de souffrance auquel il désirait quitter Esther, elle le ramenait à elle par une scène de tendresse. Herrera, très ostensiblement parti pour l'Espagne, était allé jusqu'à Tours. Il avait fait continuer le chemin à sa voiture jusqu'à Bordeaux, en y laissant un domestique de place chargé de jouer le rôle du maÃtre, et de l'attendre dans un hôtel de Bordeaux. Puis, revenu par la diligence sous le costume d'un commis voyageur, il s'était secrètement installé chez Esther, d'où, par Asie, par Europe et par Paccard, il dirigeait avec soin ses machinations, en surveillant tout, particulièrement Peyrade. Une quinzaine environ avant le jour choisi pour donner sa fête, et qui devait être le lendemain du premier bal de l'Opéra, la courtisane, que ses bons mots commençaient à rendre redoutable, se trouvait aux Italiens, dans le fond de la loge que le baron, forcé de lui donner une loge, lui avait obtenue au rez-de-chaussée, afin d'y cacher sa maÃtresse et ne pas se montrer en public avec elle, à quelques pas de madame de Nucingen. Esther avait choisi sa loge de manière à pouvoir contempler celle de madame de Sérisy, que Lucien accompagnait presque toujours. La pauvre courtisane mettait son bonheur à regarder Lucien les mardis, les jeudis et les samedis, auprès de madame de Sérisy. Esther vit alors, vers les neuf heures et demie, Lucien entrant dans la loge de la comtesse le front soucieux, pâle, et la figure presque décomposée. Ces signes de désolation intérieure n'étaient visibles que pour Esther. La connaissance du visage d'un homme est, chez la femme qui l'aime, comme celle de la pleine mer pour un marin. - Mon Dieu! que peut-il avoir?... qu'est-il arrivé? Aurait-il besoin de parler à cet ange infernal, qui est un ange gardien pour lui, et qui vit caché dans une mansarde entre celle d'Europe et celle d'Asie; ~ Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. Aussi peut-on facilement croire qu'elle n'écoutait pas du tout le baron, qui tenait entre ses deux mains une main de son anche, en lui parlant dans son patois de juif polonais, dont les singulières désinences ne doivent pas donner moins de mal à ceux qui les lisent qu'à ceux qui les entendent. - Esder, dit-il en lui lâchant la main, et la repoussant avec un léger mouvement d'humeur, fus ne m'égoudez bas - Baron, tenez, vous baragouinez l'amour comme vous baragouinez le français. - Terteifle! - Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. Si vous n'étiez pas une de ces caisses fabriquées par Huret ou par Fichet, qui s'est métamorphosée en homme par un tour de force de la Nature, vous ne feriez pas tant de tapage dans la loge d'une femme qui aime la musique. Je crois bien que je ne vous écoute pas! Vous êtes là , tracassant dans ma robe comme un hanneton dans du papier, et vous me faites rire de pitié. Vous me dites"Fus êdes cholie, fis êdes à groguer..." Vieux fat! si je vous répondais "Vous me déplaisez moins ce soir qu'hier, rentrons chez nous." Eh! bien, à la manière dont je vous vois soupirer car si je ne vous écoute pas, je vous sens, je vois que vous avez énormément dÃné, votre digestion commence. Apprenez de moi je vous coûte assez cher pour que je vous donne de temps en temps un conseil pour votre argent! apprenez, mon cher, que quand on a des digestions embarrassées comme le sont les vôtres, il ne vous est pas permis de dire indifféremment, et à des heures indues, à votre maÃtresse "Fus êdes cholie..." Un vieux soldat est mort de cette fatuité-là dans les bras de la Religion, a dit Blondet... Il est dix heures, vous avez fini de dÃner à neuf heures chez du Tillet avec votre pigeon, le comte de Brambourg, vous avez des millions et des truffes à digérer, repassez demain à dix heures. - Gomme fus édes grielle!... s'écria le baron qui reconnut la profonde justesse de cet argument médical. - Cruelle?... fit Esther en regardant toujours Lucien. N'avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry... Depuis que vous entrevoyez l'aurore de votre bonheur, savez-vous de quoi vous me faites l'effet?... - Te guoi? - D'un petit bonhomme enveloppé de flanelle, qui, d'heure en heure, se promène de son fauteuil à sa croisée pour savoir si le thermomètre est à l'article vers à soie, la température que son médecin lui ordonne... - Dennez, fus èdes eine incrade! s'écria le baron au désespoir d'entendre une musique que les vieillards amoureux entendent cependant assez souvent aux Italiens. - Ingrate! dit Esther. Et que m'avez-vous donné jusqu'à présent?... beaucoup de désagrément. Voyons, papa! Puis-je être fière de vous? Vous, vous êtes fier de moi, je porte très bien vos galons et votre livrée. Vous avez payé mes dettes!... soit. Mais vous avez chippé assez de millions... Ah! Ah! ne faites pas la moue, vous en êtes convenu avec moi... pour n'y pas regarder. Et c'est là votre plus beau titre de gloire... Fille et voleur, rien ne s'accorde mieux. Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaÃt... Allez demander à un ara du Brésil s'il doit de la reconnaissance à celui qui l'a mis dans une cage dorée... - Ne me regardez pas ainsi, vous avez l'air d'un bonze... - Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. Vous dites "Y a-t-il quelqu'un à Paris qui possède un pareil perroquet?... et comme il jacasse! comme il rencontre bien dans ses mots!..." Du Tillet entre et il lui dit "Bonjour, petit fripon..." Mais vous êtes heureux comme un Hollandais qui possède une tulipe unique, comme un ancien nabab, pensionné en Asie par l'Angleterre, à qui un commis voyageur a vendu la première tabatière suisse qui a joué trois ouvertures. Vous voulez mon coeur! Eh! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner. - Tiddes, tiddes!...che verai dut bir fus... C'haime à èdre plagué bar fus! - Soyez, jeune, soyez beau, soyez comme Lucien de Rubempré, que voilà chez votre femme, et vous obtiendrez gratis ce que vous ne pourrez jamais acheter avec tous vos millions!... - Che fus guiddes, gar,fraimante! fus êdes ecgsegraple ce soir dit le Loup-cervier dont la figure s'allongea. - Eh! bien bonsoir, répondit Esther. Recommandez à Chorche de tenir la tête de votre lit très haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint à l'apoplexie...Cher, vous ne direz pas que je ne m'intéresse point à votre santé. Le baron était debout et tenait le bouton de la porte. - Ici, Nucingen!... fit Esther en le rappelant par un geste hautain. Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine. - Voulez-vous me voir gentille pour vous et vous donner ce soir chez moi des verres d'eau sucrée en vous choûchoûtant, gros monstre?... - Fus me prissez le cueir... - Briser le cuir, ça se dit en un seul mot tanner...reprit-elle en se moquant de la prononciation du baron. Voyons, amenez-moi Lucien, que je l'invite à notre festin de Balthazar, et que je sois sûre qu'il n'y manquera pas. Si vous réussissez à cette petite négociation, je te dirai si bien que je t'aime, mon gros Frédéric, que tu le croiras... - Fus êdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d'Esther. Che gonzentirais à andandre eine hire t'inchures, s'il y afait tuchurs eine garesse au poud... - Allons, si je ne suis pas obéie, je... dit-elle en menaçant le baron du doigt comme on fait avec les enfants. Le baron hocha la tête en oiseau pris dans un traquenard et qui implore le chasseur. - Mon Dieu! qu'a donc Lucien? se dit-elle quand elle fut seule en ne retenant plus ses larmes qui tombèrent, il n'a jamais été si triste! Voici ce qui le soir même était arrivé à Lucien. Tout ce qu'on peut souffrir au seuil d'une porte A neuf heures, Lucien était sorti, comme tous les soirs, dans son coupé, pour aller à l'hôtel de Grandlieu. Réservant son cheval de selle et son cheval de cabriolet pour ses matinées, comme font tous les jeunes gens, il avait pris un coupé pour ses soirées d'hiver, et avait choisi chez le premier loueur de carosses un des plus magnifiques avec de magnifiques chevaux. Tout lui souriait depuis un mois il avait dÃné trois fois à l'hôtel Grandlieu, le duc était charmant pour lui; ses actions dans l'entreprise des Omnibus vendues trois cent mille francs lui avaient permis de payer encore un tiers du prix de sa terre; Clotilde de Grandlieu, qui faisait de délicieuses toilettes, avait dix pots de fard sur la figure quand il entrait dans le salon, et avouait hautement d'ailleurs sa passion pour lui. Quelques personnes assez haut placées parlait du mariage de Lucien et de mademoiselle de Grandlieu comme d'une chose probable. Le duc de Chaulieu, l'ancien ambassadeur en Espagne et ministre des Affaires Etrangère pendant un moment, avait promis à la duchesse de Grandlieu de demander au Roi le titre de marquis pour Lucien. Après avoir dÃné chez madame de Sérisy, Lucien était donc allé, ce soir-là , de la rue de la Chaussée-d'Antin au faubourg Saint-Germain y faire sa visite de tous les jours. Il arrive, son cocher demande la porte, elle s'ouvre, il arrête au perron. Lucien, en descendant de voiture, voit dans la cour quatre équipages. En apercevant monsieur de Rubempré, l'un des valets de pied, qui ouvrait et fermait la porte du péristyle, s'avance, sort sur le perron et se met devant la porte, comme un soldat qui reprend sa faction. - Sa Seigneurie n'y est pas! dit-il. - Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. - Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet. - Mademoiselle Clotilde... - Je ne pense pas que mademoiselle Clotilde reçoive monsieur en l'absence de madame la duchesse... - Mais il y a du monde, réplique Lucien foudroyé, - Je ne sais pas, répond le valet de pied en tâchant d'être à la fois bête et respectueux. Il n'y a rien de plus terrible que l'Etiquette pour ceux qui l'admettent comme la loi la plus formidable de la société. Lucien devina facilement le sens de cette scène atroce pour lui, le duc et la duchesse ne voulaient pas le recevoir; il sentit sa moelle épinière se gelant dans les anneaux de sa colonne vertébrale, et une petite sueur froide lui mit quelques perles au front. Ce colloque avait lieu devant son valet de chambre à lui, qui tenait la poignée de la portière et qui hésitait à la fermer; Lucien lui fit signe qu'il allait repartir; mais, en remontant, il entendit le bruit que font des gens en descendant un escalier, et le valet de pied vint crier successivement "Les gens de monsieur le duc de Chaulieu! - Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu!" Lucien ne dit qu'un mot à son domestique "Vite aux Italiens!..." Malgré sa prestesse, l'infortuné dandy ne put éviter le duc de Chaulieu et son fils le duc de Rhétoré, avec lesquels il fut forcé d'échanger des saluts, car ils ne lui dirent pas un mot. Une grande catastrophe à la cour, la chute d'un favori redoutable est souvent consommée au seuil d'un cabinet par le mot d'un huissier à visage de plâtre. - Comment faire savoir ce désastre à l'instant à mon conseiller? s'était dit Lucien en allant aux Italiens. Que se passe-il?... Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d'avoir lieu. Le matin même, à onze heures, le duc de Grandlieu avait dit, en entrant dans le petit salon où l'on déjeunait en famille, à Clotilde après l'avoir embrassée "Mon enfant, jusqu'à nouvel ordre, ne t'occupe plus du sire de Rubempré." Puis il avait pris la duchesse par la main et l'emmena dans une embrasure de croisée, pour lui dire quelques mots à voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde. Mademoiselle de Grandlieu observait sa mère écoutant le duc, et elle lui vit sur la figure une vive surprise. - Jean, avait dit le duc à l'un des domestiques, tenez, portez ce petit mot à monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner réponse par oui ou non. - Je l'invite à venir dÃner avec nous aujourd'hui, dit-il à sa femme. Le déjeuner avait été profondément triste. La duchesse parut pensive, le duc sembla fâché contre lui-même, et Clotilde eut beaucoup de peine à retenir ses larmes. - Mon enfant, votre père araison, obéissez-lui, avait dit d'une voix attendrie la mère à sa fille. Je ne puis vous dire comme lui "Ne pensez pas à Lucien!" Non, je comprends ta douleur. Clotilde baisa la main de sa mère. - Mais je te dirai, mon ange "Attends sans faire une seule démarche, souffre en silence, puisque tu l'aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents!" Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu'elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse. - De quoi s'agit-il?... avait demandé Clotilde pâle comme un lis. - De choses trop graves pour qu'on puisse t'en parler, mon coeur, avait répondu la duchesse; car si elles sont fausses, ta pensée, en serait inutilement salie; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer. A six heures, le duc de Chaulieu était venu trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l'attendait. - Dis donc, Henri... Ces deux ducs se tutoyaient et s'appelaient par leurs prénoms. C'est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l'intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres. Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d'un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit Rubempré qu'on m'a quasi contraint de lui promettre pour mari. J'ai toujours été contre ce mariage; mais, enfin, madame de Grandlieu n'a pas su se défendre de l'amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu acheté la terre, quand il l'a eu payée aux trois quarts, il n'y a plus eu d'objections de ma part. Voici que j'ai reçu hier au soir une lettre anonyme tu sais le cas qu'on en doit faire où l'on m'affirme que la fortune de ce garçon provient d'une source impure, et qu'il nous ment en nous disant que sa soeur lui donne les fonds nécessaires à ses acquisitions. On me somme, au nom du bonheur de ma fille et de la considération de notre famille, de prendre des renseignements, en m'indiquant les moyens de m'éclairer. Tiens, lis, d'abord. - Je partage ton opinion sur les lettres anonymes, mon cher Ferdinand, avait répondu le duc de Chaulieu après avoir lu la lettre; mais, tout en les méprisant, on doit s'en servir. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements... Eh! bien, j'ai ton affaire. Tu as pour avoué Derville, un homme en qui nous avons toute confiance; il a les secrets de bien des familles, il peut bien porter celui-là . C'est un homme probe, un homme de poids, un homme d'honneur; il est fin, rusé; mais il n'a que la finesse des affaires, tu ne dois l'employer que pour obtenir un témoignage auquel tu puisses avoir égard. Nous avons au Ministère des Affaires Etrangères, par la Police du Royaume, un homme unique pour découvrir les secrets d'Etat, nous l'envoyons souvent en mission. Préviens Derville qu'il aura, pour cette affaire, un lieutenant. Notre espion est un monsieur qui se présentera décoré de la croix de la Légion d'Honneur, il aura l'air d'un diplomate. Ce drôle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. Ton avoué te dira si la montagne accouche d'une souris, ou si tu dois rompre avec ce petit Rubempré. En huit jours, tu sauras à quoi t'en tenir. - Le jeune homme n'est pas encore assez marquis pour se formaliser de ne pas me trouver chez moi pendant huit jours, avait dit le duc de Grandlieu. - Surtout si tu lui donnes ta fille, avait répondu l'ancien ministre. Si la lettre anonyme araison, qué que ça te fait! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie... - Tu me tires de peine! et je ne sais encore si je dois te remercier... - Attendons l'événement. - Ah! s'était écrié le duc de Grandlieu, quel est le nom de ce monsieur? il faut l'annoncer à Derville... Envoie-le-moi demain, sur les quatre heures, j'aurai Derville, je les mettrai tous deux en rapport. - Le nom vrai, dit l'ancien ministre, est, je crois, Corentin... un nom que tu ne dois pas avoir entendu, mais ce monsieur viendra chez toi bardé de son nom ministériel. Il se fait appeler monsieur de Saint-quelque chose... - Ah! Saint-Yves! Sainte-Valère, l'un ou l'autre, - tu peux te fier à lui, Louis XVIII s'y fiait entièrement. Après cette conférence, le majordome reçut l'ordre de fermer la porte à monsieur de Rubempré, ce qui venait d'être fait. La scène est dans les loges Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. Il avait dans le duc de Rhétoré l'un de ces ennemis impitoyables et auxquels il faut sourire sans pouvoir s'en venger, car leurs atteintes sont conformes aux lois du monde. Le duc de Rhétoré savait la scène qui venait de se passer sur le perron de l'hôtel de Grandlieu. Lucien, qui sentait la nécessité d'instruire de ce désastre subit son conseiller-privé-intime-actuel, craignit de se compromettre en se rendant chez Esther, où peut-être il trouverait du monde. Il oubliait qu'Esther était là , tant ses idées se confondaient; et, au milieu de tant de perplexités, il lui fallut causer avec Rastignac, qui, ne sachant pas encore la nouvelle, le félicitait sur son prochain mariage. En ce moment, Nucingen se montra souriant à Lucien, et lui dit Fulés-fus me vaire le blésir te fennir foir montame te Jamby qui fieut fus einfider elle-même à la bentaison te nodre gremaillière... - Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur. - Laissez-nous, dit Esther à monsieur de Nucingen quand elle le vit entrant avec Lucien, allez voir madame du Val-Noble que j'aperçois dans une loge des troisièmes avec son Nabab... Il pousse bien des Nabab dans les Indes, ajouta-t-elle en regardant Lucien d'un air d'intelligence. - Et. celui-là , dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vôtre. - Et, dit Esther en répondant à Lucien par un autre signe d'intelligence tout en continuant de parler au baron, amenez-la-moi avec son Nabab, il a grande envie de faire votre connaissance, on le dit puissamment riche. La pauvre femme m'a déjà chanté je ne sais combien d'élégies, elle se plaint que ce Nabab ne va pas; et si vous le débarrassiez de son lest, il serait peut-être plus leste. - Fus nus brenez tonc bir tes follères, dit le baron. - Qu'as-tu, mon Lucien?... dit-elle dans l'oreille de son ami en la lui effleurant avec ses lèvres dès que la porte de la loge fut fermée. - Je suis perdu! On vient de me refuser l'entrée de l'hôtel de Grandlieu, sous prétexte qu'il n'y avait personne, le duc et la duchesse y étaient et cinq équipages piaffaient dans la cour... - Comment, le mariage manquerait! dit Esther d'une voix émue, car elle entrevoyait le paradis. - Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi... - Mon Lucien, lui répondit-elle d'une voix adorablement câline, pourquoi te chagriner? tu feras un plus beau mariage plus tard... Je te gagnerai deux terres... - Donne à souper, ce soir, afin que je puisse parler secrètement à Carlos, et surtout invite le faux Anglais et la Val-Noble. Ce Nabab a causé ma ruine, il est notre ennemi, nous le tiendrons, et nous... Mais Lucien s'arrêta en faisant un geste de désespoir. - Eh! bien, qu'y a-t-il? demanda la pauvre fille qui sentait comme dans un brasier. - Oh! madame de Sérisy me voit! s'écria Lucien, et pour comble de malheur, le duc de Rhétoré, l'un des témoins de ma déconvenue, est avec elle. En effet, en ce moment même, le duc de Rhétoré jouait avec la douleur de la comtesse de Sérisy. - Vous laissez Lucien se montrer dans la loge de mademoiselle Esther, disait le jeune duc en montrant et la loge et Lucien. Vous qui vous intéressez à lui, vous devriez l'avertir que cela ne se fait pas. On peut souper chez elle, on peut même y... mais, en vérité, je ne m'étonne plus du refroidissement des Grandlieu pour ce garçon, je viens de le voir refusé à la porte, sur le perron... - Ces filles-là sont bien dangereuses, dit madame de Sérisy qui tenait la lorgnette braquée sur la loge d'Esther. - Oui, dit le duc, autant pour ce qu'elles peuvent que pour ce qu'elles veulent... - Elles le ruineront! dit madame de Sérisy, car elles sont, m'a-t-on dit, aussi coûteuses quand on ne les paie pas que quand on les paie. - Pas pour lui!... répondit le jeune duc en faisant l'étonné. Elles sont loin de lui coûter de l'argent, elles lui en donneraient au besoin, elles courent toutes après lui. La comtesse eut autour de la bouche un petit mouvement nerveux qui ne pouvait pas être compris dans la catégorie de ses sourires. - Eh! bien, dit Esther, viens souper à minuit. Amène Blondet et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf. - Il faudrait trouver un moyen d'envoyer chercher Europe par le baron, sous prétexte de prévenir Asie, et tu lui dirais ce qui vient de m'arriver, afin que Carlos en soit instruit avant d'avoir le Nabab sous sa coupe. - Ce sera fait, dit Esther. Ainsi Peyrade allait probablement se trouver, sans le savoir, sous le même toit avec son adversaire. Le tigre venait dans l'antre du lion et d'un lion accompagné de ses gardes. Quand Lucien rentra dans la loge de madame de Sérisy, au lieu de tourner la tête vers lui, de lui sourire et de ranger sa robe pour lui faire place à côté d'elle, elle affecta de ne pas faire la moindre attention à celui qui entrait, elle continua de lorgner dans la salle; mais Lucien s'aperçut au tremblement des jumelles que la comtesse était en proie à l'une de ces agitations formidables par lesquelles s'expient les bonheurs illicites. Il n'en descendit pas moins sur le devant de la loge, à côté d'elle, et se campa dans l'angle opposé, laissant entre la comtesse et lui un petit espace vide; il s'appuya sur le bord de la loge, y mit son coude droit, et le menton sur sa main gantée; puis, il posa de trois quarts, attendant un mot. Au milieu de l'acte, la comtesse ne lui avait encore rien dit, et ne l'avait pas encore regardé. - Je ne sais pas, lui dit-elle, pourquoi vous êtes ici; votre place est dans la loge de mademoiselle Esther... - J'y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse. - Ah! ma chère, dit madame du Val-Noble en entrant dans la loge d'Esther avec Peyrade que le baron de Nucingen ne reconnut pas, je suis enchantée de te présenter monsieur Samuel Johnson; il est admirateur des talents de monsieur de Nucingen. - Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade. - O, yes, bocop, dit Peyrade. - Eh! bien, baron, voilà un français qui ressemble au vôtre, à peu près comme le bas-breton ressemble au bourguignon. Ça va bien m'amuser de vous entendre causer finances... Savez-vous ce que j'exige de vous, monsieur Nabab, pour faire connaissance avec mon baron? dit-elle en souriant. - O!... jé. vôs mercie, vôs mé présenterz, au sir berronet. - Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi.. Il n'y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles où l'on s'enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons! Et quant à toi, mon petit Frédéric, dit-elle à l'oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j'ai deux mots à lui dire pour mon souper... J'ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d'esprit...- Nous ferons poser l'Anglais, dit-elle à l'oreille de madame du Val-Noble. Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules. Les désagrements du plaisir - Ah! ma chère, si tu fais jamais poser ce gros infâme-là , tu auras de l'esprit, dit la Val-Noble. - Si c'était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant. - Non, tu ne le garderais pas une demi-journée, répliqua madame du Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s'y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d'aucun Anglais... C'est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés... - Comment, pas d'égards? dit Esther en souriant. - Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m'a pas encore dit toi. - Dans aucune situation? dit Esther. - Le misérable m'appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment où tous les hommes sont plus ou moins gentils. L'amour, tiens, ma foi, c'est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuie ses rasoirs, il les remet dans l'étui, se regarde dans la glace, et a l'air de se dire "je ne me suis pas coupé." Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. Cet infâme milord Pot-au-Feu ne s'amuse-t-il pas à faire cacher ce pauvre Théodore, et à le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journées. Enfin il s'étudie à me contrarier en tout. Et avare... comme Gobseck et Gigonnet ensemble. il me mène dÃner, il ne me paie pas la voiture qui me ramène, si par hasard je n'ai pas demandé la mienne. - Hé! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ? - Mais, ma chère, absolument rien. Cinq cents francs tout sec, par mois, et il me paie la remise. Mais, ma chère, qu'est-ce que c'est?... une voiture comme celles qu'on loue aux épiciers le jour de leur mariage pour aller à la Mairie, à l'Eglise et au Cadran-Bleu... Il me taonne avec le respect. Si j'essaie d'avoir mal aux nerfs et d'être mal disposée, il ne se fâche pas, il me dit - Ie veuie qué milédy fesse sa petite voloir, por que rienne n'est pius détestabel, - - qué dé dire à ioune genti phâme "Vos été ioune bellôt dé cottône, iune merchendise!... Hé! hé! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery." Et mon drôle reste pâle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu'il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nègre, et que cela ne tient pas à son coeur, mais à ses opinions d'abolitionniste. - Il est impossible d'être plus infâme, dit Esther, mais je le ruinerais, ce chinois-là ! Le ruiner? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu'il m'aimât!... Mais toi-même, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. Il t'écouterait gravement, et te dirait, avec ces formes britanniques qui font trouver les gifles aimables, qu'il te paie assez cher, por le petit chose qu'été lé amor dans son paour existence. - Dire que, dans notre état, on peut rencontrer des hommes comme celui-là , s'écria Esther. Ah! ma chère, tu as eu de la chance, toi!... soigne bien ton Nucingen. - Mais il a une idée, ton Nabab? - C'est ce que me dit Adèle, répondit madame du Val-Noble. - Tiens, cet homme-là , ma chère, aura pris le parti de se faire haïr par une femme, et de se faire renvoyer en tant de temps, dit Esther. - Ou bien, il veut faire des affaires avec Nucingen, et il m'aura prise en sachant que nous étions liées, c'est ce que croit Adèle, répondit madame du Val-Noble. Voilà pourquoi je te le présente ce soir. Ah! si je pouvais être certaine de ses projets, comme je m'entendrais joliment avec toi et Nucingeni - Tu ne t'emportes pas, dit Esther, tu ne lui dis pas son fait de temps en temps? - Tu l'essayerais, tu es bien fine... eh! bien, malgré ta gentillesse, il te tuerait avec ses sourires glacés. Il te répondrait "Yeu souis anti-slavery. et vos étés libre..." Tu lui dirais les choses les plus drôles, il te regarderait et dirait "Véry good!" et tu t'apercevrais que tu n'es pas autre chose, à ses yeux, qu'un polichinelle. - Et la colère? - Même chose! Ce serait un spectacle pour lui. On peut l'opérer à gauche, sous le sein, on ne lui fera pas le moindre mal; ses viscères doivent être en fer-blanc. Je le lui ai dit. Il m'a répondu "Yeu souis trei contente de cette dispeusitionne physicale..." Et toujours poli. Ma chère, il a l'âme gantée.. Je continue encore quelques jours d'endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. Sans cela, j'aurais fait déjà souffleter milord par Philippe, qui n'a pas son pareil à l'épée, il n'y a plus que cela... - J'allais te le dire! s'écria Esther; mais tu devrais auparavant savoir s'il sait boxer, car ces vieux Anglais, ma chère, ça garde un fond de malice. - Celui-là n'a pas son double!... Non, si tu le voyais me demandant mes ordres, et à quelle heure il peut se présenter, pour venir me surprendre bien entendu et déployant les formules de respect, soi-disant des gentlemen, tu dirais "Voilà une femme adorée", et il n'y a pas une femme qui n'en dirait autant... - Et l'on nous envie, ma chère, fit Esther. - Ah! bien!... s'écria madame du Val-Noble. Tiens, nous avons toutes plus ou moins, dans notre vie, appris le peu de cas qu'on fait de nous; mais, ma chère, je n'ai jamais été si cruellement, si profondément, si complètement méprisée par la brutalité, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto. Quand il est gris, il s'en va, por ne pas été displaisante, dit-il à Adèle, et ne pas être à deux pouissances à la fois la femme et le vin. Il abuse de mon fiacre, il s'en sert plus que moi... Oh! si nous pouvions le faire rouler ce soir sous la table... mais il boit dix bouteilles, et il n'est que gris il a l'oeil trouble et il y voit clair. - C'est comme ces gens dont les fenêtres sont sales à l'extérieur, dit Esther, et qui du dedans voient ce qui se passe dehors... Je connais cette propriété de l'homme du Tillet a cette qualité-là , superlativement. - Tâche d'avoir du Tillet, et à eux deux Nucingen, s'ils pouvaient le fourrer dans quelques-unes de leurs combinaisons, je serais au moins vengée!... ils le réduiraient à la mendicité! Ah! ma chère, tomber à un hypocrite de protestant, après ce pauvre Falleix, qui était si drôle, si bon enfant, si gouailleur!... Avons-nous ri!... On dit les Agents de change tous bêtes... Eh! bien, celui-là n'a manqué d'esprit qu'une fois... - Quand il t'a laissée sans le sou, c'est ce qui t'a fait connaÃtre les désagréments du plaisir. Europe, amenée par monsieur de Nucingen, passa sa tête vipérine par la porte; et, après avoir entendu quelques phrases que lui dit sa maÃtresse à l'oreille, elle disparut. Les serpents s'entrelacent A onze heures et demie du soir, cinq équipages étaient arrêtés rue Saint-Georges, à la porte de l'illustre courtisane c'était celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet racola. La triple clôture des fenêtres était déguisée par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait être servi à une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle à manger déployaient leurs somptuosités. On se promit une de ces nuits de débauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls résister. On joua d'abord, car il fallait attendre environ deux heures. - Jouez-vous, mylord?... dit du Tillet à Peyrade. - Ie aye jouté avec O'Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort... - Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou. - Lort Fitz- William, lort Ellenborough lort Herfort, lort... Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa. - Que cherches-tu... lui dit Blondet. - Parbleu, le ressort qu'il faut pousser pour arrêter la machine, dit Florine. - Jouez-vous vingt francs la fiche?... dit Lucien. - Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre... - Est-il fort?... dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais!... Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. Florine, madame du Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restèrent autour du feu à causer. Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures. - Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue. Peyrade fut mis à gauche de Florine et flanqué de Bixiou à qui Esther avait recommandé de faire boire outre mesure le Nabab en le défiant. Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. Jamais, dans toute sa vie, Peyrade n'avait vu pareille splendeur, ni goûté pareille cuisine, ni vu de si jolies femmes. - J'en ai ce soir pour les mille écus que me coûte déjà la Val-Noble, pensa-t-il, et d'ailleurs je viens de leur gagner mille francs. - Voilà un exemple à suivre, lui cria madame du Val-Noble qui se trouvait à côté de Lucien et qui montra par un geste les magnificences de la salle à manger. Esther avait mis Lucien à côté d'elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table. - Entendez-vous? dit la Val-Noble en regardant Peyrade qui faisait l'aveugle, voilà comment vous devriez m'arranger une maison! Quand on revient des Indes avec des millions et qu'on veut faire des affaires avec des Nucingen, on se met à leur niveau. - Ie souis of society de temprence... - Alors vous allez boire joliment, dit Bixiou, car c'est bien chaud les Indes, mon oncle?... La plaisanterie de Bixiou pendant le souper fut de traiter Peyrade comme un de ses oncles revenus des Indes. - Montame ti Fal-Nople m'a tidde que fus afiez tes itées... demanda Nucingen en examinant Peyrade. - Voilà ce que je voulais entendre, dit du Tillet à Rastignac, les deux baragouins ensemble. - Vous verrez qu'ils finiront par se comprendre, dit Bixiou qui devina ce que du Tillet venait de dire à Rastignac. - Sir Beronette, ie aye conciu eine litle spécouléchienne, ô! very comfortable... bocob treiz profitable, ant ritche de bénéfices... - Vous allez voir, dit Blondet à du Tillet, qu'il ne parlera pas une minute sans faire arriver le parlement et le gouvernement anglais. - Ce êdre dans lé China... por le opiume... - Ui, che gonnais, dit aussitôt Nucingen en homme qui possédait son Globe commercial, mais le Coufernement Enclès avait un moyen t'agtion te l'obium pir s'oufrir la Chine, et ne nus bermeddrait point... - Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet. - Ah! vous avez fait le commerce de l'opium, s'écria madame du Val-Noble, je comprends maintenant pourquoi vous êtes si stupéfiant, il vous en est resté dans le coeur... - Foyez! cria le baron au soi-disant marchand d'opium et lui montrant madame du Val-Noble, fus êdes gomme moi chamais les milionaires ne beufent se vaire amer tes phâmes. - Ie aimé bocop et sôvent, milédi, répondit Peyrade. - Toujours à cause de la tempérance, dit Bixiou qui venait d'entonner à Peyrade sa troisième bouteille de vin de Bordeaux, et qui lui fit entamer une bouteille de vin de Porto. - O! s'écria Peyrade, it is very vine de Pôrtiugal of Engleterre. Blondet, du Tillet et Bixiou échangèrent un sourire. Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, même l'esprit. Il y a peu d'Anglais qui ne vous soutiennent que l'or et l'argent sont meilleurs en Angleterre que partout ailleurs. Les poulets et les oeufs venant de Normandie et envoyés au marché de Londres autorisent les Anglais à soutenir que les poulets et les oeufs de Londres sont supérieurs very fines à ceux de Paris qui viennent des mêmes pays. Esther et Lucien restèrent stupéfaits devant cette perfection de costume, de langage et d'audace. On buvait, on mangeait, tant et si bien en causant et en riant, qu'on atteignit à quatre heures du matin. Bixiou crut avoir remporté l'une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. Mais, au moment où il se disait en offrant à boire à son oncle "J'ai vaincu l'Angleterre!..." Peyrade répondit à ce féroce railleur un "Toujours mon garçon!" qui ne fut entendu que de Bixiou. - Eh! les autres, il est Anglais comme moi!... Mon oncle est un Gascon! je ne pouvais pas en avoir d'autre! Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n'entendit cette révélation. Peyrade tomba de sa chaise à terre. Aussitôt Paccard s'empara de Peyrade et le monta dans une mansarde où il s'endormit d'un profond sommeil. A six heures du soir, le Nabab se sentit réveiller par l'application d'un linge mouillé avec lequel on le débarbouillait, et il se trouva sur un mauvais lit de sangle, face à face, avec Asie masquée et en domino noir. - Ah! çà , papa Peyrade, comptons nous deux? dit-elle. - Où suis-je?... dit-il en regardant autour de lui. - Ecoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. Si vous n'aimez pas madame du Val-Noble, vous aimez votre fille, n'est-ce pas? - Ma fille? s'écria Peyrade en rugissant. - Oui, mademoiselle Lydie... - Eh! bien. - Eh! bien, elle n'est plus rue des Moineaux, elle est enlevée. Peyrade laissa échapper un soupir semblable à celui des soldats qui meurent d'une vive blessure sur le champ de bataille. - Pendant que vous contrefaisiez l'Anglais, on contrefaisait Peyrade. Votre petite Lydie a cru suivre son père, elle est en lieu sûr.. oh! vous ne la trouverez jamais! à moins que vous ne répariez le mal que vous avez fait. - Quel mal? - On a refusé hier, chez le duc de Grandlieu, la porte à monsieur Lucien de Rubempré. Ce résultat est dû à tes intrigues et à l'homme que tu nous as détaché. Pas un mot. Ecoute! dit Asie en voyant Peyrade ouvrant la bouche. - Tu n'auras ta fille, pure et sans tache, reprit Asie en appuyant sur les idées par l'accent qu'elle mit à chaque mot, que le lendemain du jour où monsieur Lucien de Rubempré sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, marié à mademoiselle Clotilde. Si dans dix jours Lucien de Rubempré n'est pas reçu, comme par le passé, dans la maison de Grandlieu, tu mourras d'abord de mort violente, sans que rien puisse te préserver du coup qui te menace... Puis, quand tu te sentiras atteint, on te laissera le temps avant de mourir, de songer à cette pensée "Ma fille est une prostituée pour le reste de ses jours!..." Quoique tu aies été assez bête pour laisser cette prise à nos griffes, il te reste encore assez d'esprit pour méditer sur cette communication de notre gouvernement. N'aboie pas, ne dis pas un mot, va changer de costume chez Contenson, retourne chez toi, et Katt te dira que, sur un mot de toi, ta petite Lydie est descendue et n'a plus été revue. Si tu te plains, si tu fais une démarche, on commencera par où je t'ai dit qu'on finirait avec ta fille, elle est promise à de Marsay. Avec le père CanquoÃlle, il ne faut pas faire de phrases, ni prendre de mitaines, n'est-ce pas?... Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires. Asie laissa Peyrade dans un état à faire pitié, chaque mot fut un coup de massue. L'espion avait deux larmes dans les yeux et deux larmes au bas de ses joues réunies par deux traÃnées humides. - On attend monsieur Johnson pour dÃner, dit Europe en montrant sa tête un instant après. Peyrade ne répondit pas, il descendit, alla par les rues jusqu'à une place de fiacre, il courut se déshabiller chez Contenson à qui il ne dit pas une parole, il se remit en père CanquoÃlle, et fut à huit heures chez lui. Il monta les escaliers le coeur palpitant. Quand la Flamande entendit son maÃtre, elle lui dit si naïvement. "Eh! bien, mademoiselle, où est-elle?" que le vieil espion fut obligé de s'appuyer. Le coup dépassa ses forces. Il entra chez sa fille, finit par s'y évanouir de douleur en trouvant l'appartement vide, et en écoutant le récit de Katt qui lui raconta les circonstances d'un enlèvement aussi habilement combiné que s'il l'eût inventé lui-même. - Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin... Voilà la première fois que nous trouvons des adversaires. Corentin laissera ce beau garçon libre de se marier avec des impératrices, s'il veut!... Ah! je comprends que ma fille l'ait aimé à la première vue... Oh! le prêtre espagnol s'y connaÃt... Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie! Le pauvre père ne se doutait pas du coup affreux qui l'attendait. Arrivé chez Corentin, Bruno, le domestique de confiance qui connaissait Peyrade, lui dit "Monsieur est parti..." - Pour longtemps? - Pour dix jours!... - Où? - Je ne sais pas!... - Oh! mon Dieu, je deviens stupide! je demande où?... comme si nous le leur disions, pensa-t-il. A la belle-étoile Quelques heures avant le moment où Peyrade allait être réveillé dans sa mansarde de la rue Saint-Georges, Corentin, venu de sa campagne de Passy , se présentait chez le duc de Grandlieu, sous le costume d'un valet de chambre de bonne maison. A une boutonnière de son habit noir. se voyait le ruban de la Légion d'Honneur. Il s'était fait une petite figure de vieillard, à cheveux poudrés, très ridée, blafarde. Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. Enfin il avait l'air d'un vieux Chef de Bureau. Quand il eut dit son nom monsieur de Saint-Denis il fut conduit dans le cabinet du duc de Grandlieu, où il trouva Derville, lisant la lettre qu'il avait dictée lui-même à l'un de ses agents, le Numéro chargé des Ecritures. Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. Monsieur de Saint-Denis écouta froidement, respectueusement, en s'amusant à étudier ce grand seigneur, à pénétrer jusqu'au tuf vêtu de velours, à mettre à jour cette vie, alors et pour toujours, occupée de wisk et de la considération de la maison de Grandlieu. Les grands seigneurs sont si naïfs avec leurs inférieurs, que Corentin n'eut pas beaucoup de questions à soumettre humblement à monsieur de Grandlieu pour en faire jaillir des impertinences. - Si vous m'en croyez, monsieur, dit Corentin à Derville après avoir été présenté convenablement à l'avoué, nous partirons ce soir même pour Angoulême par la diligence de Bordeaux, qui va tout aussi vite que la malle, nous n'aurons pas à séjourner plus de six heures pour y obtenir les renseignements que veut monsieur le duc. Ne suffit-il pas, si j'ai bien compris Votre Seigneurie, de savoir si la soeur et le beau-frère de monsieur de Rubempré ont pu lui donner douze cent mille francs?... dit-il en regardant le duc. - Parfaitement compris, répondit le pair de France. - Nous pourrons être ici dans quatre jours, reprit Corentin en regardant Derville, et nous n'aurons, ni l'un ni l'autre, laissé nos affaires pour un laps de temps pendant lequel elles pourraient souffrir. - C'était la seule objection que j'avais à faire à Sa Seigneurie, dit Derville. Il est quatre heures, je rentre dire un mot à mon premier clerc, faire mon paquet de voyage; et après avoir dÃné, je serai à huit heures... Mais aurons-nous des places? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s'interrompant. - J'en réponds, dit Corentin, soyez à huit heures dans la cour des Messageries du Grand-Bureau. S'il n'y a pas de places, j'en aurai fait faire, car voilà comme il faut servir monseigneur le duc de Grandlieu... - Messieurs, dit le duc avec une grâce infinie, je ne vous remercie pas encore... Corentin et l'avoué, qui prirent ce mot pour une phrase de congé, saluèrent et sortirent. Au moment où Peyrade interrogeait le domestique de Corentin, monsieur de Saint-Denis et Derville, placés dans le coupé de la diligence de Bordeaux, s'observaient en silence à la sortie de Paris. Le lendemain matin, d'Orléans à Tours, Derville, ennuyé, devint causeur, et Corentin daigna l'amuser, mais en gardant sa distance; il lui laissa croire qu'il appartenait à la diplomatie, et s'attendait à devenir consul-général par la protection du duc de Grandlieu. Deux jours après leur départ de Paris, Corentin et Derville arrêtaient à Mansle, au grand étonnement de l'avoué qui croyait aller à Angoulême. - Nous aurons dans cette petite ville, dit Corentin à Derville, des renseignements positifs sur madame Séchard. - Vous la connaissez donc? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit. - J'ai fait causer le conducteur en m'apercevant qu'il est d'Angoulême, il m'a dit que madame Séchard demeure à Marsac, et Marsac n'est qu'à une lieue de Mansle. J'ai pensé que nous serions mieux placés ici qu'à Angoulême pour démêler la vérité. - Au surplus, pensa Derville, je ne suis, comme me l'a dit monsieur le duc, que le témoin des perquisitions à faire par cet homme de confiance... L'auberge de Mansle, appelée La Belle-Etoile, avait pour maÃtre un de ces gras et gros hommes qu'on a peur de ne pas retrouver au retour, et qui sont encore, dix ans après, sur le seuil de leur porte, avec la même quantité de chair, le même bonnet de coton, le même tablier, le même couteau, les mêmes cheveux gras, le même triple menton, et qui sont stéréotypés chez tous les romanciers, depuis l'immortel Cervantès jusqu'à l'immortel Walter Scott. Ne sont-ils pas tous pleins de prétentions en cuisine, n'ont-ils pas tous tout à vous servir et ne finissent-ils pas tous par vous donner un poulet étique et des légumes accommodés avec du beurre fort? Tous vous vantent leurs vins fins, et vous forcent à consommer les vins du pays. Mais depuis son jeune âge, Corentin avait appris à tirer d'un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes. Aussi se donna-t-il pour un homme très facile à contenter et qui s'en remettait absolument à la discrétion du meilleur cuisinier de Mansle, dit-il à ce gros homme. - Je n'ai pas de peine à être le meilleur, je suis le seul, répondit l'hôte. - Servez-nous dans la salle à côté, dit Corentin en faisant an clignement d'yeux à Derville, et surtout ne craignez pas de mettre le feu à la cheminée, il s'agit de nous débarrasser de l'onglée. - Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville. - Y a-t-il loin d'ici à Marsac? demanda Corentin à la femme de l'aubergiste qui descendit des régions supérieures en apprenant que la diligence avait débarqué chez elle des voyageurs à coucher. - Monsieur, vous allez à Marsac? demanda l'hôtesse. - Je ne sais pas, répondit-il d'un petit ton sec. - La distance d'ici à Marsac est-elle considérable? redemanda Corentin après avoir laissé le temps à la maÃtresse de voir son ruban rouge. - En cabriolet, c'est l'affaire d'une petite demi-heure, dit la femme de l'aubergiste. - Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver?... - Sans aucun doute, ils y passent toute l'année... - Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures. - Oh! jusqu'à dix heures, ils ont du monde tous les soirs, le curé, monsieur Marron, le médecin. - C'est de braves gens! dit Derville. - Oh! monsieur, la crème, répondit la femme de l'aubergiste, des gens droits, probes... et pas ambitieux, allez! Monsieur Séchard, quoique à son aise, aurait eu des millions, à ce qu'on dit, s'il ne s'était pas laissé dépouiller d'une invention qu'il a trouvée dans la papeterie, et dont profitent les frères Cointet... - Ah! oui, les frères Cointet! dit Corentin. - Tais-toi donc, dit l'aubergiste. Qu'est-ce que cela fait à ces messieurs que monsieur Séchard ait droit ou non à un brevet d'invention pour faire du papier? ces messieurs ne sont pas des marchands de papier... Si vous comptez passer la nuit chez moi - à la Belle-Etoile - dit l'aubergiste en s'adressant à ses deux voyageurs, voici le livre, je vous prierai de vous inscrire. Nous avons un brigadier qui n'a rien à faire et qui passe son temps à nous tracasser... - Diable, diable, je croyais les Séchard très riches, dit Corentin pendant que Derville écrivait ses noms et sa qualité d'avoué près le Tribunal de Première instance de la Seine. - Il y en a, répondit l'aubergiste, qui les disent millionnaires; mais vouloir empêcher les langues d'aller, c'est entreprendre d'empêcher la rivière de couler. Le père Séchard a laissé deux cent mille francs de biens au soleil, comme on dit, et c'est assez beau déjà pour un homme qui a commencé par être ouvrier. Eh! bien, il avait peut-être autant d'économies... - car il a fini par tirer dix à douze mille francs de ses biens. Donc, une supposition, qu'il ait été assez bête pour ne pas placer son argent pendant dix ans, c'est le compte! Mais mettez trois cent mille francs, s'il a fait l'usure, comme on le soupçonne, voilà toute l'affaire. Cinq cent mille francs, c'est bien loin d'un million. Je ne demanderais pour fortune que la différence, je ne serais pas à la Belle-Etoile. - Comment, dit Corentin, monsieur David Séchard et sa femme n'ont pas deux ou trois millions de fortune... - Mais, s'écria la femme de l'aubergiste, c'est ce qu'on donne à messieurs Cointet, qui l'ont dépouillé de son invention, et il n'a pas eu d'eux plus de vingt mille francs... Où donc voulez-vous que ces honnêtes gens aient pris des millions? ils étaient bien gênés pendant la vie de leur père. Sans Kolb, leur régisseur, et madame Kolb, qui leur est tout aussi dévouée que son mari, ils auraient eu bien de la peine à vivre. Qu'avaient-ils donc, avec la Verberie?... mille écus de rente!... Corentin prit à part Derville et lui dit - In vino veritas! la vérité se trouve dans les bouchons. Pour mon compte, je regarde une auberge comme le véritable Etat-Civil d'un pays, le notaire n'est pas plus instruit que l'aubergiste de tout ce qui se passe dans un petit endroit... Voyez! nous sommes censés connaÃtre les Cointet, Kolb, etc... Un aubergiste est le répertoire vivant de toutes les aventures, il fait la police sans s'en douter. Un gouvernement doit entretenir tout au plus deux cents espions; car, dans un pays comme la France, il y a dix millions d'honnêtes mouchards. Mais nous ne sommes pas obligés de nous fier à ce rapport, quoique déjà l'on saurait dans cette petite ville quelque chose des douze cent mille francs disparus pour payer la terre de Rubempré. Nous ne resterons pas ici longtemps... - Je l'espère, dit Derville. - Voilà pourquoi, reprit Corentin, j'ai trouvé le moyen le plus naturel pour faire sortir la vérité de la bouche des époux Séchard. Je compte sur vous pour appuyer, de votre autorité d'avoué, la petite ruse dont je me servirai pour vous faire entendre un compte clair et net de leur fortune. - Après le dÃner, nous partirons pour aller chez monsieur Séchard, dit Corentin à la femme de l'aubergiste, vous aurez soin de nous préparer des lits, nous voulons chacun notre chambre. A la Belle-Etoile, il doit y avoir de la place. - Oh! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l'enseigne. - Oh! le calembour existe dans tous les départements, dit Corentin, vous n'en avez pas le monopole. - Vous êtes servis, messieurs, dit l'aubergiste. - Et, où diable ce jeune homme aurait-il pris son argent?... L'anonyme aurait-il raison? serait-ce la monnaie d'une belle fille? dit Derville à Corentin en s'attablant pour dÃner. - Ah! ce serait le sujet d'une autre enquête, dit Corentin. Lucien de Rubempré vit, m'a dit monsieur le duc de Chaulieu, avec une juive convertie, qui se faisait passer pour Hollandaise, et nommée Esther Van Bogseck. - Quelle singulière coïncidence! dit l'avoué, je cherche l'héritière d'un Hollandais appelé Gobseck, c'est le même nom avec un changement de consonnes... - Eh! bien, dit Corentin, à Paris, je vous aurai des renseignements sur la filiation à mon retour à Paris. Une heure après, les deux chargés d'affaires de la maison de Grandlieu partaient pour la Verberie, maison de monsieur et madame Séchard. Une des mille souricières de Corentin Jamais Lucien n'avait éprouvé des émotions aussi profondes que celles dont il fut saisi à la Verberie par la comparaison de sa destinée avec celle de son beau-frère. Les deux Parisiens allaient y trouver le même spectacle qui, quelques jours auparavant, avait frappé Lucien. Là tout respirait le calme et l'abondance. A l'heure où les deux étrangers devaient arriver, le salon de la Verberie était occupé par une société de cinq personnes Le curé de Marsac, jeune prêtre de vingt-cinq ans qui s'était fait, à la prière de madame Séchard, le précepteur de son fils Lucien; le médecin du pays, nommé monsieur Marron; le maire de la commune, et un vieux colonel retiré du service qui cultivait les roses dans une petite propriété, située en face de la Verberie, de l'autre côté de la route. Tous les soirs d'hiver, ces personnes venaient faire un innocent boston à un centime la fiche, prendre les journaux ou rapporter ceux qu'ils avaient lus. Quand monsieur et madame Séchard achetèrent la Verberie, belle maison bâtie en tufau et couverte en ardoises, ses dépendances d'agrément consistaient en un petit jardin de deux arpents. Avec le temps, en y consacrant ses économies, la belle madame Séchard avait étendu son jardin jusqu'à un petit cours d'eau, en sacrifiant les vignes qu'elle achetait et les convertissant en gazons et en massifs. En ce moment, la Verberie, entourée d'un petit parc d'environ vingt arpents, clos de murs, passait pour la propriété la plus importante du pays. La maison de feu Séchard et ses dépendances ne servaient plus qu'à l'exploitation de vingt et quelques arpents le vignes laissés par lui, outre cinq métairies d'un produit d'environ six mille francs, et dix arpents de prés, situés le l'autre côté du cours d'eau, précisément en face du parc le la Verberie; aussi madame Séchard comptait-elle bien les y comprendre l'année prochaine. Déjà , dans le pays, on donnait à la Verberie le nom de château, et l'on appelait Eve Séchard la dame de Marsac. En satisfaisant sa vanité, Lucien n'avait fait qu'imiter les paysans et les vignerons. Courtois, propriétaire d'un moulin assis pittoresquement à quelques portées de fusil des prés de la Verberie, était, dit-on, en marché pour ce moulin avec madame Séchard. Cette acquisition probable allait finir de donner à la Verberie la tournure d'une terre de premier ordre dans le département. Madame Séchard, qui faisait beaucoup de bien et avec autant de discernement que de grandeur, était aussi estimée qu'aimée. Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. Quoique âgée d'environ vingt-six ans, elle avait gardé la fraÃcheur de la jeunesse en jouissant du repos et de l'abondance que donne la vie de campagne. Toujours amoureuse de son mari, elle respectait en lui l'homme de talent assez modeste pour renoncer au tapage de la gloire; enfin, pour la peindre, il suffit peut-être de dire que, dans toute sa vie, elle n'avait pas à compter un seul battement de coeur qui ne fût inspiré par ses enfants ou par son mari. L'impôt que ce ménage payait au malheur, on le devine, c'était le chagrin profond que causait la vie de Lucien, dans laquelle Eve Séchard pressentait des mystères et les redoutait d'autant plus que, pendant sa dernière visite, Lucien brisa sèchement à chaque interrogation de sa soeur en lui disant que les ambitieux ne devaient compte de leurs moyens qu'à eux-mêmes. En six ans, Lucien avait vu sa soeur trois fois, et il ne lui avait pas écrit plus de six lettres. Sa première visite à la Verberie eut lieu lors de la mort de sa mère, et la dernière avait eu pour objet de demander le service de ce mensonge si nécessaire à sa politique. Ce fut entre monsieur, madame Séchard et leur frère, le sujet d'une scène assez grave qui laissa des doutes affreux au coeur de cette douce et noble existence. L'intérieur de la maison, transformé tout aussi bien que l'extérieur, sans présenter de luxe, était confortable. On en jugera par un coup d'oeil rapide jeté sur le salon où se tenait en ce moment la compagnie. Un joli tapis d'Aubusson, des tentures en croisé de coton gris ornées de galons en soie verte, des peintures imitant le bois de Spa, un meuble en acajou sculpté, garni de casimir gris à passementeries vertes, des jardinières pleines de fleurs, malgré la saison, offraient un ensemble doux à l'oeil. Les rideaux des fenêtres en soie verte, la garniture de la cheminée, l'encadrement des glaces étaient exempts de ce faux goût qui gâte tout en province. Enfin les moindres détails élégants et propres, tout reposait l'âme et les regards par l'espèce de poésie qu'une femme aimante et spirituelle peut et doit introduire dans son ménage. Madame Séchard, encore en deuil de son père, travaillait au coin du feu à un ouvrage en tapisserie, aidée par madame Kolb, la femme de charge, sur qui elle se reposait de tous les détails de la maison. Au moment où le cabriolet atteignit aux premières habitations de Marsac, la compagnie habituelle de la Verberie s'augmenta de Courtois, le meunier, veuf de sa femme, qui voulait se retirer des affaires, et qui espérait bien vendre sa propriété à laquelle madame Eve paraissait tenir, et Courtois savait le pourquoi. - Voilà un cabriolet qui arrête ici! dit Courtois en entendant à la porte un bruit de la voiture; et, à la ferraille, on peut présumer qu'il est du pays - Ce sera sans doute Postel et sa femme qui viennent me voir, dit le médecin. - Non, dit Courtois, le cabriolet vient du côté de Mansle. - Matame, dit Kolb un grand et gros Alsacien foissi in afoué té Baris qui témente à barler à moncière. - Un avoué! .. s'écria Séchard, ce mot-là me donne la colique. - Merci, dit le maire de Marsac, nommé Cachan, avoué pendant vingt ans à Angoulême, et qui jadis avait été chargé de poursuivre Séchard. - Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait! dit Eve en souriant. - Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris? - Non, dit Eve. - Vous y avez un frère, dit Courtois en souriant. - Gare que ce ne soit à cause de la succession du père Séchard, dit Cachan. Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme!... En entrant, Corentin et Derville, après avoir salué la compagnie et décliné leurs noms, demandèrent à parler en particulier à madame Séchard et à son mari. - Volontiers, dit Séchard. Mais, est-ce pour affaires? - Uniquement pour la succession de monsieur votre père, répondit Corentin. - Permettez alors que monsieur le maire, qui est un ancien avoué d'Angoulême, assiste à la conférence. - Vous êtes monsieur Derville?... dit Cachan en regardant Corentin. - Non, monsieur, c'est monsieur, répondit Corentin en montrant l'avoué qui salua. - Mais, dit Séchard, nous sommes en famille, nous n'avons rien de caché pour nos voisins, nous n'avons pas besoin d'aller dans mon cabinet où il n'y a pas de feu... Notre vie est au grand jour... - Celle de monsieur votre père, dit Corentin, a eu quelques mystères que, peut-être, vous ne seriez pas bien aise de publier. - Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit?... dit Eve effrayée. - Oh! non, c'est une peccadille de jeunesse, dit Corentin en tendant avec le plus grand sang-froid une de ses mille souricières a. Monsieur votre père vous a donné un frère aÃné... - Ah! le vieil ours! cria Courtois, il ne vous aimait guère monsieur Séchard, et il vous a gardé cela, le sournois... Ah! je comprends maintenant ce qu'il voulait dire, quand il me disait "Vous en verrez de belles lorsque je serai enterré!" - Oh! rassurez-vous, monsieur, dit Corentin à Séchard en étudiant Eve par un regard de côté. - Un frère! s'écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux!... Derville affectait de regarder les belles gravures avant la lettre qui se trouvaient exposées sur les panneaux du salon. - Oh! rassurez-vous, madame, dit Corentin en voyant la surprise qui parut sur la belle figure de madame Séchard, il ne s'agit que d'un enfant naturel. Les droits d'un enfant naturel ne sont pas ceux d'un enfant légitime. Cet enfant est dans la plus profonde misère, il a droit à une somme basée sur l'importance de la succession... Les millions laissés par monsieur votre père... A ce mot, millions, il y eut un cri de l'unanimité la plus complète dans le salon. En ce moment, Derville n'examinait plus les gravures. - Le père Séchard, des millions?... dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela? quelque paysan. - Monsieur, dit Cachan, vous n'appartenez pas au Fisc, ainsi l'on peut vous dire ce qui en est... - Soyez tranquille, dit Corentin, je vous donne ma parole d'honneur de ne pas être un employé des Domaines. Cachan, qui venait de faire signe à tout le monde de se taire, laissa échapper un mouvement de satisfaction. - Monsieur, reprit Corentin, n'y eût-il qu'un million, la part de l'enfant naturel serait encore assez belle. Nous ne venons pas faire un procès, nous venons au contraire vous proposer de nous donner cent mille francs, et nous nous en retournons... - Cent mille francs!...s'écria Cachan en interrompant Corentin. Mais, monsieur, le père Séchard a laissé vingt arpents de vignes, cinq petites métairies, dix arpents de prés à Marsac et pas un liard avec... .- Pour rien au monde, s'écria David Sèchard en intervenant, je ne voudrais faire un mensonge, monsieur Cachan et moins encore en matière d'intérêt qu'en toute autre... Monsieur, dit-il à Corentin et à Derville, mon père nous a laissé outre ces biens... Courtois et Cachan eurent beau faire des signes à Séchard, il ajouta Trois cent mille francs, ce qui porte l'importance de sa succession à cinq cent mille francs environ. - Monsieur Cachan, dit Eve Séchard, quelle est la part que la loi donne à l'enfant naturel?... - Madame, dit Corentin, nous ne sommes pas des Turcs, nous vous demandons seulement de nous jurer devant ces messieurs que vous n'avez pas recueilli plus de cent mille écus en argent de la succession de votre beau-père, et nous nous entendrons bien... - Donnez auparavant votre parole d'honneur, dit l'ancien avoué d'Angoulême à Derville, que vous êtes avoué. - Voici mon passeport, dit Derville à Cachan en lui tendant un papier plié en quatre, et monsieur n'est pas, comme vous pourriez le croire, un inspecteur général des domaines, rassurez-vous, ajouta Derville. Nous avions seulement un intérêt puissant à savoir la vérité sur la succession Séchard, et nous la savons... Derville prit madame Eve par la main, et l'emmena très courtoisement au bout du salon. - Madame, lui dit-il à voix basse, si l'honneur et l'avenir de la maison de Grandlieu n'étaient intéressés dans cette question, je ne me serais pas prêté à ce stratagème inventé par ce monsieur décoré; mais vous l'excuserez, il s'agissait de découvrir le mensonge à l'aide duquel monsieur votre frère a surpris la religion de cette noble famille. Gardez-vous bien maintenant de laisser croire que vous avez donné douze cent mille francs à monsieur votre frère pour acheter la terre de Rubempré... - Douze cent mille francs! s'écria madame Séchard en pâlissant. Et où les a-t-il pris, lui, le malheureux?... - Ah! voilà , dit Derville, j'ai peur que la source de cette fortune ne soit bien impure. Eve eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent. - Nous vous avons rendu peut-être un grand service, lui dit Derville, en vous empêchant de tremper dans un mensonge dont les suites peuvent être très dangereuses. Derville laissa madame Séchard assise, pâle, des larmes sur les joues, et salua la compagnie. - A Mansle! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet. La diligence allant de Bordeaux à Paris, qui passa dans la nuit, eut une place; Derville pria Corentin de le laisser en profiter, en objectant ses affaires; mais, au fond, il se défiait de son compagnon de voyage, dont la dextérité diplomatique et le sang-froid lui parurent être de l'habitude. Corentin resta trois jours à Mansle sans trouver d'occasion pour partir; il fut obligé d'écrire à Bordeaux et d'y retenir une place pour Paris, où il ne put revenir que neuf jours après son départ. Pendant ce temps-là , Peyrade allait tous les matins, soit à Passy, soit à Paris, chez Corentin, savoir s'il était revenu. Le huitième jour, il laissa, dans l'un et l'autre domicile, une lettre écrite en chiffres à eux, pour expliquer à son ami le genre de mort dont il était menacé, l'enlèvement de Lydie et l'affreuse destinée à laquelle ses ennemis le vouaient. Mané, Thécel, Pharès Attaqué comme jusqu'alors il avait attaqué les autres Peyrade, privé de Corentin, mais aidé par Contenson, n'en resta pas moins sous son costume de Nabab. Encore que ses invisibles ennemis l'eussent découvert, il pensait assez sagement saisir quelques lueurs en demeurant sur le terrain même de la lutte. Contenson avait mis en campagne toutes ses connaissances à la piste de Lydie, il espérait découvrir la maison dans laquelle elle était cachée; mais, de jour en jour, l'impossibilité, de plus en plus démontrée, de savoir la moindre chose, ajouta d'heure en heure au désespoir de Peyrade. Le vieil espion se fit entourer d'une garde de douze ou quinze agents les plus habiles. On surveillait les alentours de la rue des Moineaux et la rue Taitbout où il vivait en Nabab chez madame du Val-Noble. Pendant le trois derniers jours du délai fatal accordé par Asie pour rétablir Lucien sur l'ancien pied à l'hôtel de Grandlieu, Contenson ne quitta pas le vétéran de l'ancienne Lieutenance-générale de police. Ainsi, la poésie de terreur que les stratagèmes des tribus ennemies en guerre répandent au sein des forêts de l'Amérique, et dont a tant profité Cooper, s'attachait aux plus petits détails de la vie parisienne. Les passants, les boutiques, les fiacres, une personne debout à une croisée, tout offrait aux Hommes-Numéros à qui la défense de la vie du vieux Peyrade était confiée, l'intérêt énorme que présentent dans les romans de Cooper un tronc d'arbre, une habitation de castors, un rocher, la peau d'un bison, un canot immobile, un feuillage à fleur d'eau. - Si l'Espagnol est parti, vous n'avez rien à craindre, disait Contenson à Peyrade en lui faisant remarquer la profonde tranquillité dont ils jouissaient. - Et s'il n'est pas parti? répondait Peyrade. - Il a emmené un de mes hommes derrière sa calèche; mais, à Blois, mon homme, forcé de descendre, n'a pu rattraper la voiture. Cinq jours après le retour de Derville, un matin, Lucien reçut la visite de Rastignac. - Je suis, mon cher, au désespoir d'avoir à m'acquitter d'une négociation qu'on m'a confiée à cause de notre connaissance intime. Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. Ne remets plus les pieds à l'hôtel de Grandlieu. Pour épouser Clotilde, il faut attendre la mort de son père, et il est devenu trop égoïste pour mourir de sitôt. Les vieux joueurs de wisk tiennent longtemps... sur leur bord... de table. Clotilde va partir pour l'Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. La pauvre fille t'aime tant, mon cher, qu'il a fallu la surveiller; elle voulait venir te voir, elle avait fait son petit projet d'évasion... C'est une consolation dans ton malheur. Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac. - Après tout, est-ce un malheur!... lui dit son compatriote, tu trouveras bien facilement une autre fille aussi noble et plus belle que Clotilde!... Madame de Sérisy te mariera par vengeance, elle ne peut pas souffrir les Grandlieu, qui n'ont jamais voulu la recevoir; elle a une nièce, la petite Clémence du Rouvre... - Mon cher, depuis notre dernier souper je ne suis pas bien avec madame de Sérisy, elle m'a vu dans la loge d'Esther, elle m'a fait une scène, et je l'ai laissée faire. - Une femme de plus de quarante ans ne se brouille pas pour longtemps avec un jeune homme aussi beau que toi, dit Rastignac. Je connais un peu ces couchers de soleil... ça dure dix minutes à l'horizon, et dix ans dans le coeur d'une femme. - Voici huit jours que j'attends une lettre d'elle. - Vas-y! - Maintenant, il le faudra bien. - Viens-tu, du moins, chez la Val-Noble? son Nabab rend à Nucingen le souper qu'il en a reçu. - J'en suis et j'irai, dit Lucien d'un air grave. Le lendemain de la confirmation de son malheur, dont l'avis fut aussitôt donné par Asie à Carlos, Lucien vint avec Rastignac et Nucingen chez le faux Nabab. A minuit, l'ancienne salle à manger d'Esther réunissait presque tous les personnages de ce drame dont l'intérêt, caché sous le lit même de ces existences torrentielles, n'était connu que d'Esther, de Lucien, de Peyrade, du mulâtre Contenson et de Paccard, qui vint servir sa maÃtresse. Asie avait été priée par madame du Val-Noble, à l'insu de Peyrade et de Contenson, de venir aider sa cuisinière. En se mettant à table, Peyrade, qui donna cinq cents francs à madame du Val-Noble pour bien faire les choses, trouva dans sa serviette un petit papier sur lequel il lut ces mots écrits au crayon Les dix jours expirent au moment où vous vous mettez à table. Peyrade passa le papier à Contenson, qui se trouvait derrière lui, en lui disant en anglais "Est-ce toi qui as fourré là mon nom?" Contenson lut à la lueur des bougies ce Mane, Tecel, Pharès, et mit le papier dans sa poche, mais il savait combien il est difficile de vérifier une écriture au crayon et surtout une phrase tracée en lettres majuscules, c'est-à -dire avec des lignes pour ainsi dire mathématiques, puisque les lettres capitales se composent uniquement de courbes et de droites, dans lesquelles il est impossible de reconnaÃtre les habitudes de la main, comme dans l'écriture dit cursive. Ce souper fut sans aucune gaieté. Peyrade était en proie à une préoccupation visible. Des jeunes viveurs qui savaient égayer un souper, il ne se trouvait là que Lucien et Rastignac. Lucien était fort triste et songeur. Rastignac, qui venait de perdre, avant le souper, deux mille francs, buvait et mangeait avec l'idée de se rattraper après le souper. Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardèrent. L'ennui dépouilla les mets de leur saveur. Il en est des soupers comme des pièces de théâtre et des livres, ils ont leurs hasards. A la fin du souper on servit des glaces, dites plombières. Tout le monde sait que ces sortes de glaces contiennent de petits fruits confits très délicats placés à la surface de la glace qui se sert dans un petit verre, sans y affecter la forme pyramidale. Ces glaces avaient été commandées par madame du Val-Noble chez Tortoni, dont le célèbre établissement se trouve au coin de la rue Taitbout et du boulevard. La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier. Contenson, à qui l'exigence du garçon ne parut pas naturelle, descendit et l'aplatit par ce mot "Vous n'êtes donc pas de chez Tortoni?..." et il remonta sur-le-champ. Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. A peine le mulâtre atteignait-il la porte de l'appartement qu'un des agents qui surveillaient la rue des Moineaux cria dans l'escalier "Numéro vingt-sept." - Qu'y a-t-il? répondit Contenson en redescendant avec rapidité jusqu'au bas de la rampe. - Dites au papa que sa fille est rentrée, et dans quel état! bon Dieu! qu'il vienne, elle se meurt. Au moment où Contenson rentra dans la salle à manger, le vieux Peyrade, qui d'ailleurs avait notablement bu, gobait la petite cerise de sa plombière. On portait la santé de madame du Val-Noble, le Nabab remplit son verre d'un vin dit de Constance, et le vida. Quelque troublé que fût Contenson par la nouvelle qu'il allait apprendre à Peyrade, il fut, en rentrant, frappé de la profonde attention avec laquelle Paccard regardait le Nabab. Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. Cette observation, malgré son importance, ne devait cependant pas retarder le mulâtre, et il se pencha vers son maÃtre au moment où Peyrade replaçait son verre vide sur la table. - Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état. Peyrade lâcha le plus français des jurons français avec un accent méridional si prononcé que le plus profond étonnement parut sur la figure de tous les convives. En s'apercevant de sa faute, Peyrade avoua son déguisement en disant à Contenson en bon français - Trouve un fiacre!... je fiche le camp. Tout le monde se leva de table. - Qui donc êtes-vous? s'écria Lucien. - Ui!... dit le baron. - Bixiou m'avait soutenu que vous saviez faire l'Anglais mieux que lui, et je ne voulais pas le croire, dit Rastignac. - C'est quelque banqueroutier découvert, dit du Tillet à haute voix, je m'en doutais!... - Quel singulier pays que Paris!... dit madame du Val-Noble. Après avoir fait faillite dans son quartier, un marchand y reparaÃt en nabab ou en dandy aux Champs-Elysées impunément!... Oh! j'ai du malheur, la faillite est mon insecte. - On dit que toutes les fleurs ont le leur, dit tranquillement Esther, le mien ressemble à celui de Cléopâtre, un aspic. - Ce que je suis!... dit Peyrade à la porte. Ah! vous le saurez, car, si je meurs, je sortirai de mon tombeau pour vous venir tirer par les pieds pendant toutes les nuits!... En disant ces derniers mots, il regardait Esther et Lucien; puis il profita de l'étonnement général pour disparaÃtre avec une excessive agilité, car il voulut courir chez lui sans attendre le fiacre. Dans la rue, Asie, enveloppée d'une coiffe noire comme en portaient alors les femmes pour sortir du bal, arrêta l'espion par le bras, au seuil de la porte cochère. - Envoie chercher les sacrements, papa Peyrade, lui dit-elle de cette voix qui déjà lui avait prophétisé le malheur. Une voiture était là , Asie y monta, la voiture disparut comme emportée par le vent. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir. Terrible serment de Corentin En arrivant à sa maison de campagne dans une des places les plus retirées et les plus riantes de la petite ville de Passy, rue des Vignes, Corentin, qui passait pour un négociant dévoré par la passion du jardinage, trouva les chiffres de son ami Peyrade. Au lieu de se reposer, il remonta dans le fiacre qui l'avait amené, se fit conduire rue des Moineaux et n'y trouva que Katt. Il apprit de la Flamande la disparition de Lydie et demeura surpris du défaut de prévoyance que Peyrade et lui avaient eu. - Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. Ces gens-là sont capables de tout, il faut savoir s'ils tueront Peyrade, car alors je ne me montrerai plus... Plus sa vie est infâme, plus l'homme y tient; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. Corentin descendit, s'en alla chez lui se déguiser en petit vieillard souffreteux, à petite redingote verdâtre, à petite perruque en chiendent, et revint à pied, ramené par son amitié pour Peyrade. Il voulait donner des ordres à ses Numéros les plus dévoués et les plus habiles. En longeant la rue Saint-Honoré pour venir de la place Vendôme à la rue Saint-Roch, il marcha derrière une fille en pantoufles, et habillée comme l'est une femme pour la nuit. Cette fille, qui portait une camisole blanche, et sur la tête un bonnet de nuit, laissait échapper de temps en temps des sanglots mêlés à des plaintes involontaires; Corentin la devança de quelques pas et reconnut Lydie. - Je suis l'ami de votre père, monsieur CanquoÃlle, dit-il de sa voix naturelle. - Ah! voici donc quelqu'un à qui je puis me fier!... dit-elle. - N'ayez pas l'air de me connaÃtre, reprit Corentin, car nous sommes poursuivis par de cruels ennemis, et forcés de nous déguiser. Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé... - Oh! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas... Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m'expliquer comment!... - D'où venez-vous?... - Je ne sais pas, monsieur! je me suis sauvée avec tant de précipitation, j'ai fait tant de rues, tant de détours, en me croyant suivie... Et quand je rencontrais quelqu'un d'honnête, je demandais le chemin pour aller sur les boulevards, afin de gagner la rue de la Paix! Enfin, après avoir marché pendant... Quelle heure est-il? - Onze heures et demie! dit Corentin. - Je me suis sauvée à la tombée de la nuit, voici donc cinq heures que je marche!... s'écria Lydie. - Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt... - Oh! monsieur, il n'y a plus de repos pour moi! Je ne veux pas d'autre repos que celui de la tombe; et j'irai l'attendre dans un couvent, si l'on me juge digne d'y entrer... - Pauvre petite! vous avez bien résisté? - Oui, monsieur. Ah! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m'a mise... - On vous a sans doute endormie? - Ah! c'est cela? dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j'atteindrai la maison. Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas très nettes... Tout à l'heure je me croyais dans un jardin... Corentin porta Lydie dans ses bras, où elle perdit connaissance, et il la monta par les escaliers. - Katt! cria-t-il. Katt parut et jeta des cris de joie. - Ne vous hâtez pas de vous réjouir! dit sentencieusement Corentin, cette jeune fille est bien malade. Quand Lydie eut été posée sur son lit, lorsque à la lueur de deux bougies allumées par Katt, elle reconnut sa chambre, elle eut le délire. Elle chanta des ritournelles d'airs gracieux, et tour à tour vociféra certaines phrases horribles qu'elle avait entendues! Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. Elle mêlait les souvenirs de sa vie si pure à ceux de ces dix jours d'infamie. Katt pleurait. Corentin se promenait dans la chambre en s'arrêtant par moments pour examiner Lydie. - Elle paie pour son père! dit-il. Y aurait-il une Providence? - Oh! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille... Un enfant! c'est, ma parole d'honneur, comme le dit je ne sais quel philosophe, un otage qu'on donne au malheur!... - Oh! dit la pauvre enfant en se mettant sur son séant et laissant ses beaux cheveux déroulés, au lieu d'être couchée ici, Katt, je devrais être couchée sur le sable au fond de la Seine... - Katt, au lieu de pleurer et de regarder votre enfant, ce qui ne la guérira pas, vous devriez aller chercher un médecin, celui de la Mairie d'abord, puis messieurs Desplein et Bianchon... Il faut sauver cette innocente créature... Et Corentin écrivit les adresses des deux célèbres docteurs. En ce moment, l'escalier fut grimpé par un homme à qui les marches en étaient familières, la porte s'ouvrit. Peyrade, en sueur, la figure violacée, les yeux presque ensanglantés, soufflant comme un dauphin, bondit de la porte de l'appartement à la chambre de Lydie en criant "Où est ma fille?..." Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. On ne peut comparer l'état de Lydie qu'à celui d'une fleur, amoureusement cultivée par un botaniste, tombée de sa tige, écrasée par les souliers ferrés d'un paysan. Transportez cette image dans le coeur même de la Paternité, vous comprendrez le coup que reçut Peyrade, à qui de grosses larmes vinrent aux yeux. - On pleure, c'est mon père, dit l'enfant. Lydie put encore reconnaÃtre son père; elle se souleva, vint se mettre aux genoux du vieillard au moment où il tomba sur un fauteuil. - Pardon, papa!... dit-elle d'une voix qui perça le coeur de Peyrade au moment où il sentit comme un coup de massue appliqué sur son crâne. - Je meurs... ah! les gredins! fut son dernier mot. Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir. - Mort empoisonné!... se dit Corentin. - Bon, voici le médecin, s'écria-t-il en entendant le bruit d'une voiture. Contenson, qui se montra débarbouillé de sa mulâtrerie, resta comme changé en statue de bronze en entendant dire à Lydie "Tu ne me pardonnes donc pas, mon père?... Ce n'est pas ma faute! Elle ne s'apercevait pas que son père était mort. - Oh! quels yeux il me fait!..." dit la pauvre folle... - Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit. - Nous faisons une sottise, dit Corentin, emportons-le chez lui; sa fille est à moitié folle, elle le deviendrait tout à fait en s'apercevant de sa mort, elle croirait l'avoir tué. En voyant emporter son père, Lydie resta comme hébétée. - Voilà mon seul ami!... dit Corentin en paraissant ému quand Peyrade fut exposé sur son lit dans sa chambre. Il n'a eu dans toute sa vie qu'une seule pensée cupide! et ce fut pour sa fille!... Que cela te serve de leçon, Contenson. Chaque état a son honneur. Peyrade a eu tort de se mêler des affaires particulières, nous n'avons qu'à nous occuper des affaires publiques. Mais, quoi qu'il puisse arriver, je jure, dit-il avec un accent, un regard et un geste qui frappèrent Contenson d'épouvante, de venger mon pauvre Peyrade! je découvrirai les auteurs de sa mort et ceux de la honte de sa fille!... Et, par mon propre égoïsme, par le peu de jours qui me restent, et que je risque dans cette vengeance, tous ces gens-là finiront leurs jours à quatre heures, en pleine santé, rasés, net, en place de Grève!... - Et je vous y aiderai! dit Contenson ému. Rien n'est en effet plus émouvant que le spectacle de la passion chez un homme froid, compassé, méthodique, en qui, depuis vingt ans, personne n'avait aperçu le moindre mouvement de sensibilité. C'est la barre de fer en fusion, qui fond tout ce qu'elle rencontre. Aussi Contenson eut-il une révolution d'entrailles. - Pauvre père CanquoÃlle, reprit-il en regardant Corentin, il m'a souvent régalé... Et tenez... - il n'y a que les gens vicieux qui sachent faire de ces choses-là , - souvent il m'a donné dix francs pour aller au jeu... Après cette oraison funèbre, les deux vengeurs de Peyrade allèrent chez Lydie en entendant Kart et le médecin de la Mairie dans les escaliers. - Va chez le commissaire de police, dit Corentin, le Procureur du Roi ne trouverait pas en ceci les éléments d'une poursuite; mais nous allons faire un rapport à la Préfecture, ça pourra servir peut-être à quelque chose. - Monsieur, dit Corentin au médecin de la Mairie, vous allez trouver dans cette chambre un homme mort; je ne crois pas sa mort naturelle, vous ferez l'autopsie en présence de monsieur le commissaire de police, qui, sur mon invitation, va venir. Tâchez de découvrir les traces du poison; vous serez d'ailleurs assisté dans quelques instants de messieurs Desplein et Bianchon, que j'ai mandés pour examiner la fille de mon meilleur ami dont l'état est pire que celui du père, quoiqu'il soit mort.. - Je n'ai pas besoin, dit le médecin de la Mairie, de ces messieurs pour faire mon métier... - Ah! bon, pensa Corentin. - Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. Ceux qui viennent de tuer le père ont aussi déshonoré la fille. Au jour, Lydie avait fini par succomber à sa fatigue; elle dormait quand l'illustre chirurgien et le jeune médecin arrivèrent. Le médecin chargé de constater le décès avait alors ouvert Peyrade et cherchait les causes de la mort. - En attendant que l'on éveille la malade, dit Corentin aux deux célèbres docteurs, voudriez-vous aider un de vos confrères dans une constatation qui certainement aura de l'intérêt pour vous, et votre avis ne sera pas de trop au procès-verbal. - Votre parent est mort d'apoplexie, dit le médecin, il y a les preuves d'une congestion cérébrale effrayante... - Examinez, messieurs, dit Corentin, et cherchez s'il n'y a pas dans la Toxicologie des poisons qui produisent le même effet. - L'estomac, dit le médecin, était absolument plein de matières; mais, à moins de les analyser avec des appareils chimiques, je ne vois aucune trace de poison. - Si les caractères de la congestion cérébrale sont bien reconnus, il y a là , vu l'âge du sujet, une cause suffisante de mort, dit Desplein en montrant l'énorme quantité d'aliments... - Est-ce ici qu'il a mangé? demanda Bianchon. - Non, dit Corentin, il est venu du boulevard ici rapidement, et il a trouvé sa fille violée... - Voilà le vrai poison, s'il aimait sa fille, dit Bianchon. - Quel serait le poison qui pourrait produire cet effet-là ? demanda Corentin sans abandonner son idée. - Il n'y en a qu'un, dit Desplein après avoir examiné tout avec soin. C'est un poison de l'archipel de java, pris à des arbustes assez peu connus encore, de la nature des Strychnos, et qui servent à empoisonner ces armes si dangereuses... les Kris malais... On le dit, du moins... Le commissaire de police arriva, Corentin lui fit part de ses soupçons, le pria de rédiger un rapport en lui disant dans quelle maison et avec quels gens Peyrade avait soupé; puis il l'instruisit du complot formé contre les jours de Peyrade et des causes de l'état où se trouvait Lydie. Après, Corentin passa dans l'appartement de la pauvre fille, où Desplein et Bianchon examinaient la malade; mais il les rencontra sur le pas de la porte. - Eh! bien, messieurs! demanda Corentin. - Placez cette fille-là dans une maison de santé, si elle ne recouvre pas la raison en accouchant, si toutefois elle devient grosse, elle finira ses jours folle-mélancolique. Il -n'y a pas, pour la guérison, d'autre ressource que dans le sentiment maternel s'il se réveille... Corentin donna quarante francs en or à chaque docteur, et se tourna vers le commissaire de police, qui le tirait par la manche. - Le médecin prétend que la mort est naturelle, dit le fonctionnaire, et je puis d'autant moins faire un rapport qu'il s'agit du père CanquoÃlle, il se mêlait de bien des affaires, et nous ne saurions pas trop à qui nous nous attaquerions... Ces gens-là meurent souvent par ordre... - Je me nomme Corentin, dit Corentin à l'oreille du commissaire de police. Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise. - Donc, faites une note, reprit Corentin, elle sera très utile plus tard, et ne l'envoyez qu'à titre de renseignements confidentiels. Le crime est improuvable, et je sais que l'instruction serait arrêtée au premier pas... Mais je livrerai quelque jour les coupables, je vais les surveiller et les prendre en flagrant délit. Le commissaire de police salua Corentin et partit. - Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire?... - Mais il est donc survenu quelque chose?... - Elle a su que son père venait de mourir... - Mettez-la dans un fiacre et conduisez-la tout bonnement à Charenton; Je vais écrire un mot au Directeur-Général de la Police du Royaume afin qu'elle y soit placée convenablement. La fille à Charenton, le père dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres... Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera... - Carlos! dit Contenson, il est en Espagne. - Il est à Paris! dit péremptoirement Corentin. Il y a là du génie espagnol du temps de Philippe II, mais j'ai des traquenards pour tout le monde, même pour les rois. Une souricière où se prend le rat Cinq jours après la disparition du Nabab, madame du Val-Noble était, à neuf heures du matin, assise au chevet du lit d'Esther et y pleurait, car elle se sentait sur un des versants de la misère. - Si, du moins, j'avais cent louis de rente! Avec cela, ma chère, on se retire dans une petite ville quelconque, et on y trouve à se marier... - Je puis te les faire avoir, dit Esther. - Et comment? s'écria madame du Val-Noble. - Oh! bien naturellement. Ecoute. Tu vas vouloir te tuer, joue bien cette comédie-là ; tu feras venir Asie, et tu lui proposeras dix mille francs contre deux perles noires en verre très mince où se trouve un poison qui tue en une seconde; tu me les apporteras, je t'en donne cinquante mille francs... - Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-même? dit madame du Val-Noble. Asie ne me les vendrait pas. - Ce n'est pas pour toi?... dit madame du Val-Noble. Peut-être. - Toi! qui vis au milieu de la joie, du luxe, dans une maison à toi! la veille d'une fête dont on parlera pendant dix ans! qui coûte à Nucingen vingt mille francs. On mangera, dit-on, des fraises au mois de février, des asperges, des raisins.. des melons... Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements. - Que dis-tu donc? il y a pour mille écus de roses dans l'escalier seulement. - On dit que ta toilette coûte dix mille francs? - Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. Mais j'ai voulu avoir un déguisement de mariée. - Où sont les dix mille francs? dit madame du Val-Noble. - C'est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillotes... - Quand on parle de mourir, on ne se tue guère, dit madame du Val-Noble. Si c'était pour commettre... - Un crime, va donc! dit Esther en achevant la pensée de son amie qui hésitait. Tu peux être tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. J'avais une amie, une femme bien heureuse, elle est morte, je la suivrai voilà tout. - Es-tu bête!... - Que veux-tu, nous nous l'étions promis. - Laisse-toi protester ce billet-là , dit l'amie en souriant. Fais ce que je te dis, et va-t'en. J'entends une voiture qui arrive, et c'est Nucingen, un homme qui deviendra fou de bonheur! Il m'aime, celui-là ... Pourquoi n'aime-t-on pas ceux qui nous aiment, car enfin ils font tout pour nous plaire... - Ah! voilà , dit madame du Val-Noble, c'est l'histoire du hareng qui est le plus intrigant des poissons. - Pourquoi?... - Eh! bien, on n'a jamais pu le savoir. - Mais, va-t'en donc, ma biche! Il faut que je demande tes cinquante mille francs. - Eh! bien, adieu... Depuis trois jours, les manières d'Esther avec le baron de Nucingen avaient entièrement changé. Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. Esther versait sur ce vieillard des trésors d'affection, elle se faisait charmante. Ses discours, dénués de malice et d'âcreté, pleins d'insinuations tendres, avaient porté la conviction dans l'esprit du lourd banquier, elle l'appelait Fritz, il se croyait aimé. - Mon pauvre Fritz, je t'ai bien éprouvé, dit-elle, je t'ai bien tourmenté, tu as été sublime de patience, tu m'aimes, je le vois, et je t'en récompenserai. Tu me plais maintenant, et je ne sais pas comment cela s'est fait, mais je te préférerais à un jeune homme. C'est peut-être l'effet de l'expérience. A la longue on finit par s'apercevoir que le plaisir est la fortune de l'âme, et ce n'est pas plus flatteur d'être aimé pour le plaisir que d'être aimé pour son argent... Et puis, les jeunes gens sont trop égoïstes, ils pensent plus à eux qu'à nous; tandis que toi tu ne penses qu'à moi. Je suis toute ta vie. Aussi ne veux-je plus rien de toi, je veux te prouver à quel point je suis désintéressée. - Che ne vus ai rien tonné, répondit le baron charmé, che gomde fus abborder temain drande mil vrancs te rendes... c'ede mon gâteau te noces... Esther embrassa si gentiment Nucingen qu'elle le fit pâlir, sans pilules. - Oh! dit-elle, n'allez pas croire que ce soit pour vos trente mille francs de rente que je suis ainsi, c'est parce que maintenant... Je t'aime, mon gros Frédéric... - Oh! mon tié! birguoi m'afoir ébroufé... ch'eusse édé si bireux tébuis drois mois... - Est-ce en trois pour cent ou en cinq? ma bichette, dit Esther en passant les mains dans les cheveux de Nucingen et les lui arrangeant à sa fantaisie. - En drois... ch'en affais tes masses. Le baron apportait donc ce matin l'inscription sur le Grand-Livre; il venait déjeuner avec sa chère petite fille, prendre ses ordres pour le lendemain, le fameux samedi, le grand jour! - Dennez, ma bedide phâme, ma seile phâme, dit joyeusement le banquier dont la figure rayonnait de bonheur, foissi te guoi bayer fos tébenses te guisine bir le resdant te fos churs... Esther prit le papier sans la moindre émotion, elle le plia, le mit dans sa toilette. - Vous voilà bien content, monstre d'iniquité, dit-elle en donnant une petite tape sur la joue de Nucingen, de me voir acceptant enfin quelque chose de vous. Je ne puis plus vous dire vos vérités, car je partage le fruit de ce que vous appelez vos travaux... Ce n'est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c'est une restitution... Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t'aime. - Ma pelle Esder, mon anche t'amur, dit le banquier, ne me barlez blis ainsi... dennez... ça me seraid écal que la derre endière me brÃt bir ein folleire, si j'édais ein bonnêde ôme à fos yex... Je vus âme tuchurs te blis en blis. - C'est mon plan, dit Esther. Aussi ne te dirai-je plus jamais rien qui te chagrine, mon bichon d'éléphant, car tu es devenu candide comme un enfant... Parbleu, gros scélérat, tu n'as jamais eu d'innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparût à la surface; mais elle était enfoncée si avant qu'elle n'est revenue qu'à soixante-six ans passés... et amenée par le croc de l'amour. Ce phénomène a lieu chez les très vieillards... Et voilà pourquoi j'ai fini par t'aimer, tu es jeune, très jeune... Il n'y a que moi qui aurai connu ce Frédéric là ... moi seule!... car tu étais banquier à quinze ans... Au collège, tu devais prêter à tes camarades une bille à la condition d'en rendre deux... Elle sauta sur ses genoux en le voyant rire. - Eh! bien, tu feras ce que tu voudras! Hé! mon Dieu, pille les hommes... va, je t'y aiderai. Les hommes ne valent pas la peine d'être aimés, Napoléon les tuait comme des mouches. Que ce soit à toi ou au Budget que les Français paient des contributions, qué que ça leur fait!... On ne fait pas l'amour avec le Budget, et ma foi... - va, j'y ai bien réfléchi, tu as raison... - tonds les moutons, c'est dans l'Evangile selon Béranger... Embrassez votre Esder... Ah! dis donc, tu donneras à cette pauvre Val-Noble tous les meubles de l'appartement de la rue Taitbout! Et puis, demain, tu lui offriras cinquante mille francs... ça te posera bien, vois-tu, mon chat. Tu as tué Falleix, on commence à crier après toi... Cette générosité-là paraÃtra babylonienne... et toutes les femmes parleront de toi. Oh!... il n'y aura que toi de grand, de noble dans Paris, et le monde est ainsi fait que l'on oubliera Falleix. Ainsi c'est, après tout, de l'argent placé en considération!... - Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil. - Hé! bien, reprit-elle, tu vois comme je pense aux affaires de mon homme, à sa considération, à son honneur... Va, va me chercher les cinquante mille francs... Elle voulait se débarrasser de monsieur Nucingen pour faire venir un Agent de change et vendre le soir même à la Bourse l'inscription. - Et birquoi doud te zuite?... demanda-t-il. - Dame, mon chat, il faut les offrir dans une petite boÃte en satin, et en envelopper un éventail. Tu lui diras "Voici, madame, un éventail qui, j'espère, vous fera plaisir..." On croit que tu n'es qu'un Turcaret, tu passeras Contenson. Beaujon! - Jarmand! jarmand! s'écria le baron, ch'aurai tonc te l'esbrit maindenant!... Ui, che rebède fos mods... Au moment où la pauvre Esther s'asseyait, fatiguée de l'effort qu'elle faisait pour jouer son rôle, Europe entra. - Madame, dit-elle, voici un commissionnaire envoyé du quai Malaquais par Célestin, le valet de chambre de monsieur Lucien... - Qu'il entre!... mais non, je vais dans l'antichambre. - Il a une lettre de Célestin pour madame. Esther se précipita dans son antichambre, elle regarda le commissionnaire, et vit en lui le commissionnaire pur-sang. Dis-lui de descendre!... dit Esther d'une voix faible en se laissant aller sur une chaise après avoir lu la lettre. Lucien veut se tuer ajouta-t-elle à l'oreille d'Europe. Monte-lui la lettre d'ailleurs. Carlos Herrera, qui conservait son costume de commis voyageur, descendit aussitôt, et son regard se porta sur-le-champ sur le commissionnaire en trouvant dans l'anti-chambre un étranger. - Tu m'avais dit qu'il n'y avait personne, dit-il dans l'oreille d'Europe. Et par un excès de prudence il passa sur-le-champ dans le salon après avoir examiné le commissionnaire. Trompe-la-Mort ne savait pas que depuis quelque temps le fameux chef du service de sûreté qui l'avait arrêté dans la Maison Vauquer avait un rival que l'on désignait comme devant le remplacer. Ce rival était le commissionnaire. On a raison, dit le faux commissionnaire à Contenson qui l'attendait dans la rue. Celui que vous m'avez dépeint est dans la maison; mais ce n'est pas un Espagnol, et je mettrais ma main au feu qu'il y a de notre gibier sous cette soutane. - Il n'est pas plus prêtre qu'il n'est Espagnol, dit Contenson. - J'en suis sûr, dit l'agent de la Brigade de sûreté. Oh! si nous avions raison!... dit Contenson. Lucien était en effet resté deux jours absent, et l'on avait profité de cette absence pour tendre ce piège; mais il revint le soir même, et les inquiétudes d'Esther se calmèrent. Un adieu Le lendemain matin, à l'heure où la courtisane sortit du bain et se remit dans son lit, son amie arriva. - J'ai les deux perles! dit la Val-Noble. - Voyons? dit Esther en se soulevant et enfonçant son joli coude sur un oreiller garni de dentelles. Madame du Val-Noble tendit à son amie deux espèces de groseilles noires. Le baron avait donné à Esther deux de ces levrettes, d'une race célèbre, et qui finira par porter le nom du grand poète contemporain qui les a mises à la mode; aussi la courtisane, très fière de les avoir obtenues, leur avait-elle conservé les noms de leurs aïeux, Roméo et Juliette. Il est inutile de parler de la gentillesse, de la blancheur, de la grâce de ces animaux, faits pour l'appartement et dont les moeurs avaient quelque chose de la discrétion anglaise. Esther appela Roméo, Roméo accourut sur ses pattes si flexibles et minces, si fermes et si nervues que vous eussiez dit des tiges d'acier, et il regarda sa maÃtresse. Esther fit le geste de lui jeter une des deux perles pour éveiller son attention. - Son nom le destine à mourir ainsi! dit Esther en jetant la perle que Roméo brisa entre ses dents. Le chien ne jeta pas un cri, il tourna sur lui-même pour tomber roide mort. Ce fut fait pendant qu'Esther disait la phrase d'oraison funèbre. - Ah! mon Dieu! cria madame du Val-Noble. - Tu as un fiacre, emporte feu Roméo, dit Esther, sa mort ferait un esclandre ici, je te l'aurai donné, tu l'auras perdu, fais une affiche. Dépêche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs. Ce fut dit si tranquillement et avec une si parfaite insensibilité de courtisane, que madame du Val-Noble s'écria "Tu es bien notre reine" - Viens de bonne heure, et sois belle... A cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. Elle mit sa robe de dentelle sur une jupe de satin blanc, elle eut une ceinture blanche, des souliers de satin blanc, et sur ses belles épaules une écharpe en point d'Angleterre. Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. Elle montrait sur sa poitrine un collier de perles de trente mille francs donné par Nucingen. Quoique sa toilette fût finie à six heures, elle ferma sa porte à tout le monde, même à Nucingen. Europe savait que Lucien devait être introduit dans la chambre à coucher. Lucien arriva sur les sept heures, Europe trouva moyen de le faire entrer chez madame sans que personne s'aperçût de son arrivée. Lucien, à l'aspect d'Esther, se dit "Pourquoi ne pas aller vivre avec elle à Rubempré, loin du monde, sans jamais revenir à Paris!... J'ai cinq ans d'arrhes sur cette vie, et la chère créature est de caractère à ne jamais se démentir!... Et où trouver un pareil chef-d'oeuvre?" - Mon ami, vous de qui j'ai fait mon dieu, dit Esther en pliant un genou sur un coussin devant Lucien, bénissez-moi... Lucien voulut relever Esther et l'embrasser en lui disant "Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie, mon cher amour?" Et il essaya de prendre Esther par la taille; mais elle se dégagea par un mouvement qui peignait autant de respect que d'horreur. - Je ne suis plus digne de toi, Lucien, dit-elle en laissant rouler des larmes dans ses yeux, je t'en supplie, bénis-moi, et jure-moi d'établir à l'Hôtel-Dieu une fondation de deux lits... Car, pour des prières à l'église, Dieu ne me pardonnera jamais qu'à moi-même... Je t'ai trop aimé, mon ami. Enfin, dis-moi que je t'ai rendu heureux, et que tu penseras quelquefois à moi... dis? Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu'il resta pensif. - Tu veux te tuer! dit-il enfin d'un son de voix qui dénotait une profonde méditation. - Non, mon ami, mais aujourd'hui, vois-tu, c'est la mort de la femme pure, chaste, aimante que tu as eue... Et j'ai bien peur que le chagrin ne me tue. - Pauvre enfant, attends! dit Lucien, j'ai fait depuis deux jours bien des efforts, j'ai pu parvenir jusqu'à Clotilde. - Toujours Clotilde!... dit Esther avec un de rage concentrée. - Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit... Mardi matin, elle part, mais j'aurai sur la route d'Italie une entrevue avec elle, à Fontainebleau... - Ah! çà , que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes?... des planches!... cria la pauvre Esther. Voyons, si j'avais sept ou huit millions, ne m'épouserais-tu pas? - Enfant! J'allais te dire que si tout est fini pour moi je ne veux pas d'autre femme que toi... Esther baissa la tête pour ne pas montrer sa soudaine pâleur et les larmes qu'elle essuya. - Tu m'aimes?... dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. Eh! bien, voilà ma bénédiction. Ne te compromets pas, va par la porte dérobée et fais comme si tu venais de l'antichambre au salon. Baise-moi au front, dit-elle. Elle prit Lucien, le serra sur son coeur avec rage et lui dit "Sors!... Sors... ou je vis." Quand la mourante parut dans le salon, il se fit un cri d'admiration. Les yeux d'Esther renvoyaient l'infini dans lequel l'âme se perdait en les voyant. Le noir bleu de sa chevelure fine faisait valoir les camélias. Enfin tous les effets que cette fille sublime avait cherchés furent obtenus. Elle n'eut pas de rivales. Elle parut comme l'expression du luxe effréné dont les créations l'entouraient. Elle fut d'ailleurs étincelante d'esprit. Elle commanda l'orgie avec la puissance froide et calme que déploie Habeneck au Conservatoire dans ces concerts où les premiers musiciens de l'Europe atteignent au sublime de l'exécution en interprétant Mozart et Beethoven. Elle observait cependant avec effroi que Nucingen mangeait peu, ne buvait pas, et faisait le maÃtre de la maison. A minuit, personne n'avait sa raison. On cassa les verres pour qu'ils ne servissent plus jamais. Deux rideaux de pékin peint furent déchirés. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. Personne ne pouvant se tenir debout, les femmes étant endormies sur les divans, les convives ne purent réaliser la plaisanterie arrêtée, à l'avance entre eux, de conduire Esther et Nucingen à la chambre à coucher, rangés sur deux lignes, ayant tous des candélabres à la main, et chantant le Buona Sera du Barbier de Séville. Nucingen donna seul la main à Esther; quoique gris, Bixiou, qui les aperçut, eut encore la force de dire, comme Rivarol à propos du dernier mariage du duc de Richelieu "Il faudrait prévenir le Préfet de police... il va se faire un mauvais coup ici...". Le railleur croyait railler, il était prophète. Les lamentations de Nucingen Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi; mais à une heure, son Agent de change lui apprit que mademoiselle Esther Van Gobseck avait fait vendre l'inscription de trente mille francs de rente dès vendredi et qu'elle venait d'en toucher le prix. - Mais, monsieur le baron, dit-il, le premier clerc de MaÃtre Derville est venu chez moi au moment où je parlais de ce transfert; et, après avoir vu les véritables noms de mademoiselle Esther, il m'a dit qu'elle héritait d'une fortune de sept millions. - Pah! - Oui, elle serait l'unique héritière du vieil escompteur Gobseck... Derville va vérifier les faits. Si la mère de votre maÃtresse est la belle Hollandaise, elle hérite... - Chè le sais, dit le banquier, ele m'a ragondé sa fie... Che fais égrire ein mod à Terfile!... Le baron se mit à son bureau, fit un petit billet à Derville, et l'envoya par un de ses domestiques. Puis, après la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther. - Madame a défendu de l'éveiller sous quelque prétexte que ce soit, elle s'est couchée elle dort... - Ah! tiaple, s'écria le baron. Irobe, èle ne se vacherait bas t'abbrentre qu'ele tefient rigissime... Elle héride le sedde milions. Le fieux copseck ed mord et laisse ces sedde milions, el da maÃtresse ed son inique héridière, sa mère édant la brobre niaise te Cobseck qui taillers a vaid ein desdament. Che ne boufais bas subssonner qu'ein milionaire, gomme lui, laissâd Esder tans le missèrre... - Ah! bien, votre règne est bien fini, vieux saltimbanque! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d'une servante de Molière. Hue! vieux corbeau d'Alsace!... Elle vous aime à peu près comme on aime la peste!... Dieu de Dieu! des millions!... mais elle peut épouser son amant! Oh! sera-t-elle contente! Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyé pour aller annoncer, elle la première! ce coup du sort à sa maÃtresse. Le vieillard, ivre de voluptés surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d'eau froide sur son amour au moment où atteignait au plus haut degré d'incandescence. - Ele me drombait... s'écria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait!... ô Esder... Ô ma fie.. Bedde que che suis! Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards... Che buis doute ageder, egcebdé te la chênesse!... 0 mon tié!... que vaire? que tefenir? Ele a réson, cedde grielle Irobe. Esder rige m'échappe. vaud-ile hâler se bantre? Qu'ed la fie sans la flâme tifine ti blézir que c'hai goudé?... Mon tié... Et le Loup-cervier s'arracha le faux toupet qu'il mettait à ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jeté par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles. Le pauvre banquier se leva, marcha les jambes avinées par la coupe du Désenchantement qu'il venait de vider, car rien ne grise comme le vin du malheur. Dès la porte de la chambre, il aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte!... Il alla jusqu'au lit, et tomba sur ses genoux. - Ti has réson, elle l'avait tid!... Ele ed morde te moi... Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d'incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l'imprudence de demander où étaient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardèrent alors d'une si singulière manière que monsieur de Nucingen sortit aussitôt, en croyant à un vol et à un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppé dont la mollesse lui révéla des billets de banque sous l'oreiller de sa maÃtresse, se mit à l'arranger en morte, dit-elle. - Va prévenir monsieur, Asie!... Mourir avant d'avoir su qu'elle avait sept millions! Gobseck était l'oncle de feu madame!... s'écria-t-elle. La manoeuvre d'Europe fut saisie par Paccard. Dès qu'Asie eut tourné le dos, Europe décacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait écrit A remettre à monsieur Lucien de Rubempré! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s'écria "Ne serait-on pas heureux et honnête pour le restant de ces jours!..." Paccard ne répondit rien, sa nature de voleur fut plus forte que son attachement à Trompe-la-Mort. - Durut est mort, répondit-il en prenant la somme, mon épaule est encore avant la lettre, décampons ensemble, partageons la somme afin de ne pas mettre tous les oeufs dans un panier, et marions-nous. - Mais où se cacher? dit Prudence. - Dans Paris, répondit Paccard. Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux honnêtes gens, changés en voleurs. - Mon enfant, dit Trompe-la-Mort à la Malaise dès qu'elle lui eut dit les premiers mots trouve une lettre d'Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modèle de testament et la lettre; mais qu'il se dépêche, il faut glisser le testament sous l'oreiller d'Esther avant qu'on ne mette les scellés ici. Et il minuta le testament suivant "N'ayant jamais aimé dans le monde d'autre personne que monsieur Lucien Chardon de Rubempré, et ayant résolu de mettre fin à mes jours plutôt que de retomber dans le vice et dans la vie infâme d'où sa charité m'a tirée, je donne et lègue audit Lucien, Chardon de Rubempré tout ce que je possède au jour de mon décès, à condition de fonder une messe à la paroisse de Saint-Roch à perpétuité pour le repos de celle qui lui a tout donné, même sa dernière pensée. "ESTHER GOBSECK." - C'est assez son style, se dit Trompe-la-Mort, A sept heures du soir le testament, écrit et cacheté, fut mis par Asie sous le chevet d'Esther. - Jacques, dit-elle en remontant avec précipitation, au moment où je sortais de la chambre, la justice arrivait... - Tu veux dire, le Juge de paix... - Non, fillot; il y avait bien le Juge de paix, mais il se trouve accompagné de gendarmes. Le procureur du Roi et le Juge d'Instruction y sont, les portes sont gardées. - Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin. - Tiens, Europe et Paccard n'ont point reparu, j'ai peur qu'ils n'aient effarouché les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie. - Ah! les canailles!... dit Trompe-la-Mort. Avec leur carottage ils nous perdent!... La vengeance de Corentin commence La justice humaine, et la justice de Paris c'est-à -dire la plus défiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle même, car elle interprète à chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les conducteurs de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l'un des personnages odieux qui lui déplaisaient beaucoup, Paccard ou Europe, était coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. La Préfecture, le Parquet, le Commissaire de police, le juge de paix, le juge d'Instruction, tout fut sur pied. A neuf heures du soir, trois médecins mandés assistaient à une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s'écria "L'on ne me sait pas ici, je puis me dissimuler!" Il s'éleva par le châssis à tabatière de sa mansarde, et fut, avec une agilité sans pareille, debout sur le toit, où il se mit à étudier les alentours avec le sang-froid d'un couvreur. - Bon, se dit-il en apercevant à cinq maisons de là , rue de Provence, un jardin, j'ai mon affaire!... - Tu es servi, Trompe-la-Mort! lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. Tu expliqueras à monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l'abbé, mais surtout pourquoi tu te sauvais... - J'ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera. - Allons-y par ta mansarde, en Espagne, lui dit Contenson. Le faux Espagnol eut l'air de céder, mais, après s'être arcbouté sur l'appui du châssis à tabatière, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l'espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d'honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit. - Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie, car il faut que je sois à l'agonie pour pouvoir ne rien répondre aux curieux. Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. Je viens de me défaire, et naturellement, d'un de ceux qui peuvent me démasquer. A sept heures du soir, la veille, Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passeport pris le matin pour Fontainebleau, où il coucha dans la dernière auberge du côté de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il alla seul, à pied, dans la forêt où il marcha jusqu'à Bouron. - C'est là , se dit-il, en s'asseyant sur une des roches d'où se découvre le beau paysage de Bouron, l'endroit fatal où Napoléon espéra faire un effort gigantesque, l'avant-veille de son abdication. Au jour, il entendit le bruit d'une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu. - Les voilà , se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui. Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaÃtre d'une voiture de voyage élégante. Les deux dames avaient demandé qu'on enrayât à la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derrière fit arrêter la berline. En ce moment, Lucien s'avança. - Clotilde! cria-t-il en frappant à la glace. - Non, dit la jeune duchesse à son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chère. Ayez un dernier entretien avec lui, j'y consens mais ce sera sur la route où nous irons à pied, suivies de Baptiste... La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra... Et les deux femmes descendirent. - Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin à pied et vous nous accompagnerez. Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allèrent ensemble ainsi jusqu'au petit village de Grez. Il était alors huit heures, et là , Clotilde congédia Lucien. - Eh! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien je ne me marierai jamais qu'avec vous. J'aime mieux croire en vous qu'aux hommes, à mon père et à ma mère... On n'a jamais donné de si forte preuve d'attachement, n'est-ce pas?... Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous... On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand étonnement des deux dames, entoura le petit groupe. - Que voulez-vous?... dit Lucien avec l'arrogance du dandy. - Vous êtes monsieur Lucien Chardon de Rubempré? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau. - Oui, monsieur. - Vous irez coucher, ce soir, à la Force, répondit-il, j'ai un mandat d'amener décerné contre vous. - Qui sont ces dames?... s'écria le brigadier. - Ah! oui, pardon, mesdames, vos passeports? car monsieur Lucien a, selon mes instructions, des accointances avec des femmes qui sont capables de... - Vous prenez la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu pour une fille? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi. - Vous êtes assez belle pour cela, répliqua finement le magistrat. - Baptiste, montrez nos passeports, répondit la jeune duchesse en souriant. - Et de quel crime est accusé monsieur? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture. - De complicité dans un vol et dans un assassinat répondit le brigadier de la gendarmerie. Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complètement évanouie dans la berline. A minuit, Lucien entrait à la Force, prison située rue Payenne et rue des Ballets, où il fut mis au secret; l'abbé Carlos Herrera s'y trouvait depuis son arrestation. Troisième partie. Où mènent les mauvais chemins Le panier à salade Le lendemain, à six heures, deux voitures menées en poste et appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice. Il est peu de flâneurs qui n'aient rencontré cette geôle roulante; mais quoique la plupart des livres soient écrits uniquement pour les Parisiens, les Etrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privés de paniers à salade en profiteront peut-être; et, dans plusieurs contrées étrangères, l'imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers. Cette ignoble voiture à caisse jaune, montée sur deux roues et doublée de tôle, est divisée en deux compartiments. Par devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relève un tablier. C'est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espèce de cabriolet du second compartiment où sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque côté de la caisse et sur lesquels s'asseyent les prisonniers; ils y sont introduits au moyen d'un marchepied et par une portière sans jour qui s'ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier à salade vient de ce que primitivement, la voiture étant à claire-voie de tous côtés, les prisonniers devaient y être secoués absolument comme des salades. Pour plus de sécurité, dans la prévision d'un accident, cette voiture est suivie d'un gendarme à cheval, surtout quand elle emmène des condamnés à mort pour subir leur supplice. Ainsi l'évasion est impossible. La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillés au moment de leur arrestation ou de leur écrou, peuvent tout au plus posséder des ressorts de montre propres à scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier à salade, perfectionné par le génie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modèle pour la voiture cellulaire qui transporte les forçats au bagne et par laquelle on a remplacé l'effroyable charrette, la honte des civilisations précédentes, quoique Manon Lescaut l'ait illustrée. On expédie d'abord par le panier à salade les prévenus des différentes prisons de la capitale au Palais pour y être interrogés par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s'appelle aller à l'instruction. On amène ensuite les accusés de ces mêmes prisons au Palais pour y être jugés, quand il ne s'agit que de la justice correctionnelle; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d'Arrêt à la Conciergerie, qui est la Maison de justice du Département de la Seine. Enfin les condamnés à mort sont menés dans un panier à salade de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques, place destinée aux exécutions capitales, depuis la Révolution de Juillet. Grâce à la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l'ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie à la place de Grève dans une charrette absolument semblable à celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n'est plus affectée aujourd'hui qu'au transport de l'échafaud. Sans cette explication, le mot d'un illustre condamné à son complice "C'est maintenant l'affaire des chevaux!" en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d'aller au dernier supplice plus commodément qu'on y va maintenant à Paris. Les deux patients En ce moment, les deux paniers à salade sortis de si grand matin servaient exceptionnellement à transférer deux prévenus de la Maison d'Arrêt de la Force à la Conciergerie, et chacun de ces prévenus occupait à lui seul un panier à salade. Les neuf dixièmes des lecteurs et les neuf dixièmes du dernier dixième ignorent certainement les différences considérables qui séparent ces mots Inculpé, Prévenu, Accusé, Détenu, Maison d'Arrêt, Maison de Justice ou Maison de Détention; aussi tous seront-ils vraisemblablement étonnés d'apprendre ici qu'il s'agit de tout notre Droit criminel, dont l'explication succincte et claire leur sera donnée tout à l'heure autant pour leur instruction que pour la clarté du dénouement de cette histoire. D'ailleurs, quand on saura que le premier panier à salade contenait Jacques Collin et le second Lucien, qui venait en quelques heures de passer du faÃte des grandeurs sociales au fond d'un cachot, la curiosité sera suffisamment excitée déjà . L'attitude des deux complices était caractéristique. Lucien de Rubempré se cachait pour éviter les regards que les passants jetaient sur le grillage de la sinistre et fatale voiture dans le trajet qu'elle faisait par la rue Saint-Antoine pour gagner les quais par la rue du Martroi, et par l'arcade Saint-Jean sous laquelle on passait alors pour traverser la place de l'Hôtel-de-Ville. Aujourd'hui cette arcade forme la porte d'entrée de l'hôtel du préfet de la Seine dans le vaste palais municipal. L'audacieux forçat collait sa face sur la grille de sa voiture, entre l'huissier et le gendarme qui, sûrs de leur panier à salade, causaient ensemble. Les journées de juillet 1830 et leur formidable tempête ont tellement couvert de leur bruit les événements antérieurs, l'intérêt politique absorba tellement la France pendant les six derniers mois de cette année, que personne aujourd'hui ne se souvient plus ou se souvient à peine, quelque étranges qu'elles aient été, de ces catastrophes privées, judiciaires, financières qui forment la consommation annuelle de la curiosité parisienne et qui ne manquèrent pas dans les six premiers mois de cette année. Il est donc nécessaire de faire observer combien Paris fut alors momentanément agité par la nouvelle de l'arrestation d'un prêtre espagnol trouvé chez une courtisane et par celle de l'élégant Lucien de Rubempré, le futur de mademoiselle de Grandlieu, pris sur la grand route d'Italie, au petit village de Grez, inculpés tous les deux d'un assassinat dont le fruit allait à sept millions; car le scandale de ce procès surmonta cependant quelques jours l'intérêt prodigieux des dernières élections faites sous Charles X. D'abord ce procès criminel était en partie dû à une plainte du baron de Nucingen. Puis Lucien, à la veille de devenir le secrétaire intime du premier ministre, remuait la société parisienne la plus élevée. Dans tous les salons de Paris, plus d'un jeune homme se souvint d'avoir envié Lucien quand il avait été distingué par la belle duchesse de Maufrigneuse, et toutes les femmes savaient qu'il intéressait alors madame de Sérisy, femme d'un des premiers personnages de l'Etat. Enfin la beauté de la victime jouissait d'une célébrité singulière dans les différents mondes qui composent Paris dans le grand monde, dans le monde financier, dans le monde des courtisanes, dans le monde des jeunes gens, dans le monde littéraire. Depuis deux jours, tout Paris parlait donc de ces deux arrestations. Le juge d'instruction à qui l'affaire était dévolue, monsieur Camusot, y vit un titre à son avancement; et, pour procéder avec toute la vivacité possible, il avait ordonné de transférer les deux inculpés de la Force à la Conciergerie dès que Lucien de Rubempré serait arrivé de Fontainebleau. L'abbé Carlos et Lucien n'ayant passé, le premier que douze heures et le second qu'une demi-nuit à la Force, il est inutile de dépeindre cette prison qu'on a depuis entièrement modifiée; et, quant aux particularités de l'écrou, ce serait une répétition de ce qui devait se passer à la Conciergerie. Du Droit criminel mis à la portée des gens du monde Mais avant d'entrer dans le drame terrible d'une instruction criminelle, il est indispensable, comme il vient d'être dit, d'expliquer la marche normale d'un procès de ce genre; d'abord ses diverses phases en seront mieux comprises et en France et à l'Etranger; puis ceux qui l'ignorent aprrécieront l'économie du Droit criminel, tel que l'ont conçu les législateurs sous Napoléon. C'est d'autant plus important que cette grande et belle oeuvre est, en ce moment, menacée de destruction par le système dit pénitentiaire. Un crime se commet s'il y a flagrance, les inculpés sont emmenés au corps de garde voisin et mis dans ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute parce qu'on y fait de la musique on y crie ou l'on y pleure. De là , les inculpés sont traduits par-devant le commissaire de police, qui procède à un commencement d'instruction et qui peut les relaxer, s'il y a erreur; enfin les inculpés sont transportés au dépôt de la Préfecture, où la police les tient à la disposition du Procureur du Roi et du Juge d'Instruction, qui, selon la gravité des cas, avertis plus ou moins proptement, arrivent et interrogent les gens en état d'arrestation provisoire. Selon la nature des présomptions, le juge d'instruction lance un mandat de dépôt et fait écrouer les inculpés à la Maison d'Arrêt. Paris a trois Maisons d'Arrêt Saite-Pélagie, la Force et les Madelonnettes. Remarquez cette expression d'inculpés. Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalité l'inculpation, la prévention, l'accusation. Tant que le mandat d'arrêt n'est pas signé, les auteurs présumés d'un crime ou d'un délit grave sont des inculpés; sous le poids du mandat d'arrêt, ils deviennent des prévenus, ils restent purement et simplement prévenus tant que l'instruction se poursuit. L'instruction terminée, une fois que le tribunal a jugé que les prévenus devaient être déférés à la Cour, ils passent à l'état d'accusés, lorsque la Cour royale a jugé, sur la requête du Procureur- général, qu'il y a charges suffisantes pour les traduire en Cour d'assises. Ainsi, les gens soupçonnés d'un crime passent par trois états différents, par trois cribles avant de comparaÃtre devant ce qu'on appelle la Justice du pays. Dans le premier état, les innocents possèdent une foule de moyens de justification le public, la garde, la police. Dans le second état, ils sont devant un magistrat, confrontés aux témoins, jugés par une chambre de tribunal à Paris, ou par tout un tribunal dans les départements. Dans le troisième, ils comparaissent devant douze conseillers, et l'arrèt de renvoi par-devant la Cour d'assises peut, en cas d'erreur ou pour défaut de forme, être déféré par les accusés à la Cour de Cassation. Le jury ne sait pas tout ce qu'il soufflette d'autorités populaires, administratives et judiciaires quand il acquitte des accusés. Aussi, selon nous, à Paris nous ne parlons pas des autres Ressorts, nous paraÃt-il bien difficile qu'un innocent s'asseye jamais sur les bancs de la Cour d'assises. Le détenu, c'est le condamné. Notre Droit criminel a créé des Maisons d'Arrêt, des Maisons de Justice et des Maisons de détention, différences juridiques qui correspondent à celles de prévenu, d'accusé, de condamné. La prison comporte une peine légère, c'est la punition d'un délit minime; mais la détention est une peine afflictive, et, dans certains cas, infamante. Ceux qui proposent aujourd'hui le système pénitentiaire bouleversent donc un admirable Droit criminel où les peines étaient supérieurement graduées, et ils arriveront à punir les peccadilles presque aussi sévèrement que les plus grands crimes. On pourra d'ailleurs comparer dans les SCENES DE LA VIE POLITIQUE Voir Une Ténébreuse Affaire les différences curieuses qui existèrent entre le Droit criminel du code de Brumaire an IV et celui du code Napoléon qui l'a remplacé. Dans la plupart des grands procès, comme dans celui-ci, les inculpés deviennent aussitôt des prévenus. La justice lance immédiatement le mandat de dépôt ou d'arrestation. En effet, dans le plus grand nombre des cas, les inculpés ou sont en fuite, ou doivent être surpris instantanément. Aussi, comme on l'a vu, la Police, qui n'est là que le moyen d'exécution, et la Justice étaient-elles venues avec la rapidité de la foudre au domicile d'Esther. Quand même il n'y aurait pas eu des motifs de vengeance soufflés par Corentin à l'oreille de la Police judiciaire, il y avait dénonciation d'un vol de sept cent cinquante mille francs par le baron de Nucingen. Le Machiavel du Bagne Au moment où la première voiture qui contenait Jacques Collin atteignit à l'arcade Saint-Jean, passage étroit et sombre, un embarras força le postillon d'arrêter sous l'arcade. Les yeux du prévenu brillaient à travers la grille comme deux escarboucles, malgré le masque de moribond qui la veille avait fait croire au directeur de la Force à la nécessité d'appeler le médecin. Libres en ce moment, car ni le gendarme ni l'huissier ne se retournaient pour voir leur pratique, ces yeux flamboyants parlaient en langage si clair qu'un juge d'instruction habile, comme monsieur Popinot par exemple, aurait reconnu le forçat dans le sacrilège. En effet Jacques Collin, depuis que le panier à salade avait franchi la porte de la Force, examinait tout sur son passage. Malgré la rapidité de la course, il embrassait d'un regard avide et complet les maisons depuis leur dernier étage jusqu'au rez-de-chaussée. Il voyait tous les passants et il les analysait. Dieu ne saisit pas mieux sa création dans ses moyens et dans sa fin que cet homme ne saisissait les moindres différences dans la masse des choses et des passants. Armé d'une espérance, comme le dernier des Horaces le fut de son glaive, il attendait du secours. A tout autre qu'à ce Machiavel du bagne, cet espoir eût paru tellement impossible à réaliser qu'il se serait laissé machinalement aller, ce que font tous les coupables. Aucun d'eux ne songe à résister dans la situation où la Justice et la Police de Paris plongent les prévenus, surtout ceux mis au secret, comme l'étaient Lucien et Jacques Collin. On ne se figure pas l'isolement soudain où se trouve un prévenu les gendarmes qui l'arrêtent, le commissaire qui l'interroge, ceux qui le mènent en prison, les gardiens qui le conduisent dans ce qu'on appelle littérairement un cachot, ceux qui le prennent sous les bras pour le faire monter dans un panier à salade, tous les êtres qui dès son arrestation l'entourent, sont muets ou tiennent registre de ses paroles pour les répéter soit à la police, soit au juge. Cette absolue séparation, si simplement obtenue entre le monde entier et le prévenu, cause un renversement complet dans ses facultés, une prodigieuse prostration de l'esprit, surtout quand ce n'est pas un homme familiarisé par ses antécédents avec l'action de la Justice. Le duel entre le coupable et le juge est donc d'autant plus terrible que la Justice a pour auxiliaires le silence des murailles et l'incorruptible indifférence de ses agents. Néanmoins, Jacques Collin ou Carlos Herrera il est nécessaire de lui donner l'un ou l'autre de ces noms selon les nécessités de la situation connaissait de longue main les façons de la Police, de la geôle et de la justice. Aussi, ce colosse de ruse et de corruption avait-il employé les forces de son esprit et les ressources de sa mimique à bien jouer la surprise, la niaiserie d'un innocent, tout en donnant aux magistrats la comédie de son agonie. Comme on l'a vu, Asie, cette savante Locuste, lui avait fait prendre un poison mitigé de manière à produire le semblant d'une maladie mortelle. L'action de monsieur Camusot, celle du commissaire de police, l'interrogante activité du Procureur du Roi avaient donc été annulées par l'action, par l'activité d'une apoplexie foudroyante. - Il s'est empoisonné, s'était écrié monsieur Camusot épouvanté par les souffrances du soi-disant prêtre quand on l'avait descendu de la mansarde en proie à d'horribles convulsions. Quatre agents avaient eu beaucoup de peine à convoyer l'abbé Carlos par les escaliers jusqu'à la chambre d'Esther où tous les magistrats et les gendarmes étaient réunis. - C'est ce qu'il avait de mieux à faire s'il est coupable, avait répondu le Procureur du Roi. - Le croyez-vous donc malade?... avait demandé le commissaire de police. La Police doute toujours de tout. Ces trois magistrats s'étaient alors parlé, comme on le suppose, à l'oreille, mais Jacques Collin avait deviné sur leurs physionomies le sujet de leurs confidences, et il en avait profité pour rendre impossible ou tout à fait insignifiant l'interrogatoire sommaire qui se fait au moment d'une arrestation; il avait balbutié des phrases où l'espagnol et le français se combinaient de manière à présenter des non-sens. A la Force, cette comédie avait obtenu d'abord un succès d'autant plus complet que le chef de la Sûreté abréviation de ces mots chef de la brigade de police de sûreté, Bibi-Lupin, qui jadis avait arrêté Jacques Collin dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, était en mission dans les départements, et suppléé par un agent désigné comme le successeur de Bibi-Lupin et à qui le forçat était inconnu. Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, était son ennemi personnel. Cette inimitié prenait sa source dans les querelles où Jacques Collin avait toujours eu le dessus, et dans la suprématie exercée par Trompe-la-Mort sur ses compagnons. Enfin, Jacques Collin avait été pendant dix ans la Providence des forçats libérés, leur chef, leur conseil à Paris, leur dépositaire et par conséquent l'antagoniste de Bibi-Lupin. Une Victoire obtenu sur la mise au secret Donc, quoique mis au secret, il comptait sur le dévouement intelligent et absolu d'Asie, son bras droit, et peut-être sur Paccard, son bras gauche, qu'il se flattait de retrouver à ses ordres une fois que le soigneux lieutenant aurait mis à l'abri les sept cent cinquante mille francs volés. Telle était la raison de l'attention surhumaine avec laquelle il embrassait tout sur sa route. Chose étrange! cet espoir allait être pleinement satisfait. Les deux puissantes murailles de l'arcade Saint-Jean étaient revêtues à six pieds de hauteur d'un manteau de boue permanent produit par les éclaboussures du ruisseau; car les passants n'avaient alors, pour se garantir du passage incessant des voitures et de ce qu'on appelait les coups de pied de charrette, que des bornes depuis longtemps éventrées par les moyeux des roues. Plus d'une fois la charrette d'un carrier avait broyé là des gens inattentifs. Tel fut Paris pendant longtemps et dans beaucoup de quartiers. Ce détail peut faire comprendre l'étroitesse de l'arcade Saint-Jean et combien il était facile de l'encombrer. Qu'un fiacre vÃnt à y entrer par la place de Grève, pendant qu'une marchande dite des quatre-saisons y poussait sa petite voiture à bras pleine de pommes par la rue du Martroi, la troisième voiture qui survenait occasionnait alors un embarras. Les passants se sauvaient effrayés en cherchant une borne qui pût les préserver de l'atteinte des anciens moyeux, dont la longueur était si démesurée qu'il a fallu des lois pour les rogner. Quand le panier à salade arriva, l'arcade était barrée par une de ces marchandes des quatre saisons dont le type est d'autant plus curieux qu'il en existe encore des exemplaires dans Paris, malgré le nombre croissant des boutiques de fruitières. C'était si bien la marchande des rues, qu'un sergent de ville, si l'institution en avait été créée alors, l'eût laissée circuler sans lui faire exhiber son permis, malgré sa physionomie sinistre qui suait le crime. La tête, couverte d'un méchant mouchoir de coton à carreaux en loques, était hérissée de mèches rebelles qui montraient des cheveux semblables à des poils de sanglier. Le cou rouge et ridé faisait horreur, et le fichu ne déguisait pas entièrement une peau tannée par le soleil, par la poussière et par la boue. La robe était comme une tapisserie. Les souliers grimaçaient à faire croire qu'ils se moquaient de la figure aussi trouée que la robe. Et quelle pièce d'estomac!... un emplâtre eût été moins sale. A dix pas, cette guenille ambulante et fétide devait affecter l'odorat des gens délicats. Les mains avaient fait cent moissons! Ou cette femme revenait d'un sabbat allemand, ou elle sortait d'un dépôt de mendicité. Mais quels regards!... quelle audacieuse intelligence, quelle vie contenue quand les rayons magnétiques de ses yeux et ceux de Jacques Collin se rejoignirent pour échanger une idée. - Range-toi donc, vieil hospice à vermine!... cria le postillon d'une voix rauque. - Ne vas-tu pas m'écraser, hussard de la guillotine, répondit-elle, ta marchandise ne vaut pas la mienne. Et en essayant de se serrer entre deux bornes pour livrer passage, la marchande embarrassa la voie pendant le temps nécessaire à l'accomplissement de son projet. - O Asie! se dit Jacques Collin qui reconnut sur-le-champ sa complice, tout va bien. Le postillon échangeait toujours des aménités avec Asie et les voitures s'accumulaient dans la rue du Martroi. - Ahé!... pecairé fermati. Souni là . Vedrem!... s'écria la vieille Asie avec ces intonations illinoises particulières aux marchandes des rues qui dénaturent si bien leurs paroles qu'elles deviennent des onomatopées compréhensibles seulement pour les Parisiens. Dans le brouhaha de la rue et au milieu des cris de tous les cochers survenus, personne ne pouvait faire attention à ce cri sauvage qui semblait être celui de la marchande. Mais cette clameur distincte pour Jacques Collin, lui jetait à l'oreille dans un patois de convention mêlé d'italien et de provençal corrompus, cette phrase terrible - Ton pauvre petit est pris; mais je suis là pour veiller sur vous. Tu vas me revoir... Au milieu de la joie infinie que lui causait son triomphe sur la Justice, car il espérait pouvoir entretenir des communications au dehors, Jacques Collin fut atteint par une réaction qui eût tué tout autre que lui. - Lucien arrêté!... se dit-il. Et il faillit s'évanouir. Cette nouvelle était plus affreuse pour lui que le rejet de son pourvoi s'il eût été condamné à mort. Histoire historique, archéologique, biographique, anecdotique et physiologique du Palais de Justice Maintenant que les deux paniers à salade roulent sur les quais, l'intérêt de cette histoire exige quelques mots sur la Conciergerie pendant le temps qu'ils mettront à y venir. La Conciergerie, nom historique, mot terrible, chose plus terrible encore, est mêlée aux révolutions de la France, et à celles de Paris surtout. Elle a vu la plupart des grands criminels. Si de tous les monuments de Paris c'est le plus intéressant, c'en est aussi le moins connu.. des gens qui appartiennent aux classes supérieures de la société; mais malgré l'immense intérêt de cette digression historique, elle sera tout aussi rapide que la course des paniers à salade. Quel est le Parisien, l'étranger ou le provincial, pour peu qu'ils soient restés deux jours à Paris, qui n'ait remarqué les murailles noires flanquées de trois grosses tours à poivrières, dont deux sont presque accouplées, ornement sombre et mystérieux du quai dit des Lunettes? Ce quai commence au bas du pont au Change et s'étend jusqu'au Pont-Neuf Une tour carrée, dite la tour de l'Horloge, où fut donné le signal de la Saint-Barthélemy, tour presque aussi élevée que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie, indique le Palais et forme le coin de ce quai. Ces quatre tours, ces murailles sont revêtues de ce suaire noirâtre que prennent à Paris toutes les façades à l'exposition du Nord. Vers le milieu du quai, à une arcade déserte, commencent les constructions privées que l'établissement du Pont-Neuf détermina sous le règne de Henri IV. La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. C'est le même système d'architecture, de la brique encadrée par des chaÃnes en pierre de taille. Cette arcade et la rue de Harlay indiquent les limites du Palais à l'ouest. Autrefois la Préfecture de police, hôtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. La cour des Comptes et la cour des Aides y complétaient la justice suprême, celle du souverain. On voit qu'avant la Révolution, le Palais jouissait de cet isolement qu'on cherche à créer aujourd'hui. Ce carré, cette Ãle de maisons et de monuments, où se trouve la Sainte-Chapelle, le plus magnifique joyau de l'écrin de saint Louis, cet espace est le sanctuaire de Paris; c'en est la place sacrée, l'arche sainte. Et d'abord, cet espace fut la première cité tout entière, car l'emplacement de la place Dauphine était une prairie dépendante du domaine royal où se trouvait un moulin à frapper les monnaies. De là le nom de rue de la Monnaie, donné à celle qui mène au Pont-Neuf. De là aussi le nom d'une des trois tours rondes, la seconde, qui s'appelle la tour d'Argent, et qui semblerait prouver qu'on y a primitivement battu monnaie. Le fameux moulin, qui se voit dans les anciens plans de Paris, serait vraisemblablement postérieur au temps où l'on frappait la monnaie dans le palais même, et dû sans doute à un perfectionnement dans l'art monétaire. La première tour, presque accolée à la tour d'Argent, se nomme la tour de Montgommery. La troisième, la plus petite, mais la mieux conservée des trois, car elle a gardé ses créneaux, a nom la tour Bonbec. La Sainte-Chapelle et ces quatre tours en comprenant la tour de l'Horloge déterminent parfaitement l'enceinte, le périmètre, dirait un employé du Cadastre, du Palais, depuis les Mérovingiens jusqu'à la première maison de Valois; mais pour nous, et par suite de ses transformations, ce palais représente plus spécialement l'époque de saint Louis. Charles V, le premier, abandonna le Palais au Parlement, institution nouvellement créée, et alla, sous la protection de la Bastille, habiter le fameux hôtel Saint-Pol, auquel on adossa plus tard le palais des Tournelles. Puis, sous les derniers Valois, la royauté revint de la Bastille au Louvre, qui avait été sa première bastille. La première demeure des rois de France, le palais de saint Louis, qui a gardé ce nom de Palais tout court, pour signifier le palais par excellence, est tout entier enfoui sous le Palais-de-Justice, il en forme les caves, car il était bâti dans la Seine, comme la cathédrale, et bâti si soigneusement que les plus hautes eaux de la rivière en couvrent à peine les premières marches. Le quai de l'Horloge enterre d'environ vingt pieds ces constructions dix fois séculaires. Les voitures roulent à la hauteur du chapiteau des fortes colonnes de ces trois tours, dont jadis l'élévation devait être en harmonie avec l'élégance du palais, et d'un effet pittoresque sur l'eau, puisque aujourd'hui ces tours le disputent encore en hauteur aux monuments les plus élevés de Paris. Quand on contemple cette vaste capitale du haut de la lanterne du Panthéon, le Palais avec la Sainte-Chapelle est encore ce qui paraÃt le plus monumental parmi tant de monuments. Ce palais de nos rois, sur lequel vous marchez quand vous arpentez l'immense salle des Pas-Perdus était une merveille d'architecture, il l'est encore aux yeux intelligents du poète qui vient l'étudier en examinant la Conciergerie. Hélas! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. Le coeur saigne à voir comment on a taillé des geôles, des réduits, des corridors, des logements, des salles sans jour ni air dans cette magnifique composition où le byzantin, le roman, le gothique, ces trois faces de l'art ancien, ont été raccordés par l'architecture du XIIe siècle. Ce palais est à l'histoire monumentale de la France des premiers temps ce que le château de Blois est à l'histoire monumentale des seconds temps. De même qu'à Blois Voir Etude sur Catherine de Médicis, ETUDES PHILOSOPHIQUES, dans une cour vous pouvez admirer le château des comtes de Blois, celui de Louis XII, celui de François Ier, celui de Gaston; de même à la Conciergerie vous retrouvez, dans la même enceinte, le caractère des premières races, et dans la Sainte-Chapelle, l'architecture de saint Louis. Conseil municipal, si vous donnez des millions, mettez aux côtés des architectes un ou deux poètes, si vous voulez sauver le berceau de Paris, le berceau des rois, en vous occupant de doter Paris et la cour souveraine d'un palais digne de la France! C'est une question à étudier pendant quelques années avant de rien commencer. Encore une ou deux prisons de bâties, comme celle de la Roquette, et le Palais de saint Louis sera sauvé. Continuation du même sujet Aujourd'hui bien des plaies affectent ce gigantesque monument, enfoui sous le Palais et sous le quai, comme un de ces animaux antédiluviens dans les plâtres de Montmartre; mais la plus grande, c'est d'être la Conciergerie! Ce mot, on le comprend. Dans les premiers temps de la monarchie, les grands coupables, car les villains il faut tenir à cette orthographe qui laisse au mot sa signification de paysan et les bourgeois appartenant à des juridictions urbaines ou seigneuriales, les possesseurs des grands ou petits fiefs étaient amenés au Roi et gardés à la Conciergerie. Comme on saisissait peu de ces grands coupables, la Conciergerie suffisait à la justice du Roi. Il est difficile de savoir précisément l'emplacement de la primitive Conciergerie. Néanmoins, comme les cuisines de saint Louis existent encore, et forment aujourd'hui ce qu'on nomme la Souricière, il est à présumer que la Conciergerie primitive devait être située là où se trouvait, avant 1825, la Conciergerie judiciaire du Parlement, sous l'arcade à droite du grand escalier extérieur qui mène à la cour Royale. De là , jusqu'en 1825, partirent les condamnés pour aller subir leurs supplices. De là sortirent tous les grands criminels, toutes les victimes de la politique, la maréchale d'Ancre comme la reine de France, Semblançay comme Malesherbes, Damien comme Danton, Desrues comme Castaing. Le cabinet de Fouquier-Tinville, le même que celui actuel du Procureur du Roi, se trouvait placé de manière à ce que l'accusateur public pût voir défiler dans leurs charrettes les gens que le tribunal révolutionnaire venait de condamner. Cet homme fait glaive pouvait ainsi donner un dernier coup d'oeil à ses fournées. Depuis 1825, sous le ministère de monsieur de Peyronnet, un grand changement eut lieu dans le Palais. Le vieux guichet de la Conciergerie, où se passaient les cérémonies de l'écrou et de la toilette, fut fermé et transporté où il se trouve aujourd'hui, entre la tour de l'Horloge et la tour Montgommery, dans une cour intérieure indiquée par une arcade. A gauche se trouve la Souricière, à droite le guichet. Les paniers à salade entrent dans cette cour assez irrégulière, et peuvent y rester, y tourner avec facilité, s'y trouver, en cas d'émeute, protégés contre une tentative par la forte grille de l'arcade; tandis qu'autrefois ils n'avaient pas la moindre facilité pour manoeuvrer dans l'étroit espace qui sépare le grand escalier extérieur de l'aile droite du Palais. Aujourd'hui la Conciergerie, à peine suffisante pour les accusés il y faudrait de la place pour trois cents personnes, hommes et femmes, ne reçoit plus ni prévenus ni détenus, excepté dans de rares occasions, comme celle qui y faisait amener Jacques Collin et Lucien. Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaÃtre en Cour d'assises. Par exception, la magistrature y souffre les coupables de la haute société qui, déjà suffisamment déshonorés par un arrêt de Cour d'assises, seraient punis au-delà des bornes, s'ils subissaient leur peine à Melun ou à Poissy. Ouvrard préféra le séjour de la Conciergerie à celui de Sainte-Pélagie. En ce moment, le notaire Lehon, le prince de Bergues y font leur temps de détention par une tolérance arbitraire, mais pleine d'humanité. Manière de se servir de tout cela Généralement les prévenus, soit pour aller, en argot de palais, à l'instruction, soit pour comparaÃtre en police correctionnelle, sont versés par les paniers à salade directement à la Souricière. La Souricière, qui fait face au guichet, se compose d'une certaine quantité de cellules pratiquées dans les cuisines de saint Louis, et où les prévenus extraits de leurs prisons attendent l'heure de la séance du tribunal ou l'arrivée de leur juge d'instruction. La Souricière est bornée au nord par le quai, à l'est par le corps de garde de la garde municipale, à l'ouest par la cour de la Conciergerie, et au midi par une immense salle voûtée sans doute l'ancienne salle des festins, encore sans destination. Au-dessus de la Souricière s'étend un corps de garde intérieur, ayant vue par une croisée sur la cour de la Conciergerie, il est occupé par la gendarmerie départementale et l'escalier y aboutit. Quand l'heure du jugement sonne, les huissiers viennent faire l'appel des prévenus, les gendarmes descendent en nombre égal à celui des prévenus, chaque gendarme prend un prévenu sous le bras; et, ainsi accouplés, ils gravissent l'escalier, traversent le corps de garde et arrivent par des couloirs dans une pièce contiguà à la salle où siège la fameuse Sixième Chambre du Tribunal, à laquelle est dévolue l'audience de la police correctionnelle. Ce chemin est celui que prennent aussi les accusés pour aller de la Conciergerie à la Cour d'assises, et pour en revenir. Dans la salle des Pas-Perdus, entre la porte de la Première Chambre du Tribunal de première instance et le perron qui mène à la Sixième, on remarque immédiatement, en s'y promenant pour la première fois, une entrée sans porte, sans aucune décoration d'architecture, un trou carré vraiment ignoble. C'est par là que les juges, les avocats, pénètrent dans ces couloirs, dans le corps de garde, descendent à la Souricière et au guichet de la Conciergerie. Tous les cabinets des juges d'instruction sont situés à différents étages dans cette partie du Palais. On y parvient par d'affreux escaliers, un dédale où se perdent presque toujours ceux à qui le Palais est inconnu. Les fenêtres de ces cabinets donnent les unes sur le quai, les autres sur la cour de la Conciergerie. En 1830, quelques cabinets de juges d'instruction avaient vue sur la rue de la Barillerie. Ainsi quand un panier à salade tourne à gauche dans la cour de la Conciergerie, il amène des prévenus à la Souricière; quand il tourne à droite, il importe des accusés à la Conciergerie. Ce fut donc de ce côté que le panier à salade où se trouvait Jacques Collin fut dirigé pour le déposer au Guichet. Rien de plus formidable. Criminels ou visiteurs aperçoivent deux grilles de fer forgé, séparées par un espace d'environ six pieds, qui s'ouvrent toujours l'une après l'autre, et à travers lesquelles tout est observé si scrupuleusement que les gens à qui le permis de visiter est accordé passent cette pièce à travers la grille, avant que la clef ne grince dans la serrure. Les magistrats instructeurs, ceux du Parquet eux-mêmes, n'entrent pas sans avoir été reconnus. Aussi, parlez de la possibilité de communiquer ou de s'évader?... le directeur de la Conciergerie aura sur les lèvres un sourire qui glacera le doute chez le romancier le plus téméraire dans ses entreprises contre la vraisemblance. On ne connaÃt, dans les annales de la Conciergerie, que l'évasion de Lavalette; mais la certitude d'une auguste connivence, aujourd'hui prouvée, a diminué sinon le dévouement de l'épouse, du moins le danger d'un insuccès. En jugeant sur les lieux de la nature des obstacles, les gens les plus amis du merveilleux reconnaÃtront qu'en tout temps ces obstacles étaient ce qu'ils sont encore, invincibles. Aucune expression ne peut dépeindre la force des murailles et des voûtes, il faut les voir. Quoique le pavé de la cour soit en contre-bas de celui du quai, lorsque vous franchissez le Guichet, il faut encore descendre plusieurs marches pour arriver dans une immense salle voûtée dont les puissantes murailles sont ornées de colonnes magnifiques et sont flanquées de la tour Montgommery, qui fait partie aujourd'hui du logement du directeur de la Conciergerie, et de la tour d'Argent qui sert de dortoir aux surveillants, guichetiers ou porte-clefs, comme il vous plaira de les appeler. Le nombre de ces employés n'est pas aussi considérable qu'on peut l'imaginer ils sont vingt; leur dortoir, de même que leur coucher, ne diffère pas de celui dit de la pistole. Ce nom vient sans doute de ce que jadis les prisonniers donnaient une pistole par semaine pour ce logement, dont la nudité rappelle les froides mansardes que les grands hommes sans fortune commencent par habiter à Paris. A gauche, dans cette vaste salle d'entrée, se trouve le greffe de la Conciergerie, espèce de bureau formé par des vitrages où siègent le directeur et son greffier, où sont les registres d'écrou. Là , le prévenu, l'accusé sont inscrits, décrits et fouillés. Là se décide la question du logement dont la solution dépend de la bourse du patient. En face du guichet de cette salle, on aperçoit une porte vitrée, celle d'un parloir où les parents et les avocats communiquent avec les accusés par un guichet à double grille en bois. Ce parloir tire son jour du préau, le lieu de promenade intérieure où les accusés respirent au grand air et font de l'exercice à des heures déterminées. Cette grande salle éclairée par le jour douteux de ces deux guichets, car l'unique croisée donnant sur la cour d'arrivée est entièrement prise par le greffe qui l'encadre, présente aux regards une atmosphère et une lumière parfaitement en harmonie avec les images préconçues par l'imagination. C'est d'autant plus effrayant que parallèlement aux tours d'Argent et de Montgommery, vous apercevez ces cryptes mystérieuses, voûtées, formidables, sans lumière, qui tournent autour du parloir, qui mènent aux cachots de la reine, de madame Elisabeth, et aux cellules appelées les secrets. Ce dédale de pierre de taille est devenu le souterrain du Palais-de-Justice, après avoir vu les fêtes de la royauté. De 1875 à 1832, ce fut dans cette immense salle, entre un gros poêle qui la chauffe et la première des deux grilles, que se faisait l'opération de la toilette. On ne passe pas encore sans frémir sur ces dalles qui ont reçu le choc et les confidences de tant de derniers regards. Comment on écroue Pour sortir de son affreuse voiture le moribond eut besoin de l'assistance de deux gendarmes qui le prirent chacun sous un bras, le soutinrent et le portèrent comme évanoui dans le greffe. Ainsi traÃné, le mourant levait les yeux au ciel de manière à ressembler au Sauveur descendu de la croix. Certes dans aucun tableau Jésus n'offre une face plus cadavérique, plus décomposée que ne l'était celle du faux Espagnol, il semblait près de rendre le dernier soupir. Quand il fut assis dans le greffe, il répéta d'une voix défaillante les paroles qu'il adressait à tout le monde depuis son arrestation "je me réclame de Son Excellence l'ambassadeur d'Espagne.." - Vous direz cela, répondit le directeur, à monsieur le juge d'instruction... - Ah! Jésus! répliqua Jacques Collin en soupirant. Ne puis-je avoir un bréviaire?... Me refusera-t-on toujours un médecin?... Je n'ai pas deux heures à vivre. Carlos Herrera devant être mis au secret, il fut inutile de lui demander s'il réclamait les bénéfices de la pistole, c'est-à -dire le droit d'habiter une de ces chambres où l'on jouit du seul confort permis par la Justice. Ces chambres sont situées au bout du préau dont il sera question plus tard. L'huissier et le greffier remplirent de concert et flegmatiquement les formalités de l'écrou. - Monsieur le directeur, dit Jacques Collin en baragouinant le français, je suis mourant, vous le voyez. Dites, si vous le pouvez, dites surtout le plus tôt possible, à ce monsieur juge, que je sollicite comme une faveur ce qu'un criminel devrait le plus redouter, de paraÃtre devant lui dès qu'il sera venu; car mes souffrances sont vraiment intolérables, et dès que je le verrai, toute erreur cessera... Règle générale, les criminels parlent tous d'erreur. Allez dans les bagnes, questionnez-y les condamnés, ils sont presque tous victimes d'une erreur de la Justice. Aussi ce mot fait-il sourire imperceptiblement tous ceux qui sont en contact avec des prévenus, des accusés, ou des condamnés. - Je puis parler de votre réclamation au juge d'instruction, répondit le directeur. - Je vous bénirai donc, monsieur!... répliqua l'Espagnol en levant les yeux au ciel. Aussitôt écroué, Carlos Herrera, pris sous chaque bras par deux gardes municipaux accompagnés d'un surveillant, à qui le directeur désigna celui des secrets où devait être renfermé le prévenu, fut conduit par le dédale souterrain de la Conciergerie dans une chambre très saine, quoi qu'en aient dit certains philanthropes, mais sans communications possibles. Quand il eut disparu, les surveillants, le directeur de la prison, son greffier, l'huissier lui-même, les gendarmes se regardèrent en gens qui se demandent les uns aux autres leur opinion, et sur toutes les figures se peignit le doute; mais à l'aspect de l'autre prévenu, tous les spectateurs revinrent à leur incertitude habituelle, cachée sous un air d'indifférence. A moins de circonstances extraordinaires, les employés de la Conciergerie sont peu curieux, les criminels étant pour eux ce que les pratiques sont pour les coiffeurs. Aussi toutes les formalités dont l'imagination s'épouvante s'accomplis sent-elles plus simplement que des affaires d'argent chez un banquier, et souvent avec plus de politesse. Lucien présenta le masque du coupable abattu, car il se laissait faire, il s'abandonnait en machine. Depuis Fontainebleau, le poète contemplait sa ruine, et il se disait que l'heure des expiations avait sonné. Pâle, défait, ignorant tout ce qui s'était passé pendant son absence chez Esther, il se savait le compagnon intime d'un forçat évadé; situation qui suffisait à lui faire apercevoir des catastrophes pires que la mort. Quand sa pensée enfantait un projet, c'était le suicide. Il voulait échapper à tout prix aux ignominies qu'il entrevoyait comme les fantaisies d'un rêve pénible. Jacques Collin fut placé, comme le plus dangereux des deux prévenus, dans un cabanon tout de pierre de taille, qui tire son jour d'une de ces petites cours intérieures, comme il s'en trouve dans l'enceinte du Palais, et située dans l'aile où le Procureur-général a son cabinet. Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes. Lucien fut mené par le même chemin, car, selon les ordres donnés par le juge d'instruction, le directeur eut des égards pour lui, dans un cabanon contigu aux pistoles. Comment les deux prévenus prennent leur mal Généralement, les personnes qui n'auront jamais de démêlés avec la Justice conçoivent les idées les plus noires sur la mise au secret. L'idée de justice criminelle ne se sépare point des vieilles idées sur la torture ancienne, sur l'insalubrité des prisons, sur la froideur des murailles de pierre d'où suintent des larmes, sur la grossièreté des geôliers et de la nourriture, accessoires obligés des drames; mais il n'est pas inutile de dire ici que ces exagérations n'existent qu'au théâtre, et font sourire les magistrats, les avocats, et ceux qui, par curiosité, visitent les prisons ou qui viennent les observer. Pendant longtemps ce fut terrible. Il est certain que les accusés étaient, sous l'ancien Parlement, dans les siècles de Louis XIII et de Louis XIV, jetés pêle-mêle dans une espèce d'entresol au-dessus de l'ancien guichet. Les prisons ont été l'un des crimes de la révolution de 1789, et il suffit de voir le cachot de la reine et celui de madame Elisabeth pour concevoir une horreur profonde des anciennes formes judiciaires. Mais aujourd'hui, si la philanthropie a fait à la société des maux incalculables, elle a produit un peu de bien pour les individus. Nous devons à Napoléon notre Code criminel, qui, plus que le Code civil, dont la réforme est en quelques points urgente, sera l'un des plus grands monuments de ce règne si court. Ce nouveau Droit criminel ferma tout un abÃme de souffrances. Aussi, peut-on affirmer qu'en mettant à part les affreuses tortures morales auxquelles les gens des classes supérieures sont en proie en se trouvant sous la main de la justice, l'action de ce pouvoir est d'une douceur et d'une simplicité d'autant plus grandes qu'elles sont inattendues. L'inculpé, le prévenu ne sont certainement pas logés comme chez eux; mais le nécessaire se trouve dans les prisons de Paris. D'ailleurs, la pesanteur des sentiments auxquels on se livre ôte aux accessoires de la vie leur signification habituelle. Ce n'est jamais le corps qui souffre. L'esprit est dans un état si violent que toute espèce de malaise, de brutalité, s'il s'en rencontrait dans le milieu où l'on est, se supporterait aisément. Il faut admettre, à Paris surtout, que l'innocent est promptement mis en liberté. Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidèle image de la première chambre qu'il avait occupée à Paris, à l'Hôtel Cluny. Un lit semblable à ceux des plus pauvres hôtels garnis du quartier Latin, des chaises foncées de paille, une table et quelques ustensiles composaient le mobilier de l'une de ces chambres, où souvent on réunit deux accusés quand leurs moeurs sont douces et leurs crimes d'une catégorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes. Cette ressemblance entre son point de départ, plein d'innocence, et le point d'arrivée, dernier degré de la honte et de l'avilissement, fut si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poétique, que l'infortuné fondit en larmes. Il pleura pendant quatre heures, insensible en apparence comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses espérances renversées, atteint dans toutes ses vanités sociales écrasées, dans son orgueil anéanti, dans tous les moi que présentent l'ambitieux, l'amoureux, l'heureux, le dandy, le Parisien, le poète, le voluptueux et le privilégié. Tout en lui s'était brisé dans cette chute icarienne. Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dès qu'il y fut seul comme l'ours blanc du Jardin-des-Plantes dans sa cage. Il vérifia minutieusement la porte et s'assura que, le judas excepté, nul trou n'y avait été pratiqué. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par la gueule de laquelle venait une faible lumière et il se dit "Je suis en sûreté!" Il alla s'asseoir dans un coin où l'oeil d'un surveillant appliqué au judas à grillage n'aurait pu le voir. Puis il ôta sa perruque et y décolla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le côté de ce papier en communication avec la tête était si crasseux qu'il semblait être le tégument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu l'idée d'enlever cette perruque pour reconnaÃtre l'identité de l'Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas défié de ce papier, tant cela paraissait faire partie de l'oeuvre du perruquier. L'autre côté du papier était encore assez blanc et assez propre pour recevoir quelques lignes. L'opération difficile et minutieuse du décollage avait été commencée à la Force, deux heures n'auraient pas suffi, la moitié de la journée y avait été employée la veille. Le prévenu commença par rogner ce précieux papier de manière à s'en procurer une bande de quatre à cinq lignes de largeur, il la partagea en plusieurs morceaux; puis, il remit dans ce singulier magasin sa provision de papier après en avoir humecté la couche de gomme arabique à l'aide de laquelle il pouvait en rétablir l'adhé chercha dans une mèche de cheveux un de ces crayons, fins comme des tiges d'épingle, dont la fabrication due à Susse était récente, et qui s'y trouvait fixé par de la colle; il en prit un fragment assez long pour écrire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces préparatifs terminés avec la rapidité, la sécurité d'exécution particulière aux vieux forçats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin s'assit sur le bord de son lit et se mit à méditer ses instructions pour Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait sur le génie de cette femme. - Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j'ai fait l'Espagnol parlant mal le français, se réclamant de son ambassadeur, alléguant les privilèges diplomatiques et ne comprenant rien à ce qu'on lui demandait, tout cela bien scandé par des faiblesses, par des points d'orgue, par des soupirs, enfin toutes les balançoires d'un mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en règle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n'est pas fort. Pensons donc à Lucien, il s'agit de lui refaire le moral, il faut arriver à cet enfant à tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va se livrer, me livrer et tout perdre!... Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prêtre! Telle était la situation morale et physique des deux prévenus dont le sort dépendait en ce moment de monsieur Camusot, juge d'instruction au Tribunal de Première instance de la Seine, souverain arbitre, pendant le temps que lui donnait le Code criminel, des plus petits détails de leur existence; car lui seul pouvait permettre que l'aumônier, le médecin de la Conciergerie ou qui que ce soit communiquât avec eux. Ce qu'est un juge d'instruction à l'usage de ceux qui n'en ont pas Aucune puissance humaine, ni le Roi, ni le Garde-dessceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d'un juge d'instruction, rien ne l'arrête, rien ne lui commande. C'est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. En ce moment où philosophes, philanthropes et publicistes sont incessamment occupés à diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit conféré par nos lois aux juges d'instruction est devenu l'objet d'attaques d'autant plus terribles qu'elles sont presque justifiées par ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. Néanmoins, pour tout homme sensé, ce pouvoir doit rester sans atteinte; on peut, dans certains cas, en adoucir l'exercice par un large emploi de la caution; mais la société, déjà bien ébranlée par l'inintelligence et par la faiblesse du jury magistrature auguste et suprême qui ne devrait être confiée qu'à des notabilités élues, serait menacée de ruine si l'on brisait cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L'arrestation est une de ces facultés terribles, nécessaires, dont le danger social est contrebalancé par sa grandeur même. D'ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. Détruisez l'institution, reconstruisez-la sur d'autres bases; demandez, comme avant la Révolution, d'immenses garanties de fortune à la magistrature; mais croyez-y; n'en faites pas l'image de la société pour y insulter. Aujourd'hui le magistrat, payé comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troqué sa dignité d'autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les égaux qu'on lui a faits; car la morgue est une dignité qui n'a pas de points d'appui. Là git le vice de l'institution actuelle. Si la France était divisée en dix Ressorts, on pourrait relever la magistrature en exigeant d'elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec vingt-six Ressorts. La seule amélioration réelle à réclamer dans l'exercice du pouvoir confié au juge d'instruction, c'est la réhabilitation de la Maison d'Arrêt. L'état de prévention devrait n'apporter aucun changement dans les habitudes des individus. Les Maisons d'Arrêt devraient, à Paris, être construites, meublées et disposées de manière à modifier profondément les idées du public sur la situation des prévenus. La loi est bonne, elle est nécessaire, l'exécution en est mauvaise et les moeurs jugent les lois d'après la manière dont elles s'exécutent. L'opinion publique en France condamne les prévenus et réhabilite les accusés par une inexplicable contradiction. Peut-être est-ce le résultat de l'esprit essentiellement frondeur du Français. Cette inconséquence du public parisien fut un des motifs qui contribuèrent à la catastrophe de ce drame; ce fut même, comme on le verra, l'un des plus puissants. Pour être dans le secret des scènes terribles qui se jouent dans le cabinet d'un juge d'instruction; pour bien connaÃtre la situation respective des deux parties belligérantes, les prévenus et la Justice, dont la lutte a pour objet le secret gardé par ceux-ci contre la curiosité du juge, si bien nommé le curieux dans l'argot des prisons, on ne doit jamais oublier que les prévenus mis au secret ignorent tout ce que disent les sept à huit publics qui forment le public, tout ce que savent la Police, la Justice, et le peu que les journaux publient des circonstances du crime. Aussi donner à des prévenus un avis comme celui que Jacques Collin venait de recevoir par Asie sur l'arrestation de Lucien, est-ce jeter une corde à un homme qui se noie. On va voir échouer, par cette raison, une tentative qui certes, sans cette communication, eût perdu le forçat. Ces termes une fois bien posés, les gens les moins faciles à s'émouvoir vont être effrayés de ce que produisent ces trois causes de terreur la séquestration, le silence et le remords. Le juge d'instruction dans l'embarras Monsieur Camusot, gendre d'un des huissiers du cabinet du Roi, trop connu déjà pour expliquer ses alliances et sa position, se trouvait en ce moment dans une perplexité presque égale à celle de Carlos Herrera, relativement à l'instruction qui lui était confiée. Naguère, président d'un tribunal du Ressort, il avait été tiré de cette position et appelé juge à Paris, l'une des places les plus enviées en magistrature, par la protection de la célèbre duchesse de Maufrigneuse dont le mari, menin du Dauphin et colonel d'un des régiments de cavalerie de la Garde royale, était autant en faveur auprès du Roi qu'elle l'était auprès de Madame. Pour un très léger service rendu, mais capital pour la duchesse, lors de la plainte en faux portée contre le jeune comte d'Esgrignon par un banquier d'Alençon Voir, dans les SCENES DE LA VIE DE PROVINCE, le Cabinet des Antiques, de simple juge en province il avait passé président, et de président juge d'instruction à Paris. Depuis dix-huit mois qu'il siégeait dans le tribunal le plus important du royaume, il avait déjà pu, sur la recommandation de la duchesse de Maufrigneuse, se prêter aux vues d'une grande dame non moins puissante, la marquise d'Espard; mais il avait échoué. Voir l'Interdiction. Lucien, comme on l'a dit au début de cette Scène, pour se venger de madame d'Espard qui voulait faire interdire son mari, put rétablir la vérité des faits aux yeux du Procureur-général et du comte de Sérisy. Ces deux hautes puissances une fois réunies aux amis du marquis d'Espard, la femme n'avait échappé que par la clémence de son mari au blâme du tribunal. La veille, en apprenant l'arrestation de Lucien, la marquise d'Espard avait envoyé son beau-frère, le chevalier d'Espard, chez madame Camusot. Madame Camusot était allée incontinent faire une visite à l'illustre marquise. Au moment du dÃner, de retour chez elle, elle avait pris à part son mari dans sa chambre à coucher. - Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de Rubempré en Cour d'assises, et qu'on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle à l'oreille, tu seras conseiller à la Cour royale... - Et comment? - Madame d'Espard voudrait voir tomber la tête de ce pauvre jeune homme. J'ai eu froid dans le dos en écoutant parler une haine de jolie femme. - Ne te mêle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa femme. - Moi, m'en mêler? reprit-elle. Un tiers aurait pu nous entendre, il n'aurait pas su ce dont il s'agissait. La marquise et moi, nous avons été l'une et l'autre aussi délicieusement hypocrites que tu l'es avec moi dans ce moment. Elle voulait me remercier de tes bons offices dans son affaire, en me disant que, malgré l'insuccès, elle en était reconnaissante Elle m'a parlé de la terrible mission que la loi vous donne. "C'est affreux d'avoir à envoyer un homme à l'échafaud, mais celui-là ! c'est faire justice!... etc." Elle a déploré qu'un si beau jeune homme, amené par sa cousine, madame du Châtelet, à Paris, eût si mal tourné. "C'est là , disait-elle, où les mauvaises femmes, comme une Coralie, une Esther, mènent les jeunes gens assez corrompus pour partager avec elles d'ignobles profits!" Enfin de belles tirades sur la charité, sur la religion! Madame du Châtelet lui avait dit que Lucien méritait mille morts pour avoir failli tuer sa soeur et sa mère.. Elle a parlé d'une vacance à la Cour royale, elle connaissait le Garde-des-sceaux. - Votre mari, madame, a une belle occasion de se distinguer! a-t-elle dit en finissant. Et voilà . - Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot. - Tu iras loin, si tu es magistrat partout, même avec ta femme, s'écria madame Camusot. Tiens, je t'ai cru niais, mais aujourd'hui je t'admire... Le magistrat eut sur les lèvres un de ces sourires qui n'appartiennent qu'à eux, comme celui des danseuses n'est qu'à elles. - Madame, puis-je entrer? demanda la femme de chambre. - Que me voulez-vous? lui dit sa maÃtresse. - Madame, la première femme de madame la duchesse de Maufrigneuse est venue ici pendant l'absence de madame, et prie madame, de la part de sa maÃtresse, de venir à l'hôtel de Cadignan, toute affaire cessante. - Qu'on retarde le dÃner, dit la femme du juge en pensant que le cocher du fiacre qui l'avait amenée attendait son paiement. Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt minutes à l'hôtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les petites entrées, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir attenant à la chambre à coucher de la duchesse qui se montra resplendissante, car elle partait à Saint-Cloud où l'appelait une invitation à la Cour. - Ma petite, entre nous, deux mots suffisent. - Oui, madame la duchesse. - Lucien de Rubempré est arrêté, votre mari instruit l'affaire, je garantis l'innocence de ce pauvre enfant, qu'il soit libre avant vingt-quatre heures. Ce n'est pas tout. Quelqu'un veut voir Lucien demain secrètement dans sa prison, votre mari pourra, s'il le veut, être présent, pourvu qu'il ne se laisse pas apercevoir... Je suis fidèle à ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espère beaucoup du courage de ses magistrats dans les circonstances graves où il va se trouver bientôt; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai comme un homme dévoué au Roi, fallût-il risquer sa tête. Notre Camusot sera d'abord conseiller, puis premier président n'importe où... Adieu... je suis attendue, vous m'excusez, n'est-ce pas? Vous n'obligez pas seulement le Procureur-général, qui dans cette affaire ne peut pas se prononcer; vous sauvez encore la vie à une femme qui se meurt, a madame de Sérisy. Ainsi vous ne manquerez pas d'appui.. Allons, vous voyez ma confiance, je n'ai pas besoin de vous recommander... vous savez! Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut. - Et moi qui n'ai pas pu lui dire que la marquise d'Espard veut voir Lucien sur l'échafaud!... pensait la femme du magistrat en regagnant son fiacre. Elle arriva dans une telle anxiété qu'en la voyant le juge lui dit - Amélie, qu'as-tu?... - Nous sommes pris entre deux feux... Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant à l'oreille de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n'écoutât à la porte. - Laquelle des deux est la plus puissante? dit-elle en terminant. La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout à la duchesse. L'une m'a fait des promesses vagues; tandis que l'autre a dit "Vous serez conseiller d'abord, premier président ensuite!"... Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mêlerai jamais des affaires du Palais; mais je dois te rapporter fidèlement ce qui se dit à la Cour et ce qu'on y prépare... - Tu ne sais pas, Amélie, ce que le Préfet de Police m'a envoyé ce matin, et par qui? par un des hommes les plus importants de la Police générale du Royaume, le Bibi-Lupin de la politique, qui m'a dit que l'Etat avait des intérêts secrets dans ce procès. DÃnons et allons aux Variétés... nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet, de tout ceci; car j'aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne suffit peut-être pas... Comme quoi les chambres à coucher sont souvent des chambres de délibération Les neuf dixièmes des magistrats nieront l'influence de la femme sur le mari en semblable occurrence; mais, si c'est là l'une des plus fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu'elle est vraie quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prêtre, à Paris surtout où se trouve l'élite de la magistrature, il parle rarement des affaires du Palais, à moins qu'elles ne soient à l'état de chose jugée. Les femmes de magistrats non seulement affectent de ne jamais rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des convenances pour deviner qu'elles nuiraient à leurs maris si, quand elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir. Néanmoins, dans les grandes occasions où il s'agit d'avancement d'après tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assisté, comme Amélie, à la délibération du magistrat. Enfin, ces exceptions, d'autant plus niables qu'elles sont toujours inconnues, dépendent entièrement de la manière dont la lutte entre deux caractères s'est accomplie au sein d'un ménage. Or, madame Camusot dominait entièrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et sa femme s'assirent au bureau sur lequel le juge avait déjà classé les pièces de l'affaire. - Voici les notes que le Préfet de police m'a fait remettre, sur ma demande d'ailleurs, dit Camusot. "L'ABBE CARLOS HERRERA. Cet individu est certainement le nommé Jacques Collin dit Trompe-la-Mort, dont la dernière arrestation remonte à l'année 1819, et fut opérée au domicile d'une dame Vauquer, tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-Geneviève, et où il demeurait caché sous le nom de Vautrin." En marge, on lisait de la main du Préfet de Police "Ordre a été transmis par le télégraphe à Bibi-Lupin, Chef de la Sûreté, de revenir immédiatement pour aider à la confrontation, car il connaÃt personnellement Jacques Collin qu'il a fait arrêter en 1819 avec le concours d'une demoiselle Michonneau. Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer existent encore et peuvent être cités pour établir l'identité. Le soi-disant Carlos Herrera est l'ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de Rubempré, à qui, pendant trois ans, il a fourni des sommes considérables, évidemment provenues de vols. Cette solidarité, si l'on établit l'identité du soi-disant Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur Lucien de Rubempré. La mort subite de l'agent Peyrade est due à un empoisonnement consommé par Jacques Collin, par Rubempré ou leurs affidés. La raison de cet assassinat vient de ce que l'agent était, depuis longtemps, sur les traces de ces deux habiles criminels." En marge, le magistrat montra cette phrase écrite par le Préfet de Police lui-même "Ceci est à ma connaissance personnelle, et j'ai la certitude que le sieur Lucien de Rubempré s'est indignement joué de sa Seigneurie le comte de Sérisy et de monsieur le Procureur-général." - Qu'en dis-tu, Amélie? - C'est effrayant!... répondit la femme du juge. Achève donc! "La substitution du prêtre espagnol au forçat Collin est le résultat de quelque crime plus habilement commis que celui par lequel Cogniard s'est fait comte de Saint-Hélène." LUCIEN DE RUBEMPRE. Lucien Chardon, fils d'un apothicaire d'Angoulême et dont la mère est une demoiselle de Rubempré, doit à une ordonnance du Roi le droit de porter le nom de Rubempré. Cette ordonnance a été accordée à la sollicitation de madame la duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de Sérisy . En 182..., ce jeune homme est venu à Paris sans aucun moyen d'existence, à la suite de madame la comtesse Sixte du Châtelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame d'Espard. Ingrat envers madame de Bargeton, il a vécu maritalement avec une demoiselle Coralie, décédée actrice du Gymnase, qui a quitté pour lui monsieur Camusot, marchand de soieries de la rue des Bourdonnais. Bientôt, plongé dans la misère par l'insuffisance des secours que lui donnait cette actrice, il a compromis gravement son honorable beau-frère, imprimeur à Angoulême, en émettant de faux billets pour le paiement desquels David Séchard fut arrêté pendant un court séjour dudit Lucien à Angoulême Cette affaire a déterminé la fuite de Rubempré, qui subitement a reparu à Paris avec l'abbé Carlos Herrera. Sans moyens d'existence connus, le sieur Lucien a dépensé, en moyenne, durant les trois premières années de son second séjour à Paris, environ trois cent mille francs qu'il n'a pu tenir que du soi-disant abbé Carlos Herrera, mais à quel titre? "Il a, en outre, récemment employé plus d'un million à l'achat de la terre de Rubempré pour obéir à une condition mise à son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu. La rupture de ce mariage tient à ce que la famille Grandlieu, à laquelle le sieur Lucien avait dit tenir ces sommes de son beau-frère et de sa soeur, a fait prendre des informations auprès des respectables époux Séchard, notamment par l'avoué Derville; et non seulement ils ignoraient ces acquisitions, mais encore ils croyaient Lucien excessivement endetté. "D'ailleurs la succession recueillie par les époux Séchard consiste en immeubles; et l'argent comptant, suivant leur déclaration, montait à deux cent mille francs. "Lucien vivait secrètement avec Esther Gobseck, il est donc certain que toutes les profusions du baron de Nucingen, protecteur de cette demoiselle, ont été remises audit Lucien "Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir plus longtemps que Cogniard en face du monde, en tirant leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois fille soumise." De la Police et de ses cartons Malgré les redites que ces notes produisent dans le récit du drame, il était nécessaire de les rapporter textuellement pour faire apercevoir le rôle de la Police à Paris. La Police a, comme on a déjà pu le voir d'ailleurs d'après la note demandée sur Peyrade, des dossiers, presque toujours exacts, sur toutes les familles et sur tous les individus dont la vie est suspecte, dont les actions sont répréhensibles. Elle n'ignore rien de toutes les déviations. Ce calepin universel, bilan des consciences, est aussi bien tenu que l'est celui de la Banque de France sur les fortunes. De même que la Banque pointe les plus légers retards, en fait de paiement, soupèse tous les crédits, estime les capitalistes, suit de l'oeil leurs opérations; de même fait la Police pour l'honnêteté des citoyens. En ceci, comme au Palais, l'innocence n'a rien à craindre, cette action ne s'exerce que sur les fautes. Quelque haut placée que soit une famille, elle ne saurait se garantir de cette providence sociale. La discrétion est d'ailleurs égale à l'étendue de ce pouvoir. Cette immense quantité de procès-verbaux des commissaires de Police, de rapports, de notes, de dossiers, cet océan de renseignements dort immobile, profond et calme comme la mer. Qu'un accident éclate, que le délit ou le crime se dressent, la justice fait un appel à la Police; et aussitôt, il existe un dossier sur les inculpés, le juge en prend connaissance. Ces dossiers, où les antécédents sont analysés, ne sont que des renseignements qui meurent entre les murailles du Palais; la justice n'en peut faire aucun usage légal, elle s'en éclaire, elle s'en sert, voilà tout. Ces cartons fournissent en quelque sorte l'envers de la tapisserie des crimes, leurs causes premières, et presque toujours inédites. Aucun jury n'y croirait, le pays tout entier se soulèverait d'indignation si l'on en excipait dans le procès oral de la Cour d'assises. C'est enfin la vérité condamnée à rester dans son puits, comme partout et toujours. Il n'est pas de magistrat, après douze ans de pratique à Paris, qui ne sache que la Cour d'assises, la Police correctionnelle cachent la moitié de ces infamies, qui sont comme le lit sur lequel a couvé pendant longtemps le crime; et qui n'avoue que la justice ne punit pas la moitié des attentats commis. Si le public pouvait connaÃtre jusqu'où va la discrétion des employés de la Police qui ont de la mémoire, elle révérerait ces braves gens à l'égal des Cheverus. On croit la Police astucieuse, machiavélique, elle est d'une excessive bénignité; seulement, elle écoute les passions dans leur paroxysme, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes. Elle n'est épouvantable que d'un côté. Ce qu'elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l'Inquisition. - Laissons cela, dit le juge en remettant les notes dans le dossier, c'est un secret entre la Police et la Justice, le juge verra ce que cela vaut; mais monsieur et madame Camusot n'en ont jamais rien su. - As-tu besoin de me répéter cela? dit madame Camusot. - Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi? - Un homme aimé par la duchesse de Maufrigneuse, par la comtesse de Sérisy, par Clotilde de Grandlieu, n'est pas coupable, répondit Amélie, l'autre doit avoir tout fait. - Mais Lucien est complice! s'écria Camusot. - Veux-tu m'en croire?... dit Amélie. Rends le prêtre à la diplomatie dont il est le plus bel ornement, innocente ce petit misérable, et trouve d'autres coupables... - Comme tu y vas!... répondit le juge en souriant. Les femmes tendent au but à travers les lois, comme les oiseaux que rien n'arrête dans l'air. - Mais, reprit Amélie, diplomate ou forçat, l'abbé Carlos te désignera quelqu'un pour te tirer d'affaire. - Je ne suis qu'un bonnet, tu es la tête, dit Camusot à sa femme. - Eh! bien, la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il est une heure... Et madame Camusot alla se coucher en laissant son mari mettre ses papiers et ses idées en ordre pour les interrogatoires à faire subir le lendemain aux deux prévenus. Un produit du Palais Donc, pendant que les paniers à salade amenaient Jacques Collin et Lucien à la Conciergerie, le juge d'instruction, après avoir déjeuné toutefois, traversait Paris à pied, selon la simplicité de moeurs adoptée par les magistrats parisiens, pour se rendre à son cabinet où déjà toutes les pièces de l'affaire étaient arrivées. Voici comment. Tous les juges d'instruction ont un commis-greffier, espèce de secrétaire judiciaire assermenté, dont la race se perpétue sans primes, sans encouragements, qui produit toujours d'excellents sujets, chez lesquels le mutisme est naturel et absolu. On ignore au palais, depuis l'origine des Parlements jusqu'aujourd'hui, l'exemple d'une indiscrétion commise par les greffiers-commis aux instructions judiciaires. Gentil a vendu la quittance donnée à Semblançay par Louise de Savoie, un commis de la guerre a vendu à Czernicheff le plan de la campagne de Russie; tous ces traÃtres étaient plus ou moins riches. La perspective d'une place au palais, celle d'un greffe, la conscience du métier suffisent pour rendre le commis-greffier d'un juge d'instruction le rival heureux de la tombe, car la tombe est devenue indiscrète depuis les progrès de la chimie. Cet employé, c'est la plume même du juge. Beaucoup de gens comprendront qu'on soit l'arbre de la machine et se demanderont comment on peut en rester l'écrou; mais l'écrou se trouve heureux, peut-être a-t-il peur de la machine? Le greffier de Camusot, jeune homme de vingt-deux ans, nommé Coquart, était venu le matin prendre toutes les pièces et les notes du juge, et il avait déjà tout préparé dans le cabinet, quand le magistrat allait flânant le long des quais, regardant les curiosités dans les boutiques, et se demandant en lui-même "Comment s'y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin, en supposant que ce soit lui? Le chef de la sûreté le reconnaÃtra, je dois avoir l'air de faire mon métier, ne fût-ce que pour la Police! Je vois tant d'impossibilités, que le mieux serait d'éclairer la marquise et la duchesse, en leur montrant les notes de la Police, et je vengerai mon père à qui Lucien a pris Coralie... En découvrant de si noirs scélérats, mon habileté sera proclamée, et Lucien sera bientôt renié par tous ses amis. Allons, l'interrogatoire en décidera." Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boulle. Une influence - Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes dames, voilà un chef-d'oeuvre d'habileté, pensait-il. - Tiens, vous aussi là , monsieur le Procureur-général, dit Camusot à haute voix, vous cherchez des médailles! - C'est le goût de presque tous les justiciards, répondit en riant le comte de Granville, à cause des revers. Et, après avoir regardé la boutique pendant quelques instants comme s'il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du quai, sans que Camusot pût croire à autre chose qu'à un hasard. - Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le Procureur-général. Pauvre jeune homme, je l'aimais... - Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot. - Oui, j'ai vu les notes de la Police; mais elles sont dues, en partie, à un agent qui ne dépend pas de la Préfecture, au fameux Corentin, un homme qui a fait couper le cou à plus d'innocents que vous n'enverrez de coupables à l'échafaud, et... Mais ce drôle est hors de notre portée. Sans vouloir influencer la conscience d'un magistrat tel que vous, je ne peux pas m'empêcher de vous faire observer que, si vous pouviez acquérir la conviction de l'ignorance de Lucien relativement au testament de cette fille, il en résulterait qu'il n'avait aucun intérêt à sa mort, car elle lui donnait prodigieusement d'argent!... - Nous avons la certitude de son absence pendant l'empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait à Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la duchesse de Lenoncourt. - Oh! reprit le Procureur-général, il conservait, sur son mariage avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espérances je le tiens de la duchesse de Grandlieu elle-même qu'il n'est pas possible de supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime inutile. - Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu'elle gagnait.. - Derville et Nucingen disent qu'elle est morte ignorant la succession qui lui était depuis longtemps échue, ajouta le Procureur-général. - Mais, à quoi croyez-vous donc alors? demanda Camusot, car il y a quelque chose. - A un crime commis par les domestiques, dit le Procureur-général. - Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les moeurs de Jacques Collin, car le prêtre espagnol est bien certainement ce forçat évadé, de prendre les sept cent cinquante mille francs produits par la vente de l'inscription des rentes en trois pour cent donnée par Nucingen. - Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. L'abbé Carlos Herrera tient à la diplomatie... mais un ambassadeur qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardé par son caractère. Est-ce ou n'est-ce pas l'abbé Carlos Herrera, voilà la question la plus importante... Et monsieur de Granville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse. - Lui aussi veut donc sauver Lucien? pensa Camusot, qui prit par le quai des Lunettes pendant que le Procureur-général entrait au Palais par la cour de Harlay. Un piège à forçat Arrivé dans la cour de la Conciergerie, Camusot entra chez le directeur de cette prison et l'emmena loin de toute oreille, au milieu du pavé. - Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d'aller à la force, savoir de votre collègue s'il a l'avantage de posséder en ce moment quelques forçats qui aient habité, de 1810 à 1815, le bagne de Toulon; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons transférer ceux de la force ici pour quelques jours, et vous me direz si le prétendu prêtre espagnol sera reconnu par eux pour être Jacques Collin dit Trompe-la-Mort. - Bien, monsieur Camusot; mais Bibi-Lupin est arrivé... - Ah! déjà ? s'écria le juge. - Il était à Melun. On lui a dit qu'il s'agissait de Trompe-la-Mort, il a souri de plaisir et il attend vos ordres... - Envoyez-le-moi. Le directeur de la Conciergerie put alors présenter au juge d'instruction la requête de Jacques Collin, en peignant l'état déplorable. - J'avais l'intention de l'interroger le premier, répondit le magistrat, mais non pas à cause de sa santé. J'ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit être à l'agonie depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l'on est entré dans son cabanon, à la force, sans qu'il entendÃt le médecin que le directeur avait envoyé chercher; le médecin ne lui a pas même tâté le pouls, il l'a laissé dormir; ce qui prouve qu'il aurait une aussi bonne conscience qu'une aussi bonne santé. Je ne vais croire à cette maladie que pour étudier le jeu de mon homme, dit en souriant monsieur Camusot. - On apprend tous les jours avec les prévenus et les accusés, fit observer le directeur de la Conciergerie. La Préfecture de Police communique avec la Conciergerie, et les magistrats, de même que le directeur de la prison, par suite de la connaissance de ces passages souterrains, peuvent s'y rendre avec une excessive promptitude. Ainsi s'explique la facilité miraculeuse avec laquelle le ministère public et les présidents de la Cour d'assises peuvent, séance tenante, avoir certains renseignements. Aussi quand monsieur Camusot fut en haut de l'escalier qui menait à son cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus. - Quel zèle! lui dit le juge en souriant. - Ah! c'est que si c'est lui, répondit le chef de la Sûreté, vous verrez une terrible danse au préau, pour peu qu'il y ait des chevaux de retour anciens forçats, en argot. - Et pourquoi? - Trompe-la-Mort a mangé la grenouille, et je sais qu'ils ont juré de l'exterminer. Ils signifiaient les forçats dont le trésor confié depuis vingt ans à Trompe-la-Mort avait été dissipé pour Lucien, comme on le sait. - Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation? - Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène aujourd'hui. - Coquart, dit le juge en ôtant ses gants, mettant sa canne et son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les renseignements de monsieur l'agent. Il se regarda dans la glace de la cheminée sur le chambranle de laquelle il y avait, à la place de la pendule, une cuvette et un pot à eau. D'un côté une carafe pleine d'eau et un verre, et de l'autre une lampe. Le juge sonna. L'huissier vint après quelques minutes. - Ai-je déjà du monde? demanda-t-il à l'huissier chargé de recevoir les témoins, de vérifier leurs citations et de les placer dans leur ordre d'arrivée. - Oui, monsieur. - Prenez les noms des personnes venues, apportez m'en la liste. Les juges d'instruction, avares de leur temps, sont quelquefois obligés de conduire plusieurs instructions à la fois. Telle est la raison des longues factions que font les témoins appelés dans la pièce où se tiennent les huissiers et où retentissent les sonnettes des juges d'instruction. - Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l'abbé Carlos Herrera. - Ah! il est en Espagnol? en prêtre, m'a-t-on dit. Bah! c'est renouvelé de Collet, monsieur Camusot, s'écria le chef de la Sûreté. - Il n'y a rien de neuf, répondit Camusot. Et le juge signa deux de ces citations formidables qui troublent tout le monde, même les plus innocents témoins que la Justice mande ainsi à comparoir sous des peines graves, faute d'obéir. Jacques Collin au secret remue le monde En ce moment Jacques Collin avait terminé, depuis une demi-heure environ, sa profonde délibération, et il était sous les armes. Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en révolte contre les lois que les quelques lignes qu'il avait tracées sur ses papiers graisseux. Le sens du premier était ceci, car ce fut écrit dans le langage convenu entre Asie et lui, l'argot de l'argot, le chiffre appliqué à l'idée. Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame de Sérisy, que l'une ou l'autre voie Lucien avant son interrogatoire, et qu'elle lui donne à lire le papier ci-inclus. Enfin, il faut trouver Europe et Paccard, que ces deux voleurs soient à ma disposition, et prêts à jouer le rôle que je leur indiquerai. "Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu'il a rencontré au bal de l'Opéra, de venir attester que l'abbé Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrêté chez la Vauquer. Obtenir pareille chose du docteur Bianchon. Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but." Sur le papier inclus, il y avait en bon français "Lucien, n'avoue rien sur moi. Je dois être pour toi l'abbé Carlos Herrera. Non seulement c'est ta justification; mais encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l'honneur sauf." Ces deux papiers collés du côté de l'écriture, de manière à faire croire que c'était un fragment de la même feuille, furent roulés avec un art particulier à ceux qui ont rêvé dans le bagne aux moyens d'être libres. Le tout prit la forme et la consistance d'une boule de crasse grosse comme ces têtes en cire que les femmes économes adaptent aux aiguilles dont le chas s'est rompu. - Si c'est moi qui vais à l'instruction le premier, nous sommes sauvés; mais si c'est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant. Ce moment était si cruel que cet homme si fort eut le visage couvert d'une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait vrai dans sa sphère de crime, comme Molière dans la sphère de la poésie dramatique, comme Cuvier avec les créations disparues. Le génie en toute chose est une intuition. Au-dessous de ce phénomène, le reste des oeuvres remarquables se doit au talent. En ceci consiste la différence qui sépare les gens du premier des gens du second ordre. Le crime a ses hommes de génie. Jacques Collin, aux abois, se rencontrait avec madame Camusot l'ambitieuse et avec madame de Sérisy dont l'amour s'était réveillé sous le coup de la terrible catastrophe où s'abÃmait Lucien. Tel était le suprême effort de l'intelligence humaine contre l'armure d'acier de la Justice. En entendant crier la lourde ferraille des serrures et des verrous de sa porte, Jacques Collin reprit son masque de mourant; il y fut aidé par l'enivrante sensation de plaisir que lui causa le bruit des souliers du surveillant dans le corridor. Il ignorait par quels moyens Asie arriverait jusqu'à lui; mais il comptait la voir sur son passage, surtout après la promesse qu'il en avait reçue à l'arcade Saint-Jean. Asie à l'oeuvre Après cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la Grève. Avant 1830, le nom de la Grève avait un sens aujourd'hui perdu. Toute la partie du quai, depuis le pont d'Arcole jusqu'au pont Louis-Philippe, était alors telle que la nature l'avait faite, à l'exception de la voie pavée qui d'ailleurs était disposée en talus. Aussi, dans les grandes eaux, pouvait-on aller en bateau le long des maisons et dans les rues en pente qui descendaient sur la rivière. Sur ce quai, les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques marches. Quand l'eau battait le pied des maisons, les voitures prenaient par l'épouvantable rue de la Mortellerie, abattue tout entière aujourd'hui pour agrandir l'Hôtel-de-Ville. Il fut donc facile à la fausse marchande de pousser rapidement la petite voiture au bas du quai, et de l'y cacher jusqu'à ce que la véritable marchande, qui d'ailleurs buvait le prix de sa vente en bloc dans un des ignobles cabarets de la rue de la Mortellerie, vÃnt la reprendre à l'endroit où l'emprunteuse avait promis de la laisser. En ce moment, on achevait l'agrandissement du quai Pelletier, l'entrée du chantier était gardée par un invalide, et la brouette confiée à ses soins ne courait aucun risque. Asie prit aussitôt un fiacre sur la place de l'Flôtel-deVille, et dit au cocher "Au Temple! et du train, il y a gras." Une femme vêtue comme l'était Asie pouvait, sans exciter la moindre curiosité, se perdre dans la vaste halle où s'amoncellent toutes les guenilles de Paris, où grouillent mille marchands ambulants, où babillent deux cents revendeuses. Les deux prévenus étaient à peine écroués, qu'elle se faisait habiller dans un petit entresol humide et bas situé au-dessus d'une de ces horribles boutiques où se vendent tous les restes d'étoffe volés par les couturières ou par les tailleurs, et tenue par une vieille demoiselle appelée la Romette, de son petit nom de Jéromette. La Romette était aux marchandes à la toilette ce que ces madames La Ressource sont elles-mêmes aux femmes, dites comme il faut, dans l'embarras, une usurière à cent pour cent. - Ma fille! dit Asie, il s'agit de me ficeler. Je dois être au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. Et bricolons tout pus vite que ça? reprit-elle, car j'ai les pieds dans l'huile bouillante! Tu sais quelles robes me vont. En avant le pot de rouge, trouve-moi des dentelles-chouettes! et donne-moi les plus reluisants bibelots... Envoie la petite chercher un fiacre, et qu'elle le fasse arrêter à notre porte de derrière. - Oui, madame, répondit la vieille fille avec une soumission et un empressement de servante en présence de sa maÃtresse. Si cette scène avait eu quelque témoin, il eût facilement vu que la femme cachée sous le nom d'Asie était chez elle. - On me propose des diamants!... dit la Romette en coiffant Asie. - Sont-ils volés?... - Je le crois. - Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s'en priver. Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps. On comprend dès lors comment Asie put se trouver dans la salle des Pas-Perdus du Palais -de-Justice, une citation à la main, se faisant guider dans les corridors et dans les escaliers qui mènent chez les juges d'instruction, et demandant monsieur Camusot, un quart d'heure environ avant l'arrivée du juge. Une vue de la salle des Pas-Perdus Asie ne se ressemblait plus à elle-même. Après avoir, comme une actrice, lavé son visage de vieille, mis du rouge et du blanc, elle s'était enveloppé la tête d'une admirable perruque blonde. Mise absolument comme une dame du faubourg Saint-Germain en quête de son chien perdu, elle paraissait avoir quarante ans, car elle s'était caché le visage sous un magnifique voile de dentelle noire. Un corset rudement sanglé maintenait sa taille de cuisinière. Très bien gantée, armée d'une tournure un peu forte, elle exhalait une odeur de poudre à la maréchale. Badinant avec un sac à monture en or elle partageait son attention entre les murailles du Palais où elle errait évidemment pour la première fois et la laisse d'un joli kings'dog. Une pareille douairière fut bientôt remarquée par la population en robe noire de la salle des Pas-Perdus. Outre les avocats sans cause qui balaient cette salle avec leurs robes et qui nomment les grands avocats par leurs noms de baptême, à la manière des grands seigneurs entre eux, pour faire croire qu'ils appartiennent à l'aristocratie de l'Ordre; on voit souvent de patients jeunes gens, à la dévotion des avoués, faisant le pied de grue à propos d'une seule cause retenue en dernier et susceptible d'être plaidée si les avocats des causes retenues en premier se faisaient attendre. Ce serait une peinture curieuse que celle des différences entre chacune des robes noires qui se promènent dans cette immense salle trois par trois, quelquefois quatre à quatre, en produisant par leurs causeries l'immense bourdonnement qui retentit dans cette salle, si bien nommée, car la marche use les avocats autant que les prodigalités de la parole; mais elle trouvera place dans l'Etude destinée à peindre les avocats de Paris. Asie avait compté sur les flâneurs du Palais, elle riait sous cape de quelques plaisanteries qu'elle entendait et finit par attirer l'attention de Massol, un jeune stagiaire plus occupé de la Gazette des Tribunaux que par ses clients, qui mit en riant ses bons offices à la discrétion d'une femme si bien parfumée et si richement habillée. Asie prit une petite voix de tête pour expliquer à cet obligeant monsieur qu'elle se rendait à une citation d'un juge, nommé Camusot... - Ah! pour l'affaire Rubempré. Le procès avait déjà son nom! - Oh! ce n'est pas moi, c'est ma femme de chambre, une fille surnommée Europe que j'ai eue pendant vingt-quatre heures et qui s'est enfuie en voyant que mon suisse m'apportait ce papier timbré. Puis, comme toutes les vieilles femmes dont la vie se passe en bavardages au coin du feu, poussée par Massol, elle fit des parenthèses, elle raconta ses malheurs avec son premier mari, l'un des trois directeurs de la caisse territoriale. Elle consulta le jeune avocat sur la question de savoir si elle devait entamer un procès avec son gendre, le comte de Gross-Narp, qui rendait sa fille très malheureuse, et si la loi lui permettait de disposer de sa fortv-ie. Massol a ne pouvait, malgré ses efforts, deviner si la citation était donnée à la maÃtresse ou à la femme de chambre. Dans le premier moment, il s'était contenté de jeter les yeux sur cette pièce judiciaire dont les exemplaires sont bien connus; car, pour plus de célérité, elle est imprimée, et les greffiers des juges d'instruction n'ont plus qu'à remplir des blancs ménagés pour les noms et la demeure des témoins, l'heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le Palais qu'elle connaissait mieux que l'avocat ne le connaissait lui-même; enfin, elle finit par lui demander à quelle heure ce monsieur Camusot venait. Mais en général les juges d'instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures. - Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant à une jolie petite montre, un vrai chef-d'oeuvre de bijouterie qui fit penser à Massol "Où la fortune va-t-elle se nicher!..." Massol rêve un mariage En ce moment Asie était arrivée à cette salle obscure donnant sur la cour de la Conciergerie où se tiennent les huissiers. En apercevant le guichet à travers la croisée, elle s'écria "Qu'est-ce que c'est que ces grands murs-là ?" - C'est la Conciergerie. - Ah! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine... Oh! je voudrais bien voir son cachot!... - C'est impossible, madame la baronne, répondit l'avocat qui donnait le bras à la douairière, il faut avoir des permissions qui s'obtiennent très difficilement. - On m'a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-même, et en latin, l'inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-Antoinette. - Oui, madame la baronne. - Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! répliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission. - Cela ne le regarde pas; mais il peut vous accompagner... - Mais ses interrogatoires? dit-elle. - Oh! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre. - Tiens, ils sont prévenus, c'est vrai! répliqua naïvement Asie. Mais je connais monsieur de Granville, votre Procureur-général... Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l'avocat. - Ah! vous connaissez monsieur le Procureur-général, dit Massol qui pensait à demander le nom et l'adresse de la cliente que le hasard lui procurait. - Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. Madame de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles... - Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle... - Oui, dit Massol. Et les huissiers laissèrent descendre l'avocat et la baronne qui se trouvèrent bientôt dans le petit corps de garde auquel aboutit l'escalier de la Souricière, local bien connu d'Asie, et qui forme, ainsi qu'on l'a vu, entre la Souricière et la Sixième Chambre comme un poste d'observation par où tout le monde est obligé de passer. - Demandez donc à ces messieurs si monsieur Camusot est venu! dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes. - Oui, madame, il vient de monter de la Souricière... - La Souricière! dit-elle. Qu'est-ce que c'est... Oh! suis-je bête de ne pas être allée tout droit chez le comte de Granville... Mais je n'ai pas le temps... Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu'il ne soit occupé. - Oh! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous évitera le désagrément de faire antichambre avec les témoins... On a des égards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des cartes... A quoi servaient Massol et le King's dog En ce moment Asie et son avocat se trouvaient précisément devant la fenêtre du corps de garde d'où les gendarmes peuvent voir le mouvement du guichet de la Conciergerie. Les gendarmes, nourris dans le respect dû aux défenseurs de la veuve et de l'orphelin, connaissant d'ailleurs les privilèges de la robe, tolérèrent pour quelques instants la présence d'une baronne accompagnée d'un avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les épouvantables choses qu'un jeune avocat peut dire sur le Guichet. Elle refusa de croire qu'on fÃt la toilette aux condamnés à mort derrière les grilles qu'on lui désignait; mais le brigadier le lui affirma. - Comme je voudrais voir cela!... dit-elle. Elle resta là coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu'à ce qu'elle vÃt Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et précédé de l'huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet. - Ah! voilà l'aumônier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux... - Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme, C'est un prévenu qui vient à l'instruction. - Et de quoi donc est-il accusé? - Il est impliqué dans cette affaire d'empoisonnement... - Oh! je voudrais bien le voir... - Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette porte donne sur l'escalier.. - Merci, monsieur l'officier, dit la baronne en se dirigeant vers la porte pour se précipiter dans l'escalier où elle s'écria "Mais où suis-je?" Cet éclat de voix alla jusqu'à l'oreille de Jacques Collin qu'elle voulait ainsi préparer à la voir. Le brigadier courut après madame la baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une plume au milieu de cinq gendarmes qui s'étaient dressés comme un seul homme; car, dans ce corps de garde, on se défie de tout. C'était de l'arbitraire, mais de l'arbitraire nécessaire. L'avocat lui-même avait poussé deux exclamations "Madame! madame!" pleines d'effroi, tant il craignait de se compromettre. L'abbé Carlos Herrera, presque évanoui, s'arrêta sur une chaise dans le corps de garde. - Pauvre homme! dit la baronne. Est-ce là un coupable? Ces paroles, quoique prononcées à l'oreille du jeune avocat, furent entendues par tout le monde, car il régnait dans cet affreux corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilégiées obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels pendant qu'ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs, en sorte que l'huissier et les gendarmes chargés d'amener l'abbé Carlos Herrera ne firent aucune observation. D'ailleurs, il existait, grâce au dévouement du brigadier qui avait empoigné la baronne pour empêcher toute communication entre le prévenu mis au secret et les étrangers, un espace très rassurant. - Allons! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever. En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place où elle s'arrêta fut remarquée par la baronne à qui son voile laissait la liberté de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n'avait pas roulé, car ces petites choses en apparence indifférentes étaient toutes calculées par Jacques Collin pour une complète réussite. Lorsque le prévenu fut conduit dans la partie supérieure de l'escalier, Asie lâcha très naturellement son sac et le ramassa lestement; mais en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument pareille à celle de la poussière et de la boue du plancher, empêchait d'être aperçue. - Ah! dit-elle, ça m'a serré le coeur... il est mourant... - Ou il le paraÃt, répliqua le brigadier. - Monsieur, dit Asie à l'avocat, conduisez-moi promptement chez monsieur Camusot; je viens pour cette affaire... et peut-être sera-t-il bien aise de me voir avant d'interroger ce pauvre abbé... L'avocat et la baronne quittèrent le corps de garde aux murs oléagineux et fuligineux; mais, quand ils furent en haut de l'escalier, Asie fit une exclamation "Et mon chien!... oh! monsieur, mon pauvre chien." Et, comme une folle, elle s'élança dans la salle des Pas-Perdus, en demandant son chien à tout le monde. Elle atteignit la galerie Marchande, et se précipita vers un escalier en disant "Le voilà !..." Cet escalier était celui qui mène à la cour de Harlay, par où, sa comédie jouée, Asie alla se jeter dans un des fiacres qui stationnent au quai des Orfèvres, et elle disparut avec le mandat à comparaÃtre lancé contre Europe dont les véritables noms étaient encore ignorés par la Police et par la Justice. Asie au mieux avec la duchesse - Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher. Asie pouvait compter sur l'inviolable discrétion d'une marchande à la toilette appelée madame Nourrisson, également connue sous le nom de madame Saint-Estève, qui lui prêtait non seulement son individualité mais encore sa boutique, où Nucingen avait marchandé la livraison d'Esther. Asie était là comme chez elle, car elle occupait une chambre dans le logement de madame Nourrisson. Elle paya le fiacre et monta dans sa chambre après avoir salué madame Nourrisson de manière à lui faire comprendre qu'elle n'avait pas le temps d'échanger deux mots. Une fois loin de tout espionnage, Asie se mit à déplier les papiers avec les soins que les savants prennent pour dérouler des palimpsestes. Après avoir lu ces instructions, elle jugea nécessaire de transcrire sur du papier à lettre les lignes destinées à Lucien; puis elle descendit chez madame Nourrisson qu'elle fit causer pendant le temps qu'une petite fille de boutique alla chercher un fiacre sur le boulevard des Italiens. Asie eut ainsi les adresses de la duchesse de Maufrigneuse et de madame de Sérisy que connaissait madame Nourrisson par ses relations avec les femmes de chambre. Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employèrent plus de deux heures. Madame la duchesse de Maufrigneuse, qui demeurait en haut du faubourg Saint-Honoré, fit attendre madame de Saint-Estève pendant une heure, quoique la femme de chambre lui eût fait passer par la porte de son boudoir, après y avoir frappé, la carte de madame de Saint-Estève sur laquelle Asie avait écrit "Venue pour une démarche urgente concernant Lucien." Au premier rayon qu'elle jeta sur la figure de la duchesse, Asie comprit combien sa visite était intempestive; aussi s'excusa-t-elle d'avoir troublé le repos de madame la duchesse sur le péril dans lequel se trouvait Lucien... - Qui êtes-vous?... demanda la duchesse sans aucune formule de politesse en toisant Asie qui pouvait bien être prise pour une baronne par maÃtre Massol dans la salle des Pas-Perdus, mais qui, sur les tapis du petit salon de l'hôtel de Cadignan, faisait l'effet d'une tache de cambouis sur une robe de satin blanc. - Je suis une marchande à la toilette, madame la duchesse; car, en semblables conjonctures, on s'adresse aux femmes dont la profession repose sur une discrétion absolue. Je n'ai jamais trahi personne, et Dieu sait combien de grandes dames m'ont confié leurs diamants pour un mois, en demandant des parures en faux absolument pareilles aux leurs... - Vous avez un autre nom? dit la duchesse en souriant d'une réminiscence que provoquait en elle cette réponse. - Oui, madame la duchesse, je suis madame Saint-Estève dans les grandes occasions, mais je me nomme dans le commerce madame Nourrisson. - Bien, bien... répondit vivement la duchesse en changeant de ton. - Je puis, dit Asie en continuant, rendre de grands services, car nous avons les secrets des maris aussi bien que ceux des femmes. J'ai fait beaucoup d'affaires avec monsieur de Marsay que madame la duchesse... - Assez! Assez!... s'écria la duchesse, occupons-nous de Lucien. - Si madame la duchesse veut le sauver, il faudrait qu'elle eût le courage de ne pas perdre de temps à s'habiller d'ailleurs madame la duchesse ne pourrait pas être plus belle qu'elle ne l'est en ce moment. Vous êtes jolie à croquer, parole d'honneur de vieille femme! Enfin, ne faites pas atteler, madame, et montez en fiacre avec moi... Venez chez madame de Sérisy, si vous voulez éviter des malheurs plus grands que ne le serait celui de la mort de ce chérubin... - Allez! je vous suis, dit alors la duchesse après un moment d'hésitation. A nous deux, nous donnerons du courage à Léontine... Une belle douleur Malgré l'activité vraiment infernale de cette Dorine du Bagne, deux heures sonnaient quand elle entrait avec la duchesse de Maufrigneuse chez madame de Sérisy qui demeurait rue de la Chaussée-d'Antin- Mais là , grâce à la duchesse, il n'y eut pas un instant de perdu. Toutes deux elles furent aussitôt introduites auprès de la comtesse, qu'elles trouvèrent couchée sur un divan dans un chalet en miniature, au milieu d'un jardin embaumé par les fleurs les plus rares. - C'est bien, dit Asie en regardant autour d'elle, on ne pourra pas nous écouter. - Ah! ma chère! je me meurs! Voyons, Diane, qu'as-tu fait?,.. s'écria la comtesse qui bondit comme un faon en saisissant la duchesse par les épaules et fondant en larmes. - Allons, Léontine, il y a des occasions où les femmes comme nous ne doivent pas pleurer, mais agir, dit la duchesse en forçant la comtesse à se rasseoir avec elle sur le canapé. Asie étudia cette comtesse avec ce regard particulier aux vieilles rouées et qu'elles promènent sur l'âme d'une femme avec la rapidité des bistouris de la chirurgie fouillant une plaie. La compagne de Jacques Collin reconnut alors les traces du sentiment le plus rare chez les femmes du monde, une vraie douleur!.. cette douleur qui fait des sillons ineffaçables dans le coeur et sur le visage. Dans la mise, pas la moindre coquetterie! La comtesse comptait alors quarante-cinq printemps, et son peignoir en mousseline imprimée et chiffonné laissait voir le corsage sans aucune préparation, ni corset!... Les yeux cerclés d'un tour noir, les joues marbrées attestaient des larmes amères. Pas de ceinture au peignoir. Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise étaient fripées. Les cheveux ramassés sous un bonnet de dentelle, ignorant les soins du peigne depuis vingt-quatre heures, montraient une courte natte grêle et toutes les mèches à boucles dans leur pauvreté. Léontine avait oublié de mettre ses fausses nattes. - Vous aimez pour la première fois de votre vie... lui dit sentencieusement Asie. Léontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d'effroi. - Qui est-ce, ma chère Diane? dit-elle à la duchesse de Maufrigneuse. - Qui veux-tu que je t'amène, si ce n'est une femme dévouée à Lucien et prête à nous servir? Un type de parisienne Asie avait deviné la vérité. Madame de Sérisy, qui passait pour être une des femmes du monde les plus légères, avait eu, pour le Marquis d' Aiglemont, un attachement de dix années. Depuis le départ du marquis pour les colonies, elle était devenue folle de Lucien et l'avait détaché de la duchesse de Maufrigneuse, ignorant, comme tout Paris d'ailleurs, l'amour de Lucien pour Esther. Dans le grand monde, un attachement constaté gâte plus la réputation d'une femme que dix aventures secrètes, à plus forte raison deux attachements. Néanmoins, comme personne ne comptait avec madame de Sérisy, l'historien ne saurait garantit sa vertu à deux écornures. C'était une blonde de moyenne taille, conservée comme les blondes qui se sont conservées, c'est-à -dire paraissant à peine avoir trente ans, fluette sans maigreur, blanche, à cheveux cendrés; les pieds, les mains, le corps d'une finesse aristocratique; spirituelle comme une Ronquerolles, et par conséquent aussi méchante pour les femmes qu'elle était bonne pour les hommes. Elle avait toujours été préservée par sa grande fortune, par la haute position de son mari, par celle de son frère le marquis de Ronquerolles, des déboires dont eût été sans doute abreuvée toute autre femme qu'elle. Elle avait un grand mérite elle était franche dans sa dépravation, elle avouait son culte pour les moeurs de la Régence. Or, à quarante-deux ans, cette femme, pour qui les hommes avaient été jusque-là d'agréables jouets et à qui, chose étrange, elle avait accordé beaucoup en ne voyant dans l'amour que des sacrifices à subir pour les dominer, avait été saisie à l'aspect de Lucien par un amour semblable à celui du baron de Nucingen pour Esther. Elle avait alors aimé, comme venait de le lui dire Asie, pour la première fois de sa vie. Ces transpositions de jeunesse sont plus fréquentes qu'on ne le croit chez les Parisiennes, chez les grandes dames, et causent les chutes inexplicables de quelques femmes vertueuses au moment où elles atteignent au port de la quarantaine. La duchesse de Maufrigneuse était la seule confidente de cette passion terrible et complète dont les bonheurs, depuis les sensations enfantines du premier amour jusqu'aux gigantesques folies de la volupté, rendaient Léontine folle et insatiable. L'amour vrai, comme on sait, est impitoyable. La découverte d'une Esther avait été suivie d'une de ces ruptures colériques où chez les femmes la rage va jusqu'à l'assassinat; puis la période des lâchetés auxquelles l'amour sincère s'abandonne avec tant de délices était venue. Aussi, depuis un mois, la comtesse aurait-elle donné dix ans de sa vie pour revoir Lucien pendant huit jours. Enfin, elle en était arrivée à accepter la rivalité d'Esther, au moment où dans ce paroxysme de tendresse, avait éclaté, comme une trompette du jugement dernier, la nouvelle de l'arrestation du bien-aimé. La comtesse avait failli mourir, son mari l'avait gardée lui-même au lit en craignant les révélations du délire; et, depuis vingt-quatre heures, elle vivait avec un poignard dans le coeur. Elle disait, dans sa fièvre, à son mari "Délivre Lucien, et je ne vivrai plus que pour toi!" Asie en paysan du Danube - Il ne s'agit pas de faire des yeux de chèvre morte, comme dit madame la duchesse, s'écria la terrible Asie en secouant la comtesse par le bras. Si vous voulez le sauver, il n'y a pas une minute à perdre. Il est innocent, je le jure sur les os de ma mère! - Oh! oui, n'est-ce-pas... cria la comtesse en regardant avec bonté l'affreuse commère. - Mais, dit Asie en continuant, si monsieur Camusot l'interroge mal, avec deux phrases il peut en faire un coupable; et, si vous avez le pouvoir de vous faire ouvrir la Conciergerie et de lui parler, partez à l'instant et remettez-lui ce papier... Demain il sera libre, je vous le garantis.. Tirez-le de là , car c'est vous qui l'y avez mis... - Moi!... - Oui, vous!... Vous autres grandes dames, vous n'avez jamais le sou, même quand vous êtes riches à millions. Quand je me donnais le luxe d'avoir des gamins, ils avaient leurs poches pleines d'or! je m'amusais de leur plaisir. C'est si bon d'être à la fois mère et maÃtresse! Vous autres, vous laissez crever de faim les gens que vous aimez sans vous enquérir de leurs affaires. Esther, elle, ne faisait pas de phrases, elle a donné, au prix de la perdition de son corps et de son âme, le million qu'on demandait à votre Lucien, et c'est ce qui l'a mis dans la situation où il est... - Pauvre fille! elle a fait cela! je l'aime!.. dit Léontine. - Ah! maintenant, dit Asie avec une ironie glaciale. - Elle était bien belle, mais maintenant, mon ange, tu es bien plus belle qu'elle... et le mariage de Lucien avec Clotilde est si bien rompu, que rien ne peut le remmancher, dit tout bas la duchesse à Léontine. L'effet de cette réflexion et de ce calcul fut tel sur la comtesse, qu'elle ne souffrit plus; elle se passa les mains sur le front, elle fut jeune. - Allons, ma petite, haut la patte, et du train!... dit Asie qui vit cette métamorphose et en devina le ressort. - Mais, dit madame de Maufrigneuse, s'il faut empêcher avant tout monsieur Camusot d'interroger Lucien, nous le pouvons en lui écrivant deux mots, que nous allons envoyer au Palais par ton valet de chambre, Léontine. - Rentrons alors chez moi, dit madame de Sérisy. Voici ce qui se passait au Palais pendant que les protectrices de Lucien obéissaient aux ordres tracés par Jacques Collin. Observations Les gendarmes transportèrent le moribond sur une chaise placée en face de la croisée dans le cabinet de monsieur Camusot, qui se trouvait assis dans son fauteuil devant son bureau. Coquart, sa plume à la main, occupait une petite table à quelques pas du juge. La situation des cabinets des juges d'instruction n'est pas indifférente, et si ce n'est pas avec intention qu'elle a été choisie, on doit avouer que le Hasard a traité la Justice en soeur. Ces magistrats sont comme les peintres, ils ont besoin de la lumière égale et pure qui vient du Nord, car le visage de leurs criminels est un tableau dont l'étude doit être constante. Aussi, presque tous les juges d'instruction placent-ils leurs bureaux comme était celui de Camusot, de manière à tourner le dos au jour, et conséquemment à laisser la face de ceux qu'ils interrogent exposée à la lumière. Pas un d'eux, au bout de six mois d'exercice, ne manque à prendre un air distrait, indifférent, quand il ne porte pas de lunettes, tant que dure un interrogatoire. C'est à un subit changement de visage, observé par ce moyen et causé par une question faite à brûle-pourpoint, que fut due la découverte du crime commis par Castaing, au moment où, après une longue délibération avec le Procureur-général, le juge allait rendre ce criminel à la société, faute de preuves. Ce petit détail peut indiquer aux gens les moins compréhensifs combien est vive, intéressante, curieuse, dramatique et terrible la lutte d'une instruction criminelle, lutte sans témoins, mais toujours écrite. Dieu sait ce qui reste sur le papier de la scène la plus glacialement ardente, où les yeux, l'accent, un tressaillement dans la face, la plus légère touche de coloris ajoutée par un sentiment, tout a été périlleux comme entre sauvages qui s'observent pour se découvrir et se tuer. Un procès-verbal, ce n'est donc plus que les cendres de l'incendie. - Quels sont vos véritables noms? demanda Camusot à Jacques Collin. - Don Carlos Herrera, chanoine du chapitre royal de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII Il faut faire observer ici que Jacques Collin parlait le français comme une vache espagnole, en baragouinant de manière à rendre ses réponses presque inintelligibles et à s'en faire demander la répétition. Les germanismes de monsieur de Nucingen ont déjà trop émaillé cette scène pour y mettre d'autres phrases soulignées difficiles à lire, et qui nuiraient à la rapidité d'un dénouement. Comme quoi le forçat prouve qu'il est un homme de marque - Vous avez des papiers qui constatent les qualités dont vous parlez? demanda le juge. - Oui, monsieur, un passeport, une lettre de Sa Majesté Catholique qui autorise ma mission... Enfin, vous pouvez envoyer immédiatement à l'ambassade d'Espagne deux mots que je vais écrire devant vous, je serai réclamé. Puis, si vous aviez besoin d'autres preuves, j'écrirais à son Eminence le Grand-Aumônier de France, et il enverrait aussitôt ici son secrétaire particulier. - Vous prétendez-vous toujours mourant? dit Camusot. Si vous aviez véritablement éprouvé les souffrances dont vous vous êtes plaint depuis votre arrestation, vous devriez être mort, reprit le juge avec ironie. - Vous faites le procès au courage d'un innocent, et à la force de son tempérament! répondit avec douceur le prévenu. - Coquart, sonnez! faites venir le médecin de la Conciergerie et un infirmier. Nous allons être obligés de vous ôter votre redingote et de procéder à la vérification de la marque sur votre épaule... reprit Camusot. - Monsieur, je suis entre vos mains. Le prévenu demanda si son juge aurait la bonté de lui expliquer ce qu'était cette marque, et pourquoi la chercher sur son épaule? Le juge s'attendait à cette question. - Vous êtes soupçonné d'être Jacques Collin, forçat évadé dont l'audace ne recule devant rien, pas même devant le sacrilège... dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prévenu. Jacques Collin ne tressaillit pas, ne rougit pas; il resta calme et prit un air naïvement curieux en regardant Camusot. - Moi! monsieur, un forçat?... Que l'Ordre auquel j'appartiens et Dieu vous pardonnent une pareille méprise! dites-moi tout ce que je dois faire pour vous éviter de persister dans une insulte si grave envers le Droit des gens, envers l'Eglise, envers le roi mon maÃtre. Le juge expliqua, sans répondre, au prévenu que, s'il avait subi la flétrissure infligée alors par les lois aux condamnés aux travaux forcés, en lui frappant l'épaule les lettres reparaÃtraient aussitôt. - Ah! monsieur, dit Jacques Collin, il serait bien malheureux que mon dévouement à la cause royale me devÃnt funeste. - Expliquez-vous, dit le juge, vous êtes ici pour cela. - Eh! bien, monsieur, je dois avoir bien des cicatrices dans le dos, car j'ai été fusillé par derrière, comme traÃtre au pays, tandis que j'étais fidèle à mon roi, par les Constitutionnels qui m'ont laissé pour mort. - Vous avez été fusillé, et vous vivez!.. dit Camusot. - J'avais quelques intelligences avec les soldats à qui des personnes pieuses avaient remis quelque argent; et alors ils m'ont placé si loin que j'ai seulement reçu des balles presque mortes, les soldats ont visé le dos. C'est un fait que Son Excellence l'Ambassadeur pourra vous attester... - Ce diable d'homme a réponse à tout. Tant mieux, d'ailleurs, pensait Camusot, qui ne paraissait si sévère que pour satisfaire aux exigences de la Justice et de la Police. Admirable invention de Jacques Collin - Comment un homme de votre caractère s'est-il trouvé chez la maÃtresse du baron de Nucingen, et quelle maÃtresse, une ancienne fille!... - Voici pourquoi l'on m'a trouvé dans la maison d'une courtisane, monsieur, répondit Jacques Collin. Mais avant de vous dire la raison qui m'y conduisait, je dois vous faire observer qu'au moment où je franchissais la première marche de l'escalier j'ai été saisi par l'invasion subite de ma maladie, je n'ai donc pas pu parler à temps à cette fille. J'avais eu connaissance du dessein que méditait mademoiselle Esther de se donner la mort, et comme il s'agissait des intérêts du jeune Lucien de Rubempré, pour qui j'ai une affection particulière, dont les motifs sont sacrés, j'allais essayer de détourner la pauvre créature de la voie où la conduisait le désespoir je voulais lui dire que Lucien devait échouer dans sa dernière tentative auprès de mademoiselle Clotilde; et, en lui apprenant qu'elle héritait de sept millions, j'espérais lui rendre le courage de vivre. J'ai la certitude, monsieur le juge, d'avoir été la victime des secrets qui me furent confiés. A la manière dont j'ai été foudroyé, je pense que le matin même on m'avait empoisonné; mais la force de mon tempérament m'a sauvé. Je sais que, depuis longtemps, un agent de la police politique me poursuit et cherche à m'envelopper dans quelque méchante affaire... Si, sur ma demande, lors de mon arrestation, vous aviez fait venir un médecin, vous auriez eu la preuve de ce que je vous dis en ce moment sur l'état de ma santé. Croyez, monsieur, que des personnages, placés au-dessus de nous, ont un intérêt violent à me confondre avec quelque scélérat pour avoir le droit de se défaire de moi. Ce n'est pas tout gain que de servir des rois, ils ont leurs petitesses; mais l'Eglise seule est parfaite. Il est impossible de rendre le jeu de physionomie de Jacques Collin qui mit avec intention dix minutes à dire cette tirade, phrase à phrase; tout en était si vraisemblable, surtout l'allusion à Corentin, que le juge en fut ébranlé. - Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de Rubempré... - Ne les devinez-vous pas? j'ai soixante ans, monsieur... - Je vous en supplie, n'écrivez pas cela... - c'est... faut-il donc absolument?... - Il est dans votre intérêt et surtout dans celui de Lucien de Rubempré de tout dire, répondit le juge. - Eh bien! c'est... ô mon Dieu!... c'est mon fils! ajouta-t-il en murmurant. Et il s'évanouit. - N'écrivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas. Coquart se leva pour aller prendre une petite fiole de vinaigre des quatre-voleurs. - Si c'est Jacques Collin, c'est un bien grand comédien!... pensait Camusot. Coquart faisait respirer du vinaigre au vieux forçat que le juge examinait avec une perspicacité de lynx et de magistrat. Fin contre fin, quelle en sera la fin - Il faut lui faire ôter sa perruque, dit Camusot en attendant que Jacques Collin eût repris ses sens. Le vieux forçat entendit cette phrase et frémit de peur, car il savait quelle ignoble expression prenait alors sa physionomie. - Si vous n'avez pas la force d'ôter votre perruque oui, Coquart, ôtez-la, dit le juge à son greffier. Jacques Collin avança la tête vers le greffier avec une résignation admirable, mais alors sa tête dépouillée de cet ornement fut épouvantable à voir, elle eut son caractère réel. Ce spectacle plongea Camusot dans une grande incertitude. En attendant le médecin et un infirmier, il se mit à classer et à examiner tous les papiers et les objets saisis au domicile de Lucien. Après avoir opéré rue Saint-Georges, chez mademoiselle Esther, la Justice était descendue quai Malaquais y faire ses perquisitions. - Vous mettez la main sur les lettres de madame la comtesse de Sérisy, dit Carlos Herrera; mais je ne sais pas pourquoi vous avez presque tous les papiers de Lucien, ajoutait-il avec un sourire foudroyant d'ironie pour le juge. Camusot en recueillant ce sourire comprit l'étendue du mot presque! - Lucien de Rubempré, soupçonné d'être votre complice, est arrêté, répondit le juge qui voulut voir quel effet produirait cette nouvelle sur son prévenu. - Vous avez fait un grand malheur, car il est tout aussi innocent que moi, répondit le faux Espagnol sans montrer la moindre émotion. - Nous verrons, nous n'en sommes encore qu'à votre identité, reprit Camusot, surpris de la tranquillité du prévenu. Si vous êtes réellement don Carlos Herrera, ce fait changerait immédiatement la situation de Lucien Chardon. - Oui, c'était bien madame Chardon, mademoiselle de Rubempré! dit Carlos en murmurant. Ah! c'est une des plus grandes fautes de ma vie! Il leva les yeux au ciel; et, à la manière dont il agita ses lèvres, il parut dire une prière fervente. - Mais si vous êtes Jacques Collin, s'il a été sciemment le compagnon d'un forçat évadé, d'un sacrilège, tous les crimes que la Justice soupçonne deviennent plus que probables. Carlos Herrera fut de bronze en écoutant cette phrase habilement dite par le juge, et pour toute réponse à ces mots sciemment, forçat évadé! il levait les mains par un geste noblement douloureux. - Monsieur l'abbé, reprit le juge avec une excessive politesse, si vous êtes don Carlos Herrera, vous nous pardonnerez tout ce que nous sommes obligés de faire dans l'intérêt de la justice et de la vérité... Jacques Collin devina le piège au seul son de voix du juge quand il prononça monsieur l'abbé, la contenance de cet homme fut la même, Camusot attendait un mouvement de joie qui eût été comme un premier indice de la qualité de forçat par le contentement ineffable du criminel trompant son juge; mais il trouva le héros du bagne sous les armes de la dissimulation la plus machiavélique. - Je suis diplomate et j'appartiens à un Ordre où l'on fait des voeux bien austères, répondit Jacques Collin avec une douceur apostolique, je comprends tout et je suis habitué à souffrir. Je serais déjà libre si vous aviez découvert chez moi la cachette où sont mes papiers, car je vois que vous n'avez saisi que des papiers insignifiants... Ce fut un coup de grâce pour Camusot, Jacques Collin avait déjà contrebalancé, par son aisance et sa simplicité, tous les soupçons que la vue de sa tête avait fait naÃtre. - Où sont ces papiers?... - Je vous en indiquerai la place si vous voulez faire accompagner votre délégué par un secrétaire de légation de l'ambassade d'Espagne, qui les recevra et à qui vous en répondrez, car il s'agit de mon Etat, de pièces diplomatiques et des secrets qui compromettent le feu roi Louis XVIII. - Ah, monsieur! il vaudrait mieux... Enfin, vous êtes magistrat!.... D'ailleurs l'ambassadeur, à qui j'en appelle de tout ceci, appréciera. La marque est abolie En ce moment le médecin et l'infirmier entrèrent, après avoir été annoncés par l'huissier. - Bonjour, monsieur Lebrun, dit Camusot au médecin, je vous requiers pour constater l'état où se trouve le prévenu que voici. Il dit avoir été empoisonné, il prétend être à la mort depuis avant-hier; voyez s'il y a du danger à le déshabiller et à procéder à la vérification de la marque... Le docteur Lebrun prit la main de Jacques Collin, lui tâta le pouls, lui demanda de présenter la langue, et le regarda très attentivement. Cette inspection dura dix minutes environ. - Le prévenu, répondit le docteur, a beaucoup souffert, mais il jouit en ce moment d'une grande force... - Cette force factice est due, monsieur, à l'excitation nerveuse que me cause mon étrange situation, répondit Jacques Collin avec la dignité d'un évêque. - Cela se peut, dit monsieur Lebrun. Sur un signe du juge, le prévenu fut déshabillé, on lui laissa son pantalon, mais on le dépouilla de tout, même de sa chemise; et alors, on put admirer un torse velu d'une puissance cyclopéenne. C'était l'Hercule Farnèse de Naples sans sa colossale exagération. - A quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bâtis?... dit le médecin à Camusot. L'huissier revint avec cette espèce de batte en ébène qui, depuis un temps immémorial, est l'insigne de leur fonction et qu'on appelle une verge; il en frappa plusieurs coups à l'endroit où le bourreau avait appliqué les fatales lettres. Dix-sept trous reparurent alors, tous capricieusement distribués; mais, malgré le soin avec lequel on examina le dos, on ne vit aucune forme de lettres. Seulement l'huissier fit observer que la barre du T se trouvait indiquée par deux trous dont l'intervalle avait la longueur de cette barre entre les deux virgules qui la terminent à chaque bout, et qu'un autre trou marquait le point final du corps de la lettre. - C'est néanmoins bien vague, dit Camusot en voyant le doute peint sur la figure du médecin de la Conciergerie. Carlos demanda qu'on fÃt la même opération sur l'autre épaule et au milieu du dos. Une quinzaine d'autres cicatrices reparurent que le docteur observa sur la réclamation de l'Espagnol, et il déclara que le dos avait été si profondément labouré par des plaies, que la marque ne pourrait reparaÃtre dans le cas où l'exécuteur l'y aurait imprimée. Coups de pointe et parades En ce moment un garçon de bureau de la Préfecture de police entra, remit un pli à monsieur Camusot et demanda la réponse. Après avoir lu, le magistrat alla parler à Coquart, mais si bien dans l'oreille que personne ne put rien entendre. Seulement, à un regard de Camusot, Jacques Collin devina qu'un renseignement sur lui venait d'être transmis par le Préfet de police. - J'ai toujours l'ami de Peyrade sur les talons, pensa Jacques Collin; si je le connaissais, je me débarrasserais de lui comme de Contenson. Pourrais-je encore une fois revoir Asie?... Après avoir signé le papier écrit par Coquart, le juge le mit sous enveloppe et le tendit au garçon de bureau des Délégations. Le bureau des Délégations est un auxiliaire indispensable à la justice. Ce bureau, présidé par un commissaire de police ad hoc, se compose d'officiers de paix qui exécutent avec l'aide des commissaires de police de chaque quartier les mandats de perquisition et même d'arrestation chez les personnes soupçonnées de complicité dans les crimes ou dans les délits. Ces délégués de l'autorité judiciaire épargnent alors aux magistrats chargés d'une instruction un temps précieux. Le prévenu, sur un signe du juge, fut alors habillé par monsieur Lebrun et par l'infirmier qui se retirèrent, ainsi que l'huissier. Camusot s'assit à son bureau où il se mit à jouer avec sa plume. - Vous avez une tante, dit brusquement Camusot à Jacques Collin. - Une tante, répondit avec étonnement don Carlos Herrera; mais monsieur, je n'ai point de parent, je suis l'enfant non reconnu du feu duc d'Ossuna. Et en lui-même il se disait "Ils brûlent!" allusion au jeu de cache-cache, qui d'ailleurs est une enfantine image de la lutte terrible entre la justice et le criminel. - Bah! dit Camusot. Allons, vous avez encore votre tante, mademoiselle Jacqueline Collin, que vous avez placée sous le nom bizarre d'Asie auprès de la demoiselle Esther. Jacques Collin fit un insouciant mouvement d'épaules parfaitement en harmonie avec l'air de curiosité par lequel il accueillait les paroles du juge qui l'examinait avec une attention narquoise. - Prenez garde, reprit Camusot. Ecoutez-moi bien. - Je vous écoute, monsieur. Etats de service d'Asie - Votre tante est marchande au Temple, son commerce est géré par une demoiselle Paccard, soeur d'un condamné, très honnête fille d'ailleurs, surnommée la Romette. La justice est sur les traces de votre tante, et dans quelques heures nous aurons des preuves décisives. Cette femme vous est bien dévouée... - Continuez, monsieur le juge, dit tranquillement Jacques Collin en réponse à une pause de Camusot, je vous écoute. - Votre tante, qui compte environ cinq ans de plus que vous, a été la maÃtresse de Marat d'odieuse mémoire. C'est de cette source ensanglantée que lui est venu le noyau de la fortune qu'elle possède. C'est, selon les renseignements que je reçois, une très habile receleuse, car on n'a pas encore de preuves contre elle. Après la mort de Marat, elle aurait appartenu, selon les rapports que je tiens entre les mains, à un chimiste condamné à mort en l'an XII, pour crime de fausse monnaie. Elle a paru comme témoin dans le procès. C'est dans cette intimité qu'elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. Elle a été marchande à la toilette de l'an XII à 1810. Elle a subi deux ans de prison en 1812 et 1816 pour avoir livré des mineures à la débauche... Vous étiez déjà condamné pour crime de faux, vous aviez quitté la maison de banque où votre tante vous avait placé comme commis, grâce à l'éducation que vous aviez reçue et aux protections dont jouissait votre tante auprès des personnages à la dépravation desquels elle fournissait des victimes... Tout ceci, prévenu, ressemblerait peu à la grandesse des ducs d'Ossuna... Persistez-vous dans vos dénégations?... Jacques Collin écoutait monsieur Camusot en pensant à son enfance heureuse, au Collège des Oratoriens d'où il était sorti, méditation qui lui donnait un air véritablement étonné. Malgré l'habileté de sa diction interrogative, Camusot n'arracha pas un mouvement à cette physionomie placide. - Si vous avez fidèlement écrit l'explication que je vous ai donnée en commençant, vous pouvez la relire, répondit Jacques Collin, je ne puis varier... Je ne suis pas allé chez la courtisane, comment saurais-je qui elle avait pour cuisinière. Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous ine parlez. - Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance. - Un homme déjà fusillé une fois est habitué à tout, répondit Jacques Collin avec douceur. Camusot retourna visiter les papiers saisis en attendant le retour du chef de la Sûreté dont la diligence fut extrême, car il était onze heures et demie, l'interrogatoire avait commencé vers dix heures et demie, et l'huissier vint annoncer au juge à voix basse l'arrivée de Bibi-Lupin. - Qu'il entre! répondit monsieur Camusot. Reconnaissance de plusieurs connaissances En entrant Bibi-Lupin de qui l'on attendait un "C'est bien lui!..." resta surpris. Il ne reconnaissait plus le visage de sa pratique dans une face criblée de petite vérole. Cette hésitation frappa le juge. - C'est bien sa taille, sa corpulence, dit l'agent. Ah! c'est toi, Jacques Collin, reprit-il en examinant les yeux, la coupe du front et les oreilles... Il y a des choses qu'on ne peut pas déguiser... C'est parfaitement lui, monsieur Camusot... Jacques a la cicatrice d'un coup de couteau dans le bras gauche, faites-lui ôter sa redingote, vous allez la voir... De nouveau, Jacques Collin fut obligé de se dépouiller de sa redingote, Bibi-Lupin retroussa la manche de la chemise et montra la cicatrice indiquée. - C'est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d'autres cicatrices. - Ah! c'est bien sa voix! s'écria Bibi-Lupin. - Votre certitude, dit le juge, est un simple renseignement, ce n'est pas une preuve. - Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin; mais je vous trouverai des témoins. Déjà l'une des pensionnaires de la Maison Vauquer est là ... dit-il en regardant Collin. La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas. - Faites entrer cette personne, dit péremptoirement monsieur Camusot dont le mécontentement perça, malgré son apparente indifférence. Ce mouvement fut remarqué par Jacques Collin qui comptait peu sur la sympathie de son juge d'instruction, et il tomba dans une apathie produite par la violente méditation à laquelle il se livra pour en rechercher la cause. L'huissier introduisit madame Poiret dont la vue inopinée occasionna chez le forçat un léger tremblement, mais cette trépidation ne fut pas observée par le juge dont le parti semblait pris. Comment vous nommez-vous? dernanda le juge en procédant à l'accomplissement des formalités qui commencent toutes les dépositions et les interrogatoires. Madame Poiret, petite vieille blanche et ridée comme ris de veau, vêtue d'une robe de soie gros-bleu, déclara se nommer Christine-Michelle Michonneau, épouse du sieur Poiret, être âgée de cinquante et un ans, être née à Paris, demeurer rue des Poules au coin de la rue des Postes et avoir pour état celui de logeuse en garni. - Vous avez habité, madame, dit le juge, une pension bourgeoise en 1818 et 1819, tenue par une dame Vauquer. - Oui, monsieur, c'est là que je fis la connaissance de monsieur Poiret, ancien employé retraité, devenu mon mari, que, depuis un an, je garde au lit... pauvre homme! il est bien malade. Aussi ne saurais-je rester pendant longtemps hors de ma maison... - Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin... demanda le juge. - Oh, monsieur! c'est toute une histoire, c'était un affreux galérien... - Vous avez coopéré à son arrestation, - C'est faux, monsieur... - Vous êtes devant la Justice, prenez garde!... dit sévèrement monsieur Camusot. Madame Poiret garda le silence. - Rappelez vos souvenirs! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme?.. le reconnaÃtriez-vous? - Je le crois. - Est-ce l'homme que voici?... dit le juge. Madame Poiret mit ses conserves et regarda l'abbé Carlos Herrera. - C'est sa carrure, sa taille, mais... non.. si... Monsieur le juge reprit-elle, si je pouvais voir sa poitrine nue, je le reconnaÃtrais à l'instant. Voir le Père Goriot. Le juge et le greffier ne purent s'empêcher de rire, malgré la gravité de leurs fonctions, Jacques Collin partagea leur hilarité, mais avec mesure. Le prévenu n'avait pas remis la redingote que Bibi-Lupin venait de lui ôter; et, sur un signe du juge, il ouvrit complaisamment sa chemise. - Voilà bien sa palatine; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s'écria madame Poiret. Audace du prévenu - Que répondez-vous à cela? demanda le juge. - Que c'est une folle! dit Jacques Collin. - Ah, mon Dieu! si j'avais un doute, car il n'a plus la même figure, cette voix suffirait, c'est bien lui qui m'a menacée.. Ah! c'est son regard. - L'agent de la police judiciaire et cette femme n'ont pas pu, reprit le juge en s'adressant à Jacques Collin, s'entendre pour dire de vous les mêmes choses, car ni l'un ni l'autre ne vous avaient vu, comment expliquez-vous cela? - La justice a commis des erreurs encore plus fortes que celle à laquelle donneraient lieu le témoignage d'une femme qui reconnaÃt un homme au poil de sa poitrine et les soupçons d'un agent de police, répondit Jacques Collin. On trouve en moi des ressemblances de voix, de regards, de taille avec un grand criminel, c'est déjà vague. Quant à la réminiscence qui prouverait entre madame et mon sosie des relations dont elle ne rougit pas... vous en avez ri vous-même. Voulez-vous, monsieur, dans l'intérêt de la vérité, que je désire établir pour mon compte plus vivement que vous ne pouvez le souhaiter pour celui de la justice, demander à cette dame.. Foi... - Poiret... - Poret. Pardonnez! je suis Espagnol, si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette.. Comment nommez-vous la maison.. - Une pension bourgeoise, dit madame Poiret. - Je ne sais ce que c'est! répondit Jacques Collin. - C'est une maison où l'on dÃne et où l'on déjeune par abonnement. - Vous avez raison, s'écria Camusot qui fit un signe de tête favorable à Jacques Collin, tant il fut frappé de l'apparente bonne foi avec laquelle il lui fournissait les moyens d'arriver à un résultat. Essayez de vous rappeler les abonnés qui se trouvaient dans la pension lors de l'arrestation de Jacques Collin. - Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le père Goriot... mademoiselle Taillefer... - Bien, dit le juge qui n'avait pas cessé d'observer Jacques Collin dont la figure fut impassible. Eh bien! ce père Goriot... - Il est mort, dit madame Poiret. - Monsieur, dit Jacques Collin, j'ai plusieurs fois rencontré chez Lucien un monsieur de Rastignac, lié, je crois, avec madame de Nucingen, et, si c'est lui dont il serait question, jamais il ne m'a pris pour le forçat avec lequel on essaie de me confondre.. - Monsieur de Rastignac et le docteur Bianchon, dit le juge, occupent tous les deux des positions sociales telles que leur témoignage, s'il vous est favorable, suffirait pour vous faire élargir. Coquart, préparez leurs citations. En quelques minutes, les formalités de la déposition de madame Poiret furent terminées, Coquart lui relut le procès-verbal de la scène qui venait d'avoir lieu, et elle le signal; mais le prévenu refusa de signer en se fondant sur l'ignorance où il était des formes de la justice française. Un incident - En voilà bien assez pour aujourd'hui, reprit monsieur Camusot, vous devez avoir besoin de prendre quelques aliments, je vais vous faire reconduire à la Conciergerie. - Hélas! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin. Camusot voulait faire coïncider le moment du retour de Jacques Collin avec l'heure de la promenade des accusés dans le préau; mais il voulait avoir du directeur de la Conciergerie une réponse à l'ordre qu'il lui avait donné le matin, et il sonna pour envoyer son huissier. L'huissier vint et dit que la portière de la maison du quai Malaquais avait à lui remettre une pièce importante relative à monsieur Lucien de Rubempré. Cet incident devint si grave qu'il fit oublier son dessein à Camusot. Qu'elle entre! dit-il. Pardon, excuse, monsieur, fit la portière en saluant le juge et l'abbé Carlos tour à tour. Nous avons été si troublés, mon mari et moi, par la justice, les deux fois qu'elle est venue, que nous avons oublié dans notre commode une lettre à l'adresse de monsieur Lucien, et pour laquelle nous avons payé dix sous quoiqu'elle soit de Paris, car elle est très lourde. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous verrons nos locataires! - Cette lettre vous a été remise par le facteur? demanda Camusot après avoir examiné très attentivement l'enveloppe. - Oui, monsieur. - Coquart, vous allez dresser procès-verbal de cette déclaration. Allez! ma bonne femme. Donnez vos noms, vos qualités... Camusot fit prêter serment à la portière, puis il dicta le procès-verbal. Pendant l'accomplissement de ces formalités, il vérifiait le timbre de la poste qui portait les dates des heures de levée et de distribution, ainsi que la date du jour. Or, cette lettre, remise chez Lucien le lendemain de la mort d'Esther, avait été sans nul doute écrite et jetée à la poste le jour de la catastrophe. Maintenant on pourra juger de la stupéfaction de monsieur Camusot en lisant cette lettre, écrite et signée par celle que la justice Croyait être la victime d'un crime. Assez Esther a Lucien Lundi, 13 mai 1830. MON DERNIER JOUR, A DIX HEURES DU MATIN. "Mon Lucien, je n'ai pas une heure à vivre. A onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J'ai payé cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapidité de l'éclair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire Ma petite Esther n'a pas souffert... Oui, je n'aurai souffert qu'en t'écrivant ces pages. Ce monstre qui m'a si chèrement achetée, en sachant que le jour où je me regarderais comme à lui n'aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu'on aurait grisé. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j'ai pu comparer mon ancien métier de fille de joie à la vie de l'amour, superposer la tendresse qui s'épanouit dans l'infini à l'horreur du devoir qui voudrait s'anéantir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable... J'ai pris un bain; j'aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent où j'ai reçu le baptême, me confesser, enfin me laver l'âme. Mais c'est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d'ailleurs baignée dans les eaux d'un repentir sincère. Dieu fera de moi ce qu'il voudra. Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux être pour toi ton Esther jusqu'au dernier moment, ne pas t'ennuyer de ma mort, de l'avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s'il me tourmentait dans l'autre vie quand j'ai dévoré tant de douleurs dans celle-ci... J'ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d'ivroire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t'écrivant mes dernières pensées, en te peignant les derniers battements de mon coeur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu'on le pille ni qu'on le vende. La seule pensée de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d'un marchand parmi des dames et des officiers de l'Empire, ou des drôleries chinoises, me donne la petite mort. Ce portrait, mon mignon, efface-le, ne le donne à personne... à moins que ce présent ne te rende le coeur de cette latte qui marche et qui porte des robes, de cette Clotilde de Grandlieu, qui te fera des noirs en dormant, tant elle a les os pointus... Oui, j'y consens, je te serais encore bonne à quelque chose comme de mon vivant. Ah! pour te faire plaisir, ou si cela t'eût seulement fait rire, je me serais tenue devant un brasier en ayant dans la bouche une pomme pour te la cuire! Ma mort te sera donc utile encore... J'aurais troublé ton ménage... Oh! cette Clotilde, je ne la comprends pas! Pouvoir être ta femme, porter ton nom, ne te quitter ni jour ni nuit, être à toi, et faire des façons! il faut être du faubourg Saint-Germain pour cela! et n'avoir pas dix livres de chair sur les os... Pauvre Lucien, cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir! Va, tu regretteras plus d'une fois ton pauvre chien fidèle, cette bonne fille qui volait pour toi, qui se serait laissé traÃner en Cour d'assises pour assurer ton bonheur, dont la seule occupation était de rêver à tes plaisirs, de t'en inventer, qui avait de l'amour pour toi dans les cheveux, dans les pieds, dans les oreilles, enfin ta ballerina dont tous les regards étaient autant de bénédictions; qui, durant six ans, n'a pensé qu'à toi, qui fut si bien ta chose que je n'ai jamais été qu'une émanation de ton âme comme la lumière est celle du soleil. Mais enfin, faute d'argent et d'honneur, hélas! je ne puis pas être ta femme... J'ai toujours pourvu à ton avenir en te donnant tout ce que j'ai... Viens aussitôt cette lettre reçue, et prends ce qui sera sous mon oreiller, car je me défie des gens de la maison... Vois-tu, je veux être belle en morte, je me coucherai, je m'étendrai dans mon lit, je me poserai, quoi! Puis je presserai la groseille contre le voile du palais, et je ne serai défigurée ni par les convulsions, ni par une posture ridicule. Je sais que madame de Sérisy s'est brouillée avec toi, rapport à moi; mais, vois-tu, mon chat, quand elle saura que je suis morte, elle te pardonnera, tu la cultiveras, elle te mariera bien, si les Grandlieu persistent dans leurs refus. Mon nini, je ne veux pas que tu fasses de grands hélas en apprenant ma mort. D'abord, je dois te dire que l'heure d'onze heures du lundi 13 mai n'est que la terminaison d'une longue maladie qui a commencé le jour où, sur la terrasse de Saint-Germain, vous m'avez rejetée dans mon ancienne carrière... On a mal à l'âme comme on a mal au corps. Seulement l'âme ne peut pas se laisser bêtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l'âme comme l'âme soutient le corps, et l'âme a le moyen de se guérir dans la réflexion qui fait recourir au litre de charbon des couturières. Tu m'as donné toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m'épouserais. C'eût été pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire; car il y a des morts plus ou moins amères. Jamais le monde ne nous aurait acceptés. Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va! Une pauvre fille est dans la boue, comme j'y étais avant mon entrée au couvent; les hommes la trouvent belle, ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d'égards, ils la reçoivent à pied après être allés la chercher en voiture; s'ils ne lui crachent pas à la figure, c'est qu'elle est préservée de cet outrage par sa beauté; mais moralement, ils font pis. Eh! bien, que cette fille hérite de cinq à six millions, elle sera recherchée par des princes, elle sera saluée avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens écussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux êtres unis et heureux, a constamment salué madame de StaÃl, malgré ses romans en action, parce qu'elle avait deux cent mille livres de rente. Le monde, qui plie devant l'Argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu; car j'aurais fait du bien... Oh! combien de larmes aurais-je séchées!... autant je crois que j'en ai versé! Oui, j'aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité. Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat? Dis-toi souvent il y a eu deux bonnes filles, deux belles créatures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m'en vouloir, qui m'adoraient; élève dans ton coeur un souvenir à Coralie, à Esther, et va ton train! Te souviens-tu du jour où tu m'as montré vieille, ratatinée, en capote vert-melon, en douillette puce à taches de graisse noire, la maÃtresse d'un poète d'avant la Révolution, à peine réchauffée par le soleil, quoiqu'elle se fût mise en espalier aux Tuileries, et s'inquiétant d'un horrible carlin, le dernier des carlins? Tu sais, elle avait eu des laquais, des équipages, un hôtel! je t'ai dit alors - Il vaut mieux mourir à trente ans! Eh! bien, ce jour-là , tu m'as trouvée pensive, tu as fait des folies pour me distraire; et, entre deux baisers, je t'ai dit encore - Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin!... Eh! bien, je n'ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout... Tu dois me trouver bavarde, mais c'est mon dernier ragôt. Je t'écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturières qui se lamentent m'ont toujours fait horreur; tu sais que j'avais su bien mourir une fois déjà , à mon retour de ce fatal bal de l'Opéra, où l'on t'a dit que j'avais été fille! Oh! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d'amour je viens de m'abÃmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j'ai faite.. tu penserais, en y reprenant l'amour que j'ai tâché d'incruster sur cet ivoire, que l'âme de ta biche aimée est là . Une morte qui demande l'aumône, en voilà du comique?... Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe. Tu ne sais pas combien ma mort paraÃtrait héroïque aux imbéciles s'ils savaient que cette nuit Nucingen m'a offert deux millions si je voulais l'aimer comme je t'aimais. Il sera joliment volé quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J'ai tout tenté pour continuer à respirer l'air que tu respires. J'ai dit à ce gros voleur - Voulez-vous être aimé, comme vous le demandez, je m'engagerai même à ne jamais revoir Lucien... - Que faut-il faire?.. a-t-il demandé. - Donnez-moi deux millions pour lui?.. Non! si tu avais vu sa grimace? Ah! j'en aurais ri, si ça n'avait pas été si tragique pour moi. - Evitez-vous un refus! lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu'à moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu'elle vaut, ai-je ajouté en lui tournant le dos. Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas. Qu'est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux? Bah! je ne veux plus penser à rien de la vie, je n'ai plus que cinq minutes, je les donne à Dieu; n'en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l'autre monde. Ça m'ennuie bien d'aller dans l'enfer, j'aurais voulu voir les anges pour savoir s'ils te ressemblent... Adieu, mon nini, adieu! je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai Ton ESTHER..." "Onze heures sonnent. J'ai fait ma dernière prière, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu! Je voudrais que la chaleur de ma main laissât là mon âme comme j'y mets un dernier baiser, et je veux encore une fois te nommer mon gentil minet, quoique tu sois la cause de la mort de ton ESTHER" Où l'on voit que la justice est et doit être sans coeur Un mouvement de jalousie pressa le coeur du juge en terminant la lecture de la seule lettre d'un suicide qu'il eût vue écrite avec cette gaieté, quoique ce fût une gaieté fébrile, et le dernier effort d'une tendresse aveugle - Qu'a-t-il donc de particulier pour être aimé ainsi!...pensa-t-il en répétant ce que disent tous les hommes qui n'ont pas le don de plaire aux femmes. - S'il vous est possible de prouver non seulement que vous n'êtes pas Jacques Collin, forçat libéré, mais encore que vous êtes bien réellement don Carlos Herrera, chanoine de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII, dit le juge à Jacques Collin, vous serez mis en liberté, car l'impartialité qu'exige mon ministère m'oblige à vous dire que je reçois à l'instant une lettre de la demoiselle Esther Gobseck où elle avoue l'intention de se donner la mort, et où elle émet sur ses domestiques des soupçons qui paraissent les désigner comme étant les auteurs de la soustraction des sept cent cinquante mille francs. En parlant, monsieur Camusot comparait l'écriture de la lettre avec celle du testament, et il fut évident pour lui que la lettre était bien écrite par la même personne qui avait fait le testament. - Monsieur, vous vous êtes trop pressé de croire à un crime, ne vous pressez pas de croire à un vol. - Ah! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu. - Ne croyez pas que je me compromette en disant que cette somme peut se retrouver, reprit Jacques Collin en faisant entendre au juge qu'il comprenait son soupçon. Cette pauvre fille était bien aimée par ses gens; et, si j'étais libre, je me chargerais de chercher un argent qui maintenant appartient à l'être que j'aime le plus au monde, à Lucien!... Auriez-vous la bonté de me permettre de lire cette lettre, ce sera bientôt fait.. c'est la preuve de l'innocence de mon cher enfant.. vous ne pouvez pas craindre que je l'anéantisse.. ni que j'en parle, je suis au secret. - Au secret!... s'écria le magistrat, vous n'y serez plus... C'est moi qui vous prie d'établir le plus promptement possible votre état, ayez recours à votre ambassadeur si vous voulez... Et il tendit la lettre à Jacques Collin. Camusot était heureux de sortir d'embarras, de pouvoir satisfaire le Procureur-général, mesdames de Maufrigneuse et de Sérisy. Néanmoins il examina froidement et curieusement la figure de son prévenu pendant qu'il lisait la lettre de la courtisane; et, malgré la sincérité des sentiments qui s'y peignaient, il se disait "C'est pourtant bien là une physionomie de bagne." - Voilà comme on l'aime!... dit Jacques Collin en rendant la lettre... Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. - Si vous le connaissiez! reprit-il, c'est une âme si jeune, si fraÃche, une beauté si magnifique, un enfant, un poète... On éprouve irrésistiblement le besoin de se sacrifier à lui, de satisfaire ses moindres désirs. Ce cher Lucien est si ravissant quand il est câlin... - Allons, dit le magistrat en faisant encore un effort pour découvrir la vérité, vous ne pouvez pas être Jacques Collin... - Non, monsieur... répondit le forçat. Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. Dans son désir de terminer son oeuvre, il s'avança vers le juge, l'emmena dans l'embrasure de la croisée et prit les manières d'un prince de l'Eglise, en prenant le ton des confidences. - J'aime tant cet enfant, monsieur, que s'il fallait être le criminel pour qui vous me prenez afin d'éviter un désagrément à cette idole de mon coeur, je m'accuserais, dit-il à voix basse. J'imiterais la pauvre fille qui s'est tuée à son profit. Aussi, monsieur, vous supplié-je de m'accorder une faveur, c'est de mettre Lucien en liberté sur-le-champ... - Mon devoir s'y oppose, dit Camusot avec bonhomie; mais, s'il est avec le ciel des accommodements, la justice sait avoir des égards, et, si vous pouvez me donner de bonnes raisons... Parlez, ceci ne sera pas écrit... - Eh! bien, reprit Jacques Collin trompé par la bonhomie de Camusot, je sais tout ce que ce pauvre enfant souffre en ce moment, il est capable d'attenter à ses jours en se voyant en prison... - Oh! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps. - Vous ne savez pas qui vous obligez en m'obligeant, ajouta Jacques Collin qui voulut remuer d'autres cordes. Vous rendez service à un Ordre plus puissant que des comtesses de Sérisy, que des duchesses de Maufrigneuse qui ne vous pardonneront pas d'avoir eu dans votre cabinet leurs lettres..., dit-il en montrant deux liasses parfumées... Mon Ordre a de la mémoire. - Monsieur! dit Camusot, assez. Cherchez d'autres raisons à me donner. Je me dois autant au prévenu qu'à la vindicte publique. - Eh! bien, croyez-moi, je connais Lucien, c'est une âme de femme, de poète et de Méridional, sans consistance ni volonté, reprit Jacques Collin, qui crut avoir enfin deviné que le juge leur était acquis. Vous êtes certain de l'innocence de ce jeune homme, ne le tourmentez pas, ne le questionnez point; remettez-lui cette lettre, annoncez-lui qu'il est l'héritier d'Esther, et rendez-lui la liberté... Si vous agissez autrement, vous en serez au désespoir; tandis que si vous le relaxez purement et simplement, je vous expliquerai, moi gardez-moi au secret, demain, ce soir tout ce qui pourrait vous sembler mystérieux dans cette affaire, et les raisons de la poursuite acharnée dont je suis l'objet; mais je risquerai ma vie, on en veut à ma tête depuis cinq ans... Lucien libre, riche et marié à Clotilde de Grandlieu, ma tâche ici-bas est accomplie, je ne défendrai plus ma peau.. Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi... - Ah! Corentin! - Ah! il se nomme Corentin... Je vous remercie... Eh! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande?... - Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Coquart! dites à l'huissier et aux gendarmes de reconduire le prévenu à la Conciergerie... - Je donnerai des ordres pour que ce soir vous soyez à la pistole, ajouta-t-il avec douceur en faisant un léger salut de tête au prévenu. Le juge reprend tous ses avantages Frappé de la demande que Jacques Collin venait de lui adresser et se rappelant l'insistance qu'il avait mise à être interrogé le premier, en s'appuyant sur son état de maladie, Camusot reprit toute sa défiance. En écoutant ses soupçons indéterminés, il Vit le prétendu moribond allant, marchant comme un Hercule, ne faisant plus aucune des singeries si bien jouées qui avaient signalé l'entrée. - Monsieur?... Jacques Collin se retourna. - Mon greffier, malgré votre refus de le signer, va vous lire le procès-verbal de votre interrogatoire. Le prévenu jouissait d'une admirable santé, le mouvement par lequel il vint s'asseoir près du greffier fut un dernier trait de lumière pour le juge. - Vous avez été promptement guéri? dit Camusot. - Je suis pincé, pensa Jacques Collin. Puis il répondit à haute voix "La joie, monsieur, est la seule panacée qui existe... cette lettre, la preuve d'une innocence dont je ne doutais pas... voilà le grand remède." Le juge suivit son prévenu d'un regard pensif lorsque l'huissier et les gendarmes l'entourèrent; puis il fit le mouvernent d'un homme qui se réveille, et jeta la lettre d'Esther sur le bureau de son greffier. - Coquart, copiez cette lettre!... Mélancolie particulière aux juges d'instruction S'il est dans la nature de l'homme de se défier de ce qu'on le supplie de faire quand la chose demandée est contre ses intérêts ou contre son devoir, souvent même quand elle lui est indifférente, ce sentiment est la loi du juge d'instruction. Plus le prévenu, dont l'état n'était pas encore fixé, fit apercevoir de nuages à l'horizon dans le cas où Lucien serait interrogé, plus cet interrogatoire parut nécessaire à Camusot. Cette formalité n'eût pas été, d'après le Code et les usages, indispensable, qu'elle était exigée par la question de l'identité de l'abbé Carlos, Dans toutes les carrières, il existe une conscience de métier. A défaut de curiosité, Camusot aurait questionné Lucien par honneur de magistrat comme il venait de questionner Jacques Collin, en déployant les ruses que se permet le magistrat le plus intègre. Le service à rendre, son avancement, tout passait chez Camusot après le désir de savoir la vérité, de la deviner, quitte à la taire. Il jouait du tambour sur les vitres en s'abandonnant au cours fluviatile de ses conjectures, car alors la pensée est comme une rivière qui parcourt mille contrées. Amants de la vérité, les magistrats sont comme les femmes jalouses, ils se livrent à mille suppositions et les fouillent avec le poignard du soupçon comme le sacrificateur antique éventrait les victimes; puis ils s'arrêtent non pas au vrai, mais au probable, et ils finissent par entrevoir le vrai. Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. En de telles dispositions, un éclair, un mot, une inflexion de voix, une hésitation suffisent pour indiquer le fait, la trahison, le crime cachés. - La manière dont il vient de peindre son dévouement à son fils si c'est son fils, me ferait croire qu'il s'est trouvé dans la maison de cette fille pour veiller au grain; et, ne se doutant pas que l'oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision!... Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. Monsieur de Rubempré se doit à lui-même et doit à la justice d'éclaircir l'état civil de son père... Et me promettre la protection de son Ordre son Ordre! si je n'interroge pas Lucien!... Il resta sur cette pensée. Comme on vient de le voir, un magistrat instructeur dirige un interrogatoire à son gré. Libre à lui d'avoir de la finesse ou d'en manquer. Un interrogatoire, ce n'est rien, et c'est tout. Là gÃt la faveur. Camusot sonna, l'huissier était revenu. Il donna l'ordre d'aller chercher monsieur Lucien de Rubempré, mais en recommandant qu'il ne communiquât avec qui que ce soit pendant le trajet. Il était alors deux heures après midi. - Il y a un secret, se dit en lui-même le juge, et ce secret doit être bien important. Le raisonnement de mon amphibie, qui n'est ni prêtre, ni séculier, ni forçat, ni Espagnol, mais qui ne veut pas laisser sortir de la bouche de son protégé quelque parole terrible, est ceci "Le poète est faible, il est femme; il n'est pas comme moi, qui suis l'Hercule de la diplomatie, et vous lui arracherez facilement notre secret!" Eh! bien, nous allons tout savoir de l'innocent!... Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d'ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d'Esther. Combien de bizarreries dans l'usage de nos facultés! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait à côté du seul que le prévenu avait commis, le faux testament au profit de Lucien. Que ceux dont l'envie attaque la position des magistrats veuillent bien songer à cette vie passée en des soupçons continuels, à ces tortures imposées par ces gens à leur esprit, car les affaires civiles ne sont pas moins tortueuses que les instructions criminelles, et ils penseront peut-être que le prêtre et le magistrat ont un harnais également lourd, également garni de pointes à l'intérieur. Toute profession d'ailleurs a son cilice et ses casse-têtes chinois. Dangers que court l'innocence au Palais Vers deux heures, monsieur Camusot vit entrer Lucien de Rubempré, pâle, défait, les yeux rouges et gonflés, enfin dans un état d'affaissement qui lui permit de comparer la nature à l'art, le moribond vrai au moribond de théâtre. Le trajet fait de la Conciergerie au cabinet du juge entre deux gendarmes précédés d'un huissier avait porté le désespoir au comble chez Lucien. Il est dans l'esprit du poète de préférer un supplice à un jugement. En voyant cette nature entièrement dénuée du courage moral qui fait hésiter le juge et qui venait de se manifester si puissamment chez l'autre prévenu, monsieur Camusot eut pitié de cette facile victoire, et ce mépris lui permit de porter des coups décisifs, en lui laissant sur le terrain cette affreuse liberté d'esprit qui distingue le tireur quand il s'agit d'abattre des poupées. - Remettez-vous, monsieur de Rubempré, vous êtes en présence d'un magistrat empressé de réparer le mal que fait involontairement la justice par une arrestation préventive, quand elle est sans fondement. Je vous crois innocent, vous allez être libre immédiatement. Voici la preuve de votre innocence. C'est une lettre gardée par votre portière en votre absence, et qu'elle vient d'apporter. Dans le trouble causé par la descente de la justice et par la nouvelle de votre arrestation à Fontainebleau, cette femme avait oublié cette lettre qui vient de mademoiselle Esther Gobseck... Lisez! Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. Après un quart d'heure, temps pendant lequel Lucien eut beaucoup de peine à retrouver de la force, le greffier lui présenta la copie de la lettre et le pria de signer un pour copie conforme à l'original à représenter à première réquisition tant que durera l'instruction du procès, en lui offrant de collationner; mais Lucien s'en rapporta naturellement à la parole de Coquart quant à l'exactitude. - Monsieur, dit le juge d'un air plein de bonhomie, il est néanmoins difficile de vous mettre en liberté sans avoir rempli nos formalités et sans vous avoir adressé quelques questions... C'est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. A un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vérité n'est pas ici seulement un appel à votre conscience, mais encore une nécessité de votre position, ambiguà pour quelques instants. La vérité ne peut rien sur vous quelle qu'elle soit; mais le mensonge vous enverrait en Cour d'assises, et me forcerait à vous faire reconduire à la Conciergerie, tandis qu'en répondant franchement à mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez réhabilité par cette nouvelle que publieront les journaux "Monsieur de Rubempré, arrêté hier à Fontainebleau, a été sur-le-champ élargi après un très court interrogatoire." Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prévenu, le juge ajouta "je vous le répète, vous étiez soupçonné de complicité dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dépend de la succession, et vous êtes l'héritier; il y a là malheureusement un crime. Ce crime a précédé la découverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu'une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s'est permis ce crime à votre profit... - Ne m'interrompez pas, dit Camusot en imposant silence à Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. Abandonnez le faux, le misérable point dhonneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vérité?" On a dû déjà remarquer l'excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prévenus et les juges d'instruction. Certes la négation habilement maniée a pour elle l'absolu de sa forme et suffit à la défense du criminel; mais c'est en quelque sorte une panoplie qui devient écrasante quand le stylet de l'interrogation y trouve un joint. Dès que la dénégation est insuffisante contre certains faits évidents, le prévenu se trouve entièrement à la discrétion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvé d'un premier naufrage de sa vertu, pourrait s'amender et devenir utile à son pays, il périra dans les traquenards de l'instruction. Le juge rédige un procès-verbal très sec, une analyse fidèle des questions et des réponses; mais de ses discours insidieusement paternels, de ses remontrances captieuses dans le genre de celle-ci, rien n'en reste. Les juges de la juridiction supérieure et les jurés voient les résultats sans connaÃtre les moyens. Aussi, selon quelques bons esprits, le jury serait-il excellent, comme en Angleterre, pour procéder à l'instruction. La France a joui de ce système pendant un certain temps. Sous le code de brumaire an IV, cette institution s'appelait le jury d'accusation par opposition au jury de jugement. Quant au procès définitif, si l'on en revenait aux jurys d'accusation, il devrait être attribué aux cours royales, sans concours de jurés. Où tous ceux qui ont fait des fautes trembleront de comparoir devant un tribunal quelconque - Maintenant, dit Camusot après une pause, comment vous appelez-vous? Monsieur Coquart, attention!... dit-il au greffier. - Lucien Chardon, de Rubempré. - Vous êtes né? - A Angoulême... Et Lucien donna le jour, le mois et l'année. - Vous n'avez pas eu de patrimoine? - Aucun. - Vous avez néanmoins fait, pendant un premier séjour à Paris, des dépenses considérables, relativement à votre peu de fortune? - Oui, monsieur; mais à cette époque, j'ai eu dans mademoiselle Coralie une amie excessivement dévouée et que j'ai eu le malheur de perdre. Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays. - Bien, monsieur, dit Camusot. Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée. Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d'une confession générale. - Vous avez fait des dépenses bien plus considérables encore à votre retour d'Angoulême à Paris, reprit Camusot, vous avez vécu comme un homme qui aurait environ soixante mille francs de rentes. - Oui, monsieur... - Qui vous fournissait cet argent? - Mon protecteur, l'abbé Carlos Herrera. - Ou l'avez-vous connu? - Je l'ai rencontré sur la grande route, au moment où j'allais me débarrasser de la vie par un suicide... - Vous n'aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mère?... - Jamais. - Votre mère ne vous a jamais dit avoir rencontré d'Espagnol? - Jamais. - Pouvez-vous vous rappeler le mois, l'année où vous vous êtes lié avec la demoiselle Esther? - Vers la fin de 1823, à un petit théà tre du boulevard. - Elle a commencé par vous coûter de l'argent? - Oui, monsieur. - Dernièrement, dans le désir d'épouser mademoiselle de Grandlieu, vous avez acheté les restes du château de Rubempré, vous y avez joint des terres pour un million, vous avez dit à la famille Grandlieu que votre soeur et votre beau-frère venaient de faire un héritage considérable et que vous deviez ces sommes à leur libéralité?... Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu? - Oui, monsieur. - Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage? - Entièrement, monsieur. - Eh! bien, la famille de Grandlieu a envoyé chez votre beau-frère un des plus respectables avoués de Paris pour prendre des renseignements. A Angoulême, l'avoué, d'après les aveux mêmes de votre soeur et de votre beau-frère, a su que non seulement ils vous avaient prêté peu de chose, mais encore que leur héritage se composait d'immeubles, assez importants, il est vrai, mais la somme des capitaux s'élevait à peine à deux cent mille francs... Vous ne devez pas trouver étrange qu'une famille comme celle de Grandlieu recule devant une fortune dont l'origine ne se justifie pas... Voilà , monsieur, où vous a conduit un mensonge... Lucien fut glacé par cette révélation, et le peu de force d'esprit qu'il conservait l'abandonna. - La Police et la Justice savent tout ce qu'elles veulent savoir, dit Camusot, songez bien à ceci. Maintenant, reprit-il en pensant à la qualité de père que s'était donnée Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prétendu Carlos Herrera? - Oui, monsieur, mais je l'ai su trop tard... - Comment trop tard? Expliquez-vous! - Ce n'est pas un prêtre, ce n'est pas un Espagnol, c'est... - Un forçat évadé, dit vivement le juge. - Oui, répondit Lucien. Quand le fatal secret me fut révélé, j'étais son obligé, j'avais cru me lier avec un respectable ecclésiastique... - Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase. - Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c'est son nom. - Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d'être reconnu tout à l'heure par une personne, et s'il nie encore son identité, c'est, je crois, dans votre intérêt. Mais je vous demandais si vous saviez qui est cet homme dans le but de relever une autre imposture de Jacques Collin. Lucien eut aussitôt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation. - Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu'il prétend être votre père pour justifier l'extraordinaire affection dont vous êtes l'objet? - Lui! mon père!... oh! monsieur!... il a dit cela! - Soupçonnez-vous d'où provenaient les sommes qu'il vous remettait; car, s'il faut en croire la lettre que vous avez entre les mains, la demoiselle Esther, cette pauvre fille, vous aurait rendu plus tard les mêmes services que la demoiselle Coralie; mais vous êtes resté, comme vous venez de le dire, pendant quelques années à vivre, et très splendidement, sans rien recevoir d'elle. - C'est à vous, monsieur, que je demanderai de me dire, s'écria Lucien, où les forçats puisent de l'argent!... Un Jacques Collin mon père!... Oh! ma pauvre mère... Et il fondit en larmes. - Greffier, donnez lecture au prévenu de la partie de l'interrogatoire du prétendu Carlos Herrera dans laquelle il s'est dit le père de Lucien de Rubempré. Le poète écouta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine à voir. - Je suis perdu! s'écria-t-il. - On ne se perd pas dans la voie de l'honneur et de la vérité, dit le juge. - Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d'assises? dernanda Lucien. - Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. Achevez votre pensée. Les deux morales Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. La réflexion était venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. Là est la différence entre le poète et l'homme d'action l'un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu'après; tandis que l'autre sent et juge à la fois. Lucien resta morne, pâle, il se voyait au fond du précipice où l'avait fait rouler le juge d'instruction à la bonhomie de qui, lui poète, il s'était laissé prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait défendu leur position avec un courage de lion, avec une habileté tout d'une pièce. Là où Jacques Collin avait tout sauvé par son audace, Lucien, l'homme d'esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son défaut de réflexion. Ce mensonge infâme et qui l'indignait servait de paravent à une plus infâme vérité. Confondu par la subtilité du juge, épouvanté par sa cruelle adresse, par la rapidité des coups qu'il lui avait portés en se servant des fautes d'une vie mise à jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien était là semblable à l'animal que le billot de l'abattoir a manqué. Libre et innocent, à son entrée dans ce cabinet, en un instant, il se trouvait criminel par ses propres aveux. Enfin, dernière raillerie sérieuse, le juge, calme et froid, faisait observer à Lucien que ses révélations étaient le fruit d'une méprise. Camusot pensait à la qualité de père prise par Jacques Collin, tandis que Lucien, tout entier à la crainte de voir son alliance avec un forçat évadé devenir publique, avait imité la célèbre inadvertance des meurtriers d'Ibicus. L'une des gloires de Royer-Collard est d'avoir proclamé le triomphe constant des sentiments naturels sur les sentiments imposés, d'avoir soutenu la cause de l'antériorité des serments en prétendant que la loi de l'hospitalité, par exemple, devait lier au point d'annuler la vertu du serment judiciaire. Il a confessé cette théorie à la face du monde, à la tribune française; il a courageusement vanté les conspirateurs, il a montré qu'il était humain d'obéir à l'amitié plutôt qu'à des lois tyranniques tirées de l'arsenal social pour telle ou telle circonstance. Enfin le Droit naturel a des lois qui n'ont jamais été promulgées et qui sont plus efficaces, mieux connues que celles forgées par la société. Lucien venait de méconnaÃtre, et à son détriment, la loi de solidarité qui l'obligeait à se taire et à laisser Jacques Collin se défendre; bien plus, il l'avait chargé! Dans son intérêt, cet homme devait être pour lui et toujours, Carlos Herrera. Monsieur Camusot jouissait de son triomphe, il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l'un des favoris de la mode, et trouvé l'introuvable Jacques Collin. Il allait être proclamé l'un des plus habiles juges d'instruction. Aussi laissait-il son prévenu tranquille; mais il étudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s'accroÃtre sur ce visage décomposé, grossir et tomber enfin mêlées à deux ruisseaux de larmes. Le coup de massue - Pourquoi pleurer, monsieur de Rubempré? vous êtes, comme je vous l'ai dit, l'héritier de mademoiselle Esther, qui n'a pas d'héritiers ni collatéraux ni directs, et sa succession se monte à près de huit millions, si l'on retrouve les sept cent cinquante mille francs égarés. Ce fut le dernier coup pour le coupable. De la tenue pendant dix minutes, comme le disait Jacques Collin dans son billet, et Lucien atteignait au but de tous ses désirs! il s'acquittait avec Jacques Collin, il s'en séparait, il devenait riche, il épousait mademoiselle de Grandlieu. Rien ne démontre plus éloquemment que cette scène la puissance dont sont armés les juges d'instruction par l'isolement ou par la séparation des prévenus, et le prix d'une communication comme celle qu'Asie avait faite à Jacques Collin. - Ah! monsieur, répondit Lucien avec l'amertume et l'ironie de l'homme qui se fait un piédestal de son malheur accompli, comme on a raison de dire dans votre langage subir un interrogatoire!... Entre la torture physique d'autrefois et la torture morale d'aujourd'hui, je n'hésiterais pas pour mon compte, je préférerais les souffrances qu'infligeait jadis le bourreau. Que voulez-vous encore de moi? reprit-il avec fierté. - Ici, monsieur, dit le magistrat devenant rogue et narquois pour répondre à l'orgueil du poète, moi seul ai le droit de poser des questions. - J'avais le droit de ne pas répondre, dit en murmurant le pauvre Lucien à qui son intelligence était revenue dans toute sa netteté. - Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire... - Je redeviens un prévenu! se dit Lucien. Pendant que le commis lisait, Lucien prit une résolution qui l'obligeait à caresser monsieur Camusot. Quand le murmure de la voix de Coquart cessa, le poète eut le tressaillement d'un homme qui dort pendant un bruit auquel ses organes se sont accoutumés et qu'alors le silence surprend. - Vous avez à signer le procès-verbal de votre interrogatoire, dit le juge. - Et me mettez-vous en liberté? demanda Lucien devenant ironique à son tour. - Pas encore, répondit Camusot; mais demain, après votre confrontation avec Jacques Collin, vous serez sans doute libre. La justice doit savoir maintenant si vous êtes ou non complice des crimes que peut avoir commis cet individu depuis son évasion, qui date de 1820. Néanmoins, vous n'êtes plus au secret. Je vais écrire au directeur de vous mettre dans la meilleure chambre de la pistole. - Y trouverais-je ce qu'il faut pour écrire... - On vous y fournira tout ce que vous demanderez, j'en ferai donner l'ordre par l'huissier qui va vous reconduire. Lucien signa machinalement le procès-verbal, et il en parapha les renvois en obéissant aux indications de Coquart avec la douceur de la victime résignée. Un seul détail en dira plus sur l'état où il se trouvait que la peinture la plus minutieuse. L'annonce de sa confrontation avec Jacques Collin avait séché sur sa figure les gouttelettes de sueur, ses yeux secs brillaient d'un éclat insupportable. Enfin il devint, en un moment rapide comme l'éclair, ce qu'était Jacques Collin, un homme de bronze. Chez les gens dont le caractère ressemble à celui de Lucien, et que Jacques Collin avait si bien analysé, ces passages subits d'un état de démoralisation complète à un état quasiment métallique tant les forces humaines se tendent, sont les plus éclatants phénomènes de la vie des idées. La volonté revient, comme l'eau disparue d'une source; elle s'infuse dans l'appareil préparé pour le jeu de sa substance constitutive inconnue; et, alors, le cadavre se fait homme, et l'homme s'élance plein de force à des luttes suprêmes. Lucien mit la lettre d'Esther sur son coeur avec le portrait qu'elle lui avait renvoyé. puis il salua dédaigneusement monsieur Camusot, et marcha d'un pas ferme dans les corridors entre deux gendarmes. - C'est un profond scélérat! dit le juge à son greffier pour se venger du mépris écrasant que le poète venait de lui témoigner. Il a cru se sauver en livrant son complice. - Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé... Le juge à la torture - Je vous rends votre liberté pour aujourd'hui, Coquart, dit le juge. En voilà bien assez. Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. Ah! vous irez sur-le-champ chez monsieur le Procureur-general savoir s'il est encore dans son cabinet; s'il y est,demandez un moment d'audience pour moi. Oh! il y sera, reprit-il après avoir regardé l'heure à une méchante horloge de bois peint en vert et à filets dorés. il est trois heures un quart. Ces interrogations, qui se lisent si rapidement, étant entièrement écrites, les demandes aussi bien que les réponses prennent un temps énorme. C'est une des causes de la lenteur des instructions criminelles et de la durée des détentions préventives. Pour les petits, c'est la ruine, pour les riches, c'est la honte; car pour eux un élargissement immédiat répare, autant qu'il peut être réparé, le malheur d'une arrestation. Voilà pourquoi les deux scènes qui viennent d'être fidèlement reproduites avaient employé tout le temps consumé par Asie à déchiffrer les ordres du maÃtre, à faire sortir une duchesse de son boudoir et à donner de l'énergie à madame de Sérisy. En ce moment, Camusot, qui songeait à tirer parti de son habileté, prit les deux interrogatoires, les relut et se proposait de les montrer au Procureur-général en lui demandant son avis. Pendant la délibération à laquelle il se livrait, son huissier revint pour lui dire que le valet de chambre de madame la comtesse de Sérisy voulait absolument lui parler. Sur un signe de Camusot, un valet de chambre, vêtu comme un maÃtre, entra, regarda l'huissier et le magistrat alternativement, et dit "C'est bien à monsieur Camusot que j'ai l'honneur..." - Oui, répondirent le juge et l'huissier. Camusot prit une lettre que lui tendit le domestique, et lut ce qui suit "Dans bien des intérêts que vous comprendrez, mon cher Camusot, n'interrogez pas monsieur de Rubempré; nous vous apportons les preuves de son innocence, afin qu'il soit immédiatement élargi. "D. DE MAUFRIGNEUSE, L. DE SERISY. "P. S. Brûlez cette lettre." Camusot comprit qu'il avait fait une énorme faute en tendant des pièges à Lucien, et il commença par obéir aux deux grandes dames. Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement. - Madame de Sérisy va donc venir? demanda-t-il. - On attelait, répondit le valet de chambre. En ce moment, Coquart vint apprendre à monsieur Camusot que le Procureur-général l'attendait. Sous le poids de la faute qu'il avait commise contre son ambition au profit de la Justice, le juge, chez qui sept ans d'exercice avaient développé la finesse dont est pourvu tout homme qui s'est mesuré avec des grisettes en faisant son Droit, voulut avoir des armes contre le ressentiment des deux grandes dames. La bougie à laquelle il avait brûlé la lettre étant encore allumée, il s'en servit pour cacheter les trente billets de la duchesse de Maufrigneuse à Lucien et la correspondance assez volumineuse de madame de Sérisy. Puis il se rendit chez le Procureur-général. Monsieur le Procureur-général Le Palais-de-Justice est un amas confus de constructions superposées les unes aux autres, les unes pleines de grandeur, les autres mesquines, et qui se nuisent entre elles par un défaut d'ensemble. La salle des Pas-Perdus est la plus grande des salles connues; mais sa nudité fait horreur et décourage les yeux. Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour Royale. Enfin, la galerie Marchande mène à deux cloaques. Dans cette galerie ou remarque un escalier à double rampe, un peu plus grand que celui de la Police correctionnelle, et sous lequel s'ouvre une grande porte à deux battants. L'escalier conduit à la Cour d'assises, et la porte inférieure à une seconde Cour d'assises. Il se rencontre des années où les crimes commis dans le département de la Seine exigent deux sessions. C'est par là que se trouvent le parquet du Procureur-général, la chambre des avocats, leur bibliothèque, les cabinets des avocats-généraux, ceux des substituts du Procureur-général. Tous ces locaux, car il faut se servir d'un terme générique, sont unis par de petits escaliers de moulin, par des corridors sombres qui sont la honte de l'architecture, celle de la ville de Paris et celle de la France. Dans ses intérieurs, la première de nos justices souveraines surpasse les prisons dans ce qu'elles ont de hideux. Le peintre de moeurs reculerait devant la nécessité de décrire l'ignoble couloir d'un mètre de largeur où se tiennent les témoins à la cour d'assises supérieure. Quant au poêle qui sert à chauffer la salle des séances, il déshonorerait un café du boulevard Montparnasse. Le cabinet du Procureur-général est pratiqué dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris récemment, par rapport à l'âge du Palais, sur le terrain du préau attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais-de-Justice est obombrée par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux. Monsieur de Granville, ce digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n'avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l'affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rêverie involontaire que l'attente cause aux esprits les plus fermes. Il était assis dans l'embrasure de la croisée de son cabinet, il se leva, se mit à marcher de long en long, car il avait trouvé le matin Camusot, sur le passage duquel il s'était mis, peu compréhensif, il avait des inquiétudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi. La dignité de ses fonctions lui défendait d'attenter à l'indépendance absolue du magistrat inférieur, et il s'agissait dans ce procès de l'honneur, de la considération de son meilleur ami, de l'un de ses plus chauds protecteurs, le comte de Sérisy, ministre d'Etat, membre du conseil privé, le vice-président du Conseil-d'Etat, le futur chancelier de France, au cas où le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait à mourir. Monsieur de Sérisy avait le malheur d'adorer sa femme quand même, il la couvrait toujours de sa protection. Or, le Procureur-général devinait bien l'affreux tapage que ferait, dans le monde et à la Cour, la culpabilité d'un homme dont le nom avait été si souvent marié malignement à celui de la comtesse. - Ah! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir royal avait la ressource des évocations... Notre manie d'égalité tuera ce temps-ci... Ce digne magistrat connaissait l'entraÃnement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l'a vu, l'appartement où le comte de Granville avait vécu maritalement et secrètement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d'où elle s'était enfuie un jour, enlevée par un misérable Voir Un Double Ménage, SCENES DE LA VIE PRIVEE. Au moment où le Procureur-général se disait "Camusot nous aura fait quelque sottise!" le juge d'instruction frappa deux coups à la porte du cabinet. - Eh! bien, mon cher Camusot, comment va l'affaire dont je vous parlais ce matin? - Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-même? Il tendit les deux procès-verbaux des interrogatoires à monsieur de Granville, qui prit son lorgnon et alla lire dans l'embrasure de la croisée. Ce fut une lecture rapide. - Vous avez fait votre devoir, dit le Procureur-général d'une voix émue. Tout est dit, la justice aura son cours... Vous avez fait preuve de trop d'habileté pour qu'on se prive jamais d'un juge d'instruction tel que vous... Monsieur de Granville aurait dit à Camusot "Vous resterez pendant toute votre vie juge d'instruction!..." il n'aurait pas été plus explicite que dans cette phrase complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles. - Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m'avait prié... - Ah! la duchesse de Maufrigneuse, dit Granville en interrompant le juge, c'est vrai, c'est l'amie de madame de Sérisy. Vous n'avez cédé, je le vois, à aucune influence. Vous avez bien fait; monsieur, vous serez un grand magistrat. Est-il trop tard? En ce moment le comte Octave de Bauvan ouvrit sans frapper, et dit au comte de Granville "Mon cher, je t'amène une jolie femme qui ne savait où donner de la tête, elle allait se perdre dans notre labyrinthe.." Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérisy qui, depuis un quart d'heure, errait dans le Palais. - Vous ici, madame, s'écria le Procureur-général en avançant son propre fauteuil, et dans quel moment!... Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Bauvan, reprit-il en s'adressant à cet illustre orateur ministériel de la Restauration, attends-moi chez le premier président, il est encore chez lui, je t'y rejoins. Le comte Octave de Bauvan comprit que non seulement il était de trop, mais encore que le Procureur-général voulait avoir une raison de quitter son cabinet. Madame de Sérisy n'avait pas commis la faute de venir au Palais dans son magnifique coupé à manteau bleu armorié, avec son cocher galonné et ses deux valets en culotte courte et en bas de soie blancs. Au moment de partir, Asie avait fait comprendre aux deux grandes dames la nécessité de prendre le fiacre dans lequel elle était venue avec la duchesse; enfin elle avait également imposé à la maÃtresse de Lucien cette toilette qui, pour les femmes, est ce qu'était autrefois le manteau couleur muraille pour les hommes. La comtesse portait une redingote brune, un vieux châle noir et un chapeau de velours, dont les fleurs arrachées avaient été remplacées par un voile de dentelle noire très épais. - Vous avez reçu notre lettre... dit-elle à Camusot dont l'hébétement fut pris par elle comme une preuve de respect admiratif. - Trop tard, hélas, madame la comtesse, répondit le juge qui n'avait de tact et d'esprit que dans son cabinet contre ses prévenus. - Comment, trop tard?... Elle regarda monsieur de Granville et vit la consternation peinte sur sa figure. - Il ne peut pas, il ne doit pas être encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote. Tout ce que font les femmes à Paris Les femmes, les jolies femmes posées, comme l'est madame de Sérisy, sont les enfants gâtés de la civilisation française. Si les femmes des autres pays savaient ce qu'est à Paris une femme à la mode, riche et titrée, elles penseraient toutes à venir jouir de cette royauté magnifique. Les femmes vouées aux seuls liens de leur bienséance, à cette collection de petites lois déjà nommée assez souvent dans La Comédie Humaine, le Code Femelle, se moquent des lois que les hommes ont faites. Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, devant aucune sottise; car elles ont toutes admirablement compris qu'elles ne sont responsables de rien dans la vie, excepté de leur honneur féminin et de leurs enfants. Elles disent en riant les plus grandes énormités. A propos de tout, elles répètent ce mot dit par la jolie madame de Bauvan dans les premiers temps de son mariage à son mari qu'elle était venue chercher au Palais "Dépêche-toi de juger, et viens!" - Madame, dit le Procureur-général, monsieur Lucien de Rubempré n'est coupable ni de vol, ni d'empoisonnement; mais monsieur Camusot lui a fait avouer un crime plus grand que ceux-là !... - Quoi? demanda-t-elle. - Il s'est reconnu, lui dit le Procureur-général à l'oreille, l'ami, l'élève d'un forçat évadé. L'abbé Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui, serait notre fameux Jacques Collin.. Madame de Sérisy recevait autant de coups de barre de fer que le magistrat disait de paroles; mais ce nom célèbre fut le coup de grâce. - Et la morale de ceci?... dit-elle d'une voix qui fut un souffle. - Est, reprit monsieur de Granville en continuant la phrase de la comtesse et en parlant à voix basse, que le forçat sera traduit aux assises, et que si Lucien n'y comparaÃt pas à ses côtés comme ayant profité sciemment des crimes de cet homme, il y viendra comme témoin gravement compromis... - Ah! ça, jamais!... s'écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. Quant à moi je n'hésiterais pas entre la mort et la perspective de voir un homme que le monde a regardé comme mon meilleur ami, déclaré judiciairement le camarade d'un forçat... Le Roi aime beaucoup mon mari. - Madame, dit en souriant et à haute voix le Procureur-général, le Roi n'a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d'instruction de son royaume ni sur les débats d'une Cour d'assises. Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. Moi-même je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté... - De sa maladresse, reprit vivement la comtesse que les accointances de Lucien avec un bandit inquiétaient bien moins que sa liaison avec Esther. - Si vous lisiez les interrogatoires que monsieur Camusot a fait subir aux deux prévenus, vous verriez que tout dépend de lui... Après cette phrase, la seule que le Procureur-général pouvait se permettre, et après un regard d'une finesse féminine ou, si vous voulez, judiciaire, il se dirigea vers la porte de son cabinet. Puis il ajouta sur le seuil en se retournant "Pardonnez-moi! madame, j'ai deux mots à dire à Bauvan..." Ceci, dans le langage du monde, signifiait pour la comtesse "Je ne peux pas être témoin de ce qui va se passer entre vous et Camusot." Tout ce que peuvent les femmes à Paris - Qu'est-ce que c'est que ces interrogatoires? dit alors Léontine avec douceur à Camusot resté tout penaud devant la femme d'un des plus grands personnages de l'Etat. - Madame, répondit Camusot, un greffier met par écrit les demandes du juge et les réponses des prévenus, le procès-verbal est signé par le greffier, par les prévenus. Ces procès-verbaux sont les éléments de la procédure, ils déterminent l'accusation et le renvoi des accusés devant la Cour d'assises. - Eh! bien, reprit-elle, si l'on supprimait ces interrogatoires?... - Ah! madame, ce serait un crime qu'aucun magistrat ne peut commettre, un crime sociale! - C'est un crime bien plus grand contre Moi de les avoir écrits; mais, en ce moment, c'est la seule preuve contre Lucien. Voyons, lisez-moi son interrogatoire afin de savoir s'il nous reste quelque moyen de nous sauver tous. Mon Dieu, il ne s'agit pas seulement de moi, qui me donnerais froidement la mort, il s'agit aussi du bonheur de monsieur de Sérisy. - Madame, dit Camusot, ne croyez pas que j'ai oublié les égards que je vous devais. Si monsieur Popinot, par exemple, avait été chargé de cette instruction, vous eussiez été plus malheureuse que vous ne l'êtes avec moi; car il ne serait pas venu consulter le Procureur-général. On ne saurait rien. Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, même vos lettres... - Oh! mes lettres! - Les voici, cachetées?... dit le magistrat. La comtesse, dans son trouble, sonna comme si elle eût été chez elle, et le garçon de bureau du Procureur-général entra. - De la lumière, dit-elle. Le garçon alluma une bougie et la mit sur la cheminée pendant que la comtesse reconnaissait ses lettres, les comptait, les chiffonnait et les jetait dans le foyer. Bientôt la comtesse mit le feu à ce tas de papier en se servant de la dernière lettre tortillée comme d'une torche. Camusot regardait flamber les papiers assez niaisement en tenant à la main ses deux procès-verbaux. La comtesse, qui paraissait uniquement occupée d'anéantir les preuves de sa tendresse, observait le juge du coin de l'oeil. Elle prit son temps, elle calcula ses mouvements, et, avec une agilité de chatte, elle saisit les deux interrogatoires et les lança dans le feu; mais Camusot les y reprit, la comtesse s'élança sur le juge et ressaisit les papiers enflammés. Il s'ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait "Madame! madame! vous attentez à ... Madame..." Un homme s'élança dans le cabinet, et la comtesse ne put retenir un cri en reconnaissant le comte de Sérisy, suivi de messieurs de Granville et de Bauvan. Néanmoins Léontine, qui voulait sauver à tout prix Lucien, ne lâchait point les terribles papiers timbrés qu'elle tenait avec une force de tenailles, quoique la flamme eût déjà produit sur sa peau délicate l'effet de moxas. Enfin Camusot, dont les doigts étaient également atteints par le feu, parut avoir honte de cette situation, il abandonna les papiers; il n'en restait plus que la portion serrée par les mains des deux lutteurs, et que le feu n'avait pu mordre. Cette scène s'était passée en un laps de temps moins considérable que le moment d'en lire le récit. Histoire de rire - De quoi pouvait-il être question entre vous et madame de Sérisy? demanda le ministre d'Etat à Camusot. Avant que le juge répondÃt, la comtesse alla présenter les papiers à la bougie et les jeta sur les fragments de ses lettres que le feu n'avait pas entièrement consumés. - J'aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse. - Et qu'a-t-elle fait? demanda le Procureur-général en regardant alternativement la comtesse et le juge. - J'ai brûlé les interrogatoires, répondit en riant la femme à la mode si heureuse de son coup de tête qu'elle ne sentait pas encore ses brûlures. Si c'est un crime, eh! bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages. - C'est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité. - Hé bien, tout est pour le mieux, dit le Procureur-général. Mais, chère comtesse, il ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertés avec la magistrature, elle pourrait ne plus voir qui vous êtes. - Monsieur Camusot résistait bravement à une femme à qui rien ne résiste, l'honneur de la robe est sauvé! dit en riant le comte de Bauvan. - Ah! monsieur Camusot résistait?... dit en riant le Procureur-général, il est très fort, je n'oserais pas résister à la comtesse! En ce moment, ce grave attentat devint une plaisanterie de jolie femme, et dont riait Camusot lui-même. Le Procureur-général aperçut alors un homme qui ne riait pas. Justement effrayé par l'attitude et la physionomie du comte de Sérisy, monsieur de Granville le prit à part. - Mon ami, lui dit-il à l'oreille, ta douleur me décide à transiger pour la première et seule fois de ma vie avec mes devoirs. Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint. - Dites à monsieur de Chargeboeuf de venir me parler. Monsieur de Chargeboeuf, jeune avocat stagiaire, était le secrétaire du Procureur-général. - Mon cher maÃtre, reprit le Procureur-général en attirant Camusot dans l'embrasure de la croisée, allez dans votre cabinet, refaites avec un greffier l'interrogatoire de l'abbé Carlos Herrera qui, n'ayant pas été signé par lui, peut se recommencer sans inconvénient. Vous confronterez demain ce diplomate espagnol avec messieurs de Rastignac et Bianchon, qui ne reconnaÃtront pas en lui notre Jacques Collin. Sûr de sa mise en liberté, cet homme signera les interrogatoires. Quant à Lucien de Rubempré, mettez-le dès ce soir en liberté, car ce n'est pas lui qui parlera de l'interrogatoire dont le procès-verbal est supprimé, surtout après l'admonestation que je vais lui faire. La Gazette des Tribunaux annoncera demain la mise en liberté immédiate de ce jeune homme. Maintenant, voyons si la Justice souffre de ces mesures? Si l'Espagnol est le forçat, nous avons mille moyens de le reprendre, de lui faire son procès, car nous allons éclaircir diplomatiquement sa conduite en Espagne; Corentin, le chef de la contre-police, nous le gardera, nous ne le quitterons pas de vue d'ailleurs; aussi traitez-le bien, plus de mise au secret, faites-le placer à la pistole pour cette nuit... Pouvons-nous tuer le comte, la comtesse de Sérisy, Lucien, pour un vol de sept cent cinquante mille francs, encore hypothétique et commis d'ailleurs au préjudice de Lucien? ne vaut-il pas mieux lui laisser perdre cette somme que de le perdre de réputation?... surtout quand il entraÃne dans sa chute un ministre d'Etat, sa femme et la duchesse de Maufrigneuse... Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas.. Ceci est l'affaire d'une demi-heure. Allez, nous vous attendons. Il est trois heures et demie, vous trouverez encore des juges, avertissez-moi si vous pouvez avoir un jugement de non-lieu en règle.., ou bien Lucien attendra jusqu'à demain matin. Camusot sortit après avoir salué; mais madame de Sérisy, qui sentait alors vivement les atteintes du feu, ne lui rendit pas son salut. Monsieur de Sérisy, qui s'était élancé subitement hors du cabinet pendant que le Procureur-général parlait au juge, revint alors avec un petit pot de cire vierge, et pansa les mains de sa femme en lui disant à l'oreille "Léontine, pourquoi venir ici sans me prévenir?" Pauvre ami! lui répondit-elle à l'oreille, pardonnez-moi, je parais folle; mais il s'agissait de vous autant que de moi. - Aimez ce jeune homme, si la fatalité le veut, mais ne laissez pas tant voir votre passion à tout le monde, répondit le pauvre mari. - Allons, chère comtesse, dit monsieur de Granville après avoir causé pendant quelque temps avec le comte Octave, j'espère que vous emmènerez monsieur de Rubempré dÃner chez vous ce soir. Cette quasi-promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérisy, qu'elle fondit en larmes. - Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré?... - Je vais tâcher de trouver des huissiers pour nous l'amener, afin d'éviter qu'il soit accompagné de gendarmes, répondit monsieur de Granville. - Vous êtes bon comme Dieu! répondit-elle au Procureur-général avec une effusion qui rendit sa voix une musique divine. - C'est toujours ces femmes-là , se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles!... Et il eut un accès de mélancolie en pensant à sa femme Voir Honorine, SCENES DE LA VIE PRIVEE. En sortant, monsieur de Granville fut arrêté par le jeune Chargeboeuf, avec lequel il causa pour lui donner des instructions sur ce qu'il devait dire à Massol, l'un des rédacteurs de la Gazette des Tribunaux. Où le dandy et le poète se retrouvent Pendant que jolies femmes, ministres, magistrats conspiraient tous pour sauver Lucien, voici quelle était sa conduite à la Conciergerie. En passant par le guichet, le poète avait dit au greffe que monsieur Camusot lui permettait d'écrire, et il demanda des plumes, de l'encre et du papier, qu'un surveillant eut aussitôt l'ordre de lui porter sur un mot dit à l'oreille du directeur par l'huissier de Camusot. Pendant le peu de temps que le surveillant mit à chercher et à monter chez Lucien ce qu'il attendait, ce pauvre jeune homme, à qui l'idée de sa confrontation avec Jacques Collin était insupportable, tomba dans une de ces méditations fatales où l'idée du suicide, à laquelle il avait déjà cédé sans avoir pu l'accomplir, arrive à la manie. Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d'une aliénation mentale; or, depuis son arrestation, Lucien en avait fait une idée fixe. La lettre d'Esther, relue plusieurs fois, augmenta l'intensité de son désir de mourir, en lui remettant en mémoire le dénouement de Roméo rejoignant Juliette. Voici ce qu'il écrivit. CECI EST MON TESTAMENT. A la Conciergerie, ce quinze mai 1830. "Je soussigné donne et lègue aux enfants de ma soeur, madame Eve Chardon, femme de David Séchard, ancien imprimeur à Angoulême, et de monsieur David Séchard, la totalité des biens meubles et immeubles qui m'appartiendront au jour de mon décès, déduction faite des paiements et des legs que je prie mon exécuteur testamentaire d'accomplir. Je supplie monsieur de Sérisy d'accepter la charge d'être mon exécuteur testamentaire. Il sera payé I° à monsieur l'abbé Carlos Herrera la somme de trois cent mille francs, 2° à monsieur le baron de Nucingen, celle de quatorze cent mille francs, qui sera réduite de sept cent cinquante mille francs, si les sommes soustraites chez mademoiselle Esther se retrouvent. Je donne et lègue, comme héritier de mademoiselle Esther Gobseck, une somme de sept cent soixante mille francs aux hospices de Paris pour fonder un asile spécialement consacré aux filles publiques qui voudront quitter leur carrière de vice et de perdition. En outre, je lègue aux hospices la somme nécessaire à l'achat d'une inscription de rentes de trente mille francs en cinq pour cent. Les intérêts annuels seront employés, par chaque semestre, à la délivrance des prisonniers pour dettes, dont les créances s'élèveront au maximum à deux mille francs. Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes. Je prie monsieur de Sérisy de consacrer une somme de quarante mille francs à un monument à élever au cimetière de l'Est à mademoiselle Esther, et je demande à être inhumé auprès d'elle. Cette tombe devra être faite comme les anciens tombeaux, elle sera carrée; nos deux statues en marbre blanc seront couchées sur le couvercle, les têtes appuyées sur des coussins, les mains jointes et levées vers le ciel. Cette tombe n'aura pas d'inscription. Je prie monsieur le comte de Sérisy de remettre à monsieur Eugène de Rastignac la toilette en or qui se trouve chez moi, comme souvenir. Enfin, à ce titre, je prie mon exécuteur testamentaire d'agréer le don que je lui fais de ma bibliothèque. LUCIEN CHARDON DE RUBEMPRE." Ce testament fut enveloppé dans une lettre adressée à monsieur le comte de Granville, procureur-général de la Cour royale de Paris, et ainsi conçue "MONSIEUR LE COMTE, Je vous confie mon testament. Quand vous aurez "déplié cette lettre, je ne serai plus. Dans le désir de recouvrer ma liberté, j'ai répondu si lâchement à des interrogations captieuses de monsieur Camusot, que malgré mon innocence, je puis être mêlé dans un procès infâme. En me supposant acquitté, sans blâme, la vie serait encore impossible pour moi, d'après les susceptibilités du monde. Remettez, je vous prie, la lettre ci-incluse à l'abbé Carlos Herrera sans l'ouvrir, et faites parvenir à monsieur Camusot la rétractation en forme que je joins sur ce pli. Je ne pense pas qu'on ose attenter au cachet d'un paquet qui vous est destiné. Dans cette confiance, je vous dis adieu, vous offrant pour la dernière fois mes respects et vous priant de croire qu'en vous écrivant je vous donne une marque de ma reconnaissance pour toutes les bontés dont vous avez comblé votre défunt serviteur. LUCIEN DE R." "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là pour me sauver. Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare; mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortira d'embarras, séduit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez précipité dans les abÃmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand draine de l'Humanité, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais; leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon; mais, quand il laisse rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n'en pas sortir. Tu m'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des noeuds gordiens de ta politique pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour réparer ma faute, je transmets au Procureur-général une rétractation de mon interrogatoire. Vous verrez à tirer parti de cette pièce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu, vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'étais au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d'un rêve; mais, malheureusement, ce n'est plus la rivière de mon pays où j'allais noyer les peccadilles de la jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mépris pour vous était égal à mon admiration. LUCIEN." "DECLARATION. Je soussigné déclare rétracter entièrement ce que contient l'interrogatoire que m'a fait subir aujourd'hui monsieur Camusot. L'abbé Carlos Herrera se disait ordinairement mon père spirituel, et j'ai dû me tromper à ce mot pris dans un autre sens par le juge, sans doute par erreur. Je sais que, dans un but politique et pour anéantir des secrets qui concernent les cabinets d'Espagne et des Tuileries, des agents obscurs de la diplomatie essaient de faire passer l'abbé Carlos flerrera pour un forçat nommé Jacques Collin; mais l'abbé Carlos Herrera ne m'a jamais fait d'autres confidences à cet égard que celles de ses efforts pour se procurer les preuves du décès ou de l'existence de Jacques Collin. A la Conciergerie, ce 15 mai 1830. LUCIEN DE RUBEMPRE" Difficultés du suicide en prison La fièvre du suicide communiquait à Lucien une grande lucidité d'idées et cette activité de main que connaissent les auteurs en proie à la fièvre de la composition. Ce mouvement fut tel chez lui que ces quatre pièces furent écrites dans l'espace d'une demi-heure. Il en fit un paquet, le ferma par des pains à cacheter, y mit, avec la force que donne le délire, l'empreinte d'un cachet à ses armes qu'il avait au doigt, et il le plaça très visiblement au milieu du plancher, sur le carreau. Certes, il était difficile de porter plus de dignité dans la situation fausse où tant d'infamie avait plongé Lucien il sauvait sa mémoire de tout opprobre, et il réparait le mil fait à son complice, autant que l'esprit du dandy pouvait annuler les effets de la confiance du poète. Si Lucien avait été placé dans un des cabanons des secrets, il se serait heurté contre l'impossibilité d'y accomplir son dessein, car ces boÃtes de pierre de taille n'ont pour mobilier qu'une espèce de lit de camp et un baquet destiné à d'impérieux besoins. Il ne s'y trouve pas un clou, pas une chaise, pas même un escabeau. Le lit de camp est si solidement scellé qu'il est impossible de le déplacer sans un travail dont s'apercevrait facilement le surveillant, car le judas en fer est toujours ouvert. Enfin, lorsque le prévenu donne des craintes, il est surveillé par un gendarme ou par un agent. Dans les chambres de la pistole et dans celle où Lucien avait été mis par suite des égards que le juge voulut témoigner à un jeune homme appartenant à la haute société parisienne, le lit mobile, la table et la chaise peuvent donc servir à l'exécution d'un suicide, sans néanmoins le rendre facile. Lucien portait une longue cravate bleue en soie; et, en revenant de l'instruction, il songeait déjà à la manière dont Pichegru s'était, plus ou moins volontairement, donné la mort. Mais pour se pendre il faut trouver un point d'appui et un espace assez considérable entre le corps et le sol pour que les pieds ne rencontrent aucun soutien. Or la fenêtre de sa cellule donnant sur le préau n'avait point d'espagnolette, et les barreaux de fer scellés à l'extérieur, étant séparés de Lucien par l'épaisseur de la muraille, ne lui permettaient pas d'y prendre un point d'appui. Voici le plan que sa faculté d'invention suggéra rapidement à Lucien pour consommer son suicide. Si la hotte appliquée à la baie ôtait à Lucien la vue du préau, cette hotte empêchait également les surveillants de voir ce qui se passait dans sa cellule; or, si dans la partie inférieure de la fenêtre les vitres avaient été remplacées par deux fortes planches, la partie supérieure conservait, dans chaque moitié, de petites vitres séparées et maintenues par les traverses qui les encadrent. En montant sur sa table Lucien pouvait atteindre à la partie vitrée de sa fenêtre, en détacher deux verres ou les casser, de manière à trouver dans le coin de la première traverse un point d'appui solide. Il se proposait d'y passer sa cravate, de faire sur lui-même une révolution pour la serrer autour de son cou, après l'avoir bien nouée, et de repousser la table loin de lui d'un coup de pied. Donc, il approcha la table de la fenêtre sans faire de bruit, il quitta sa redingote et son gilet, puis il monta sur la table sans aucune hésitation pour trouer la vitre au-dessus et celle au-dessous du premier bâton. Quand il fat sur la table, il put alors jeter les yeux sur le préau, spectacle magique qu'il entrevit pour la première fois. Le directeur de la Conciergerie, ayant reçu de monsieur Camusot la recommandation d'agir avec les plus grands égards avec Lucien, l'avait fait conduire, comme on l'a vu, par les communications intérieures de la Conciergerie dont l'entrée est dans le souterrain obscur qui fait face à la tour d'Argent, en évitant ainsi de montrer un jeune homme élégant à la foule des accusés qui se promènent dans le préau. On va juger si l'aspect de ce promenoir est de nature à saisir vivement une âme de poète. Une hallucination Le préau de la Conciergerie est borné sur le quai par la tour d'Argent et par la tour Bonbec; or, l'espace qui les sépare indique parfaitement au dehors la largeur du préau. La galerie, dite de Saint-Louis, qui mène de la galerie Marchande à la Cour de Cassation et à la tour Bonbec où se trouve encore, dit-on, le cabinet de saint Louis, peut donner aux curieux la mesure de la longueur du préau, car elle en répète la dimension. Les secrets et les pistoles se trouvent donc sous la galerie Marchande. Aussi la reine Marie-Antoinette, dont le cachot est sous les secrets actuels, était-elle conduite au tribunal révolutionnaire, qui tenait ses séances dans le local de l'audience solennelle de la Cour de Cassation, par un escalier formidable pratiqué dans l'épaisseur des murs qui soutiennent la galerie Marchande et aujourd'hui condamné. L'un des côtés du préau, celui dont le premier étage est occupé par la galerie de Saint-Louis, présente aux regards une enfilade de colonnes gothiques entre lesquelles les architectes de je ne sais quelle époque ont pratiqué deux étages de cabanons pour loger le plus d'accusés possible, en empâtant de plâtre, de grilles et de scellements les chapiteaux, les ogives et les fûts de cette galerie magnifique. Sous le cabinet, dit de saint Louis, dans la tour Bonbec, tourne un escalier en colimaçon qui mène à ces cabanons. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d'un effet hideux. A la hauteur où Lucien se trouvait, son regard prenait en écharpe cette galerie et les détails du corps de logis qui réunit la tour d'Argent à la tour Bonbec, il voyait les toits pointus des deux tours. Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. Aujourd'hui les phénomènes de l'hallucination sont si bien admis par la médecine, que ce mirage de nos sens, cette étrange faculté de notre esprit n'est plus contestable. L'homme, sous la pression d'un sentiment arrivé au point d'être une monomanie à cause de son intensité, se trouve souvent dans la situation où le plongent l'opium, le hashisch et le protoxyde d'azote. Alors apparaissent les spectres, les fantômes, alors les rêves prennent du corps, les choses détruites revivent alors dans leurs conditions premières. Ce qui dans le cerveau n'était qu'une idée devient une créature animée ou une création vivante. La science en est à croire aujourd'hui que, sous l'effort des passions à leur paroxysme, le cerveau s'injecte de sang, et que cette congestion produit les jeux effrayants du rêve dans l'état de veille, tant on répugne à considérer Voyez Louis Lambert, ETUDES PHILOSOPHIQUES la pensée comme une force vive et génératrice. Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. La colonnade fut svelte, jeune, fraÃche. La demeure de saint Louis reparut telle qu'elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales. Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. En prenant ses mesures pour mourir, il se demandait comment cette merveille existait inconnue dans Paris. Il était deux Lucien, un Lucien poète en promenade dans le Moven-Age, sous les arcades et sous les tourelles de saint Louis, et un Lucien apprêtant son suicide. Un drame dans la vie d'une femme à la mode Au moment où monsieur de Granville avait fini de donner ses instructions à son jeune secrétaire, le directeur de la Conciergerie se présenta, l'expression de cette physionomie était telle que le Procureur-général eut le pressentiment d'un malheur. - Avez-vous rencontré monsieur Camusot, lui dit-il. - Non, monsieur, répondit le directeur. Son greffier Coquart m'a dit de lever le secret de l'abbé Carlos et d'élargir monsieur de Rubempré, mais il est trop tard... - Mon Dieu! qu'est-il arrivé? - Voici, monsieur, dit le directeur, un paquet de lettres pour vous qui vous expliquera la catastrophe. Le surveillant du préau a entendu un bruit de carreaux cassés, à la pistole, et le voisin de monsieur Lucien a jeté des cris perçants, car il entendait l'agonie de ce pauvre jeune homme. Le surveillant est revenu pâle du spectacle qui s'est offert à ses yeux, il a vu le prévenu pendu à la croisée au moyen de sa cravate... Quoique le directeur parlât à voix basse, le cri terrible que poussa madame de Sérisy prouva que, dans les circonstances suprêmes, nos organes ont une puissance incalculée. La comtesse entendit ou devina; mais, avant que monsieur de Granville se fût retourné, sans que ni monsieur de Sérisy ni monsieur de Bauvan pussent s'opposer à des mouvements si rapides, elle fila comme un trait, par la porte, et parvint à la galerie Marchande où elle courut jusqu'à l'escalier qui descend à la rue de la Barillerie. Un avocat déposait sa robe à la porte d'une de ces boutiques qui pendant si longtemps encombrèrent cette galerie où l'on vendait des chaussures, où on louait des robes et des toques. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie. - Descendez et tournez à gauche, l'entrée est sur le quai de l'Horloge, la première arcade. - Cette femme est folle... dit la marchande, il faudrait la suivre. Personne n'aurait pu suivre Léontine, elle volait. Un médecin expliquerait comment ces femmes du monde, dont la force est sans emploi, trouvent dans les crises de la vie de telles ressources. La comtesse se précipita par l'arcade vers le guichet avec tant de célérité que le gendarme en faction ne la vit pas entrer. Elle s'abattit comme une plume poussée par un vent furieux à la grille, elle en secoua les barres de fer avec tant de fureur, qu'elle arracha celle qu'elle avait saisie. Elle s'enfonça les deux morceaux sur la poitrine, d'où le sang jaillit, et elle tomba criant "Ouvrez! ouvrez!" d'une voix qui glaça les surveillants. Le porte-clefs accourut. - Ouvrez! je suis envoyée par le Procureur-général, Pour sauver le mort!... Pendant que la comtesse faisait le tour par la rue de la Barillerie et par le quai de l'Horloge, monsieur de Granville et monsieur de Sérisy descendaient à la Conciergerie par l'intérieur du Palais en devinant l'intention de la comtesse; mais, malgré leur diligence, ils arrivèrent au moment où elle tombait évanouie à la première grille, et qu'elle était relevée par les gendarmes descendus de leur corps de garde. A l'aspect du directeur de la Conciergerie, on ouvrit le guichet, on transporta la comtesse dans le greffe; mais elle se dressa sur ses pieds, et tomba sur ses genoux en joignant les mains. - Le voir!... le voir!... Oh! messieurs, je ne ferai pas de mal! mais si vous ne voulez pas me voir mourir là ... laissez-moi regarder Lucien, mort ou vivant... Ah! tu es là , mon ami, choisis entre ma mort ou... Elle s'affaissa. - Tu es bon, reprit-elle. Je t'aimerai!... - Emportons-là ?... dit monsieur de Bauvan. - Non, allons à la cellule où est Lucien! reprit monsieur de Granville en lisant dans les yeux égarés de monsieur de Sérisy ses intentions. Et il saisit la comtesse, la releva, la prit sous un bras; tandis que monsieur de Bauvan la prenait sous l'autre. - Monsieur! dit monsieur de Sérisy au directeur, un silence de mort sur tout ceci. - Soyez tranquille, répondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. Cette dame... - C'est ma femme... - Ah! pardon, monsieur. Eh! bien, elle s'évanouira certainement en voyant le jeune homme, et pendant son évanouissement on pourra l'emporter dans une voiture. - C'est ce que j'ai pensé, dit le comte, envoyez un de vos hommes dire à mes gens, cour de Harlay, de venir au guichet, il n'y a que ma voiture là ... - Nous pouvons le sauver, disait la comtesse en marchant avec un courage et une force qui surprirent ses gardes. Il y a des moyens de rendre à la vie... Et elle entraÃnait les deux magistrats en criant au surveillant "Allez donc, allez plus vite, une seconde vaut la vie de trois personnes!" Quand la porte de la cellule fut ouverte, et que la comtesse aperçut Lucien pendu comme si ses vêtements eussent été rnis à un porte-manteau, d'abord elle fit un bond vers lui pour l'embrasser et le saisir; mais elle tomba la face sur le carreau de la cellule, en jetant des cris étouffés par une sorte de râle. Cinq minutes après, elle était emportée par la voiture du comte vers son hôtel, couchée en long sur un coussin, son mari à genoux devant elle. Le comte de Bauvan était allé chercher un médecin pour porter les premiers secours à la comtesse. Comment tout finit Le directeur de la Conciergerie examinait la grille extérieure du guichet, et disait à son greffier "On n'a rien épargné! les barres de fer sont forgées, elles ont été essayées, on a payé cela très cher, et il y avait une paille dans ce barreau-là ?..." Le Procureur-général, revenu chez lui, fut obligé de donner d'autres instructions à son secrétaire. Heureusement Massol n'était pas encore venu. Quelques moments après le départ de monsieur de Granville qui s'empressa d'aller chez monsieur de Sérisy, Massol vint trouver son confrère Chargeboeuf au parquet du Procureur-général. - Mon cher, lui dit le jeune secrétaire, si vous voulez m'être agréable, vous mettrez ce que je vais vous dicter dans le numéro de demain de votre Gazette, à l'endroit où vous donnez les nouvelles judiciaires; vous ferez la tête de l'article. - Ecrivez? Et il dicta ceci "On a reconnu que la demoiselle Esther s'est donné volontairement la mort. L'alibi bien constaté de monsieur Lucien de Rubempré, son innocence, ont d'autant plus fait déplorer son arrestation, qu'au moment où le juge d'instruction donnait l'ordre de l'élargir, ce jeune homme est mort subitement." - Je n'ai pas besoin, mon cher, dit le jeune stagiaire à Massol, de vous recommander la plus grande discrétion sur le petit service que l'on vous demande. - Puisque vous me faites l'honneur d'avoir confiance en moi, je prendrai la liberté, répondit Massol, de vous présenter une observation. Cette note inspirera des commentaires injurieux pour la Justice... - La Justice est assez forte pour les supporter, répliqua le jeune attaché au Parquet, avec l'orgueil d'un futur magistrat élevé par monsieur de Granville. - Permettez, mon cher maÃtre, on peut avec deux phrases éviter ce malheur. Et l'avocat écrivit "Les formes de la justice sont tout à fait étrangères à ce funeste événement. L'autopsie, à laquelle on a procédé sur-le-champ, a démontré que cette mort était due à la rupture d'un anévrisme à sa dernière période. Si monsieur Lucien de Rubempré avait été affecté de son arrestation, sa mort aurait eu lieu beaucoup plus tôt. Or, nous croyons pouvoir affirmer que, loin d'être affligé de son arrestation, ce regrettable
Nousl'avons déguster tiède (1h après la sortie du four) c'était un pur délice, la frangipane et les poires fondent littéralement dans la bouche, on sent par derrière un léger goût de praliné (mais pas trop, juste ce qu'il faut pour que ce ne soit pas écoeurant) qui se marie à la perfection avec le goût des poires. Froide elle est très bonne aussi.
Pate fraiche maison pour lasagne Qui a dis que faire soi même les pate fraîche maison c’est fastidieux en tout cas moi je vous propose de les réaliser car c’est extrêmement facile! et vous verrez la différence vous allez obtenir des lasagnes,tagliatelles ou tortellini et même des raviolis fondants et délicieux et vous prendrez goût a les réaliser certes ça prends un peu de temps mais ça en vaut le coup vraiment! Ingrédients -400g de farine de blé t55 -4 oeufs à température ambiante -1/2cc de sel -1 ou 2 c à soupe d’eau tiède selon l’absorption -Préparation -Tamiser la farine et le placer sur la surface de travail ou le bol de votre pétrin ainsi que le sel, puis former un creux au centre et verser les œufs -Ramasser la pâte en commençant a mélanger par le centre et ajouter l’eau tiède -Pétrir au moins 10min à la main ou 3 min au robot -Envelopper la pâte d’un film alimentaire et laisser la reposer dans un endroit frais et sec pendant 30min voir 1h -Étaler la pâte soit au rouleau ou à la machine à pâtes en farinant le plan de travail , vous devez l’étaler sur une épaisseur de 5mm -Dès que vous avez la bonne épaisseur vous pouvez détailler votre pâte en lasagne ou tagliatelle et elles sont prêtes à l’emploi! Avec cette pâte j’ai pu réalisé ces délicieuses lasagnes recette à venir cuisine végétarienne, cuisine facile, cuisine saine, italie, plats, spaghetti,lasagnes à la bolognaise
Jai utilisé un moule de 20 x 20 cm. Vous pouvez en utiliser un de 22 x 22 ou pas de moule. Il n’est pas obligatoire, on peut étaler la pâte sur une plaque et lui donner la forme et les dimensions qu’on veut. Vous pouvez doubler les
L’anthurium réclame quelques soins, surtout quand on sait que cette plante d’origine tropicale a parfois des difficultés à s’adapter à l’intérieur de nos maisons et appartements. La culture de l’anthurium en intérieur est tout à fait possible à condition de respecter quelques règles dont voici les précieux conseils. A lire aussi Les articles consacrés à l’anthurium Exposition pour anthurium Le bon emplacement est important avec l’anthurium car, en fonction de l’exposition que vous lui donnerez à la lumière et au soleil, il aura une meilleure croissance et une floraison qui dure plus longtemps. Exposition idéale L’anthurium réclame beaucoup de lumière mais n’a pas besoin de soleil direct. Une exposition trop ensoleillée pourrait assécher rapidement la plante qui a besoin d’une certaine humidité pour fleurir et se développer. Choisissez donc de l’installer près d’une fenêtre qui laisse passer le maximum de lumière mais évitez qu’elle soit soumise aux rayons du soleil. Température idéale d’un anthurium La température d’une maison ou d’un appartement est idéal car elle doit être comprise en 18 et 21° toute l’année. De mai à septembre, vous pourrez sortir la plante sans aucun problème mais n’hésitez pas à la rentrer le soir si les nuits sont fraîches. Air ambiant et besoin d’humidité La seule chose qu’un anthurium risque de ne pas tolérer c’est l’air sec de nos intérieurs. En hiver, lorsque le chauffage fonctionne, l’air est de moins en moins humide et il est alors important de pulvériser régulièrement de l’eau sur le feuillage. Vous pouvez également poser le pot sur un lit de cailloux, billes d’argile ou graviers toujours humide, c’est excellent pour la plante. Quelques soin et un entretien régulier de votre anthurium devraient vous aider à avoir une belle plante et prolonger la floraison, et le faire refleurir. Arrosage de l’anthurium Au printemps et en été Il doit être régulier mais modéré, l’idéal étant d’arroser lorsque le sol est sec en surface. N’attendez pas trop longtemps, surtout lorsqu’il fait chaud, car la plante pourrait en souffrir. Si l’eau du robinet de votre région est calcaire, choisissez une eau de source quelconque ou récoltez l’eau de pluie pour arroser. Préférez une eau tiède plutôt que trop fraîche car la différence de température peut provoquer un stress important pour l’anthurium. A l’automne et en hiver Réduisez légèrement les arrosages durant la période de repos végétatif. Attendez que le sol soit sec sur quelques centimètres pour arroser de nouveau et avec une eau à température ambiante. Vous reprendrez l’arrosage au printemps lorsque la plante retrouvera de la croissance. Taille de l’anthurium Aucune taille n’est nécessaire mais supprimez les fleurs fanées au fur et à mesure. Engrais et anthurium Afin d’avoir une très belle floraison, apportez de l’engrais liquide dès la reprise tous les 15 jours environ. Rempotage des anthuriums Cette opération est indispensable si vous souhaitez voire refleurir votre anthurium. On peut considérer qu’au plus la plante sera âgée, au moins le rempotage annuelle deviendra nécessaire et il vous sera possible de ne rempoter tous les 2 ou 3 ans. Une fois tous les 2 ans au plus, rempotez votre anthurium au printemps. Lors du rempotage, choisissez un pot d’un diamètre supérieur mais pas trop grand et veillez à ce que le fond du pot soit percé. L’idéal serait d’installer, au fond du pot, une couche de billes d’argile ou de graviers, sur 2 ou 3 cm, pour être certain que les racines ne stagnent pas dans l’eau et faciliter le drainage. Faire refleurir un anthurium En suivant tous ces conseils, vous optimisez la culture de l’anthurium et il devrait refleurir d’année en année. Si la période de floraison en intérieur se situe toujours autour de l’été, elle peut fleurir tout au long de l’année en optimisant tous ces conseils de culture et d’entretien. En condition optimale, la durée de vie de votre anthurium peut s’avérer extrêmement longue et la floraison se renouveler d’année en année. A lire aussi Un anthurium pour plus d’exotisme Faire refleurir un amaryllis
Enformant un sol pudding, moitié liquide, moitié solide. Le profil rafraîchi par Elena Havlicek se révèle, sous son apparence austère, extraordinairement bavard. Grâce au pouvoir de conservation de l’eau (eau dont il est imbibé), il raconte par exemple le
Paroles de la chanson Elle était par Gradur Elle était trop fraiche Elle était trop sex J'aurais cassé toutes les portes pour rentrer dans ses fesses Un mélange d'Halle Berry et Claudia Sampedro Le genre de meuf qui sort qu'avec les footeux vendeurs d'gue-dro Et j'la voyais s'déhancher dans l'carré VIP Pas trop maquillée, fraichement habillée, l'allure d'une vraie poupée Et j'prends mon courage à deux mains j'lui invite boire un verre Faut qu'j'la ramène à l'hôtel, après deux-trois pets j'la met dans mon bed Mais c'est plus que corsé, à vrai dire c'est difficile Elle me dit que c'est pas une fille facile que seul l'amour [fascine ?] Que son ex la battait, qu'il a tout fait capoter Elle a même dû avorter, un lourd fardeau à porter Elle était trop fraiche Elle était trop sex J'aurais cassé toutes les portes pour rentrer dans ses fesses Un mélange d'Halle Berry et Claudia Sampedro Le genre de meuf qui sort qu'avec les footeux vendeurs d'gue-dro Elle était trop fraiche Elle était trop sex J'aurais cassé toutes les portes pour rentrer dans ses fesses Un mélange d'Halle Berry et Claudia Sampedro Le genre de meuf qui sort qu'avec les footeux vendeurs d'gue-dro Faut que j'fasse le mec bien que j'oublie mon côté tess Elle a le regard qui tue même pire qu'une arme de Bucarest J'ai deux trois verres dans la te-tê mais faut qu'j'reste lucide Elle est chargée c'est un missile, j'me dirige vers son domicile Mais c'est plus que corsé, à vrai dire c'est difficile Elle me dit que c'est pas une fille facile que seul l'amour [fascine ?] Que son ex la battait, qu'il a tout fait capoter Elle a même dû avorter, un lourd fardeau à porter Elle était trop fraiche Elle était trop sex J'aurais cassé toutes les portes pour rentrer dans ses fesses Un mélange d'Halle Berry et Claudia Sampedro Le genre de meuf qui sort qu'avec les footeux vendeurs d'gue-dro Elle était trop fraiche Elle était trop sex J'aurais cassé toutes les portes pour rentrer dans ses fesses Un mélange d'Halle Berry et Claudia Sampedro Le genre de meuf qui sort qu'avec les footeux vendeurs d'gue-dro
Cest le cas des crèmes à 3% par ex. Dans ce cas, il peut être utile de rajouter une feuille de gélatine. > A propos du jus de thon : oui, il faut absolument le garder, c’est ce qui permet à la terrine d’être onctueusesinon, ce sera trop sec et crayeux. > Quant à la gelée au madère, elle apporte le côté soyeux à cette recette, beaucoup de parfum et joue le rôle d
IClaude passait devant l’Hôtel-de-Ville, et deux heures du matin sonnaient à l’horloge, quand l’orage éclata. Il s’était oublié à rôder dans les Halles, par cette nuit brûlante de juillet, en artiste flâneur, amoureux du Paris nocturne. Brusquement, les gouttes tombèrent si larges, si drues, qu’il prit sa course, galopa dégingandé, éperdu, le long du quai de la Grève. Mais, au pont Louis-Philippe, une colère de son essoufflement l’arrêta il trouvait imbécile cette peur de l’eau ; et, dans les ténèbres épaisses, sous le cinglement de l’averse qui noyait les becs de gaz, il traversa lentement le pont, les mains ballantes. Du reste, Claude n’avait plus que quelques pas à faire. Comme il tournait sur le quai de Bourbon, dans l’île Saint-Louis, un vif éclair illumina la ligne droite et plate des vieux hôtels rangés devant la Seine, au bord de l’étroite chaussée. La réverbération alluma les vitres des hautes fenêtres sans persiennes, on vit le grand air triste des antiques façades, avec des détails très nets, un balcon de pierre, une rampe de terrasse, la guirlande sculptée d’un fronton. C’était là que le peintre avait son atelier, dans les combles de l’ancien hôtel du Martoy, à l’angle de la rue de la Femme-sans-Tête. Le quai entrevu était aussitôt retombé aux ténèbres, et un formidable coup de tonnerre avait ébranlé le quartier endormi. Arrivé devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardée de fer, Claude, aveuglé par la pluie, tâtonna pour tirer le bouton de la sonnette ; et sa surprise fut extrême, il eut un tressaillement en rencontrant dans l’encoignure, collé contre le bois, un corps vivant. Puis, à la brusque lueur d’un second éclair, il aperçut une grande jeune fille, vêtue de noir, et déjà trempée, qui grelottait de peur. Lorsque le coup de tonnerre les eut secoués tous les deux, il s’écria — Ah bien ! si je m’attendais… Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? Il ne la voyait plus, il l’entendait seulement sangloter et bégayer — Oh ! monsieur, ne me faites pas du mal… C’est le cocher que j’ai pris à la gare, et qui m’a abandonnée près de cette porte, en me brutalisant… Oui, un train a déraillé, du côté de Nevers. Nous avons eu quatre heures de retard, je n’ai plus trouvé la personne qui devait m’attendre… Mon Dieu ! c’est la première fois que je viens à Paris, monsieur, je ne sais pas où je suis… Un éclair éblouissant lui coupa la parole ; et ses yeux dilatés parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue, l’apparition violâtre d’une cité fantastique. La pluie avait cessé. De l’autre côté de la Seine, le quai des Ormes alignait ses petites maisons grises, bariolées en bas par les boiseries des boutiques, découpant en haut leurs toitures inégales ; tandis que l’horizon élargi s’éclairait, à gauche, jusqu’aux ardoises bleues des combles de l’Hôtel-de-Ville, à droite jusqu’à la coupole plombée de Saint-Paul. Mais ce qui la suffoquait surtout, c’était l’encaissement de la rivière, la fosse profonde où la Seine coulait à cet endroit, noirâtre, des lourdes piles du pont Marie aux arches légères du nouveau pont Louis-Philippe. D’étranges masses peuplaient l’eau, une flottille dormante de canots et d’yoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai ; puis, là-bas, contre l’autre berge, des péniches pleines de charbon, des chalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d’une grue de fonte. Tout disparut. — Bon ! une farceuse, pensa Claude, quelque gueuse flanquée à la rue et qui cherche un homme. Il avait la méfiance de la femme cette histoire d’accident, de train en retard, de cocher brutal, lui paraissait une invention ridicule. La jeune fille, au coup de tonnerre, s’était renfoncée dans le coin de la porte, terrifiée. — Vous ne pouvez pourtant pas coucher là, reprit-il tout haut. Elle pleurait plus fort, elle balbutia — Monsieur, je vous en prie, conduisez-moi à Passy… C’est à Passy que je vais. Il haussa les épaules le prenait-elle pour un sot ? Machinalement, il s’était tourné vers le quai des Célestins, où se trouvait une station de fiacres. Pas une lueur de lanterne ne luisait. — À Passy, ma chère, pourquoi pas Versailles ?… Où diable voulez-vous qu’on pêche une voiture, à cette heure, et par un temps pareil ? Mais elle jeta un cri, un nouvel éclair l’avait aveuglée ; et, cette fois, elle venait de revoir la ville tragique dans un éclaboussement de sang. C’était une trouée immense, les deux bouts de la rivière s’enfonçant à perte de vue, au milieu des braises rouges d’un incendie. Les plus minces détails apparurent, on distingua les petites persiennes fermées du quai des Ormes, les deux fentes des rues de la Masure et du Paon-Blanc, coupant la ligne des façades ; près du pont Marie, on aurait compté les feuilles des grands platanes, qui mettent là un bouquet de superbe verdure ; tandis que, de l’autre côté, sous le pont Louis-Philippe, au Mail, les toues alignées sur quatre rangs avaient flambé, avec les tas de pommes jaunes dont elles craquaient. Et l’on vit encore les remous de l’eau, la cheminée haute du bateau-lavoir, la chaîne immobile de la dragueuse, des tas de sable sur le port, en face, une complication extraordinaire de choses, tout un monde emplissant l’énorme coulée, la fosse creusée d’un horizon à l’autre. Le ciel s’éteignit, le flot ne roula plus que des ténèbres, dans le fracas de la foudre. — Oh ! mon Dieu ! c’est fini… Oh ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? La pluie, maintenant, recommençait, si raide, poussée par un tel vent, qu’elle balayait le quai, avec une violence d’écluse lâchée. — Allons, laissez-moi rentrer, dit Claude, ce n’est pas tenable. Tous deux se trempaient. À la clarté vague du bec de gaz scellé au coin de la rue de la Femme-sans-Tête, il la voyait ruisseler, la robe collée à la peau, dans le déluge qui battait la porte. Une pitié l’envahit il avait bien, un soir d’orage, ramassé un chien sur un trottoir ! Mais cela le fâchait de s’attendrir, jamais il n’introduisait de fille chez lui, il les traitait toutes en garçon qui les ignorait, d’une timidité souffrante qu’il cachait sous une fanfaronnade de brutalité ; et celle-ci, vraiment, le jugeait trop bête, de le raccrocher de la sorte, avec son aventure de vaudeville. Pourtant, il finit par dire — En voilà assez, montons… Vous coucherez chez moi. Elle s’effara davantage, elle se débattait. — Chez vous, oh ! mon Dieu ! Non, non, c’est impossible… Je vous en prie, monsieur, conduisez-moi à Passy, je vous en prie à mains jointes. Alors, il s’emporta. Pourquoi ces manières, puisqu’il la recueillait ? Déjà, deux fois, il avait tiré la sonnette. Enfin, la porte céda, et il poussa l’inconnue. — Non, non, monsieur, je vous dis que non… Mais un éclair l’éblouit, encore, et quand le tonnerre gronda, elle entra d’un bond, éperdue. La lourde porte s’était refermée, elle se trouvait sous un vaste porche, dans une obscurité complète. — Madame Joseph, c’est moi ! cria Claude à la concierge. Et, à voix basse, il ajouta — Donnez-moi la main, nous avons la cour à traverser. Elle lui donna la main, elle ne résistait plus, étourdie, anéantie. De nouveau, ils passèrent sous la pluie diluvienne, courant côte à côte, violemment. C’était une cour seigneuriale, énorme, avec des arcades de pierre, confuses dans l’ombre. Puis, ils abordèrent à un vestibule, étranglé, sans porte ; et il lui lâcha la main, elle l’entendit frotter des allumettes en jurant. Toutes étaient mouillées, il fallut monter à tâtons. — Prenez la rampe, et méfiez-vous, les marches sont hautes. L’escalier, très étroit, un ancien escalier de service, avait trois étages démesurés, qu’elle gravit en butant, les jambes cassées et maladroites. Ensuite, il la prévint qu’ils devaient suivre un long corridor ; et elle s’y engagea derrière lui, les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans ce couloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut de nouveau un escalier, mais dans le comble celui-là, un étage de marches en bois qui craquaient, sans rampe, branlantes et raides comme les planches mal dégrossies d’une échelle de meunier. En haut, le palier était si petit, qu’elle se heurta dans le jeune homme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin. — N’entrez pas, attendez. Autrement, vous vous cogneriez encore. Et elle ne bougea plus. Elle soufflait, le cœur battant, les oreilles bourdonnant, achevée par cette montée dans le noir. Il lui semblait qu’elle montait depuis des heures, au milieu d’un tel dédale, parmi une telle complication d’étages et de détours, que jamais elle ne redescendrait. Dans l’atelier, de gros pas marchaient, des mains frôlaient, il y eut une dégringolade de choses, accompagnée d’une sourde exclamation. La porte s’éclaira. — Entrez donc, ça y est. Elle entra, regarda sans voir. L’unique bougie pâlissait dans ce grenier, haut de cinq mètres, empli d’une confusion d’objets, dont les grandes ombres se découpaient bizarrement contre les murs peints en gris. Elle ne reconnut rien, elle leva les yeux vers la baie vitrée, sur laquelle la pluie battait avec un roulement assourdissant de tambour. Mais, juste à ce moment, un éclair embrasa le ciel, et le coup de tonnerre suivit de si près, que la toiture sembla se fendre. Muette, toute blanche, elle se laissa tomber sur une chaise. — Bigre ! murmura Claude, un peu pâle lui aussi, en voilà un qui n’a pas tapé loin… Il était temps, on est mieux ici que dans la rue, hein ? Et il retourna vers la porte qu’il ferma bruyamment, à double tour, pendant qu’elle le regardait faire, de son air stupéfié. — Là ! nous sommes chez nous. D’ailleurs, c’était la fin, il n’y eut plus que des coups éloignés, bientôt le déluge cessa. Lui, qu’une gêne gagnait à présent, l’avait examinée d’un regard oblique. Elle ne devait pas être trop mal, et jeune à coup sûr, vingt ans au plus. Cela achevait de le mettre en méfiance, malgré un doute inconscient qui le prenait, une sensation vague qu’elle ne mentait peut-être pas absolument. En tout cas, elle avait beau être maligne, elle se trompait, si elle croyait le tenir. Il exagéra son allure bourrue, il dit d’une grosse voix — Hein ? couchons-nous, ça nous séchera. Une angoisse la fit se lever. Elle aussi l’examinait, sans le regarder en face, et ce garçon maigre, aux articulations noueuses, à la forte tête barbue, redoublait sa peur, comme s’il était sorti d’un conte de brigands, avec son chapeau de feutre noir et son vieux paletot marron, verdi par les pluies. Elle murmura — Merci, je suis bien, je dormirai habillée. — Comment, habillée, avec ces vêtements qui ruissellent !… Ne faites donc pas la bête, déshabillez-vous tout de suite. Et il bousculait des chaises, il écartait un paravent à moitié crevé. Derrière, elle aperçut une table de toilette et un tout petit lit de fer, dont il se mit à enlever le couvre-pieds. — Non, non, monsieur, ce n’est pas la peine, je vous jure que je resterai là. Du coup, il entra en colère, gesticulant, tapant des poings. — À la fin, allez-vous me ficher la paix ! Puisque je vous donne mon lit, qu’avez-vous à vous plaindre ?… Et ne faites pas l’effarouchée, c’est inutile. Moi, je coucherai sur le divan. Il était revenu sur elle, d’un air de menace. Saisie, croyant qu’il voulait la battre, elle ôta son chapeau en tremblant. Par terre, ses jupes s’égouttaient. Lui, continuait de grogner. Pourtant, un scrupule parut le prendre ; et il lâcha enfin, comme une concession — Vous savez, si je vous répugne, je veux bien changer les draps. Déjà, il les arrachait, il les lançait sur le divan, à l’autre bout de l’atelier. Puis, il en tira une paire d’une armoire, et il refit lui-même le lit, avec une adresse de garçon habitué à cette besogne. D’une main soigneuse, il bordait la couverture du côté de la muraille, il tapait l’oreiller, ouvrait les draps. — Vous y êtes, au dodo, maintenant ! Et, comme elle ne disait rien, toujours immobile, promenant ses doigts égarés sur son corsage, sans se décider à le déboutonner, il l’enferma derrière le paravent. Mon Dieu ! que de pudeur ! Vivement, il se coucha lui-même les draps étalés sur le divan, ses vêtements pendus à un vieux chevalet, et lui tout de suite allongé sur le dos. Mais, au moment de souffler la bougie, il songea qu’elle ne verrait plus clair, il attendit. D’abord, il ne l’avait pas entendue remuer sans doute elle était demeurée toute droite à la même place, contre le lit de fer. Puis, à présent, il saisissait un petit bruit d’étoffe, des mouvements lents et étouffés, comme si elle s’y était reprise à dix fois, écoutant elle aussi, dans l’inquiétude de cette lumière qui ne s’éteignait pas. Enfin, après de longues minutes, le sommier cria faiblement, il se fit un grand silence. — Êtes-vous bien, mademoiselle ? demanda Claude d’une voix très adoucie. Elle répondit d’un souffle à peine distinct, encore chevrotant d’émotion. — Oui, monsieur, très bien. — Alors, bonsoir. — Bonsoir. Il souffla la lumière, le silence retomba, plus profond. Malgré sa lassitude, ses paupières bientôt se rouvrirent, une insomnie le laissa les yeux en l’air, sur la baie vitrée. Le ciel était redevenu très pur, il voyait les étoiles étinceler, dans l’ardente nuit de juillet ; et, malgré l’orage, la chaleur restait si forte, qu’il brûlait, les bras nus, hors du drap. Cette fille l’occupait, un sourd débat bourdonnait en lui, le mépris qu’il était heureux d’afficher, la crainte d’encombrer son existence, s’il cédait, la peur de paraître ridicule, en ne profitant pas de l’occasion ; mais le mépris finissait par l’emporter, il se jugeait très fort, il imaginait un roman contre sa tranquillité, ricanant d’avoir déjoué la tentation. Il étouffa davantage et sortit ses jambes, pendant que, la tête lourde, dans l’hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond du braisillement des étoiles, des nudités amoureuses de femmes, toute la chair vivante de la femme, qu’il adorait. Puis, ses idées se brouillèrent davantage. Que faisait-elle ? Longtemps, il l’avait crue endormie, car elle ne soufflait même pas ; et, maintenant, il l’entendait se retourner, comme lui, avec d’infinies précautions, qui la suffoquaient. Dans son peu de pratique des femmes, il tâchait de raisonner l’histoire qu’elle lui avait contée, frappé à cette heure de petits détails, devenu perplexe ; mais toute sa logique fuyait, à quoi bon se casser le crâne inutilement ? Qu’elle eût dit la vérité ou qu’elle eût menti, pour ce qu’il voulait faire d’elle, il s’en moquait ! Le lendemain, elle reprendrait la porte bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne se reverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les étoiles pâlissaient, il parvint à s’endormir. Derrière le paravent, elle, malgré la fatigue écrasante du voyage, continuait à s’agiter, tourmentée par la lourdeur de l’air, sous le zinc chauffé du toit ; et elle se gênait moins, elle eut une brusque secousse d’impatience nerveuse, un soupir irrité de vierge, dans le malaise de cet homme, qui dormait là, près d’elle. Le matin, Claude, en ouvrant les yeux, battit des paupières. Il était très tard, une large nappe de soleil tombait de la baie vitrée. C’était une de ses théories, que les jeunes peintres du plein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas les peintres académiques, ceux que le soleil visitait de la flamme vivante de ses rayons. Mais un premier ahurissement l’avait fait s’asseoir, les jambes nues. Pourquoi diable se trouvait-il couché sur son divan ? et il promenait ses yeux, encore troubles de sommeil, quand il aperçut, à moitié caché par le paravent, un paquet de jupes. Ah ! oui, cette fille, il se souvenait ! Il prêta l’oreille, il entendit une respiration longue et régulière, d’un bien-être d’enfant. Bon ! elle dormait toujours, et si calme, que ce serait dommage de la réveiller. Il restait étourdi, il se grattait les jambes, ennuyé de cette aventure dans laquelle il retombait, et qui allait lui gâter sa matinée de travail. Son cœur tendre l’indignait, le mieux était de la secouer, pour qu’elle filât tout de suite. Cependant, il passa un pantalon doucement, chaussa des pantoufles, marcha sur la pointe des pieds. Le coucou sonna neuf heures, et Claude eut un geste inquiet. Rien n’avait bougé, le petit souffle continua. Alors, il pensa que le mieux était de se remettre à son grand tableau il ferait son déjeuner plus tard, quand il pourrait remuer. Mais il ne se décidait point. Lui qui vivait là, dans un désordre abominable, était gêné par le paquet des jupes, glissées à terre. De l’eau avait coulé, les vêtements étaient trempés encore. Et, tout en étouffant des grognements, il finit par les ramasser, un à un, et par les étendre sur des chaises, au grand soleil. S’il était permis de tout jeter ainsi à la débandade ! Jamais ça ne serait sec, jamais elle ne s’en irait ! Il tournait et retournait maladroitement ces chiffons de femme, s’embarrassait dans le corsage de laine noire, cherchait à quatre pattes les bas, tombés derrière une vieille toile. C’étaient des bas de fil d’Écosse, d’un gris cendré, longs et fins, qu’il examina, avant de les pendre. Le bord de la robe les avait mouillés, eux aussi ; et il les étira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plus vite. Depuis qu’il était debout, Claude avait envie d’écarter le paravent et de voir. Cette curiosité, qu’il jugeait bête, redoublait sa mauvaise humeur. Enfin, avec son haussement d’épaules habituel, il empoignait ses brosses, lorsqu’il y eut des mots balbutiés, au milieu d’un grand froissement de linges ; et l’haleine douce reprit, et il céda cette fois, lâchant les pinceaux, passant la tête. Mais ce qu’il aperçut l’immobilisa, grave, extasié, murmurant — Ah ! fichtre !… ah ! fichtre !… La jeune fille, dans la chaleur de serre qui tombait des vitres, venait de rejeter le drap ; et, anéantie sous l’accablement des nuits sans sommeil, elle dormait, baignée de lumière, si inconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nudité pure. Pendant sa fièvre d’insomnie, les boutons des épaulettes de sa chemise avaient dû se détacher, toute la manche gauche glissait, découvrant la gorge. C’était une chair dorée, d’une finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflés de sève, où pointaient deux roses pâles. Elle avait passé le bras droit sous sa nuque, sa tête ensommeillée se renversait, sa poitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligne d’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dénoués, la vêtaient encore d’un manteau sombre. — Ah ! fichtre ! elle est bigrement bien ! C’était ça, tout à fait ça, la figure qu’il avait inutilement cherchée pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince, un peu grêle d’enfance, mais si souple, d’une jeunesse si fraîche ! Et, avec ça, des seins déjà mûrs. Où diable la cachait-elle, la veille, cette gorge-là, qu’il ne l’avait pas devinée ? Une vraie trouvaille ! Légèrement, Claude courut prendre sa boîte de pastel et une grande feuille de papier. Puis, accroupi au bord d’une chaise basse, il posa sur ses genoux un carton, il se mit à dessiner, d’un air profondément heureux. Tout son trouble, sa curiosité charnelle, son désir combattu aboutissaient à cet émerveillement d’artiste, à cet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles bien emmanchés. Déjà, il avait oublié la jeune fille, il était dans le ravissement de la neige des seins, éclairant l’ambre délicat des épaules. Une modestie inquiète le rapetissait devant la nature, il serrait les coudes, il redevenait un petit garçon, très sage, attentif et respectueux. Cela dura près d’un quart d’heure, il s’arrêtait parfois, clignait les jeux. Mais il avait peur qu’elle ne bougeât, il se remettait vite à la besogne, en retenant sa respiration, par crainte de l’éveiller. Cependant, de vagues raisonnements recommençaient à bourdonner en lui, dans son application au travail. Qui pouvait-elle être ? À coup sûr, pas une gueuse, comme il l’avait pensé, car elle était trop fraîche. Mais pourquoi lui avait-elle conté une histoire si peu croyable ? Et il imaginait d’autres histoires une débutante tombée à Paris avec un amant, qui l’avait lâchée ; ou bien une petite bourgeoise débauchée par une amie, n’osait rentrer chez ses parents ; ou encore un drame plus compliqué, des perversions ingénues et extraordinaires, des choses effroyables qu’il ne saurait jamais. Ces hypothèses augmentaient son incertitude, il passa à l’ébauche du visage, en l’étudiant avec soin. Le haut était d’une grande bonté, d’une grande douceur, le front limpide, uni comme un clair miroir, le nez petit, aux fines ailes nerveuses ; et l’on sentait le sourire des yeux sous les paupières, un sourire qui devait illuminer toute la face. Seulement, le bas gâtait ce rayonnement de tendresse, la mâchoire avançait, les lèvres trop fortes saignaient, montrant des dents solides et blanches. C’était comme un coup de passion, la puberté grondante et qui s’ignorait, dans ces traits noyés, d’une délicatesse enfantine. Brusquement, un frisson courut, pareil à une moire sur le satin de sa peau. Peut-être avait-elle senti enfin ce regard d’homme qui la fouillait. Elle ouvrit les paupières toutes grandes, elle poussa un cri. — Ah ! mon Dieu ! Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon en manches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux. Puis, dans un élan éperdu, elle ramena la couverture, elle l’écrasa de ses deux bras sur sa gorge, le sang fouetté d’une telle angoisse pudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusqu’à la pointe de ses seins, en un flot rose. — Eh bien, quoi donc ? cria Claude, mécontent, le crayon en l’air, que vous prend-il ? Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serré au cou, pelotonnée, repliée sur elle-même, bossuant à peine le lit. — Je ne vous mangerai pas peut-être… Voyons, soyez gentille, remettez-vous comme vous étiez. Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit par bégayer. — Oh ! non, oh ! non, monsieur. Mais lui se fâchait peu à peu, dans une de ces brusques poussées de colère dont il était coutumier. Cette obstination lui semblait stupide. — Dites, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En voilà un grand malheur, si je sais comment vous êtes bâtie !… J’en ai vu d’autres. Alors, elle sanglota, et il s’emporta tout à fait, désespéré devant son dessin, jeté hors de lui par la pensée qu’il ne l’achèverait pas, que la pruderie de cette fille l’empêcherait d’avoir une bonne étude pour son tableau. — Vous ne voulez pas, hein ? mais c’est imbécile ! Pour qui me prenez-vous ?… Est-ce que je vous ai touchée, dites ? Si j’avais songé à des bêtises, j’aurais eu l’occasion belle, cette nuit… Ah ! ce que je m’en moque, ma chère ! Vous pouvez bien tout montrer… Et puis, écoutez, ce n’est pas très gentil de me refuser ce service, car enfin je vous ai ramassée, vous avez couché dans mon lit. Elle pleurait plus fort, la tête cachée au fond de l’oreiller. — Je vous jure que j’en ai besoin, autrement je ne vous tourmenterais pas. Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sa rudesse ; et il se tut, embarrassé, il la laissa se calmer un peu ; ensuite, il recommença, d’une voix très douce — Voyons, puisque ça vous contrarie, n’en parlons plus… Seulement, si vous saviez ! J’ai là une figure de mon tableau qui n’avance pas du tout, et vous étiez si bien dans la note ! Moi, quand il s’agit de cette sacrée peinture, j’égorgerais père et mère. N’est-ce pas ? vous m’excusez… Et, tenez ! si vous étiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non, restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas le torse ! La tête, rien que la tête ! Si je pouvais finir la tête, au moins !… De grâce, soyez aimable, remettez votre bras comme il était, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous, oh ! reconnaissant toute ma vie ! À cette heure, il suppliait, il agitait pitoyablement son crayon, dans l’émotion de son gros désir d’artiste. Du reste, il n’avait pas bougé, toujours accroupi sur la chaise basse, loin d’elle. Alors, elle se risqua, découvrit son visage apaisé. Que pouvait-elle faire ? Elle était à sa merci, et il avait l’air si malheureux ! Pourtant elle eut une hésitation, une dernière gêne. Et, lentement, sans dire un mot, elle sortit son bras nu, elle le glissa de nouveau sous sa tête, en ayant bien soin de tenir, de son autre main, restée cachée, la couverture tamponnée autour de son cou. — Ah ! que vous êtes bonne !… Je vais me dépêcher, vous serez libre tout de suite. Il s’était courbé sur son dessin, il ne lui jetait plus que ces clairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui ne voit que le modèle. D’abord, elle était redevenue rose, la sensation de son bras nu, de ce peu d’elle-même qu’elle aurait montré ingénument dans un bal, l’emplissait là de confusion. Puis, ce garçon lui parut si raisonnable, qu’elle se tranquillisa, les joues refroidies, la bouche détendue en un vague sourire de confiance. Et, entre ses paupières mi-closes, elle l’étudiait à son tour. Comme il l’avait terrifiée depuis la veille, avec sa forte barbe, sa grosse tête, ses gestes emportés ! Il n’était pas laid pourtant, elle découvrait au fond de ses yeux bruns une grande tendresse, tandis que son nez la surprenait, lui aussi, un nez délicat de femme, perdu dans les poils hérissés des lèvres. Un petit tremblement d’inquiétude nerveuse le secouait, une continuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout de ses doigts minces, et dont elle était très touchée, sans savoir pourquoi. Ce ne pouvait être un méchant, il ne devait avoir que la brutalité des timides. Tout cela, elle ne l’analysait pas très bien, mais elle le sentait, elle se mettait à l’aise, comme chez un ami. L’atelier, il est vrai, continuait à l’effarer un peu. Elle y jetait des regards prudents, stupéfaite d’un tel désordre et d’un tel abandon. Devant le poêle, les cendres du dernier hiver s’amoncelaient encore. Outre le lit, la petite table de toilette et le divan, il n’y avait d’autres meubles qu’une vieille armoire de chêne disloquée, et qu’une grande table de sapin, encombrée de pinceaux, de couleurs, d’assiettes sales, d’une lampe à esprit-de-vin, sur laquelle était restée une casserole, barbouillée de vermicelle. Des chaises dépaillées se débandaient, parmi des chevalets boiteux. Près du divan, la bougie de la veille traînait par terre, dans un coin du parquet, qu’on devait balayer tous les mois ; et il n’y avait que le coucou, un coucou énorme, enluminé de fleurs rouges, qui parut gai et propre, avec son tic-tac sonore. Mais ce dont elle s’effrayait surtout, c’était des esquisses pendues aux murs, sans cadres, un flot épais d’esquisses qui descendait jusqu’au sol, où il s’amassait en un éboulement de toiles jetées pêle-mêle. Jamais elle n’avait vu une si terrible peinture, rugueuse, éclatante, d’une violence de tons qui la blessait comme un juron de charretier, entendu sur la porte d’une auberge. Elle baissait les yeux, attirée pourtant par un tableau retourné, le grand tableau auquel travaillait le peintre, et qu’il poussait chaque soir vers la muraille, afin de le mieux juger le lendemain, dans la fraîcheur du premier coup d’œil. Que pouvait-il cacher, celui-là, pour qu’on n’osât même pas le montrer ? Et, au travers de la vaste pièce, la nappe de brûlant soleil, tombée des vitres, voyageait, sans être tempérée par le moindre store, coulant ainsi qu’un or liquide sur tous ces débris de meuble, dont elle accentuait l’insoucieuse misère. Claude finit par trouver le silence lourd. Il voulut dire un mot, n’importe quoi, dans l’idée d’être poli, et surtout pour la distraire de la pose. Mais il eut beau chercher, il n’imagina que cette question — Comment vous nommez-vous ? Elle ouvrit les yeux qu’elle avait fermés, comme reprise de sommeil. — Christine. Alors, il s’étonna. Lui non plus n’avait pas dit son nom. Depuis la veille, ils étaient là, côte à côte, sans se connaître. — Moi, je me nomme Claude. Et, l’ayant regardée à ce moment, il la vit qui éclatait d’un joli rire. C’était l’échappée joueuse d’une grande fille encore gamine. Elle trouvait drôle cet échange tardif de leurs noms. Puis une autre idée l’amusa. — Tiens ! Claude, Christine, ça commence par la même lettre. Le silence retomba. Il clignait les paupières, s’oubliait, se sentait à bout d’imagination. Mais il crut remarquer en elle un malaise d’impatience, et dans la terreur qu’elle ne bougeât, il reprit au hasard, pour l’occuper — Il fait un peu chaud. Cette fois, elle étouffa son rire, cette gaieté native qui renaissait et partait malgré elle, depuis qu’elle se rassurait. La chaleur devenait si forte, qu’elle était dans le lit comme dans un bain, la peau, moite et pâlissante, de la pâleur laiteuse des camélias. — Oui, un peu chaud, répondit-elle sérieusement, tandis que ses yeux s’égayaient. Claude, alors, conclut de son air bonhomme — C’est ce soleil qui entre. Mais, bah ! ça fait du bien, un bon coup de soleil dans la peau… Dites donc, cette nuit, nous aurions eu besoin de ça, sous la porte. Tous deux éclatèrent, et lui, enchanté d’avoir découvert enfin un sujet de conversation, la questionna sur son aventure, sans curiosité, se souciant peu au fond de savoir la vérité vraie, uniquement désireux de prolonger la séance. Christine, simplement, en quelques paroles, conta les choses. C’était la veille au matin qu’elle avait quitté Clermont, pour venir à Paris, où elle allait entrer comme lectrice chez la veuve d’un général, madame Vanzade, une vieille dame très riche, qui habitait Passy. Le train, réglementairement, arrivait à neuf heures dix, et toutes les précautions étaient prises, une femme de chambre devait l’attendre, on avait même fixé par lettres un signe de reconnaissance, une plume grisé à son chapeau noir. Mais voilà que son train était tombé, un peu au-dessus de Nevers, sur un train de marchandises dont les voitures déraillées et brisées obstruaient la voie. Alors avait commencé une série de contre temps et de retards, d’abord une interminable pose dans les wagons immobiles, puis l’abandon forcé de ces wagons, les bagages, laissés là en arrière, les voyageurs obligés de faire trois kilomètres à pied pour atteindre une station, où l’on s’était décidé à former un train de sauvetage. On avait perdu deux heures, et deux autres furent perdues encore, dans le trouble que l’accident occasionnait, d’un bout à l’autre de la ligne ; si bien qu’on était entré en gare avec quatre heures de retard, à une heure du matin seulement. — Pas de chance ! interrompit Claude, toujours incrédule, combattu pourtant, surpris de la façon aisée dont s’arrangeaient les complications de cette histoire. Et, naturellement, personne ne vous attendait plus ? En effet, Christine n’avait pas trouvé la femme de chambre de madame Vanzade, qui sans doute s’était lassée. Et elle disait son émoi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue, noire, vide, bientôt déserte, à cette heure avancée de la nuit. D’abord, elle n’avait point osé prendre une voiture, se promenant avec son petit sac, espérant que quelqu’un viendrait. Puis, elle s’était décidée, mais trop tard, car il n’y avait plus là qu’un cocher très sale, empestant le vin, qui rôdait autour d’elle, en s’offrant d’un air goguenard. — Oui, un rouleur, reprit Claude, intéressé maintenant, comme s’il eût assisté à la réalisation d’un conte bleu. Et vous êtes montée dans sa voiture ? Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter la pose — C’est lui qui m’a forcée. Il m’appelait sa petite, il me faisait peur… Quand il a su que j’allais à Passy, il s’est fâché, il a fouetté son cheval si fort, que j’ai dû me cramponner aux portières. Puis, je me suis rassurée un peu, le fiacre roulait doucement dans des rues éclairées, je voyais du monde sur les trottoirs. Enfin, j’ai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue à Paris, mais j’avais regardé un plan… Et je pensais qu’il filerait tout le long des quais, lorsque j’ai été reprise de peur, en m’apercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluie commençait, le fiacre, qui avait tourné dans un endroit très noir, s’est brusquement arrêté. C’était le cocher qui descendait de son siège et qui voulait entrer avec moi dans la voiture… Il disait qu’il pleuvait trop… Claude se mit à rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvait inventer ce cocher-là. Comme elle se taisait, embarrassée — Bon ! bon ! le farceur plaisantait. — Tout de suite, j’ai sauté sur le pavé, par l’autre portière. Alors, il a juré, il m’a dit que nous étions arrivés et qu’il m’arracherait mon chapeau, si je ne le payais pas… La pluie tombait à torrents, le quai était absolument désert. Je perdais la tête, j’ai sorti une pièce de cinq francs, et il a fouetté son cheval, et il est parti en emportant mon petit sac, où il n’y avait heureusement que deux mouchoirs, une moitié de brioche et la clef de ma malle, restée en route. — Mais on prend le numéro de la voiture ! cria le peintre indigné. Maintenant, il se souvenait d’avoir été frôlé par un fiacre fuyant à toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe, dans le ruissellement de l’orage. Et il s’émerveillait de l’invraisemblance de la vérité, souvent. Ce qu’il avait imaginé, pour être simple et logique, était tout bonnement stupide, à côté de ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie. — Vous pensez si j’étais heureuse, sous cette porte ! acheva Christine. Je savais bien que je n’étais pas à Passy, j’allais donc coucher la nuit là, dans ce Paris terrible. Et ces tonnerres, et ces éclairs, oh ! ces éclairs tout bleus, tout rouges, qui me montraient des choses à faire trembler ! Ses paupières de nouveau s’étaient closes, un frisson pâlit son visage, elle revoyait la cité tragique, cette trouée des quais s’enfonçant dans des rougeoîments de fournaise, ce fossé profond de la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands corps noirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de grues immobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc là une bienvenue ? Il y eut un silence. Claude s’était remis à son dessin. Mais elle remua, son bras s’engourdissait. — Le coude un peu rabattu, je vous prie. Puis, d’un air d’intérêt, pour s’excuser — Ce sont vos parents qui doivent être dans la désolation, s’ils ont appris la catastrophe. — Je n’ai pas de parents. — Comment ! ni père ni mère… Vous êtes seule ? — Oui, toute seule. Elle avait dix-huit ans, et elle était née à Strasbourg, par hasard, entre deux changements de garnison de son père, le capitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douzième année, ce dernier, un Gascon de Montauban, était mort à Clermont, où une paralysie des jambes l’avait forcé de prendre sa retraite. Pendant près de cinq ans, sa mère, qui était Parisienne, avait vécu là-bas, en province, ménageant sa maigre pension, travaillant, peignant des éventails, pour achever d’élever sa fille en demoiselle ; et, depuis quinze mois, elle était morte à son tour, la laissant seule au monde, sans un sou, avec l’unique amitié d’une religieuse, la supérieure des Sœurs de la Visitation, qui l’avait gardée dans son pensionnat. C’était du couvent qu’elle arrivait tout droit, la supérieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chez sa vieille amie, madame Vanzade, devenue presque aveugle. Claude restait muet, à ces nouveaux détails. Ce couvent, cette orpheline bien élevée, cette aventure qui tournait au romanesque, le rendaient à son embarras, à sa maladresse de gestes et de paroles. Il ne travaillait plus, les yeux baissés sur son croquis. — C’est joli, Clermont ? demanda-t-il enfin. — Pas beaucoup, une ville noire… Puis, je ne sais guère, je sortais à peine. Elle s’était accoudée, elle continua très bas, comme se parlant à elle-même, d’une voix encore brisée des sanglots de son deuil — Maman, qui n’était pas forte, se tuait à la besogne… Elle me gâtait, il n’y avait rien de trop beau pour moi, j’avais des professeurs de tout ; et je profitais si peu, d’abord j’étais tombée malade, puis je n’écoutais pas, toujours à rire, le sang à la tête… La musique m’ennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. C’est encore la peinture qui allait le mieux… Il leva la tête, il l’interrompit d’une exclamation. — Vous savez peindre ! — Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout… Maman, qui avait beaucoup de talent, me faisait faire un peu d’aquarelle, et je l’aidais parfois pour les fonds de ses éventails… Elle en peignait de si beaux ! Elle eut, malgré elle, un regard autour de l’atelier, sur les esquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dans ses yeux clairs, un trouble reparut, l’étonnement inquiet de cette peinture brutale. De loin, elle voyait à l’envers l’étude que le peintre avait ébauchée d’après elle, si consternée des tons violents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu’elle n’osait demander à la regarder de près. D’ailleurs, mal à l’aise dans ce lit où elle brûlait, elle s’agitait, tourmentée de l’idée de s’en aller, d’en finir avec ces choses qui lui semblaient un songe depuis la veille. Sans doute, Claude eut conscience de cet énervement. Une brusque honte l’emplit de regret. Il lâcha son dessin inachevé, il dit très vite — Merci bien de votre complaisance, mademoiselle… Pardonnez-moi, j’ai abusé, vraiment… Levez-vous, levez-vous, je vous en prie. Il est temps d’aller à vos affaires. Et, sans comprendre pourquoi elle ne se décidait pas, rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, à mesure qu’il s’empressait devant elle, il lui répétait de se lever. Puis, il eut un geste de fou, il replaça le paravent et gagna l’autre bout de l’atelier, en se jetant à une exagération de pudeur, qui lui fit ranger bruyamment sa vaisselle, pour qu’elle pût sauter du lit et se vêtir, sans craindre d’être écoutée. Au milieu du tapage qu’il déchaînait, il n’entendait pas une voix hésitante. — Monsieur, monsieur… Enfin, il tendit l’oreille. — Monsieur, si vous étiez assez obligeant… Je ne trouve pas mes bas. Il se précipita. Où avait-il la tête ? que voulait-il qu’elle devînt, en chemise derrière ce paravent, sans les bas et les jupes qu’il avait étendus au soleil ? Les bas étaient secs, il s’en assura en les frottant doucement ; puis, il les passa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une dernière fois le bras nu, frais et rond, d’un charme d’enfance. Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu à un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruits discrets d’eau remuée. Mais lui, continuait de s’occuper d’elle. — Le savon est dans une soucoupe, sur la table… Ouvrez le tiroir, n’est-ce pas ? et prenez une serviette propre… Voulez-vous de l’eau davantage ? Je vous passerai le broc. L’idée qu’il retombait dans ses maladresses l’exaspéra tout à coup. — Allons, voilà que je vous embête encore ! Faites comme chez vous. Il retourna à son ménage. Un débat l’agitait. Devait-il lui offrir à déjeuner ? Il était difficile de la laisser partir ainsi. D’autre part, ça n’en finirait plus, il allait perdre décidément sa matinée de travail. Sans rien résoudre, après avoir allumé sa lampe à esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit à faire du chocolat, ce qu’il jugeait plus distingué, sourdement honteux de son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu’il baignait d’huile à la mode du Midi. Mais il émiettait encore le chocolat dans la casserole, lorsqu’il eut une exclamation — Comment ! déjà ! C’était Christine qui repoussait le paravent et qui apparaissait, nette et correcte dans ses vêtements noirs, lacée, boutonnée, équipée en un tour de main. Son visage rosé ne gardait même pas l’humidité de l’eau, son lourd chignon se tordait sur sa nuque, sans qu’une mèche dépassât. Et Claude restait béant devant ce miracle de promptitude, cet entrain de petite ménagère à s’habiller vite et bien. — Ah ! fichtre, si vous faites tout comme ça ! Il la trouvait plus grande et plus belle qu’il n’aurait cru. Ce qui le frappait surtout, c’était son air de tranquille décision. Elle ne le craignait plus, évidemment. Il semblait qu’au sortir de ce lit défait, où elle se sentait sans défense, elle eut remis son armure, avec ses bottines et sa robe. Elle souriait, le regardait droit dans les yeux. Et il dit ce qu’il hésitait encore à dire — Vous allez déjeuner avec moi, n’est-ce pas ? Mais elle refusa. — Non, merci… Je vais courir à la gare, où ma malle est sûrement arrivée, et je me ferai conduire ensuite à Passy. Vainement, il lui répéta qu’elle devait avoir faim, que ce n’était guère raisonnable de sortir ainsi sans manger. — Alors, je descends vous chercher un fiacre. — Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine. — Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage à pied. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu’à la station de voitures, puisque vous ne connaissez point Paris. — Non, non, je n’ai pas besoin de vous… Si vous voulez être aimable, laissez-moi m’en aller toute seule. C’était un parti pris. Sans doute, elle se révoltait à l’idée d’être rencontrée avec un homme, même par des inconnus elle tairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenir de l’aventure. Lui, d’un geste colère, affecta de l’envoyer au diable. Bon débarras ! ça l’arrangeait de ne pas descendre. Et il demeurait blessé au fond, il la trouvait ingrate. — Comme il vous plaira, après tout. Je n’emploierai pas la force. À cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta, abaissa finement les coins délicats de ses lèvres. Elle ne dit rien, elle prit son chapeau, chercha du regard une glace ; puis, n’en trouvant pas, elle se décida à nouer les brides au petit bonheur des doigts. Les coudes levés, elle roulait, tirait les rubans sans hâte, le visage dans le reflet doré du soleil. Surpris, Claude ne reconnaissait plus les traits d’une douceur enfantine qu’il venait de dessiner le haut semblait noyé, le front limpide, les yeux tendres ; c’était à présent le bas qui avançait, la mâchoire passionnée, la bouche saignante, aux belles dents. Et toujours ce sourire énigmatique des jeunes filles, qui raillait peut-être. — En tout cas, reprit-il, agacé, je ne pense pas que vous ayez un reproche à me faire. Alors, elle ne put retenir son rire, un léger rire nerveux. — Non, non, monsieur, pas le moindre. Il continuait à la regarder, rendu au combat de ses timidités et de ses ignorances, craignant d’avoir été ridicule. Que savait-elle donc, cette grande demoiselle ? Sans doute ce que les filles savent en pension, tout et rien. C’est l’insondable, l’obscure éclosion de la chair et du cœur, où personne ne descend. Dans ce lieu libre d’artiste, cette pudique sensuelle venait-elle de s’éveiller, avec sa curiosité et sa crainte confuses de l’homme ? Maintenant qu’elle ne tremblait plus, avait-elle la surprise un peu méprisante d’avoir tremblé pour rien ? Quoi ! pas une galanterie, pas même un baiser sur le bout des doigts ! L’indifférence bourrue de ce garçon, qu’elle avait sentie, devait irriter en elle la femme qu’elle n’était pas encore ; et elle s’en allait ainsi, changée, énervée, faisant la brave dans son dépit, emportant le regret inconscient des choses inconnues et terribles qui n’étaient pas arrivées. — Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que la station de voitures est au bout du pont, sur l’autre quai ? — Oui, à l’endroit où il y a un bouquet d’arbres. Elle avait achevé de nouer ses brides, elle était prête, gantée, les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle. Ses yeux ayant rencontré la grande toile tournée contre le mur, elle eut envie de demander à la voir, puis elle n’osa pas. Rien ne la retenait plus, elle avait pourtant l’air de chercher encore, comme si elle avait eu la sensation de laisser là quelque chose, une chose qu’elle n’aurait pu nommer. Enfin, elle se dirigea vers la porte. Claude l’ouvrit, et un petit pain, posé debout, tomba dans l’atelier. — Vous voyez, dit-il, vous auriez dû déjeuner avec moi. C’est ma concierge qui me monte ça tous les matins. Elle refusa de nouveau d’un signe de tête. Sur le palier, elle se retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire était revenu, elle tendit la main la première. — Merci, merci bien. Il avait pris la petite main gantée dans sa main large, tachée de pastel. Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serrées étroitement, se secouant en bonne amitié. La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lèvres une question ! Quand vous reverrai-je ? » Mais une honte l’empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea sa main. — Adieu, monsieur. — Adieu, mademoiselle. Christine, déjà, sans lever la tête, descendait l’échelle de meunier, dont les marches craquaient ; et Claude, brutalement, rentra chez lui, referma la porte à la volée, en disant très haut — Ah ! ces tonnerres de Dieu de femmes ! Il était furieux, enragé contre lui, enragé contre les autres. Tout en bousculant du pied les meubles qu’il rencontrait, il continuait de se soulager, à pleine voix. Comme il avait raison de ne jamais en laisser monter une ! Ces gueuses-là n’étaient bonnes qu’à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui lui assurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s’était pas abominablement fichue de lui ? Et il avait eu la bêtise de croire des contes à dormir debout tous ses doutes revenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du général, ni l’accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que des histoires pareilles arrivaient ? D’ailleurs, elle avait une bouche qui en disait long, son air était drôle, au moment de filer. Encore, s’il eût compris pourquoi elle mentait ! mais non, des mensonges sans profit, inexplicables, l’art pour l’art ! Ah ! elle riait bien, à cette heure ! Violemment, il replia le paravent et l’envoya dans un coin. Elle avait dû lui en laisser un désordre ! Et, quand il constata que tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette, le savon, il s’emporta, parce qu’elle n’avait pas fait le lit. Il se mit à le faire, d’un effort exagéré, saisit à pleins bras le matelas tiède encore, tapa des deux poings l’oreiller odorant, étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges. Ensuite, il se débarbouilla à grande eau, pour se rafraîchir les tempes ; et, dans la serviette humide, il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont la douceur éparse, errante par l’atelier, l’oppressait. Ce fut en jurant qu’il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiévré, si enragé de peindre, qu’il avalait en hâte de grosses bouchées de pain. — Mais on meurt ici ! cria-t-il brusquement. C’est la chaleur qui me rend malade. Le soleil s’en était allé, il faisait moins chaud. Et Claude, ouvrant une petite fenêtre, au ras du toit, respira d’un air de profond soulagement la bouffée de vent embrasé qui entrait. Il avait pris son dessin, la tête de Christine, et il s’oublia longtemps à la regarder. II Midi était sonné, Claude travaillait à son tableau lorsqu’une main familière tapa rudement contre la porte. D’un mouvement instinctif, et dont il ne fut pas le maître, le peintre glissa dans un carton la tête de Christine, d’après laquelle il retouchait sa grande figure de femme. Puis, il se décida à ouvrir. — Pierre ! cria-t-il. Déjà toi ? Pierre Sandoz, un ami d’enfance, était un garçon de vingt-deux ans, très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux, dans un masque énergique, encadré d’un collier de barbe naissante. — J’ai déjeuné plus tôt, répondit-il, j’ai voulu te donner une bonne séance… Ah ! diable ! ça marche ! Il s’était planté devant le tableau, et il ajouta tout de suite — Tiens ! tu changes le type de la femme. Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles. C’était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte, mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l’ébauche. Cette ébauche, jetée d’un coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs. Dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à gauche, une allée sombre s’enfonçait, avec une tache de lumière, très loin. Là, sur l’herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d’or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues, luttaient en riant, détachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d’une opposition noire, il s’était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d’un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s’appuyait, dans l’herbe. — Très belle d’indication, la femme ! reprit enfin Sandoz. Mais, sapristi ! tu auras joliment du travail, dans tout ça ! Claude, les yeux allumés sur son œuvre, eut un geste de confiance. — Bah ! j’ai le temps d’ici au Salon. En six mois, on en abat, de la besogne ! Cette fois, peut-être, je finirai par me prouver que je ne suis pas une brute. Et il se mit à siffler fortement, ravi sans le dire de l’ébauche qu’il avait faite de la tête de Christine, soulevé par un de ces grands coups d’espoir, d’où il retombait plus rudement dans ses angoisses d’artiste, que la passion de la nature dévorait. — Allons, pas de flâne ! cria-t-il. Puisque tu es là, commençons. Sandoz, par amitié, et pour lui éviter les frais d’un modèle, avait offert de lui poser le monsieur du premier plan. En quatre ou cinq dimanches, le seul jour où il fût libre, la figure se trouverait établie. Déjà, il endossait le veston de velours, lorsqu’il eut une brusque réflexion. — Dis donc, tu n’as pas déjeuné sérieusement, toi, puisque tu travaillais… Descends manger une côtelette, je t’attends ici. L’idée de perdre du temps indigna Claude. — Mais si, j’ai déjeuné, regarde la casserole !… Et puis, tu vois qu’il reste une croûte de pain. Je la mangerai… Allons, allons, à la pose, paresseux ! Vivement, il reprenait sa palette, il empoignait ses brosses, en ajoutant — Dubuche vient nous chercher ce soir, n’est-ce pas ? — Oui, vers cinq heures. — Eh bien, c’est parfait, nous descendrons dîner tout de suite… Y es-tu à la fin ? La main plus à gauche, la tête penchée davantage. Après avoir disposé les coussins, Sandoz s’état installé sur le divan, tenant la pose. Il tournait le dos, mais la conversation n’en continua pas moins un moment encore, car il avait reçu le matin même une lettre de Plassans, la petite ville provençale où le peintre et lui s’étaient connus, en huitième, dès leur première culotte usée sur les bancs du collège. Puis, tous deux se turent. L’un travaillait, hors du monde, l’autre s’engourdissait, dans la fatigue somnolente des longues immobilités. C’était à l’âge de neuf ans que Claude avait eu l’heureuse chance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin de Provence où il était né. Sa mère, une brave femme de blanchisseuse, que son fainéant de père avait lâchée à la rue, venait d’épouser un bon ouvrier, amoureux fou de sa jolie peau de blonde. Mais, malgré leur courage, ils n’arrivaient pas à joindre les deux bouts. Aussi avaient-ils accepté de grand cœur, lorsqu’un vieux monsieur de là-bas s’était présenté, en leur demandant Claude, qu’il voulait mettre au collège, près de lui la toquade généreuse d’un original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillés autrefois par le mioche avaient frappé. Et, jusqu’à sa rhétorique, pendant sept ans, Claude était donc resté dans le Midi, d’abord pensionnaire, puis externe, logeant chez son protecteur. Un matin, on avait trouvé ce dernier mort en travers de son lit, foudroyé. Il laissait par testament une rente de mille francs au jeune homme, avec la faculté de disposer du capital, à l’âge de vingt-cinq ans. Celui-ci, que l’amour de la peinture enfiévrait déjà, quitta immédiatement le collège, sans vouloir même tenter de passer son baccalauréat, et accourut à Paris, où son ami Sandoz l’avait précédé. Au collège de Plassans, dès leur huitième, il y avait eu les trois inséparables, comme on les nommait, Claude Lantier, Pierre Sandoz et Louis Dubuche. Venus de trois mondes différents, opposés de natures, nés seulement la même année, à quelques mois de distance, ils s’étaient liés d’un coup et à jamais, entraînés par des affinités secrètes, le tourment encore vague d’une ambition commune, l’éveil d’une intelligence supérieure, au milieu de la cohue brutale des abominables cancres qui les battaient. Le père de Sandoz, un Espagnol réfugié en France à la suite d’une bagarre politique, avait installé près de Plassans une papeterie, où fonctionnaient de nouveaux engins de son invention ; puis, il était mort, abreuvé d’amertume, traqué par la méchanceté locale, en laissant à sa veuve une situation si compliquée, toute une série de procès si obscurs, que la fortune entière avait coulé dans le désastre ; et la mère, une Bourguignonne, cédant à sa rancune contre les Provençaux, souffrant d’une paralysie lente dont elle les accusait d’être aussi la cause, s’était réfugiée à Paris avec son fils, qui la soutenait maintenant d’un maigre emploi, la cervelle hantée de gloire littéraire. Quant à Dubuche, l’aîné d’une boulangère de Plassans, poussé par celle-ci, très âpre, très ambitieuse, il était venu rejoindre ses amis, plus tard, et il suivait les cours de l’École comme élève architecte, vivant chichement des dernières pièces de cent sous que ses parents plaçaient sur lui, avec une obstination de juifs qui escomptaient l’avenir à trois cents pour cent. — Sacredié ! murmura Sandoz dans le grand silence, elle n’est pas commode, ta pose ! elle me casse le poignet… Est-ce qu’on peut bouger, hein ? Claude le laissa s’étirer, sans répondre. Il attaquait le veston de velours, à larges coups de brosse. Puis, se reculant, clignant les yeux, il eut un rire énorme, égayé par un brusque souvenir. — Dis donc, tu te rappelles, en sixième, le jour où Pouillaud alluma les chandelles dans l’armoire de ce crétin de Lalubie ? Oh ! la terreur de Lalubie, avant de grimper à sa chaire, quand il ouvrit son armoire pour prendre ses livres, et qu’il aperçut cette chapelle ardente !… Cinq cents vers à toute la classe ! Sandoz, gagné par cet accès de gaieté, s’était renversé sur le divan. Il reprit la pose, en disant — Ah ! l’animal de Pouillaud !… Tu sais que, dans sa lettre de ce matin, il m’annonce justement le mariage de Lalubie. Cette vieille rosse de professeur épouse une jolie fille. Mais tu la connais, la fille de Galissard, le mercier, la petite blonde à qui nous allions donner des sérénades ! Les souvenirs étaient lâchés. Claude et Sandoz ne tarirent plus, l’un fouetté et peignant avec une fièvre croissante, l’autre tourné toujours vers le mur, parlant du dos, les épaules secouées de passion. Ce fut d’abord le collège, l’ancien couvent moisi qui s’étendait jusqu’aux remparts, les deux cours plantées d’énormes platanes, le bassin vaseux, vert de mousse, où ils avaient appris à nager, et les classes du bas dont les plâtres ruisselaient, et le réfectoire empoisonné du continuel graillon des eaux de vaisselle, et le dortoir des petits, fameux par ses horreurs, et la lingerie, et l’infirmerie, peuplées de sœurs délicates, des religieuses en robe noire, si douces sous leur coiffe blanche ! Quelle affaire, lorsque sœur Angèle, celle dont la figure de vierge révolutionnait la cour des grands, avait disparu un beau matin avec Hermeline, un gros de la rhétorique, qui, par amour, se faisait sur les mains des entailles au canif, pour monter et pour qu’elle lui posât des bandes de taffetas d’Angleterre ! Puis, le personnel entier défila, une chevauchée lamentable, grotesque et terrible, des profils de méchanceté et de souffrance le proviseur qui se ruinait en réceptions pour marier ses filles, deux grandes belles filles élégantes, que des dessins et des inscriptions abominables insultaient sur tous les murs ; le censeur, Pifard, dont le nez fameux s’embusquait derrière les portes, pareil à une couleuvrine, décelant au loin sa présence ; la kyrielle des professeurs, chacun éclaboussé de l’injure d’un surnom, le sévère Rhadamante qui n’avait jamais ri, la Crasse qui teignait les chaires en noir, du continuel frottement de sa tête, Tu-m’as-trompé-Adèle, le maître de physique, un cocu légendaire, auquel dix générations de galopins jetaient le nom de sa femme, jadis surprise, disait-on, entre les bras d’un carabinier ; d’autres, d’autres encore, Spontini, le pion féroce, avec son couteau corse qu’il montrait rouillé du sang de trois cousins, le petit Chantecaille, si bon enfant, qu’il laissait fumer en promenade ; jusqu’à un marmiton de la cuisine et à la laveuse d’assiettes, deux monstres, qu’on avait surnommés Paraboulomenos et Paralleluca, et qu’on accusait d’une idylle dans les épluchures. Ensuite arrivaient les farces, les soudaines évocations des bonnes blagues, dont on se tordait après des années. Oh ! le matin où l’on avait brûlé dans le poêle les souliers de Mimi-la-Mort, autrement dit le Squelette-Externe, un maigre garçon qui apportait en contrebande le tabac à priser de toute la classe ! Et le soir d’hiver où l’on était allé voler des allumettes à la chapelle, près de la veilleuse, pour fumer des feuilles sèches de marronnier dans des pipes de roseau ! Sandoz, qui avait fait le coup, avouait maintenant son épouvante, sa sueur froide, en dégringolant du chœur, noyé de ténèbres. Et le jour où Claude, au fond de son pupitre, avait eu la belle idée de griller des hannetons, pour voir si c’était bon à manger, comme on le disait ! Une puanteur si âcre, une fumée si épaisse s’était échappée du pupitre, que le pion avait saisi la cruche, croyant à un incendie. Et la maraude, le pillage des champs d’oignons en promenade ; les pierres jetées dans les vitres, où le grand chic était d’obtenir, avec les cassures, des cartes de géographie connues ; les leçons de grec écrites à l’avance, en gros caractères, sur le tableau noir, et lues couramment par tous les cancres, sans que le professeur s’en aperçût ; les bancs de la cour sciés, puis portés autour du bassin comme des cadavres d’émeute, en long cortège, avec des chants funèbres. Ah ! oui, fameuse, celle-ci ! Dubuche, qui faisait le clergé, s’était fichu au fond du bassin, en voulant prendre de l’eau dans sa casquette, pour avoir un bénitier. Et la plus drôle, la meilleure, la nuit où Pouillaud avait attaché tous les pots de chambre du dortoir à une même corde qui passait sous les lits, puis au matin, un matin de grandes vacances, s’était mis à tirer en fuyant par le corridor et par les trois étages de l’escalier, avec cette effroyable queue de faïence, qui bondissait et volait en éclats derrière lui ! Claude resta un pinceau en l’air, la bouche fendue d’hilarité, criant — Cet animal de Pouillaud !… Et il t’a écrit ? qu’est-ce qu’il fabrique maintenant, Pouillaud ? — Mais rien du tout, mon vieux ! répondit Sandoz, en se remontant sur les coussins. Sa lettre est d’un bête !… Il finit son droit, il reprendra ensuite l’étude d’avoué de son père. Et si tu voyais le ton qu’il a déjà, toute la gourme imbécile d’un bourgeois qui se range ! Il y eut un nouveau silence. Et il ajouta — Ah ! nous, vois-tu, mon vieux, nous avons été protégés. Alors, d’autres souvenirs leur vinrent, ceux dont leurs cœurs battaient à grands coups, les belles journées de plein air et de plein soleil qu’ils avaient vécues là-bas, hors du collège. Tout petits, dès leur sixième, les trois inséparables s’étaient pris de la passion des longues promenades. Ils profitaient des moindres congés, ils s’en allaient à des lieues, s’enhardissant à mesure qu’ils grandissaient, finissant par courir le pays entier, des voyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient au petit bonheur de la route, au fond d’un trou de rocher, sur l’aire pavée, encore brûlante, où la paille du blé battu leur faisait une couche molle, dans quelque cabanon désert, dont ils couvraient le carreau d’un lit de thym et de lavande. C’étaient des fuites loin du monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraisonnée de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite d’être seuls et d’être libres. Dubuche, qui était pensionnaire, se joignait seulement aux deux autres les jours de vacances. Il avait du reste les jambes lourdes, la chair endormie du bon élève piocheur. Mais Claude et Sandoz ne se lassaient pas, allaient chaque dimanche s’éveiller dès quatre heures du matin, en jetant des cailloux dans leurs persiennes. L’été surtout, ils rêvaient de la Viorne, le torrent dont le mince filet arrose les prairies basses de Plassans. Ils avaient douze ans à peine, qu’ils savaient nager ; et c’était une rage de barboter au fond des trous, où l’eau s’amassait, de passer là des journées entières, tout nus, à se sécher sur le sable brûlant pour replonger ensuite, à vivre dans la rivière, sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, s’enfonçant jusqu’aux oreilles et guettant pendant des heures les cachettes des anguilles. Ce ruissellement d’eau pure qui les trempait au grand soleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais de galopins échappés, lorsque jeunes hommes déjà, ils rentraient à la ville, par les ardeurs troublantes des soirées de juillet. Plus tard, la chasse les avait envahis, mais la chasse telle qu’on la pratique dans ce pays sans gibier, six lieues faites pour tuer une demi-douzaine de becfigues, des expéditions formidables dont ils revenaient souvent les carniers vides, avec une chauve souris imprudente, abattue à l’entrée du faubourg, en déchargeant les fusils. Leurs yeux se mouillaient au souvenir de ces débauches de marche ils revoyaient les routes blanches, à l’infini, couvertes d’une couche de poussière, comme d’une tombée épaisse de neige ; ils les suivaient toujours, toujours, heureux d’y entendre craquer leurs gros souliers, puis ils coupaient à travers champs, dans des terres rouges, chargées de fer, où ils galopaient encore, encore ; et un ciel de plomb, pas une ombre, rien que des oliviers nains, que des amandiers au grêle feuillage ; et, à chaque retour, une délicieuse hébétude de fatigue, la forfanterie triomphante d’avoir marché encore plus que l’autre fois, le ravissement de ne plus se sentir aller, d’avancer seulement par la force acquise, en se fouettant de quelque terrible chanson de troupier, qui les berçait comme du fond d’un rêve. Déjà, Claude, entre sa poire à poudre et sa boîte de capsules, emportait un album où il crayonnait des bouts d’horizon ; tandis que Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d’un poète. C’était une frénésie romantique, des strophes ailées alternant avec les gravelures de garnison, des odes jetées au grand frisson lumineux de l’air qui brûlait ; et, quand ils avaient découvert une source, quatre saules tachant de gris la terre éclatante, ils s’y oubliaient jusqu’aux étoiles, ils y jouaient les drames qu’ils savaient par cœur, la voix enflée pour les héros, toute mince et réduite à un chant de fifre pour les ingénues et les reines. Ces jours-là, ils laissaient les moineaux tranquilles. Dans cette province reculée, au milieu de la bêtise somnolente des petites villes, ils avaient ainsi, dès quatorze ans, vécu isolés, enthousiastes, ravagés d’une fièvre de littérature et d’art. Le décor énorme d’Hugo, les imaginations géantes qui s’y promènent parmi l’éternelle bataille des antithèses, les avaient d’abord ravis en pleine épopée, gesticulant, allant voir le soleil se coucher derrière des ruines, regardant passer la vie sous un éclairage faux et superbe de cinquième acte. Puis, Musset était venu les bouleverser de sa passion et de ses larmes, ils écoutaient en lui battre leur propre cœur, un monde s’ouvrait plus humain, qui les conquérait par la pitié, par l’éternel cri de misère qu’ils devaient désormais entendre monter de toutes choses. Du reste, ils étaient peu difficiles, ils montraient une belle gloutonnerie de jeunesse, un furieux appétit de lecture, où s’engouffraient l’excellent et le pire, si avides d’admirer, que souvent des œuvres exécrables les jetaient dans l’exaltation des purs chefs-d’œuvre. Et, comme Sandoz le disait à présent, c’était l’amour des grandes marches, c’était cette fringale de lecture, qui les avaient protégés de l’engourdissement invincible du milieu. Ils n’entraient jamais dans un café, ils professaient l’horreur des rues, posaient même pour y dépérir comme des aigles mis en cage, lorsque déjà des camarades à eux traînaient leurs manches d’écoliers sur les petites tables de marbre, en jouant aux cartes la consommation. Cette vie provinciale qui prenait les enfants tout jeunes dans l’engrenage de son manège, l’habitude du cercle, le journal épelé jusqu’aux annonces, la partie de dominos sans cesse recommencée, la même promenade à la même heure sur la même avenue, l’abrutissement final sous cette meule qui aplatit les cervelles, les indignait, les jetait à des protestations, escaladant les collines voisines pour y découvrir des solitudes ignorées, déclamant des vers sous des pluies battantes, sans vouloir d’abri, par haine des cités. Ils projetaient de camper au bord de la Viorne, d’y vivre en sauvages, dans la joie d’une baignade continuelle, avec cinq ou six livres, pas plus, qui auraient suffi à leurs besoins. La femme elle-même était bannie, ils avaient des timidités, des maladresses, qu’ils érigeaient en une austérité de gamins supérieurs. Claude, pendant deux ans, s’était consumé d’amour pour une apprentie chapelière, que chaque soir il accompagnait de loin ; et jamais il n’avait eu l’audace de lui adresser la parole. Sandoz nourrissait des rêves, des dames rencontrées en voyage, des filles très belles qui surgiraient dans un bois inconnu, qui se livreraient tout un jour, puis qui se dissiperaient comme des ombres, au crépuscule. Leur seule aventure galante les égayait encore, tant elle leur semblait sotte des sérénades données à deux petites demoiselles, du temps où ils faisaient partie de la musique du collège ; des nuits passées sous une fenêtre, à jouer de la clarinette et du cornet à pistons ; des cacophonies affreuses effarant les bourgeois du quartier, jusqu’au soir mémorable où les parents révoltés avaient vidé sur eux tous les pots à eau de la famille. Ah ! l’heureux temps, et quels rires attendris, au moindre souvenir ! Les murs de l’atelier étaient justement couverts d’une série d’esquisses, faites là-bas par le peintre, dans un récent voyage. C’était comme s’ils avaient eu, autour d’eux, les anciens horizons, l’ardent ciel bleu sur la campagne rousse. Là, une plaine s’étendait, avec le moutonnement des petits oliviers grisâtres, jusqu’aux dentelures roses des collines lointaines. Ici, entre des coteaux brûlés, couleur de rouille, l’eau tarie de la Viorne se desséchait sous l’arche d’un vieux pont, enfariné de poussière, sans autre verdure que des buissons morts de soif. Plus loin, la gorge des Infernets ouvrait son entaille béante, au milieu de ses écroulements de roches foudroyées, un immense chaos, un désert farouche, roulant à l’infini ses vagues de pierre. Puis, toutes sortes de coins bien connus le vallon de Repentance, si resserré, si ombreux, d’une fraîcheur de bouquet parmi les champs calcinés ; le bois des Trois-Bons-Dieux, dont les pins, d’un vert dur et verni, pleuraient leur résine sous le grand soleil ; le Jas de Bouffan, d’une blancheur de mosquée, au centre de ses vastes terres, pareilles à des mares de sang ; d’autres, d’autres encore, des bouts de routes aveuglantes qui tournaient, des ravins où la chaleur semblait faire monter des bouillons à la peau cuite des cailloux, des langues de sable altérées et achevant de boire goutte à goutte la rivière, des trous de taupe, des sentiers de chèvre, des sommets dans l’azur. — Tiens ! s’écria Sandoz en se tournant vers une étude, où est-ce donc, ça ? Claude, indigné, brandit sa palette. — Comment ! tu ne te souviens pas ?… Nous avons failli nous y casser les os. Tu sais bien, le jour où nous avons grimpé avec Dubuche, du fond de Jaumegarde. C’était lisse comme la main, nous nous cramponnions avec les ongles ; tellement qu’au beau milieu, nous ne pouvions plus ni monter ni descendre… Puis, en haut, quand il s’est agi de faire cuire les côtelettes, nous nous sommes presque battus, toi et moi. Sandoz, maintenant, se rappelait. — Ah ! oui, ah ! oui, chacun devait faire cuire la sienne, sur des baguettes de romarin, et comme mes baguettes brûlaient, tu m’exaspérais à blaguer ma côtelette qui se réduisait en charbon. Un fou rire les secouait encore. Le peintre se remit à son tableau, et il conclut gravement — Fichu tout ça, mon vieux ! Ici, maintenant, il n’y a plus à flâner. C’était vrai, depuis que les trois inséparables avaient réalisé leur rêve de se retrouver ensemble à Paris, pour le conquérir, l’existence se faisait terriblement dure. Ils essayaient bien de recommencer les grandes promenades d’autrefois, ils partaient à pied, certains dimanches, par la barrière de Fontainebleau, allaient battre les taillis de Verrières, poussaient jusqu’à Bièvre, traversaient les bois de Bellevue et de Meudon, puis rentraient par Grenelle. Mais ils accusaient Paris de leur gâter les jambes, ils n’en quittaient plus guère le pavé, tout entiers à leur bataille. Du lundi au samedi, Sandoz s’enrageait à la mairie du cinquième arrondissement, dans un coin sombre du bureau des naissances, cloué là par l’unique pensée de sa mère, que ses cent cinquante francs nourrissaient mal. De son côté, Dubuche, pressé de payer à ses parents les intérêts des sommes placées sur sa tête, cherchait de basses besognes chez des architectes, en dehors de ses travaux de l’École. Claude, lui, avait sa liberté, grâce aux mille francs de rente ; mais quelles fins de mois terribles, surtout lorsqu’il partageait le fond de ses poches ! Heureusement, il commençait à vendre de petites toiles achetées des dix et douze francs par le père Malgras, un marchand rusé ; et, du reste, il aimait mieux crever la faim, que de recourir au commerce, à la fabrication des portraits bourgeois, des saintetés de pacotille, des stores de restaurant et des enseignes de sage-femme. Lors de son retour, il avait eu, dans l’impasse des Bourdonnais, un atelier très vaste ; puis, il était venu au quai de Bourbon, par économie. Il y vivait en sauvage, d’un absolu dédain pour tout ce qui n’était pas la peinture, brouillé avec sa famille qui le dégoûtait, ayant rompu avec une tante, charcutière aux Halles, parce qu’elle se portait trop bien, gardant seulement au cœur la plaie secrète de la déchéance de sa mère, que des hommes mangeaient et poussaient au ruisseau. Brusquement, il cria à Sandoz — Hé ! dis donc, si tu voulais bien ne pas t’avachir ! Mais Sandoz déclara qu’il s’ankylosait, et il sauta du canapé, pour se dérouiller les jambes. Il y eut un repos de dix minutes. On parla d’autre chose. Claude se montrait débonnaire. Quand son travail marchait, il s’allumait peu à peu, il devenait bavard, lui qui peignait les dents serrées, rageant à froid, dès qu’il sentait la nature lui échapper. Aussi, à peine son ami eut-il repris la pose, qu’il continua d’un flot intarissable, sans perdre un coup de pinceau. — Hein ? mon vieux, ça marche ? Tu as une crâne tournure, là-dedans… Ah ! les crétins, s’ils me refusent celui-ci, par exemple ! Je suis plus sévère pour moi qu’ils ne le sont pour eux, bien sûr ; et, lorsque je me reçois un tableau, vois-tu, c’est plus sérieux que s’il avait passé devant tous les jurys de la terre… Tu sais, mon tableau des Halles, mes deux gamins sur des tas de légumes, eh bien ! je l’ai gratté, décidément ça ne venait pas, je m’étais fichu là dans une sacrée machine, trop lourde encore pour mes épaules. Oh ! je reprendrai ça un jour, quand je saurai, et j’en ferai d’autres, oh ! des machines à les flanquer tous par terre d’étonnement ! Il eut un grand geste, comme pour balayer une foule ; il vida un tube de bleu sur sa palette, puis, il ricana en demandant quelle tête aurait devant sa peinture son premier maître, le père Belloque, un ancien capitaine manchot, qui, depuis un quart de siècle, dans une salle du Musée, enseignait les belles hachures aux gamins de Plassans. D’ailleurs, à Paris, Berthou, le célèbre peintre de Néron au cirque, dont il avait fréquenté l’atelier pendant six mois, ne lui avait-il pas répété, à vingt reprises, qu’il ne ferait jamais rien ! Ah ! qu’il les regrettait aujourd’hui, ces six mois d’imbéciles tâtonnements, d’exercices niais sous la férule d’un bonhomme dont la caboche différait de la sienne ! Il en arrivait à déclamer contre le travail au Louvre, il se serait, disait-il, coupé le poignet, plutôt que d’y retourner gâter son œil à une de ces copies, qui encrassent pour toujours la vision du monde où l’on vit. Est-ce que, en art, il y avait autre chose que de donner ce qu’on avait dans le ventre ? est-ce que tout ne se réduisait pas à planter une bonne femme devant soi, puis à la rendre comme on la sentait ? est-ce qu’une botte de carottes, oui, une botte de carottes ! étudiée directement, peinte naïvement, dans la note personnelle où on la voit, ne valait pas les éternelles tartines de l’École, cette peinture au jus de chique, honteusement cuisinée d’après les recettes ? Le jour venait où une seule carotte originale serait grosse d’une révolution. C’était pourquoi, maintenant, il se contentait d’aller peindre à l’atelier Boutin, un atelier libre qu’un ancien modèle tenait rue de la Huchette. Quand il avait donné ses vingt francs au massier, il trouvait là du nu, des hommes, des femmes, à en faire une débauche, dans son coin ; et il s’acharnait, il y perdait le boire et le manger, luttant sans repos avec la nature, fou de travail, à côté des beaux fils qui l’accusaient de paresse ignorante, et qui parlaient arrogamment de leurs études, parce qu’ils copiaient des nez et des bouches, sous l’œil d’un maître. — Écoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-là aura bâti un torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nous causerons. Du bout de sa brosse, il indiquait une académie peinte, pendue au mur, près de la porte. Elle était superbe, enlevée avec une largeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d’admirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seules dont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées. Il poursuivit avec violence, sabrant à grands coups le veston de velours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectait personne — Tous des barbouilleurs d’images à deux sous, des réputations volées, des imbéciles ou des malins à genoux devant la bêtise publique ! Pas un gaillard qui flanque une gifle aux bourgeois !… Tiens ! le père Ingres, tu sais s’il me tourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture glaireuse ? Eh bien ! c’est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouve très crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu’il a fait avaler de force aux idiots, qui croient aujourd’hui le comprendre… Après ça, entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, c’est de la fripouille… Hein ? le vieux lion romantique, quelle fière allure ! En voilà un décorateur qui faisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés sa palette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n’était que de la fantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallait ça, pour incendier l’École… Puis, l’autre est venu, un rude ouvrier, le plus vraiment peintre du siècle, et d’un métier absolument classique, ce que pas un de ces crétins n’a senti. Ils ont hurlé, parbleu ! ils ont crié à la profanation, au réalisme, lorsque ce fameux réalisme n’était guère que dans les sujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maîtres et que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nos musées… Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits à l’heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Et maintenant, oh ! maintenant… Il se tut, se recula pour juger l’effet, s’absorba une minute dans la sensation de son œuvre, puis repartit — Maintenant, il faut autre chose… Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, je serais très fort. Oui, il n’y aurait plus que moi… Mais ce que je sens, c’est que le grand décor romantique de Delacroix craque et s’effondre ; et c’est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne déjà le renfermé, le moisi de l’atelier où le soleil n’entre jamais… Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu’ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d’aujourd’hui doivent faire et regarder. Sa voix s’éteignit de nouveau, il bégayait, n’arrivait pas à formuler la sourde éclosion d’avenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant qu’il achevait d’ébaucher le veston de velours, frémissant. Sandoz l’avait écouté, sans lâcher la pose. Et, le dos tourné, comme s’il eût parlé au mur, dans un rêve ; il dit alors à son tour — Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir… Moi, chaque fois qu’un professeur a voulu m’imposer une vérité, j’ai eu une révolte de défiance, en songeant Il se trompe ou il me trompe. » Leurs idées m’exaspèrent, il me semble que la vérité est plus large… Ah ! que ce serait beau, si l’on donnait son existence entière à une œuvre, où l’on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l’arche immense ! Et pas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulée de la vie universelle, un monde où nous ne serions qu’un accident, où le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nous complèteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne… Bien sûr, c’est à la science que doivent s’adresser les romanciers et les poètes, elle est aujourd’hui l’unique source possible. Mais, voilà ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Tout de suite, je sens que je patauge… Ah ! si je savais, si je savais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de la foule ! Il se tut, lui aussi. L’hiver précédent, il avait publié son premier livre, une suite d’esquisses aimables, rapportées de Plassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaient seules le révolté, le passionné de vérité et de puissance. Et, depuis, il tâtonnait, il s’interrogeait dans le tourment des idées, confuses encore, qui battaient son crâne. D’abord, épris des besognes géantes, il avait eu le projet d’une genèse de l’univers, en trois phases la création, rétablie d’après la science ; l’histoire de l’humanité, arrivant à son heure jouer son rôle, dans la chaîne des êtres ; l’avenir, les êtres se succédant toujours, achevant de créer le monde, par le travail sans fin de la vie. Mais il s’était refroidi devant les hypothèses trop hasardées de cette troisième phase ; et il cherchait un cadre plus resserré, plus humain, où il ferait tenir pourtant sa vaste ambition. — Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude, après un long intervalle. Avec des lieues de murailles à couvrir, décorer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu’on bâtira, quand les architectes ne seront plus des crétins ! Et il ne faudra que des muscles et une tête solides, car ce ne sont pas les sujets qui manqueront… Hein ? la vie telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses ; et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bêtes, et les campagnes !… On verra, on verra, si je ne suis pas une brute ! J’en ai des fourmillements dans les mains. Oui ! toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme le Panthéon ! Une sacrée suite de toiles à faire éclater le Louvre ! Dès qu’ils étaient ensemble, le peintre et l’écrivain en arrivaient d’ordinaire à cette exaltation. Ils se fouettaient mutuellement, ils s’affolaient de gloire ; et il y avait là une telle envolée de jeunesse, une telle passion du travail, qu’eux-mêmes souriaient ensuite de ces grands rêves d’orgueil, ragaillardis, comme entretenus en souplesse et en force. Claude, qui se reculait maintenant jusqu’au mur, y demeura adossé, s’abandonnant. Alors, Sandoz, brisé par la pose, quitta le divan et alla se mettre près de lui. Puis, tous deux regardèrent, de nouveau muets. Le monsieur en veston de velours était ébauché entièrement ; la main, plus poussée que le reste, faisait dans l’herbe une note très intéressante, d’une jolie fraîcheur de ton ; et la tache sombre du dos s’enlevait avec tant de vigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmes luttant au soleil, semblaient s’être éloignées, dans le frisson lumineux de la clairière ; tandis que la grande figure, la femme nue et couchée, à peine indiquée encore, flottait toujours, ainsi qu’une chair de songe, une Ève désirée naissant de la terre, avec son visage qui souriait, sans regard, les paupières closes. — Décidément, comment appelles-tu ça ? demanda Sandoz. — Plein air, répondit Claude d’une voix brève. Mais ce titre parut bien technique à l’écrivain, qui, malgré lui, était parfois tenté d’introduire de la littérature dans la peinture. — Plein air, ça ne dit rien. — Ça n’a besoin de rien dire… Des femmes et un homme se reposent dans une forêt, au soleil. Est-ce que ça ne suffit pas ? Va, il y en a assez pour faire un chef-d’œuvre. Il renversa la tête, il ajouta entre ses dents — Nom d’un chien, c’est encore noir ! J’ai ce sacré Delacroix dans l’œil. Et ça, tiens ! cette main-là, c’est du Courbet… Ah ! nous y trempons tous, dans la sauce romantique. Notre jeunesse y a trop barboté, nous en sommes barbouillés jusqu’au menton. Il nous faudra une fameuse lessive. Sandoz haussa désespérément les épaules lui aussi se lamentait d’être né au confluent d’Hugo et de Balzac. Cependant, Claude restait satisfait, dans l’excitation heureuse d’une bonne séance. Si son ami pouvait lui donner deux ou trois dimanches pareils, le bonhomme y serait, et carrément. Pour cette fois, il y en avait assez. Tous deux plaisantèrent, car d’habitude il tuait ses modèles, ne les lâchant qu’évanouis, morts de fatigue. Lui-même attendait de tomber, les jambes rompues, le ventre vide. Et, comme cinq heures sonnaient au coucou, il se jeta sur son reste de pain, il le dévora. Épuisé, il le cassait de ses doigts tremblants, il le mâchait à peine, revenu devant son tableau, repris par son idée, au point qu’il ne savait même pas qu’il mangeait. — Cinq heures, dit Sandoz qui s’étirait, les bras en l’air. Nous allons dîner… Justement, voici Dubuche. On frappait, et Dubuche entra. C’était un gros garçon brun, au visage correct et bouffi, le cheveux ras, les moustaches déjà fortes. Il donna des poignées de main, il s’arrêta d’un air interloqué devant le tableau. Au fond, cette peinture déréglée le bousculait, dans la pondération de sa nature, dans son respect de bon élève pour les formules établies ; et sa vieille amitié seule empêchait d’ordinaire ses critiques. Mais, cette fois, tout son être se révoltait, visiblement. — Eh bien ! quoi donc ? ça ne te va pas ? demanda Sandoz qui le guettait. — Si, si, oh ! très bien peint… Seulement… — Allons, accouche. Qu’est-ce qui te chiffonne ? — Seulement, c’est ce monsieur, tout habillé, là, au milieu de ces femmes nues… On n’a jamais vu ça. Du coup, les deux autres éclatèrent. Est-ce qu’au Louvre, il n’y avait pas cent tableaux composés de la sorte ? Et puis, si l’on n’avait jamais vu ça, on le verrait. On s’en fichait bien, du public ! Sans se troubler sous la furie de ces réponses, Dubuche répétait tranquillement — Le public ne comprendra pas… Le public trouvera ça cochon… Oui, c’est cochon. — Sale bourgeois ! cria Claude exaspéré. Ah ! ils te crétinisent raide à l’École, tu n’étais pas si bête ! C’était la plaisanterie courante de ses deux amis, depuis qu’il suivait les cours de l’École des Beaux-Arts. Il battit alors en retraite, un peu inquiet de la violence que prenait la querelle ; et il se sauva, en tapant sur les peintres. Ça, on avait raison de le dire, les peintres étaient de jolis crétins, à l’École. Mais, pour les architectes, la question changeait. Où voulait-on qu’il fît ses études ? Il se trouvait bien forcé de passer par là. Plus tard, ça ne l’empêcherait pas d’avoir ses idées à lui. Et il affecta une allure très révolutionnaire. — Bon ! dit Sandoz, du moment que tu fais des excuses, allons dîner. Mais Claude, machinalement, avait repris un pinceau, et il s’était remis au travail. Maintenant, à côté du monsieur en veston, la figure de la femme ne tenait plus. Énervé, impatient, il la cernait d’un trait vigoureux, pour la rétablir au plan qu’elle devait occuper. — Viens-tu ? répéta son ami. — Tout à l’heure, que diable ! rien ne presse… Laisse-moi indiquer ça, et je suis à vous. Sandoz hocha la tête ; puis, doucement, de peur de l’exaspérer davantage — Tu as tort de t’acharner, mon vieux… Oui, tu es éreinté, tu crèves de faim, et tu vas encore gâter ton affaire, comme l’autre jour. D’un geste irrité, le peintre lui coupa la parole. C’était sa continuelle histoire il ne pouvait lâcher à temps la besogne, il se grisait de travail, dans le besoin d’avoir une certitude immédiate, de se prouver qu’il tenait enfin son chef-d’œuvre. Des doutes venaient de le désespérer, au milieu de sa joie d’une bonne séance ; avait-il eu raison de donner une telle puissance au veston de velours ? retrouverait-il la note éclatante qu’il voulait pour sa figure nue ? Et il serait plutôt mort là, que de ne pas savoir tout de suite. Il tira fiévreusement la tête de Christine du carton où il l’avait cachée, comparant, s’aidant de ce document pris sur nature. — Tiens ! s’écria Dubuche, où as-tu dessiné ça ?… Qui est-ce ? Claude, saisi de cette question, ne répondit point ; puis, sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cédant à une pudeur singulière, au sentiment délicat de garder pour lui seul son aventure. — Hein ! qui est-ce ? répétait l’architecte. — Oh ! personne, un modèle. — Vrai, un modèle ! Toute jeune, n’est-ce pas ? Elle est très bien… Tu devrais me donner l’adresse, pas pour moi, pour un sculpteur qui cherche une Psyché. Est-ce que tu as l’adresse, là ? Et Dubuche s’était tourné vers un pan du mur grisâtre, où se trouvaient, écrites à la craie, jetées dans tous les sens, des adresses de modèles. Les femmes surtout laissaient là, en grosses écritures d’enfant, leurs cartes de visite. Zoé Piédefer, rue Campagne-Première, 7, une grande brune dont le ventre s’abîmait, coupait en deux la petite Flore Beauchamp, rue de Laval, 32, et Judith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, l’une et l’autre assez fraîches, mais trop maigres. — Dis, as-tu l’adresse ? Alors, Claude s’emporta. — Eh ! fiche-moi la paix !… Est-ce que je sais ?… Tu es agaçant, à vous déranger toujours, quand on travaille ! Sandoz n’avait rien dit, étonné d’abord, puis souriant. Il était plus subtil que Dubuche, il lui fit un signe d’intelligence, et ils se mirent à plaisanter. Pardon ! excuse ! du moment que monsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pas de la prêter. Ah ! le gaillard, qui se payait les belles filles ! Et où l’avait-il ramassée ? Dans un bastringue de Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert ? De plus en plus gêné, le peintre s’agitait. — Que vous êtes bêtes, mon Dieu ! Si vous saviez comme vous êtes bêtes !… En voilà assez, vous me faites de la peine. Sa voix était si altérée, que les deux autres, immédiatement, se turent ; et lui, après avoir gratté de nouveau la tête de la figure nue, la redessina et la repeignit, d’après la tête de Christine, d’une main emportée, mal assurée, qui s’égarait. Puis, il attaqua la gorge, indiquée à peine sur l’étude. Son excitation augmentait, c’était sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, une impuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu’il rêvait d’en étreindre, de ses deux bras éperdus. Ces filles qu’il chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, désespéré jusqu’aux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes. — Hein ! dix minutes, n’est-ce pas ? répéta-t-il. J’établis les épaules pour demain, et nous descendons. Sandoz et Dubuche, sachant qu’il n’y avait pas à l’empêcher de se tuer ainsi, se résignèrent. Le second alluma une pipe et s’étala sur le divan lui seul fumait, les deux autres ne s’étaient jamais bien accoutumés au tabac, toujours menacés d’une nausée, pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu’il fut sur le dos, les regards perdus dans les jets de fumée qu’il soufflait, il parla de lui, longuement, en phrases monotones. Ah ! ce sacré Paris, comme il fallait s’y user la peau, pour arriver à une position ! Il rappelait ses quinze mois d’apprentissage, chez son patron, le célèbre Dequersonnière, l’ancien grand prix, aujourd’hui architecte des bâtiments civils, officier de la Légion d’honneur, membre de l’Institut, dont le chef-d’œuvre, l’église Saint-Mathieu, tenait du moule à pâté et de la pendule empire un bon homme au fond, qu’il blaguait, tout en partageant son respect des vieilles formules classiques. Sans les camarades, d’ailleurs, il n’aurait pas appris grand’chose à leur atelier de la rue du Four, où le patron passait en courant, trois fois par semaine ; des gaillards féroces, les camarades, qui lui avaient rendu la vie joliment dure, au début, mais, qui au moins lui avaient enseigné à coller un châssis, à dessiner et à laver un projet. Et que de déjeuners faits d’une tasse de chocolat et d’un petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs au massier ! et que de feuilles barbouillées péniblement, que d’heures passées chez lui sur des bouquins, avant d’oser se présenter à l’École ! Avec ça, il avait failli être retoqué, malgré son effort de gros travailleur l’imagination lui manquait, son épreuve écrite, une cariatide et une salle à manger d’été, très médiocres, l’avaient classé tout au bout ; il est vrai qu’il s’était relevé à l’oral, avec son calcul de logarithmes, ses épures de géométrie et l’examen d’histoire, car il était très ferré sur la partie scientifique. Maintenant qu’il se trouvait à l’École, comme élève de seconde classe, il devait se décarcasser pour enlever son diplôme de première classe. Quelle chienne de vie ! Jamais ça ne finissait ! Il écarta les jambes, très haut, sur les coussins, fuma plus fort, régulièrement. — Cours de perspective, cours de géométrie descriptive, cours de stéréotomie, cours de construction, histoire de l’art, ah ! ils vous en font noircir du papier, à prendre des notes… Et, tous les mois, un concours d’architecture, tantôt une simple esquisse, tantôt un projet. Il n’y a point à s’amuser, si l’on veut passer ses examens et décrocher les mentions nécessaires, surtout lorsqu’on doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps de gagner son pain… Moi, j’en crève… Un coussin ayant glissé par terre, il le repêcha à l’aide de ses deux pieds. — Tout de même, j’ai de la chance. Il y a tant de camarades qui cherchent à faire la place, sans rien dénicher ! Avant-hier, j’ai découvert un architecte qui travaille pour un grand entrepreneur, oh ! non, on n’a pas idée d’un architecte de cette ignorance un vrai goujat, incapable de se tirer d’un décalque ; et il me donne vingt-cinq sous de l’heure, je lui remets ses maisons debout… Ça tombe joliment bien, la mère m’avait signifié qu’elle était complètement à sec. Pauvre mère, en ai-je de l’argent à lui rendre ! Comme Dubuche parlait évidemment pour lui, remâchant ses idées de tous les jours, sa continuelle préoccupation d’une fortune prompte, Sandoz ne prenait pas la peine de l’écouter. Il avait ouvert la petite fenêtre, il s’était assis au ras du toit, souffrant à la longue de la chaleur qui régnait dans l’atelier. Mais il finit par interrompre l’architecte. — Dis donc, est-ce que tu viens dîner jeudi ?… Ils y seront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière. Chaque jeudi, on se réunissait chez Sandoz, une bande, les camarades de Plassans, d’autres connus à Paris, tous révolutionnaires, animés de la même passion de l’art. — Jeudi prochain, je ne crois pas, répondit Dubuche. Il faut que j’aille dans une famille, où l’on danse. — Est-ce que tu espères y carotter une dot ? — Tiens ! ce ne serait déjà pas si bête ! Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour la vider ; et, avec un soudain éclat de voix — J’oubliais… J’ai reçu une lettre de Pouillaud. — Toi aussi !… Hein ? est-il assez vidé, Pouillaud ! En voilà un qui a mal tourné ! — Pourquoi donc ? Il succédera à son père, il mangera tranquillement son argent, là-bas. Sa lettre est très raisonnable, j’ai toujours dit qu’il nous donnerait une leçon à tous, avec son air de farceur… Ah ! cet animal de Pouillaud ! Sandoz allait répliquer, furieux, lorsqu’un juron désespéré de Claude les interrompit. Ce dernier, depuis qu’il s’obstinait au travail, n’avait plus desserré les dents. Il semblait même ne pas les entendre. — Nom de Dieu ! c’est encore raté… Décidément, je suis une brute, jamais je ne ferai rien ! Et, d’un élan, dans une crise de folle rage, il voulut se jeter sur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent. Voyons, était-ce enfantin, une colère pareille ! il serait bien avancé ensuite, quand il aurait le mortel regret d’avoir abîmé son œuvre. Mais lui, tremblant encore, retombé à son silence, regardait le tableau sans répondre, d’un regard ardent et fixe, où brûlait l’affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts ; la gorge de la femme s’empâtait de tons lourds ; cette chair adorée qu’il rêvait éclatante, il la salissait, il n’arrivait même pas à la mettre à son plan. Qu’avait-il donc dans le crâne, pour l’entendre ainsi craquer de son effort inutile ? Était-ce une lésion de ses yeux qui l’empêchait de voir juste ? Ses mains cessaient-elles d’être à lui, puisqu’elles refusaient de lui obéir ? Il s’affolait davantage, en s’irritant de cet inconnu héréditaire, qui parfois lui rendait la création si heureuse, et qui d’autres fois l’abêtissait de stérilité, au point qu’il oubliait les premiers éléments du dessin. Et sentir son être tourner dans une nausée de vertige, et rester là quand même avec la fureur de créer, lorsque tout fuit, tout coule autour de soi, l’orgueil du travail, la gloire rêvée, l’existence entière ! — Écoute, mon vieux, reprit Sandoz, ce n’est pas pour te le reprocher, mais il est six heures et demie, et tu nous fais crever de faim… Sois sage, descends avec nous. Claude nettoyait à l’essence un coin de sa palette. Il y vida de nouveaux tubes, il répondit d’un seul mot, la voix tonnante — Non ! Pendant dix minutes, personne ne parla plus, le peintre hors de lui, se battant avec sa toile, les deux autres troublés et chagrins de cette crise, qu’ils ne savaient de quelle façon calmer. Puis, comme on frappait à la porte, ce fut l’architecte qui alla ouvrir. — Tiens ! le père Malgras ! Le marchand de tableaux était un gros homme, enveloppé dans une vieille redingote verte, très sale, qui lui donnait l’air d’un cocher de fiacre mal tenu, avec ses cheveux blancs coupés en brosse et sa face rouge, plaquée de violet. Il dit, d’une voix de rogomme — Je passais par hasard sur le quai, en face… J’ai vu monsieur à la fenêtre, et je suis monté… Il s’interrompit, devant le silence du peintre, qui s’était retourné vers sa toile, avec un mouvement d’exaspération. Du reste, il ne se troublait pas, très à l’aise, carrément planté sur ses fortes jambes, examinant de ses yeux tachés de sang le tableau ébauché. Il le jugea sans gêne, d’une phrase où il y avait de l’ironie et de la tendresse. — En voilà une machine ! Et, comme personne encore ne soufflait mot, il se promena tranquillement à petits pas dans l’atelier, regardant le long des murs. Le père Malgras, sous l’épaisse couche de sa crasse, était un gaillard très fin, qui avait le goût et le flair de la bonne peinture. Jamais il ne s’égarait chez les barbouilleurs médiocres, il allait droit, par instinct, aux artistes personnels, encore contestés, dont son nez flamboyant d’ivrogne sentait de loin le grand avenir. Avec cela, il avait le marchandage féroce, il se montrait d’une ruse de sauvage, pour emporter à bas prix la toile qu’il convoitait. Ensuite, il se contentait d’un bénéfice de brave homme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basé son affaire sur le renouvellement rapide de son petit capital, n’achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs il vendrait le soir. Il mentait d’ailleurs superbement. Arrêté près de la porte, devant les académies, peintes à l’atelier Boutin, il les contempla quelques minutes en silence, les yeux luisant d’une jouissance de connaisseur, qu’il éteignait sous ses lourdes paupières. Quel talent, quel sentiment de la vie, chez ce grand toqué qui perdait son temps à d’immenses choses dont personne ne voulait ! Les jolies jambes de la fillette, l’admirable ventre de la femme surtout, le ravissaient. Mais cela n’était pas de vente, et il avait déjà fait son choix, une petite esquisse, un coin de la campagne de Plassans, violente et délicate, qu’il affectait de ne pas voir. Enfin, il s’approcha, il dit négligemment — Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! oui, une de vos affaires du Midi… C’est trop cru, j’ai encore les deux que je vous ai achetées. Et il continua en phrases molles, interminables — Vous refuserez peut-être de me croire, monsieur Lantier, ça ne se vend pas du tout, pas du tout. J’en ai plein un appartement, je crains toujours de crever quelque chose, quand je me retourne. Il n’y a pas moyen que je continue, parole d’honneur ! il faudra que je liquide, et je finirai à l’hôpital… N’est-ce pas ? vous me connaissez, j’ai le cœur plus grand que la poche, je ne demande qu’à obliger les jeunes gens de talent comme vous. Oh ! pour ça, vous avez du talent, je ne cesse de le leur crier. Mais, que voulez-vous ? ils ne mordent pas, ah ! non, ils ne mordent pas ! Il jouait l’émotion ; puis, avec l’élan d’un homme qui fait une folie — Enfin, je ne serai pas venu pour rien… Qu’est-ce que vous me demandez de cette pochade ? Claude, agacé, peignait avec des tressaillements nerveux. Il répondit d’une voix sèche, sans tourner la tête — Vingt francs. — Comment ! Vingt francs ! Vous êtes fou ! Vous m’avez vendu les autres dix francs pièce… Aujourd’hui, je ne donnerai que huit francs, pas un sou de plus ! D’habitude, le peintre cédait tout de suite, honteux et excédé de ces querelles misérables, bien heureux au fond de trouver ce peu d’argent. Mais, cette fois, il s’entêta, il vint crier des insultes dans la face du marchand de tableaux, qui se mit à le tutoyer, lui retira tout talent, l’accabla d’invectives, en le traitant de fils ingrat. Ce dernier avait fini par sortir de sa poche, une à une, trois pièces de cent sous ; et il les lança de loin comme des palets, sur la table, où elles sonnèrent parmi les assiettes. — Une, deux, trois… Pas une de plus, entends-tu ! car il y en a déjà une de trop, et tu me la rendras, je te la retiendrai sur autre chose, parole d’honneur !… Quinze francs, ça ! Ah ! mon petit, tu as tort, voilà un sale tour dont tu te repentiras ! Épuisé, Claude le laissa décrocher la toile. Elle disparut comme par enchantement, dans la grande redingote verte. Avait-elle glissé au fond d’une poche spéciale ? dormait-elle sous le revers ? Aucune bosse ne l’indiquait. Son coup fait, le père Malgras se dirigea vers la porte, subitement calmé. Mais il se ravisa et revint dire, de son air bonhomme — Écoutez donc Lantier, j’ai besoin d’un homard… Hein ? vous me devez bien ça, après m’avoir étrillé… Je vous apporterai le homard ; vous m’en ferez une nature morte, et vous le garderez pour la peine, vous le mangerez avec des amis… Entendu, n’est-ce pas ? À cette proposition, Sandoz et Dubuche, qui avaient jusque-là écouté curieusement, éclatèrent d’un si grand rire, que le marchand s’égaya, lui aussi. Ces rosses de peintres, ça ne fichait rien de bon, ça crevait la faim. Qu’est-ce qu’ils seraient devenus, les sacrés fainéants, si le père Malgras, de temps à autre, ne leur avait pas apporté un beau gigot, une barbue bien fraîche, ou un homard avec son bouquet de persil ? — J’aurai mon homard, n’est-ce pas ? Lantier… Merci bien. De nouveau, il restait planté devant l’ébauche de la grande toile, avec son souffre d’admiration railleuse. Et il partit enfin, en répétant — En voilà une machine ! Claude voulut reprendre encore sa palette et ses brosses. Mais ses jambes fléchissaient, ses bras retombaient, engourdis, comme liés à son corps par une force supérieure. Dans le grand silence morne qui s’était fait, après l’éclat de la dispute, il chancelait, aveuglé, égaré, devant son œuvre informe. Alors, il bégaya — Ah ! je ne peux plus, je ne peux plus… Ce cochon m’a achevé ! Sept heures venaient de sonner au coucou, il avait travaillé là huit longues heures, sans manger autre chose qu’une croûte, sans se reposer une minute, debout, secoué de fièvre. Maintenant, le soleil se couchait, une ombre commençait à assombrir l’atelier, où cette fin de jour prenait une mélancolie affreuse. Lorsque la lumière s’en allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, c’était comme si le soleil ne devait jamais reparaître, après avoir emporté la vie, la gaieté chantante des couleurs. — Viens, supplia Sandoz, avec l’attendrissement d’une pitié fraternelle. Viens, mon vieux. Dubuche lui-même ajouta — Tu verras plus clair demain. Viens dîner. Un moment, Claude refusa de se rendre. Il demeurait cloué au parquet, sourd à leurs voix amicales, farouche dans son entêtement. Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient le pinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne plus pouvoir, il était ravagé par un désir furieux de pouvoir encore, de créer quand même. Et, s’il ne faisait rien, il resterait au moins, il ne quitterait pas la place. Puis, il se décida, un tressaillement le traversa comme d’un grand sanglot. À pleine main, il avait pris un couteau à palette très large ; et, d’un seul coup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement tout disparut dans une bouillie fangeuse. Alors, à côté du monsieur au veston vigoureux, parmi les verdures éclatantes où se jouaient les deux petites lutteuses si claires, il n’y eut plus, de cette femme nue, sans poitrine et sans tête, qu’un tronçon mutilé, qu’une tache vague de cadavre, une chair de rêve évaporée et morte. Déjà, Sandoz et Dubuche descendaient bruyamment l’escalier de bois. Et Claude les suivit, s’enfuit de son œuvre, avec la souffrance abominable de la laisser ainsi, balafrée d’une plaie béante. III Le commencement de la semaine fut désastreux pour Claude. Il était tombé dans un de ces doutes qui lui faisaient exécrer la peinture, d’une exécration d’amant trahi, accablant l’infidèle d’insultes, torturé du besoin de l’adorer encore ; et, le jeudi, après trois horribles journées de lutte vaine et solitaire, il sortit dès huit heures du matin, il referma violemment sa porte, si écœuré de lui-même qu’il jurait de ne plus toucher un pinceau. Quand une de ces crises le détraquait, il n’avait qu’un remède s’oublier, aller se prendre de querelle avec des camarades, marcher surtout, marcher au travers de Paris, jusqu’à ce que la chaleur et l’odeur de bataille des pavés lui eussent remis du cœur au ventre. Ce jour-là, comme tous les jeudis, il dînait chez Sandoz, où il y avait réunion. Mais que faire jusqu’au soir ? L’idée de rester seul, à se dévorer, le désespérait. Il aurait couru tout de suite chez son ami, s’il ne s’était dit que ce dernier devait être à son bureau. Puis, la pensée de Dubuche lui vint, et il hésita, car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps. Il ne sentait pas entre eux la fraternité des heures nerveuses, il le devinait inintelligent, sourdement hostile, engagé dans d’autres ambitions. Pourtant, à quelle porte frapper ? Et il se décida, il se rendit rue Jacob, où l’architecte habitait une étroite chambre, au sixième étage d’une grande maison froide. Claude était au second, lorsque la concierge, le rappelant, cria d’un ton aigre que M. Dubuche n’était pas chez lui, et qu’il avait même découché. Lentement, il se retrouva sur le trottoir, stupéfié par cette chose énorme, une escapade de Dubuche. C’était une malchance incroyable. Il erra un moment sans but. Mais, comme il s’arrêtait au coin de la rue de Seine, ne sachant de quel côté tourner, il se souvint brusquement de ce que lui avait conté son ami certaine nuit passée à l’atelier Dequersonnière, une dernière nuit de terrible travail, la veille du jour où les projets des élèves devaient être déposés à l’École des Beaux-Arts. Tout de suite, il monta vers la rue du Four, dans laquelle était l’atelier. Jusque-là, il avait évité d’y aller jamais prendre Dubuche, par crainte des huées dont on y accueillait les profanes. Et il y allait carrément, sa timidité s’enhardissait dans son angoisse d’être seul, au point qu’il se sentait prêt à subir des injures, pour conquérir un compagnon de misère. Rue du Four, à l’endroit le plus étroit, l’atelier se trouvait au fond d’un vieux logis lézardé. Il fallait traverser deux cours puantes, et l’on arrivait enfin dans une troisième, où était plantée de travers une sorte de hangar fermé, une vaste salle de planches et de platras, qui avait servi jadis à un emballeur. Du dehors, par les quatre grandes fenêtres, dont les vitres inférieures étaient barbouillées de céruse, on ne voyait que le plafond nu, blanchi à la chaux. Mais Claude, ayant poussé la porte, demeura immobile sur le seuil. La vaste salle s’étendait, avec ses quatre longues tables, perpendiculaires aux fenêtres, des tables doubles, très larges, occupées des deux côtés par des files d’élèves, encombrées d’éponges mouillées, de godets, de vases d’eau, de chandeliers de fer, de caisses de bois, les caisses où chacun serrait sa blouse de toile blanche, ses compas et ses couleurs. Dans un coin, le poêle oublié du dernier hiver se rouillait, à côté d’un reste de coke, qu’on n’avait même pas balayé ; tandis que, à l’autre bout, une grande fontaine de zinc était pendue, entre deux serviettes. Et, au milieu de cette nudité de halle mal soignée, les murs surtout tiraient l’œil, alignant en haut, sur des étagères, une débandade de moulages, disparaissant plus bas sous une forêt de tés et d’équerres, sous un amas de planches à laver, retenues en paquets par des bretelles. Peu à peu, tous les pans restés libres s’étaient salis d’inscriptions, de dessins, d’une écume montante, jetée là, comme sur les marges d’un livre toujours ouvert. Il y avait des charges de camarades, des profils d’objets déshonnêtes, des mots à faire pâlir des gendarmes, puis des sentences, des additions, des adresses ; le tout dominé, écrasé par cette ligne laconique de procès-verbal, en grosses lettres, à la plus belle place Le 7 juin, Gorju a dit qu’il se foutait de Rome. Signé Godemard. » Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement des fauves dérangés chez eux. Ce qui l’immobilisait, c’était l’aspect de la salle, au matin de la nuit de charrette », ainsi que les architectes nomment cette nuit suprême de travail. Depuis la veille, tout l’atelier, soixante élèves, étaient enfermés là, ceux qui n’avaient pas de projets à déposer, les nègres », aidant les autres, les concurrents en retard, forcés d’abattre en douze heures la besogne de huit jours. Dès minuit, on s’était empiffré de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure, comme dessert, on avait fait venir trois dames d’une maison voisine. Et sans que le travail se ralentît, la fête avait tourné à l’orgie romaine, au milieu de la fumée des pipes. Il en restait, par terre, une jonchée de papiers gras, de culs de bouteilles cassées, de mares louches, que le parquet achevait de boire ; pendant que l’air gardait l’âcreté des bougies noyées dans les chandeliers de fer, l’odeur sûre du musc des dames, mêlée à celle des saucisses et du vin bleu. Des voix hurlèrent, sauvages — À la porte !… Oh ! cette gueule !… Qu’est-ce qu’il veut, cet empaillé ?… À la porte ! à la porte ! Claude, sous la rudesse de cette tempête, chancela un instant, étourdi. On en arrivait aux mots abominables, la grande élégance, même pour les natures les plus distinguées, étant de rivaliser d’ordures. Et il se remettait, il répondait, lorsque Dubuche le reconnut. Ce dernier devint très rouge, car il détestait ces aventures. Il eut honte de son ami, il accourut, sous les huées, qui se tournaient contre lui, maintenant ; et il bégaya — Comment ! c’est toi !… Je t’avais dit de ne jamais entrer… Attends-moi un instant dans la cour. À ce moment, Claude, qui reculait, manqua d’être écrasé par une petite charrette à bras, que deux gaillards très barbus amenaient au galop. C’était de cette charrette que la nuit de gros travail tirait son nom ; et, depuis huit jours, les élèves, retardés par les basses besognes payées du dehors, répétaient le cri Oh ! que je suis en charrette ! » Dès qu’elle parut, une clameur éclata. Il était neuf heures moins un quart, on avait le temps bien juste d’arriver à l’École. Une débandade énorme vida la salle ; chacun sortait ses châssis, au milieu des coudoiements ; ceux qui voulaient s’entêter à finir un détail, étaient bousculés, emportés. En moins de cinq minutes, les châssis de tous se trouvèrent empilés dans la voiture, et les deux gaillards barbus, les derniers nouveaux de l’atelier, s’attelèrent comme des bêtes, tirèrent au pas de course ; tandis que le flot des autres vociférait et poussait par derrière. Ce fut une rupture d’écluse, les deux cours franchies dans un fracas de torrent, la rue envahie, inondée de cette cohue hurlante. Claude, cependant, s’était mis à courir, près de Dubuche, qui venait à la queue, très contrarié de n’avoir pas eu un quart d’heure de plus, pour soigner un lavis. — Qu’est-ce que tu fais ensuite ? — Oh ! j’ai des courses toute la journée. Le peintre fut désespéré de voir que cet ami lui échappait encore. — C’est bon, je te laisse… Et tu en es, ce soir, chez Sandoz ? — Oui, je crois, à moins qu’on ne me retienne à dîner ailleurs. Tous deux s’essoufflaient. La bande, sans se ralentir, allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. Après avoir descendu la rue du Four, elle s’était ruée à travers la place Gozlin, et elle se jetait dans la rue de l’Échaudé. En tête, la charrette à bras, tirée, poussée plus fort, bondissait sur les pavés inégaux, avec la danse lamentable des châssis dont elle était pleine ; puis, la queue galopait, forçant les passants à se coller contre les maisons, s’ils ne voulaient pas être renversés ; et les boutiquiers, béants sur leurs portes, croyaient à une révolution. Tout le quartier était dans le bouleversement. Rue Jacob, la débâcle devint telle, au milieu de cris si affreux, que des persiennes se fermèrent. Comme on entrait enfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir une petite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l’entraîner. Une paille dans le torrent. — Eh bien ! adieu, dit Claude. À ce soir ! — Oui, à ce soir ! Le peintre, hors d’haleine, s’était arrêté au coin de la rue des Beaux-Arts. Devant lui, la cour de l’École se trouvait grande ouverte. Tout s’y engouffra. Après avoir soufflé un moment, Claude regagna la rue de Seine. Sa malechance s’aggravait, il était dit qu’il ne débaucherait pas un camarade, ce matin-là ; et il remonta la rue, il marcha lentement jusqu’à la place du Panthéon, sans idée nette ; puis, il pensa qu’il pouvait toujours entrer à la mairie, pour serrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais il demeura suffoqué, quand un garçon lui répondit que M. Sandoz avait demandé un jour de congé, pour un enterrement. Il connaissait cependant l’histoire, son ami alléguait ce motif, chaque fois qu’il voulait avoir, chez lui, toute une journée de bon travail. Et il prenait déjà sa course, lorsqu’une fraternité d’artiste, un scrupule de travailleur honnête, l’arrêta c’était un crime que d’aller déranger un brave homme, de lui apporter le découragement d’une œuvre rebelle, au moment où il abattait sans doute gaillardement la sienne. Dès lors, Claude dut se résigner. Il traîna sa mélancolie noire sur les quais jusqu’à midi, la tête si lourde, si bourdonnante de la pensée continue de son impuissance, qu’il ne voyait plus que dans un brouillard les horizons aimés de la Seine. Puis, il se retrouva rue de la Femme-sans-Tête, il y déjeuna chez Gomard, un marchand de vin, dont l’enseigne Au Chien de Montargis, l’intéressait. Des maçons, en blouse de travail, éclaboussés de plâtre, étaient là, attablés ; et, comme eux, avec eux, il mangea son ordinaire » de huit sous, le bouillon dans un bol, où il trempa une soupe, et la tranche de bouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux de vaisselle. C’était encore trop bon, pour une brute qui ne savait pas son métier quand il avait manqué une étude, il se ravalait, il se mettait plus bas que les manœuvres, dont les gros bras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, il s’attarda, il s’abêtit, dans les conversations des tables voisines. Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard. Mais, place de l’Hôtel-de-Ville, une idée lui fit hâter le pas. Pourquoi n’avait-il point songé à Fagerolles ? Il était gentil, Fagerolles, bien qu’il fût élève de l’École des Beaux-Arts ; et gai, et pas bête. On pouvait causer avec lui, même lorsqu’il défendait la mauvaise peinture. S’il avait déjeuné chez son père, rue Vieille-du-Temple, pour sûr il s’y trouvait encore. Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensation de fraîcheur. La journée devenait très chaude, et une humidité montait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras, sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, des camions, des tapissières manquaient de l’écraser, lorsqu’une bousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la rue l’amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, des façades plates, bariolées d’enseignes jusqu’aux gouttières, trouées de minces fenêtres, où l’on entendait bruire tous les métiers en chambre de Paris. À un des passages les plus étranglés, une petite boutique de journaux le retint c’était, entre un coiffeur et un tripier, un étalage de gravures imbéciles, des suavités de romance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant les images, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et, comme un omnibus arrivait, il n’eut que le temps de sauter sur le trottoir, réduit là à une simple bordure les roues lui frôlèrent la poitrine, il fut inondé jusqu’aux genoux. M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d’art, avait ses ateliers au rez-de-chaussée ; et, au premier étage, pour abandonner à ses magasins d’échantillons les deux grandes pièces éclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, d’un étouffement de cave. C’était là que son fils Henri avait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de ce trottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de la boutique à images, du tripier et du coiffeur. D’abord, son père avait fait de lui un dessinateur d’ornements, pour son usage personnel. Puis, lorsque le gamin s’était révélé avec des ambitions plus hautes, s’attaquant à la peinture, parlant de l’École, il y avait eu des querelles, des gifles, une série de brouilles et de réconciliations. Aujourd’hui encore, bien qu’Henri eût remporté de premiers succès, le fabricant de zinc d’art, résigné à le laisser libre, le traitait durement, en garçon qui gâtait sa vie. Après s’être secoué, Claude enfila le porche de la maison, une voûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre, l’odeur fade et moisie d’un fond de citerne. L’escalier s’ouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampe dévorée de rouille. Et, comme le peintre passait devant les magasins du premier étage, il aperçut, par une porte vitrée, M. Fagerolles en train d’examiner ses modèles. Alors, voulant être poli, il entra, malgré son écœurement d’artiste pour tout ce zinc peinturluré en bronze, tout ce joli affreux et menteur de l’imitation. — Bonjour, monsieur… Est-ce qu’Henri est encore là ? Le fabricant, un gros homme blême, se redressa au milieu de ses porte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait à la main un nouveau modèle de thermomètre, une jongleuse accroupie, qui portait sur son nez le léger tube, de verre. — Henri n’est pas rentré déjeuner, répondit-il sèchement. Cet accueil troubla le jeune homme. — Ah ! il n’est pas rentré… Je vous demande pardon. Bonsoir, monsieur. — Bonsoir. Dehors, Claude jura entre ses dents. Déveine complète, Fagerolles aussi lui échappait. Il s’en voulait maintenant d’être venu et de s’être intéressé à cette vieille rue pittoresque, furieux de la gangrène romantique qui repoussait quand même en lui c’était son mal peut-être, l’idée fausse dont il se sentait parfois la barre en travers du crâne. Et, lorsque, de nouveau, il retomba sur les quais, la pensée lui vint de rentrer, pour voir si son tableau était vraiment très mauvais. Mais cette pensée seule le secoua d’un tremblement. Son atelier lui semblait un lieu d’horreur, où il ne pouvait plus vivre, comme s’il y avait laissé le cadavre d’une affection morte. Non, non, monter les trois étages, ouvrir la porte, s’enfermer en face de ça il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage ! Il traversa la Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques. Tant pis ! il était trop malheureux, il allait, rue d’Enfer, débaucher Sandoz. Le petit logement, au quatrième, se composait d’une salle à manger, d’une chambre à coucher et d’une étroite cuisine, que le fils occupait ; tandis que la mère, clouée par la paralysie, avait, de l’autre côté du palier, une chambre où elle vivait dans une solitude chagrine et volontaire. La rue était déserte, les fenêtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, que dominaient la tête arrondie d’un grand arbre et le clocher carré de Saint-Jacques du Haut-Pas. Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbé sur sa table, absorbé devant une page écrite. — Je te dérange ? — Non, je travaille depuis ce matin, j’en ai assez… Imagine-toi, voici une heure que je m’épuise à retaper une phrase mal bâtie, dont le remords m’a torturé pendant tout mon déjeuner. Le peintre eut un geste de désespoir ; et, à le voir si lugubre, l’autre comprit. — Hein ? toi, ça ne va guère… Sortons. Un grand tour pour nous dérouiller un peu, veux-tu ? Mais, comme il passait devant la cuisine, une vieille femme l’arrêta. C’était sa femme de ménage, qui d’habitude venait deux heures le matin et deux heures le soir ; seulement, le jeudi, elle restait l’après-midi entière, pour le dîner. — Alors, demanda-t-elle, c’est décidé, monsieur de la raie et un gigot avec des pommes de terre ? — Oui, si vous voulez. — Et combien faut-il que je mette de couverts ? — Ah ! ça, on ne sait jamais… Mettez toujours cinq couverts, on verra ensuite. Pour sept heures, n’est-ce pas ? Nous tâcherons d’y être. Puis, sur le palier, pendant que Claude attendait un instant, Sandoz se glissa chez sa mère ; et, quand il en fut ressorti, du même mouvement discret et tendre, tous deux descendirent, silencieux. Dehors, après avoir flairé à gauche et à droite, comme pour prendre le vent, ils finirent par remonter la rue, tombèrent sur la place de l’Observatoire, enfilèrent le boulevard du Montparnasse. C’était leur promenade ordinaire, ils y aboutissaient quand même, aimant ce large déroulement des boulevards extérieurs, où leur flânerie vaguait à l’aise. Ils ne parlaient toujours pas, la tête lourde encore, rassérénés peu à peu d’être ensemble. Devant la gare de l’Ouest seulement, Sandoz eut une idée. — Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir où en est sa grande machine ? Je sais qu’il a lâché ses bons dieux aujourd’hui. — C’est ça, répondit Claude. Allons chez Mahoudeau. Ils s’engagèrent tout de suite dans la rue du Cherche-Midi. Le sculpteur Mahoudeau avait loué, à quelques pas du boulevard, la boutique d’une fruitière tombée en faillite ; et il s’y était installé, en se contentant de barbouiller les vitres d’une couche de craie. À cet endroit, large et déserte, la rue est d’une bonhomie provinciale, adoucie encore d’une pointe d’odeur ecclésiastique des portes charretières restent béantes, montrant des enfilades de cours, très profondes ; une vacherie exhale des souffles tièdes de litière, un mur de couvent s’allonge, interminable. Et c’était là, flanquée de ce couvent et d’une herboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, et dont l’enseigne portait toujours les mots Fruits et légumes, en grosses lettres jaunes. Claude et Sandoz faillirent être éborgnés par des petites filles qui sautaient à la corde. Il y avait, sur les trottoirs, des familles assises, dont les barricades de chaises les forçaient à prendre la chaussée. Pourtant, ils arrivaient, lorsque la vue de l’herboristerie les attarda un moment. Entre les deux vitrines, décorées d’irrigateurs, de bandages, de toutes sortes d’objets intimes et délicats, sous les herbes séchées de la porte, d’où sortait une continuelle haleine d’aromates, une femme maigre et brune, debout, les dévisageait ; pendant que, derrière elle, dans l’ombre, apparaissait le profil noyé d’un petit homme pâlot, en train de cracher ses poumons. Ils se poussèrent du coude, les yeux égayés d’un rire farceur ; puis, ils tournèrent le bec-de-canne de la boutique à Mahoudeau. La boutique, assez grande, était comme emplie par un tas d’argile, une Bacchante colossale, à demi renversée sur une roche. Les madriers qui la portaient, pliaient sous le poids de cette masse encore informe, où l’on ne distinguait que des seins de géante et des cuisses pareilles à des tours. De l’eau avait coulé, des baquets boueux traînaient, un gâchis de plâtre salissait tout un coin ; tandis que, sur les planches de l’ancienne fruiterie restées en place, se débandaient quelques moulages d’antiques, que la poussière amassée lentement semblait ourler de cendre fine. Une humidité de buanderie, une odeur fade de glaise mouillée montait du sol. Et cette misère des ateliers de sculpteur, cette saleté du métier s’accusaient davantage, sous la clarté blafarde des vitres barbouillées de la devanture. — Tiens ! c’est vous ! cria Mahoudeau, assis devant sa bonne femme, en train de fumer une pipe. Il était petit, maigre, la figure osseuse, déjà creusée de rides à vingt-sept ans ; ses cheveux de crin noir s’embroussaillaient sur un front très bas ; et, dans ce masque jaune, d’une laideur féroce, s’ouvraient des yeux d’enfant, clairs et vides, qui souriaient avec une puérilité charmante. Fils d’un tailleur de pierres de Plassans, il avait remporté là-bas de grands succès, aux concours du Musée ; puis, il était venu à Paris comme lauréat de la ville, avec la pension de huit cents francs, qu’elle servait pendant quatre années. Mais, à Paris, il avait vécu dépaysé, sans défense, ratant l’École des Beaux-Arts, mangeant sa pension à ne rien faire ; si bien que, au bout des quatre ans, il s’était vu forcé, pour vivre, de se mettre aux gages d’un marchand de bons dieux, où il grattait dix heures par jour des Saint-Joseph, des Saint-Roch, des Madeleine, tout le calendrier des paroisses. Depuis six mois seulement, l’ambition l’avait repris, en retrouvant des camarades de Provence, des gaillards dont il était l’aîné, connus autrefois chez tata Giraud, un pensionnat de mioches, devenus aujourd’hui de farouches révolutionnaires ; et cette ambition tournait au gigantesque, dans cette fréquentation d’artistes passionnés, qui lui troublaient la cervelle avec l’emportement de leurs théories. — Fichtre ! dit Claude, quel morceau ! Le sculpteur, ravi, tira sur sa pipe, lâcha un nuage de fumée. — Hein ! n’est-ce pas ?… Je vais leur en coller, de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils en font ! — C’est une baigneuse ? demanda Sandoz. — Non, je lui mettrai des pampres… Une bacchante, tu comprends ! Mais, du coup, violemment, Claude s’emporta. — Une bacchante ! est-ce que tu te fiches de nous ! est-ce que ça existe, une bacchante ?… Une vendangeuse, hein ? et une vendangeuse moderne, tonnerre de Dieu ! Je sais bien, il y a le nu. Alors, une paysanne qui se serait déshabillée. Il faut qu’on sente ça, il faut que ça vive ! Mahoudeau, interdit, écoutait avec un tremblement. Il le redoutait, se pliait à son idéal de force et de vérité. Et, renchérissant — Oui, oui, c’est ce que je voulais dire… Une vendangeuse. Tu verras si ça pue la femme ! À ce moment, Sandoz, qui faisait le tour de l’énorme bloc d’argile, eut une légère exclamation. — Ah ! ce sournois de Chaîne qui est là ! En effet, derrière le tas, Chaîne, un gros garçon, peignait en silence, copiant sur une petite toile le poêle éteint et rouillé. On reconnaissait un paysan à ses allures lentes, à son cou de taureau, halé, durci, en cuir. Seul, le front se voyait, bombé d’entêtement ; car son nez était si court, qu’il disparaissait entre les joues rouges, et une barbe dure cachait ses fortes mâchoires. Il était de Saint-Firmin, à deux lieues de Plassans, un village où il avait gardé les troupeaux jusqu’à son tirage au sort ; et son malheur était né de l’enthousiasme d’un bourgeois du voisinage, pour les pommes de canne qu’il sculptait avec son couteau, dans des racines. Dès lors, devenu le pâtre de génie, le grand homme en herbe du bourgeois amateur, qui se trouvait être membre de la Commission du Musée, poussé par lui, adulé, détraqué d’espérances, il avait tout manqué successivement, les études, les concours, la pension de la ville ; et il n’en était pas moins parti pour Paris, après avoir exigé de son père, un paysan misérable, sa part anticipée d’héritage, mille francs, avec lesquels il comptait vivre un an, en attendant le triomphe promis. Les mille francs avaient duré dix-huit mois. Puis, comme il ne lui restait que vingt francs, il venait de se mettre avec son ami Mahoudeau, dormant tous les deux dans le même lit, au fond de l’arrière-boutique sombre, coupant l’un après l’autre au même pain, du pain dont ils achetaient une provision quinze jours d’avance, pour qu’il fût très dur et qu’on n’en pût manger beaucoup. — Dites donc, Chaîne, continua Sandoz, il est joliment exact, votre poêle ! Chaîne, sans parler, eut dans sa barbe un rire silencieux de gloire, qui lui éclaira la face comme d’un coup de soleil. Par une imbécillité dernière, et pour que l’aventure fût complète, les conseils de son protecteur l’avaient jeté dans la peinture, malgré le goût véritable qu’il montrait à tailler le bois ; et il peignait en maçon, gâchant les couleurs, réussissant à rendre boueuses les plus claires et les plus vibrantes. Mais son triomphe était l’exactitude dans la gaucherie, il avait les minuties naïves d’un primitif, le souci du petit détail, où se complaisait l’enfance de son être, à peine dégagé de la terre. Le poêle, avec une perspective de guingois, était sec et précis, d’un ton lugubre de vase. Claude s’approcha, fut pris de pitié devant cette peinture ; et lui, si dur aux mauvais peintres, trouva un éloge. — Ah ! vous, on ne peut pas dire que vous êtes un ficeleur ! Vous faites comme vous sentez, au moins. C’est très bien, ça ! Mais la porte de la boutique s’était rouverte, et un beau garçon blond, avec un grand nez rose et de gros yeux bleus de myope, entrait en criant — Vous savez, l’herboriste d’à côté, elle est là qui raccroche… La sale tête ! Tous rirent, sauf Mahoudeau, qui parut très gêné. — Jory, le roi des gaffeurs, déclara Sandoz en serrant la main au nouveau venu. — Hein ? quoi ? Mahoudeau couche avec, reprit Jory, lorsqu’il eut fini par comprendre. Eh bien ! qu’est-ce que ça fiche ? Une femme, ça ne se refuse jamais. — Toi, se contenta de dire le sculpteur, tu es encore tombé sur les ongles de la tienne, elle t’a emporté un morceau de la joue. De nouveau, tous éclatèrent, et ce fut Jory qui devint rouge à son tour. Il avait, en effet, la face griffée, deux entailles profondes. Fils d’un magistrat de Plassans, qu’il désespérait par ses aventures de beau mâle, il avait comblé la mesure de ses débordements, en se sauvant avec une chanteuse de café-concert, sous le prétexte d’aller à Paris faire de la littérature ; et, depuis six mois qu’ils campaient ensemble dans un hôtel borgne du quartier Latin, cette fille l’écorchait vif, chaque fois qu’il la trahissait pour le premier jupon crotté, suivi sur un trottoir. Aussi montrait-il toujours quelque nouvelle balafre, le nez en sang, une oreille fendue, un œil entamé, enflé et bleu. On causa enfin, il n’y eut plus que Chaîne qui continuât à peindre, de son air entêté de bœuf au labour. Tout de suite, Jory s’était extasié sur l’ébauche de la Vendangeuse. Lui aussi adorait les grosses femmes. Il avait débuté, là-bas, en écrivant des sonnets romantiques, célébrant la gorge et les hanches ballonnées d’une belle charcutière qui troublait ses nuits ; et, à Paris, où il avait rencontré la bande, il s’était fait critique d’art, il donnait, pour vivre, des articles à vingt francs, dans un petit journal tapageur, le Tambour. Même un de ces articles, une étude sur un tableau de Claude, exposé chez le père Malgras, venait de soulever un scandale énorme, car il y sacrifiait à son ami les peintres aimés du public », et il le posait comme chef d’une école nouvelle, l’école du plein air. Au fond, très pratique, il se moquait de tout ce qui n’était pas sa jouissance, il répétait simplement les théories entendues dans le groupe. — Tu sais, Mahoudeau, cria-t-il, tu auras ton article, je vais lancer ta bonne femme… Ah ! quelles cuisses ! Si l’on pouvait se payer des cuisses comme ça ! Puis, brusquement, il parla d’autre chose. — À propos, mon avare de père m’a fait des excuses. Oui, il craint que je ne le déshonore, il m’envoie cent francs par mois… Je paie mes dettes. — Des dettes, tu es trop raisonnable ! murmura Sandoz en souriant. Jory montrait en effet une hérédité d’avarice, dont on s’amusait. Il ne payait pas les femmes, il arrivait à mener une vie désordonnée, sans argent et sans dettes ; et cette science innée de jouir pour rien s’alliait en lui à une duplicité continuelle, à une habitude de mensonge qu’il avait contractée dans le milieu dévot de sa famille, où le souci de cacher ses vices le faisait mentir sur tout, à toute heure, même inutilement. Il eut une réponse superbe, le cri d’un sage qui aurait beaucoup vécu. — Oh ! vous autres, vous ne savez pas le prix de l’argent. Cette fois, il fut hué. Quel bourgeois ! Et les invectives s’aggravaient, lorsque de légers coups, frappés contre une vitre, firent cesser le vacarme. — Ah ! elle est embêtante à la fin ! dit Mahoudeau avec un geste d’humeur. — Hein ! qui est-ce ? l’herboriste ? demanda Jory. Laisse-la entrer, ce sera drôle. D’ailleurs, la porte s’était ouverte sans attendre, et la voisine, madame Jabouille, Mathilde comme on la nommait familièrement, parut sur le seuil. Elle avait trente ans, la figure plate, ravagée de maigreur, avec des yeux de passion, aux paupières violâtres et meurtries. On racontait que les prêtres l’avaient mariée au petit Jabouille, un veuf dont l’herboristerie prospérait alors, grâce à la clientèle pieuse du quartier. La vérité était qu’on apercevait parfois de vagues ombres de soutanes, traversant le mystère de la boutique, embaumée par les aromates d’une odeur d’encens. Il y régnait une discrétion de cloître, une onction de sacristie, dans la vente des canules ; et les dévotes qui entraient, chuchotaient comme au confessionnal, glissaient des injecteurs au fond de leur sac, puis s’en allaient, les yeux baissés. Par malheur, des bruits d’avortement avaient couru une calomnie du marchand de vin d’en face, disaient les personnes bien pensantes. Depuis que le veuf s’était remarié, l’herboristerie dépérissait. Les bocaux semblaient pâlir, les herbes séchées du plafond tombaient en poussière, lui-même toussait à rendre l’âme, réduit à rien, la chair finie. Et, bien que Mathilde eût de la religion, la clientèle pieuse l’abandonnait peu à peu, trouvant qu’elle s’affichait trop avec des jeunes gens, maintenant que Jabouille était mangé. Un instant, elle resta immobile, fouillant les coins d’un rapide coup d’œil. Une senteur forte s’était répandue, la senteur des simples dont sa robe se trouvait imprégnée, et qu’elle apportait dans sa chevelure grasse, défrisée toujours le sucre fade des mauves, l’âpreté du sureau, l’amertume de la rhubarbe, mais surtout la flamme de la menthe poivrée, qui était comme son haleine propre, l’haleine chaude qu’elle soufflait au nez des hommes. D’un geste, elle feignit la surprise. — Ah ! mon Dieu ! vous avez du monde !… Je ne savais pas, je reviendrai. — C’est ça, dit Mahoudeau, très contrarié. Je vais sortir d’ailleurs. Vous me donnerez une séance dimanche. Claude, stupéfait, regarda Mathilde, puis la Vendangeuse. — Comment ! cria-t-il, c’est madame qui te pose ces muscles-là ? Bigre, tu l’engraisses ! Et les rires recommencèrent, pendant que le sculpteur bégayait des explications oh ! non, pas le torse, ni les jambes ; rien que la tête et les mains ; et encore quelques indications, pas davantage. Mais Mathilde riait avec les autres, d’un rire aigu d’impudeur. Carrément, elle était entrée, elle avait refermé la porte. Puis, comme chez elle, heureuse au milieu de tous ces hommes, se frottant à eux, elle les flaira. Son rire avait montré les trous noirs de sa bouche, où manquaient plusieurs dents ; et elle était ainsi laide à inquiéter, dévastée déjà, la peau cuite, collée sur les os. Jory, qu’elle voyait pour la première fois, devait la tenter, avec sa fraîcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait. Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant l’exciter sans doute, par s’asseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandon de fille. — Non, laisse, dit celui-ci en se levant. J’ai affaire… N’est-ce pas ? vous autres, on nous attend là-bas. Il avait cligné les paupières, désireux d’une bonne flânerie. Tous répondirent qu’on les attendait, et ils l’aidèrent à couvrir son ébauche de vieux linges, trempés dans un seau. Cependant, Mathilde, l’air soumis et désespéré, ne s’en allait point. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on la bousculait ; tandis que Chaîne, qui ne travaillait plus, la couvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein d’une convoitise gloutonne de timide. Jusque-là, il n’avait pas desserré les lèvres. Mais, comme Mahoudeau partait enfin avec les trois camarades, il se décida, il dit de sa voix sourde, empâtée de longs silences — Tu rentreras ? — Très tard. Mange et dors… Adieu. Et Chaîne demeura seul avec Mathilde, dans la boutique humide, au milieu des tas de glaise et des flaques d’eau, sous le grand jour crayeux des vitres barbouillées, qui éclairait crûment ce coin de misère mal tenu. Dehors, Claude et Mahoudeau marchèrent les premiers, pendant que les deux autres les suivaient ; et Jory se récria, lorsque Sandoz l’eût plaisanté, en lui affirmant qu’il avait fait la conquête de l’herboriste. — Ah ! non, elle est affreuse, elle pourrait être notre mère à tous. En voilà une gueule de vieille chienne qui n’a plus de crocs !… Avec ça, elle empoisonne la pharmacie. Cette exagération fit rire Sandoz. Il haussa les épaules. — Laisse donc, tu n’es pas si difficile, tu en prends qui ne valent guère mieux. — Moi ! où ça ?… Et tu sais que, derrière notre dos, elle a sauté sur Chaîne. Ah ! les cochons, ils doivent s’en payer ensemble ! Vivement, Mahoudeau, qui semblait enfoncé dans une forte discussion avec Claude, se retourna au milieu d’une phrase, pour dire — Ce que je m’en fiche ! Il acheva sa phrase à son compagnon ; et, dix pas plus loin, il lança de nouveau, par-dessus son épaule — Et, d’abord, Chaîne est trop bête ! On n’en parla plus. Tous quatre, flânant, semblaient tenir la largeur du boulevard des Invalides. C’était l’expansion habituelle, la bande peu à peu accrue des camarades racolés en chemin, la marche libre d’une horde partie en guerre. Ces gaillards, avec la belle carrure de leurs vingt ans, prenaient possession du pavé. Dès qu’ils se trouvaient ensemble, des fanfares sonnaient devant eux, ils empoignaient Paris d’une main et le mettaient tranquillement dans leurs poches. La victoire ne faisait plus un doute, ils promenaient leurs vieilles chaussures et leurs paletots fatigués, dédaigneux de ces misères, n’ayant du reste qu’à vouloir pour être les maîtres. Et cela n’allait point sans un immense mépris de tout ce qui n’était pas leur art, le mépris de la fortune, le mépris du monde, le mépris de la politique surtout. À quoi bon, ces saletés-là ? Il n’y avait que des gâteux, là dedans ! Une injustice superbe les soulevait, une ignorance voulue des nécessités de la vie sociale, le rêve fou de n’être que des artistes sur la terre. Ils en étaient stupides parfois, mais cette passion les rendait braves et forts. Claude, alors, s’anima. Il recommençait à croire, dans cette chaleur des espérances mises en commun. Ses tortures de la matinée ne lui laissaient qu’un engourdissement vague, et il en était de nouveau à discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, il est vrai, de la crever le lendemain. Jory, très myope, regardait les vieilles dames sous le nez, se répandait en théories sur la production artistique on devait se donner tel qu’on était, dans le premier jet de l’inspiration ; lui, jamais ne se raturait. Et, tout en discutant, les quatre continuaient à descendre le boulevard, dont la demi-solitude, les rangées de beaux arbres, à l’infini, paraissaient être faites pour leurs disputes. Mais, quand ils eurent débouché sur l’Esplanade, la querelle devint si violente, qu’ils s’arrêtèrent, au milieu de la vaste étendue. Hors de lui, Claude traita Jory de crétin est-ce qu’il ne valait pas mieux détruire cette œuvre que de la livrer médiocre ? Oui, c’était dégoûtant, ce bas intérêt de commerce ! De leur côté, Sandoz et Mahoudeau parlaient à la fois, très fort. Des bourgeois, inquiets, tournaient la tête, finissaient par s’attrouper autour de ces jeunes gens si furieux, qui semblaient vouloir se mordre. Puis, les passants s’en allèrent, vexés, croyant à une farce, lorsqu’ils les virent brusquement, très bons amis, s’émerveiller ensemble, au sujet d’une nourrice vêtue de clair, avec de longs rubans cerise. Ah ! sacré bon sort, quel ton ! c’est ça qui fichait une note ! Ravis, ils clignaient les yeux, ils suivaient la nourrice sous les quinconces, comme réveillés en sursaut, étonnés d’être déjà là. Cette Esplanade, ouverte de partout sous le ciel, bornée seulement au sud par la perspective lointaine des Invalides, les enchantait, si grande, si calme ; car ils y avaient suffisamment de place pour les gestes ; et ils reprenaient un peu haleine, eux qui déclaraient trop étroit Paris, où l’air manquait à l’ambition de leur poitrine. — Est-ce que vous allez quelque part ? demanda Sandoz à Mahoudeau et à Jory. — Non, répondit ce dernier, nous allons avec vous… Où allez-vous ? Claude, les regards perdus, murmura — Je ne sais pas… Par là. Ils tournèrent sur le quai d’Orsay, ils le remontèrent jusqu’au pont de la Concorde. Et, devant le Corps législatif, le peintre reprit, indigné — Quel sale monument ! — L’autre jour, dit Jory, Jules Favre a fait un fameux discours… Ce qu’il a embêté Rouher ! Mais les trois autres ne le laissèrent pas continuer, la querelle recommença. Qui ça, Jules Favre ? qui ça, Rouher ? Est-ce que ça existait ! Des idiots, dont personne ne parlerait plus, dix ans après leur mort ! Ils s’étaient engagés sur le pont, ils haussaient les épaules de pitié. Puis, lorsqu’ils se trouvèrent au milieu de la place de la Concorde, ils se turent. — Ça, finit par déclarer Claude, ça, ce n’est pas bête du tout. Il était quatre heures, la belle journée s’achevait dans un poudroiement glorieux de soleil. À droite et à gauche, vers la Madeleine et vers le Corps législatif, des lignes d’édifices filaient en lointaines perspectives, se découpaient nettement au ras du ciel ; tandis que le jardin des Tuileries étageait les cimes rondes de ses grands marronniers. Et, entre les deux bordures vertes des contre-allées, l’avenue des Champs-Élysées montait tout là-haut, à perte de vue, terminée par la porte colossale de l’Arc de Triomphe, béante sur l’infini. Un double courant de foule, un double fleuve y roulait, avec les remous vivants des attelages, les vagues fuyantes des voitures, que le reflet d’un panneau, l’étincelle d’une vitre de lanterne semblaient blanchir d’une écume. En bas, la place, aux trottoirs immenses, aux chaussées larges comme des lacs, s’emplissait de ce flot continuel, traversée en tous sens du rayonnement des roues, peuplée de points noirs qui étaient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient, exhalaient une fraîcheur, dans cette vie ardente. Claude, frémissant, cria — Ah ! ce Paris… Il est à nous, il n’y a qu’à le prendre. Tous quatre se passionnaient, ouvraient des yeux luisants de désir. N’était-ce pas la gloire qui soufflait, du haut de cette avenue, sur la ville entière ? Paris tenait là, et ils le voulaient. — Eh bien ! nous le prendrons, affirma Sandoz de son air têtu. — Parbleu ! dirent simplement Mahoudeau et Jory. Ils s’étaient remis à marcher, ils vagabondèrent encore, se trouvèrent derrière la Madeleine, enfilèrent la rue Tronchet. Enfin, ils arrivaient à la place du Havre, lorsque Sandoz s’exclama — Mais c’est donc chez Baudequin que nous allons ? Les autres s’étonnèrent. Tiens ! ils allaient chez Baudequin. — Quel jour sommes-nous ? demanda Claude. Hein ? jeudi… Fagerolles et Gagnière doivent y être alors… Allons chez Baudequin. Et ils gravirent la rue d’Amsterdam. Ils venaient de traverser Paris, c’était là une de leurs grandes tournées favorites ; mais ils avaient d’autres itinéraires, d’un bout à l’autre des quais parfois, ou bien un morceau des fortifications, de la porte Saint-Jacques aux Moulineaux, ou encore une pointe sur le Père-La-Chaise, suivie d’un crochet par les boulevards extérieurs. Ils couraient les rues, les places, les carrefours, ils vaguaient des journées entières, tant que leurs jambes pouvaient les porter, comme s’ils avaient voulu conquérir les quartiers les uns après les autres, en jetant leurs théories retentissantes aux façades des maisons ; et le pavé semblait à eux, tout le pavé battu par leurs semelles, ce vieux sol de combat d’où montait une ivresse qui grisait leur lassitude. Le café Baudequin était situé sur le boulevard des Batignolles, à l’angle de la rue Darcet. Sans qu’on sût pourquoi, la bande l’avait choisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât le quartier. Elle s’y réunissait régulièrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaient pris l’habitude d’y paraître un instant. Ce jour-là, par ce beau soleil, les petites tables du dehors, sous la tente, se trouvaient toutes occupées d’un double rang de consommateurs barrant le trottoir. Mais eux, avaient l’horreur de ce coudoiement, de cet étalage en public et ils bousculèrent le monde, pour entrer dans la salle déserte et fraîche. — Tiens ! Fagerolles qui est seul ! cria Claude. Il avait marché à leur table accoutumée, au fond, à gauche, et il serrait la main d’un garçon mince et pâle, dont la figure de fille était éclairée par des yeux gris, d’une câlinerie moqueuse, où passaient des étincelles d’acier. Tous s’assirent, on commanda des bocks, et le peintre reprit — Tu sais que je suis allé te chercher chez ton père… Il m’a joliment reçu ! Fagerolles, qui affectait des airs de casseur et de voyou, se tapa sur les cuisses. — Ah ! il m’embête, le vieux !… J’ai filé ce matin, après un attrapage. Est-ce qu’il ne veut pas me faire dessiner des choses pour ses cochonneries en zinc ! C’est bien assez du zinc de l’École. Cette plaisanterie aisée sur ses professeurs enchanta les camarades. Il les amusait, il se faisait adorer par cette continuelle lâcheté de gamin flatteur et débineur. Son sourire inquiétant allait des uns aux autres, tandis que ses longs doigts souples, d’une adresse native, ébauchaient sur la table des scènes compliquées, avec des gouttes de bière répandues. Il avait l’art facile, un tour de main à tout réussir. — Et Gagnière, demanda Mahoudeau, tu ne l’as pas vu ? — Non, il y a une heure que je suis là. Mais Jory, silencieux, poussa du coude Sandoz, en lui montrant de la tête une fille qui occupait une table avec son monsieur, dans le fond de la salle. Il n’y avait, du reste, que deux autres consommateurs, deux sergents jouant aux cartes. C’était presque une enfant, une de ces galopines de Paris qui gardent à dix-huit ans la maigreur du fruit vert. On aurait dit un chien coiffé, une pluie de petits cheveux blonds sur un nez délicat, une grande bouche rieuse dans un museau rose. Elle feuilletait un journal illustré, tandis que le monsieur, sérieusement, buvait un madère ; et, par-dessus le journal, elle lançait de gais regards vers la bande, à toute minute. — Hein ? gentille ! murmura Jory, qui s’allumait. À qui diable en a-t-elle ?… C’est moi qu’elle regarde. Vivement, Fagerolles intervint. — Eh ! dis donc, pas d’erreur, elle est à moi !… Si tu crois que je suis là depuis une heure pour vous attendre ! Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla d’Irma Bécot. Oh ! une petite d’un drôle ! Il connaissait son histoire, elle était fille d’un épicier de la rue Montorgueil. Très instruite d’ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, car elle avait suivi jusqu’à seize ans les cours d’une école du voisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles, et elle achevait son éducation, de plain-pied avec la rue, vivant sur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dans les continuels commérages des cuisinières en cheveux, qui déshabillaient les abominations du quartier, pendant qu’on leur pesait cinq sous de gruyère. Sa mère était morte, le père Bécot avait fini par coucher avec ses bonnes, très raisonnablement, pour éviter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goût des femmes, il lui en avait fallu d’autres, bientôt il s’était lancé dans une telle noce, que l’épicerie y passait peu à peu, les légumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allait encore à l’école, lorsque, un soir, en fermant la boutique, un garçon l’avait jetée en travers d’un panier de figues. Six mois plus tard, la maison était mangée, son père mourait d’un coup de sang, elle se réfugiait chez une tante pauvre qui la battait, en partait avec un jeune homme d’en face, y revenait à trois reprises, pour s’envoler définitivement un beau jour dans tous les bastringues de Montmartre et des Batignolles. — Une roulure ! murmura Claude de son air de mépris. Tout d’un coup, comme son monsieur se levait et sortait, après lui avoir parlé bas, Irma Bécot le regarda disparaître ; puis, avec une violence d’écolier échappé, elle accourut s’asseoir sur les genoux de Fagerolles. — Hein ? crois-tu, est-il assez crampon !… Baise-moi vite, il va revenir. Elle le baisa sur les lèvres, but dans son verre ; et elle se donnait aussi aux autres, leur riait d’une façon engageante, car elle avait la passion des artistes, en regrettant qu’ils ne fussent pas assez riches pour se payer des femmes à eux tout seuls. Jory surtout semblait l’intéresser, très excité, fixant sur elle des yeux de braise. Comme il fumait, elle lui enleva sa cigarette de la bouche et la mit à la sienne ; cela, sans interrompre son bavardage de pie polissonne. — Vous êtes tous des peintres, ah ! c’est amusant !… Et ces trois-là, pourquoi ont-ils l’air de bouder ? Rigolez donc, je vas vous chatouiller, moi ! vous allez voir ! En effet, Sandoz, Claude et Mahoudeau, interloqués, la contemplaient d’un air sérieux. Mais elle restait l’oreille aux aguets, elle entendit revenir son monsieur, et elle jeta vivement dans le nez de Fagerolles — Tu sais, demain soir, si tu veux. Viens me prendre à la brasserie Bréda. Puis, après avoir replacé la cigarette tout humide aux lèvres de Jory, elle se cavala à longues enjambées, les bras en l’air, dans une grimace d’un comique extravagant ; et, lorsque le monsieur reparut, la mine grave, un peu pâle, il la retrouva immobile, les yeux sur la même gravure du journal illustré. Cette scène s’était passée si rapidement, au galop d’une telle drôlerie, que les deux sergents, de bons diables, se remirent à battre leurs cartes, en crevant de rire. Du reste, Irma les avait tous conquis. Sandoz déclarait son nom de Bécot très bien pour un roman ; Claude demandait si elle voudrait lui poser une étude ; tandis que Mahoudeau la voyait en gamin, une statuette qu’on vendrait pour sûr. Bientôt, elle s’en alla, en envoyant du bout des doigts, derrière le dos du monsieur, des baisers à toute la table, une pluie de baisers, qui achevèrent d’enflammer Jory. Mais Fagerolles ne voulait pas la prêter encore, très amusé inconsciemment de retrouver en elle une enfant du même trottoir que lui, chatouillé par cette perversion du pavé, qui était la sienne. Il était cinq heures, la bande fit revenir de la bière. Des habitués du quartier avaient envahi les tables voisines, et ces bourgeois jetaient sur le coin des artistes des regards obliques, où le dédain se mêlait à une déférence inquiète. On les connaissait bien, une légende commençait à se former. Eux, causaient maintenant de choses bêtes, la chaleur qu’il faisait, la difficulté d’avoir de la place dans l’omnibus de l’Odéon, la découverte d’un marchand de vin chez qui on mangeait de la vraie viande. Un d’eux voulut entamer une discussion sur un lot de tableaux infects qu’on venait de mettre au Musée du Luxembourg ; mais tous étaient du même avis les toiles ne valaient pas les cadres. Et ils ne parlèrent plus, ils fumèrent en échangeant des mots rares et des rires d’intelligence. — Ah çà, demanda enfin Claude, est-ce que nous attendons Gagnière ? On protesta. Gagnière était assommant ; et, d’ailleurs, il arriverait bien à l’odeur de la soupe. — Alors, filons, dit Sandoz. Il y a un gigot ce soir, tâchons d’être à l’heure. Chacun paya sa consommation, et tous sortirent. Cela émotionna le café. Des jeunes gens, des peintres sans doute, chuchotèrent en se montrant Claude, comme s’ils avaient vu passer le chef redoutable d’un clan de sauvages. C’était le fameux article de Jory qui produisait son effet, le public devenait complice et allait créer de lui-même l’école du plein air, dont la bande plaisantait encore. Ainsi qu’ils le disaient gaiement, le café Baudequin ne s’était pas douté de l’honneur qu’ils lui faisaient, le jour où ils l’avaient choisi pour être le berceau d’une révolution. Sur le boulevard, ils se retrouvèrent cinq, Fagerolles avait renforcé le groupe ; et, lentement, ils retraversèrent Paris, de leur air tranquille de conquête. Plus ils étaient, plus ils barraient largement les rues, plus ils emportaient à leurs talons de la vie chaude des trottoirs. Quand ils eurent descendu la rue de Clichy, ils suivirent la rue de la Chaussée-d’Antin, allèrent prendre la rue Richelieu, traversèrent la Seine au pont des Arts pour insulter l’Institut, gagnèrent enfin le Luxembourg par la rue de Seine, où une affiche tirée en trois couleurs, la réclame violemment enluminée d’un cirque forain, les fit crier d’admiration. Le soir venait, le flot des passants coulait ralenti, c’était la ville lasse qui attendait l’ombre, prête à se livrer au premier mâle assez vigoureux pour la prendre. Rue d’Enfer, lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autres chez lui, il disparut dans la chambre de sa mère ; il y resta quelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourire discret et attendri qu’il avait toujours en en sortant. Et ce fut aussitôt, dans son étroit logis, un vacarme terrible, des rires, des discussions, des clameurs. Lui-même donnait l’exemple, aidait au service la femme de ménage, qui s’emportait en paroles amères, parce qu’il était sept heures et demie, et que son gigot se desséchait. Les cinq, attablés, mangeaient déjà la soupe, une soupe à l’oignon très bonne, quand un nouveau convive parut. — Oh ! Gagnière ! hurla-t-on en chœur. Gagnière, petit, vague, avec sa figure poupine et étonnée, qu’une barbe follette blondissait, demeura un instant sur le seuil à cligner ses yeux verts. Il était de Melun, fils de gros bourgeois qui venaient de lui laisser là-bas deux maisons, et il avait appris la peinture tout seul dans la forêt de Fontainebleau, il peignait des paysages consciencieux, d’intentions excellentes ; mais sa vraie passion était la musique, une folie de musique, une flambée cérébrale qui le mettait de plain-pied avec les plus exaspérés de la bande. — Est-ce que je suis de trop ? demanda-t-il doucement. — Non, non, entre donc ! cria Sandoz. Déjà, la femme de ménage apportait un couvert. — Si l’on ajoutait tout de suite une assiette pour Dubuche ? dit Claude. Il m’a dit qu’il viendrait sans doute. Mais on conspua Dubuche, qui fréquentait des femmes du monde. Jory raconta qu’il l’avait rencontré en voiture avec une vieille dame et sa demoiselle, dont il tenait les ombrelles sur les genoux. — D’où sors-tu, pour être si en retard ? reprit Fagerolles, en s’adressant à Gagnière. Celui-ci, qui allait avaler sa première cuillerée de soupe, la reposa dans son assiette. — J’étais rue de Lancry, tu sais, où ils font de la musique de chambre… Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu n’as pas idée ! Ça vous prend là, derrière la tête, c’est comme si une femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose de plus immatériel qu’un baiser, l’effleurement d’une haleine… Parole d’honneur, on se sent mourir… Ses yeux se mouillaient, il pâlissait comme dans une jouissance trop vive. — Mange ta soupe, dit Mahoudeau, tu nous raconteras ça après. La raie fut servie, et l’on fit apporter la bouteille de vinaigre sur la table, pour corser le beurre noir, qui semblait fade. On mangeait dur, les morceaux de pain disparaissaient. D’ailleurs, aucun raffinement, du vin au litre, que les convives mouillaient beaucoup, par discrétion, pour ne pas pousser à la dépense. On venait de saluer le gigot d’un hourra, et le maître de la maison s’était mis à le découper, lorsque de nouveau la porte s’ouvrit. Mais, cette fois, des protestations furieuses s’élevèrent. — Non, non, plus personne !… À la porte, le lâcheur ! Dubuche, essoufflé d’avoir couru, ahuri de tomber au milieu de ces hurlements, avançait sa grosse face pâle, en bégayant des explications. — Vrai, je vous assure, c’est la faute de l’omnibus… J’en ai attendu cinq aux Champs-Élysées. — Non, non, il ment !… Qu’il s’en aille, il n’aura pas de gigot !… À la porte, à la porte ! Pourtant, il avait fini par entrer, et l’on remarqua alors qu’il était très correctement mis, tout en noir, pantalon noir, redingote noire, cravaté, chaussé, épinglé, avec la raideur cérémonieuse d’un bourgeois qui dîne en ville. — Tiens ! il a raté son invitation, cria plaisamment Fagerolles. Vous ne voyez pas que ses femmes du monde l’ont laissé partir, et qu’il accourt manger notre gigot, parce qu’il ne sait plus où aller ! Il devint rouge, il balbutia — Oh ! quelle idée ! Êtes-vous méchants !… Fichez-moi la paix à la fin ! Sandoz et Claude, placés côte à côte, souriaient et le premier appela Dubuche d’un signe, pour lui dire — Mets ton couvert toi-même, prends là un verre et une assiette, et assieds-toi entre nous deux… Ils te laisseront tranquille. Mais, tout le temps qu’on mangea le gigot, les plaisanteries continuèrent. Lui-même, quand la femme de ménage lui eut retrouvé une assiettée de soupe et une part de raie, se blagua, en bon enfant. Il affectait d’être affamé, torchait goulument son assiette, et il racontait une histoire, une mère qui lui avait refusé sa fille, parce qu’il était architecte. La fin du dîner fut ainsi très bruyante, tous parlaient à la fois. Un morceau de brie, l’unique dessert, eut un succès énorme. On n’en laissa pas. Le pain faillit manquer. Puis, comme le vin manquait réellement, chacun avala une claire lampée d’eau, en faisant claquer sa langue, au milieu des grands rires. Et, la face fleurie, le ventre rond, avec la béatitude de gens qui viennent de se nourrir très richement, ils passèrent dans la chambre à coucher. C’étaient les bonnes soirées de Sandoz. Même aux heures de misère, il avait toujours eu un pot-au-feu à partager avec les camarades. Cela l’enchantait d’être en bande, tous amis, tous vivant de la même idée. Bien qu’il fût de leur âge, une paternité l’épanouissait, une bonhomie heureuse, quand il les voyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivres d’espoir. Comme il n’avait qu’une pièce, sa chambre à coucher était à eux ; et, la place manquant, deux ou trois devaient s’asseoir sur le lit. Par ces chaudes soirées d’été, la fenêtre restait ouverte au grand air du dehors, on apercevait dans la nuit claire deux silhouettes noires, dominant les maisons, la tour de Saint-Jacques du Haut-Pas et l’arbre des Sourds-Muets. Les jours de richesse, il y avait de la bière. Chacun apportait son tabac, la chambre s’emplissait vite de fumée, on finissait par causer sans se voir, très tard dans la nuit, au milieu du grand silence mélancolique de ce quartier perdu. Ce jour-là, dès neuf heures, la femme de ménage vint dire — Monsieur, j’ai fini, puis-je m’en aller ? — Oui, allez-vous-en… Vous avez laissé de l’eau au feu, n’est-ce pas ? Je ferai le thé moi-même. Sandoz s’était levé. Il disparut derrière la femme de ménage, et ne rentra qu’au bout d’un quart d’heure. Sans doute, il était allé embrasser sa mère, dont il bordait le lit chaque soir, avant qu’elle s’endormît. Mais le bruit des voix montait déjà, Fagerolles racontait une histoire. — Oui, mon vieux, à l’École, ils corrigent le modèle… L’autre jour, Mazel s’approche et me dit Les deux cuisses ne sont pas d’aplomb. » Alors, je lui dis Voyez, monsieur, elle les a comme ça. » C’était la petite Flore Beauchamp, vous savez. Et il me dit, furieux Si elle les a comme ça, elle a tort. » On se roula, Claude surtout, à qui Fagerolles contait l’histoire, pour lui faire sa cour. Depuis quelque temps, il subissait son influence ; et, bien qu’il continuât de peindre avec une adresse d’escamoteur, il ne parlait plus que de peinture grasse et solide, que de morceaux de nature, jetés sur la toile, vivants, grouillants, tels qu’ils étaient ; ce qui ne l’empêchait pas de blaguer ailleurs ceux du plein air, qu’il accusait d’empâter leurs études avec une cuiller à pot. Dubuche, qui n’avait pas ri, froissé dans son honnêteté, osa répondre — Pourquoi restes-tu à l’École, si tu trouves qu’on vous y abrutit ? C’est bien simple, on s’en va… Oh ! je sais, vous êtes tous contre moi, parce que je défends l’École. Voyez-vous, mon idée est que, lorsqu’on veut faire un métier, il n’est pas mauvais d’abord de l’apprendre. Des cris féroces s’élevèrent, et il fallut à Claude toute son autorité pour dominer les voix. — Il a raison, on doit apprendre son métier. Seulement, ce n’est guère bon de l’apprendre sous la férule de professeurs qui vous entrent de force dans la caboche leur vision à eux… Ce Mazel, quel idiot ! dire que les cuisses de Flore Beauchamp ne sont pas d’aplomb ! Et des cuisses si étonnantes, hein ? vous les connaissez, des cuisses qui la disent jusqu’au fond, cette enragée noceuse-là ! Il se renversa sur le lit, où il se trouvait ; et, les yeux en l’air, il continua d’une voix ardente — Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendre dans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante, ne pas avoir l’idée bête de l’anoblir en la châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que les saillies des caractères, et faire vivre, et faire des hommes, la seule façon d’être Dieu ! Sa foi revenait, la course à travers Paris l’avait fouetté, il était repris de sa passion de la chair vivante. On l’écoutait en silence. Il eut un geste fou, puis il se calma. — Mon Dieu ! chacun ses idées ; mais l’embêtant, c’est qu’ils sont encore plus intolérants que nous à l’Institut… Le jury du Salon est à eux, je suis sûr que cet idiot de Mazel va me refuser mon tableau. Et, là-dessus, tous partirent en imprécations, car cette question du jury était un éternel sujet de colère. On exigeait des réformes, chacun avait une solution prête, depuis le suffrage universel appliqué à l’élection d’un jury largement libéral, jusqu’à la liberté entière, le Salon libre pour tous les exposants. Devant la fenêtre ouverte, pendant que les autres discutaient, Gagnière avait attiré Mahoudeau, et il murmurait d’une voix éteinte, les regards perdus dans la nuit — Oh ! ce n’est rien, vois-tu, quatre mesures, une impression jetée. Mais ce qu’il y a là-dedans !… Pour moi, d’abord, c’est un paysage qui fuit, un coin de route mélancolique, avec l’ombre d’un arbre qu’on ne voit pas ; et puis, une femme passe, à peine un profil ; et puis, elle s’en va, et on ne la rencontrera jamais, jamais plus… À ce moment, Fagerolles cria — Dis donc, Gagnière, qu’est-ce que tu envoies au Salon, cette année ? Il n’entendit pas, il poursuivait, extasié — Dans Schumann, il y a tout, c’est l’infini… Et Wagner qu’ils ont encore sifflé dimanche ! Mais un nouvel appel de Fagerolles le fit sursauter. — Hein ? quoi ? ce que j’enverrai au Salon ?… Un petit paysage peut-être, un coin de Seine. C’est si difficile, il faut avant tout que je sois content. Il était redevenu brusquement timide et inquiet. Ses scrupules de conscience artistique le tenaient pendant des mois sur une toile grande comme la main. À la suite des paysagistes français, ces maîtres qui ont les premiers conquis la nature, il se préoccupait de la justesse du ton, de l’exacte observation des valeurs, en théoricien dont l’honnêteté finissait par alourdir la main. Et, souvent, il n’osait plus risquer une note vibrante, d’une tristesse grise qui étonnait, au milieu de sa passion révolutionnaire. — Moi, dit Mahoudeau, je me régale à l’idée de les faire loucher, avec ma bonne femme. Claude haussa les épaules. — Oh ! toi, tu seras reçu les sculpteurs sont plus larges que les peintres. Et, du reste, tu sais très bien ton affaire, tu as dans les doigts quelque chose qui plaît… Elle sera pleine de jolies choses, ta Vendangeuse. Ce compliment laissa Mahoudeau sérieux, car il posait pour la force, il s’ignorait et méprisait la grâce, une grâce invincible qui repoussait quand même de ses gros doigts d’ouvrier sans éducation, comme une fleur qui s’entête dans le dur terrain où un coup de vent l’a semée. Fagerolles, très malin, n’exposait pas, de peur de mécontenter ses maîtres ; et il tapait sur le Salon, un bazar infect où la bonne peinture tournait à l’aigre avec la mauvaise. En secret, il rêvait le prix de Rome, qu’il plaisantait d’ailleurs comme le reste. Mais Jory se planta au milieu de la chambre, son verre de bière au poing. Tout en le vidant à petits coups, il déclara — À la fin, il m’embête, le jury !… Dites donc, voulez-vous que je le démolisse ? Dès le prochain numéro, je commence, je le bombarde. Vous me donnerez des notes, n’est-ce pas ? et nous le flanquerons par terre… Ce sera rigolo. Claude acheva de se monter, ce fut un enthousiasme général. Oui, oui, il fallait faire campagne ! Tous en étaient, tous se pressaient pour se mieux sentir les coudes et marcher au feu ensemble. Il n’y en avait pas un, à cette minute, qui réservât sa part de gloire, car rien ne les séparait encore, ni leurs profondes dissemblances qu’ils ignoraient, ni les rivalités qui devaient les heurter un jour. Est-ce que le succès de l’un n’était pas le succès des autres ? Leur jeunesse fermentait, ils débordaient de dévouement, ils recommençaient l’éternel rêve de s’enrégimenter pour la conquête de la terre, chacun donnant son effort, celui-ci poussant celui-là, la bande arrivant d’un bloc, sur le même rang. Déjà Claude, en chef accepté, sonnait la victoire, distribuait des couronnes. Fagerolles lui-même, malgré sa blague de Parisien, croyait à la nécessité d’être une armée ; tandis que, plus épais d’appétits, mal débarbouillé de sa province, Jory se dépensait en camaraderie utile, prenant au vol des phrases, préparant là ses articles. Et Mahoudeau exagérait ses brutalités voulues, les mains convulsées, ainsi qu’un geindre dont les poings pétriraient un monde ; et Gagnière, pâmé, dégagé du gris de sa peinture, raffinait la sensation jusqu’à l’évanouissement final de l’intelligence ; et Dubuche, de conviction pesante, ne jetait que des mots, mais des mots pareils à des coups de massue, en plein milieu des obstacles. Alors, Sandoz, bien heureux, riant d’aise à les voir si unis, tous dans la même chemise, comme il disait, déboucha une nouvelle bouteille de bière. Il aurait vidé la maison, il cria — Hein ? nous y sommes, ne lâchons plus… Il n’y a que ça de bon, s’entendre quand on a des choses dans la caboche, et que le tonnerre de Dieu emporte les imbéciles ! Mais, à ce moment, un coup de sonnette le stupéfia. Au milieu du silence brusque des autres, il reprit — À onze heures ! qui diable est-ce donc ? Il courut ouvrir, on l’entendit jeter une exclamation joyeuse. Déjà, il revenait, ouvrant la porte toute grande, disant — Ah ! que c’est gentil de nous aimer un peu et de nous surprendre !… Bongrand, messieurs ! Le grand peintre, que le maître de la maison annonçait ainsi, avec une familiarité respectueuse, s’avança, les mains tendues. Tous se levèrent vivement, émotionnés, heureux de cette poignée de main si large et si cordiale. C’était un gros homme de quarante-cinq ans, la face tourmentée, sous de longs cheveux gris. Il venait d’entrer à l’Institut, et le simple veston d’alpaga qu’il portait, avait à la boutonnière une rosette d’officier de la Légion d’honneur. Mais il aimait la jeunesse, ses meilleures escapades étaient de tomber là, de loin en loin, pour fumer une pipe, au milieu de ces débutants, dont la flamme le réchauffait. — Je vais faire le thé, cria Sandoz. Et, quand il revint de la cuisine avec la théière et des tasses, il trouva Bongrand installé, à califourchon sur une chaise, fumant sa courte pipe de terre, dans le vacarme qui avait repris. Bongrand lui-même parlait d’une voix de tonnerre, petit-fils d’un fermier beauceron, fils d’un père bourgeois, de sang paysan, affiné par une mère très artiste. Il était riche, n’avait pas besoin de vendre, et gardait des goûts et des opinions de bohème. — Leur jury, ah bien ! j’aime mieux crever que d’en être ! disait-il avec de grands gestes. Est-ce que je suis un bourreau pour flanquer dehors de pauvres diables, qui ont souvent leur pain à gagner ? — Cependant, fit remarquer Claude, vous pourriez nous rendre un fameux service, en y défendant nos tableaux. — Moi, laissez donc ! je vous compromettrais… Je ne compte pas, je ne suis personne. Il y eut une clameur de protestation, Fagerolles lança d’une voix aiguë — Alors, si le peintre de la Noce au village ne compte pas ! Mais Bongrand s’emportait, debout, le sang aux joues. — Fichez-moi la paix, hein ! avec la Noce. Elle commence à m’embêter, la Noce, je vous en avertis… Vraiment, elle tourne pour moi au cauchemar, depuis qu’on l’a mise au musée du Luxembourg. Cette Noce au village restait jusque-là son chef-d’œuvre une noce débandée à travers les blés, des paysans étudiés de près, et très vrais, qui avaient une allure épique de héros d’Homère. De ce tableau datait une évolution, car il avait apporté une formule nouvelle. À la suite de Delacroix, et parallèlement à Courbet, c’était un romantisme tempéré de logique, avec plus d’exactitude dans l’observation, plus de perfection dans la facture, sans que la nature y fût encore abordée de front, sous les crudités du plein air. Pourtant, toute la jeune école se réclamait de cet art. — Il n’y a rien de beau, dit Claude, comme les deux premiers groupes, le joueur de violon, puis la mariée avec le vieux paysan. — Et la grande paysanne, donc, s’écria Mahoudeau, celle qui se retourne et qui appelle d’un geste !… J’avais envie de la prendre pour une statue. — Et le coup de vent dans les blés, ajouta Gagnière, et les deux tâches si jolies de la fille et du garçon qui se poussent, très loin ! Bongrand écoutait d’un air gêné, avec un sourire de souffrance. Comme Fagerolles lui demandait ce qu’il faisait en ce moment, il répondit avec un haussement d’épaules — Mon Dieu ! rien, des petites choses… Je n’exposerai pas, je voudrais trouver un coup… Ah ! que vous êtes heureux, vous autres, d’être encore au pied de la montagne ! On a de si bonnes jambes, on est si brave, quand il s’agit de monter là-haut ! Et puis, lorsqu’on y est, va te faire fiche ! les embêtements commencent. Une vraie torture, et des coups de poing, et des efforts sans cesse renaissants, dans la crainte d’en dégringoler trop vite !… Ma parole ! on préférerait être en bas, pour avoir tout à faire… Riez, vous verrez, vous verrez un jour ! La bande riait en effet, croyant à un paradoxe, à une pose d’homme célèbre, qu’elle excusait d’ailleurs. Est-ce que la suprême joie n’était pas d’être salué comme lui du nom de maître ? Les deux bras appuyés au dossier de sa chaise, il renonça à se faire comprendre, il les écouta, silencieux, en tirant de sa pipe de lentes fumées. Cependant, Dubuche, qui avait des qualités d’homme de ménage, aidait Sandoz à servir le thé. Et le vacarme continua. Fagerolles racontait une histoire impayable du père Malgras, une cousine à sa femme, qu’il prêtait, quand on voulait bien lui en faire une académie. Puis, la conversation tomba sur les modèles, Mahoudeau était furieux, parce que les beaux ventres s’en allaient impossible d’avoir une fille avec un ventre propre. Mais, brusquement, le tumulte grandit, on félicitait Gagnière au sujet d’un amateur qu’il avait connu à la musique du Palais-Royal, un petit rentier maniaque dont l’unique débauche était d’acheter de la peinture. En riant, les autres demandaient l’adresse. Tous les marchands furent conspués, il était vraiment fâcheux que l’amateur se défiât du peintre, au point de vouloir absolument passer par un intermédiaire, dans l’espoir d’obtenir un rabais. Cette question du pain les excitait encore. Claude montrait un beau mépris on était volé, eh bien ! qu’est-ce que ça fichait, si l’on avait fait un chef-d’œuvre, et que l’on eût seulement de l’eau à boire ? Jory, ayant de nouveau exprimé des idées basses de lucre, souleva une indignation. À la porte, le journaliste ! On lui posait des questions sévères est-ce qu’il vendrait sa plume ? est-ce qu’il ne se couperait pas le poignet, plutôt que d’écrire le contraire de sa pensée ? Du reste, on n’écouta pas sa réponse, la fièvre montait toujours, c’était maintenant la belle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seule passion de l’œuvre, dégagée des infirmités humaines, mise en l’air comme un soleil. Quel désir ! se perdre, se consumer dans ce brasier qu’ils allumaient ! Bongrand, jusque-là immobile, eut un geste vague de souffrance, devant cette confiance illimitée, cette joie bruyante de l’assaut. Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensait à l’accouchement de l’œuvre dont il venait de laisser l’ébauche sur son chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura, les yeux mouillés d’attendrissement — Oh ! jeunesse, jeunesse ! Jusqu’à deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remit de l’eau chaude dans la théière. On n’entendait plus monter du quartier, anéanti de sommeil, que les jurements d’une chatte en folie. Tous divaguaient, grisés de paroles, la gorge arrachée, les yeux brûlés ; et lui, lorsqu’ils se décidèrent enfin à partir, prit la lampe, les éclaira par-dessus la rampe de l’escalier, en disant très bas — Ne faites pas de bruit, ma mère dort. La dégringolade assourdie des souliers le long des marches alla en s’affaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence. Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand, causait toujours, à travers les rues désertes. Il ne voulait pas se coucher, il attendait le soleil, avec une rage d’impatience, pour se remettre à son tableau. Cette fois, il était certain de faire un chef-d’œuvre, exalté par cette bonne journée de camaraderie, la tête douloureuse et grosse d’un monde. Enfin, il avait trouvé la peinture, il se voyait rentrant dans son atelier comme on retourne chez une femme adorée, le cœur battant à grands coups, désespéré maintenant de cette absence d’un jour, qui lui semblait un abandon sans fin ; et il allait droit à sa toile, et en une séance il réalisait son rêve. Cependant, tous les vingt pas, à la clarté vacillante des becs de gaz, Bongrand l’arrêtait par un bouton de son paletot, en lui répétant que cette sacrée peinture était un métier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau être un malin, il n’y entendait rien encore. À chaque œuvre nouvelle, il débutait, c’était à se casser la tête contre les murs. Le ciel s’éclairait, des maraîchers commençaient à descendre vers les Halles. Et l’un et l’autre continuaient à vaguer, chacun parlant pour lui, très haut, sous les étoiles pâlissantes. IV Six semaines plus tard, Claude peignait un matin dans un flot de soleil qui tombait par la baie vitrée de l’atelier. Des pluies continues avaient attristé le milieu d’août, et le courage au travail lui revenait avec le ciel bleu. Son grand tableau n’avançait guère, il s’y appliquait pendant de longues matinées silencieuses, en artiste combattu et obstiné. On frappa. Il crut que c’était madame Joseph, la concierge, qui lui montait son déjeuner ; et, comme la clef restait toujours sur la porte, il cria simplement — Entrez ! La porte s’était ouverte, il y eut un remuement léger, puis tout cessa. Lui, continuait de peindre, sans même tourner la tête. Mais ce silence frissonnant, une vague haleine qui palpitait, finirent par l’inquiéter. Il regarda, il demeura stupéfait une femme était là, vêtue d’une robe claire, le visage à demi caché sous une voilette blanche ; et il ne la connaissait point, et elle tenait une botte de roses, qui achevait de l’ahurir. Tout d’un coup, il la reconnut. — Vous, mademoiselle !… Ah bien ! si je songeais à vous ! C’était Christine. Il n’avait pu rattraper à temps ce cri peu aimable, qui était le cri même de la vérité. D’abord, elle l’avait préoccupé de son souvenir ; ensuite, à mesure que les jours s’écoulaient, depuis près de deux mois qu’elle ne donnait pas signe de vie, elle était passée à l’état de vision fuyante et regrettée, de profil charmant qui se perd et qu’on ne doit jamais revoir. — Oui, c’est moi, monsieur… J’ai pensé que c’était mal de ne pas vous remercier… Elle rougissait, elle balbutiait, ne pouvant trouver les mots. Sans doute la montée de l’escalier l’avait essoufflée, car son cœur battait très fort. Eh quoi ? était-ce donc déplacé, cette visite, raisonnée si longtemps, et qui avait fini par lui sembler toute naturelle ? Le pis était qu’en passant sur le quai, elle venait d’acheter cette botte de roses, dans l’intention délicate de témoigner sa gratitude à ce garçon ; et ces fleurs la gênaient horriblement. Comment les lui donner ? Qu’allait-il penser d’elle ? L’inconvenance de toutes ces choses ne lui était apparue qu’en ouvrant la porte. Mais Claude, plus troublé encore, se jetait à une exagération de politesse. Il avait lâché sa palette, il bouleversait l’atelier pour débarrasser une chaise. — Mademoiselle, je vous en prie, asseyez-vous… Vraiment, c’est une surprise… Vous êtes trop charmante… Alors, quand elle fut assise, Christine se calma. Il était si drôle avec ses grands gestes éperdus, elle le sentait lui-même si timide, qu’elle eut un sourire. Et elle lui tendit les roses, bravement. — Tenez ! c’est pour que vous sachiez que je ne suis pas une ingrate. Il ne dit rien d’abord, la contempla, saisi. Lorsqu’il eut vu qu’elle ne se moquait pas, il lui serra les deux mains, à les briser ; puis, il mit tout de suite le bouquet dans son pot à eau, en répétant — Ah ! par exemple, vous êtes un bon garçon, vous !… C’est la première fois que je fais ce compliment à une femme, parole d’honneur ! Il revint, il lui demanda, ses yeux dans les siens — Vrai, vous ne m’avez pas oublié ? — Vous le voyez bien, répondit-elle en riant. — Pourquoi alors avez-vous attendu deux mois ? De nouveau, elle rougit. Le mensonge qu’elle faisait, lui rendit un instant son embarras. — Mais je ne suis pas libre, vous le savez… Oh ! madame Vanzade est très bonne pour moi ; seulement, elle est impotente, elle ne sort jamais ; et il a fallu qu’elle-même, inquiète de ma santé, me forçât à prendre l’air. Elle ne disait pas la honte où son aventure du quai de Bourbon l’avait jetée, les premiers jours. En se retrouvant à l’abri, dans la maison de la vieille dame, le souvenir de la nuit passée chez un homme, l’avait tracassée de remords, comme une faute ; et elle croyait être parvenue à chasser cet homme de sa mémoire, ce n’était plus qu’un mauvais rêve, dont les contours s’effaçaient. Puis, sans qu’elle sût comment, au milieu du grand calme de son existence nouvelle, l’image était ressortie de l’ombre, en se précisant, en s’accentuant, jusqu’à devenir l’obsession de toutes ses heures. Pourquoi donc l’aurait-elle oublié ? elle ne trouvait à lui faire aucun reproche ? au contraire, ne lui devait-elle pas de la gratitude ? La pensée de le revoir, repoussée d’abord, longtemps combattue ensuite, avait ainsi tourné en elle à l’idée fixe. Chaque soir, la tentation la reprenait dans la solitude de sa chambre, un malaise dont elle s’irritait, un désir ignoré d’elle-même ; et elle ne s’était apaisée un peu qu’en s’expliquant ce trouble par son besoin de reconnaissance. Elle était si seule, si étouffée, dans cette demeure somnolente ! le flot de sa jeunesse bouillonnait si fort, son cœur avait une si grosse envie d’amitié ! — Alors, continua-t-elle, j’ai profité de ma première sortie… Et puis, il faisait tellement beau, ce matin, après toutes ces averses maussades ! Claude, heureux, debout devant elle, se confessa lui aussi, mais sans avoir rien à cacher. — Moi, je n’osais plus songer à vous… N’est-ce pas ? vous êtes comme ces fées des contes qui sortent du plancher et qui rentrent dans les murs, toujours au moment où l’on ne s’y attend pas. Je me disais C’est fini, ce n’est peut-être pas vrai, qu’elle a traversé cet atelier… Et vous voilà, et ça me fait un plaisir, oh ! un fier plaisir ! Souriante et gênée, Christine tournait la tête, affectait maintenant de regarder autour d’elle. Son sourire disparut, la peinture féroce qu’elle retrouvait là, les flamboyantes esquisses du Midi, l’anatomie terriblement exacte des études, la glaçaient comme la première fois. Elle fut reprise d’une véritable crainte, elle dit, sérieuse, la voix changée — Je vous dérange, je m’en vais. — Mais non ! mais non ! cria Claude en l’empêchant de quitter sa chaise. Je m’abrutissais au travail, ça me fait du bien de causer avec vous… Ah ! ce sacré tableau, il me torture assez déjà ! Et Christine, levant les yeux, regarda le grand tableau, cette toile, tournée l’autre fois contre le mur, et qu’elle avait eu en vain le désir de voir. Les fonds, la clairière sombre trouée d’une nappe de soleil, n’étaient toujours qu’indiqués à larges coups. Mais les deux petites lutteuses, la blonde et la brune, presque terminées, se détachaient dans la lumière, avec leurs deux notes si fraîches. Au premier plan, le monsieur, recommencé trois fois, restait en détresse. Et c’était surtout à la figure centrale, à la femme couchée, que le peintre travaillait il n’avait plus repris la tête, il s’acharnait sur le corps, changeant de modèle chaque semaine, si désespéré de ne pas se satisfaire, que, depuis deux jours, lui qui se flattait de ne pouvoir inventer, il cherchait sans document, en dehors de la nature. Christine, tout de suite, se reconnut. C’était elle, cette fille, vautrée dans l’herbe, un bras sous la nuque, souriant sans regard, les paupières closes. Cette fille nue avait son visage, et une révolte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, comme si, brutalement, l’on eût déshabillé là toute sa nudité de vierge. Elle était surtout blessée par l’emportement de la peinture, si rude qu’elle s’en trouvait violentée, la chair meurtrie. Cette peinture, elle ne la comprenait pas, elle la jugeait exécrable, elle se sentait contre elle une haine, la haine instinctive d’une ennemie. Elle se mit debout, elle répéta d’une voix brève — Je m’en vais. Claude la suivait des yeux, étonné et chagrin de ce changement brusque. — Comment, si vite ? — Oui, l’on m’attend. Adieu ! Et elle était à la porte déjà, lorsqu’il put lui prendre la main. Il osa lui demander — Quand vous reverrai-je ? Sa petite main mollissait dans la sienne. Un moment, elle parut hésitante. — Mais je ne sais pas. Je suis si occupée ! Puis, elle se dégagea, elle s’en alla, en disant très vite — Quand je le pourrai, un de ces jours… Adieu ! Claude était resté planté sur le seuil. Quoi ? qu’avait-elle eu encore, cette subite réserve, cette irritation sourde ? Il referma la porte, il marcha, les bras ballants, sans comprendre, cherchant en vain la phrase, le geste qui avait pu la blesser. La colère le prenait à son tour, un juron jeté dans le vide, un terrible haussement d’épaules, comme pour se débarrasser de cette préoccupation imbécile. Est-ce qu’on savait jamais, avec les femmes ! Mais la vue du bouquet de roses, débordant du pot à eau, l’apaisa, tant il sentait bon. Toute la pièce en était embaumée ; et, silencieux, il se remit au travail, dans ce parfum. Deux nouveaux mois se passèrent. Claude, les premiers jours, au moindre bruit, le matin, lorsque madame Joseph lui apportait son déjeuner ou des lettres, tournait vivement la tête, avait un geste involontaire de désappointement. Il ne sortait plus avant quatre heures, et la concierge lui ayant dit, un soir, comme il rentrait, qu’une jeune fille était venue le demander vers cinq heures, il ne s’était calmé qu’en reconnaissant un modèle, Zoé Piédefer, dans la visiteuse. Puis, les jours suivant les jours, il avait eu une crise furieuse de travail, inabordable pour tous, d’une violence de théories telle, que ses amis eux-mêmes n’osaient le contrarier. Il balayait le monde d’un geste, il n’y avait plus que la peinture, on devait égorger les parents, les camarades, les femmes surtout ! De cette fièvre chaude, il était tombé dans un abominable désespoir, une semaine d’impuissance et de doute, toute une semaine de torture à se croire frappé de stupidité. Et il se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutte résignée et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinée brumeuse de la fin d’octobre, il tressaillit et posa rapidement sa palette. On n’avait pas frappé, mais il venait de reconnaître un pas qui montait. Il ouvrit, et elle entra. C’était elle enfin. Christine, ce jour-là, portait un large manteau de laine grise qui l’enveloppait tout entière. Son petit chapeau de velours était sombre, et le brouillard du dehors avait emperlé sa voilette de dentelle noire. Mais il la trouva très gaie, dans ce premier frisson de l’hiver. Elle s’excusa d’avoir tardé si longtemps à revenir ; et elle souriait de son air franc, elle avouait qu’elle avait hésité, qu’elle avait bien failli ne plus vouloir oui, des idées à elle, des choses qu’il devait comprendre. Il ne comprenait pas, il ne demandait pas à comprendre, puisqu’elle était là. Cela suffisait qu’elle ne fût point fâchée, qu’elle consentît à monter de temps à autre, en bonne camarade. Il n’y eut pas d’explication, chacun garda le tourment et le combat des jours passés. Pendant près d’une heure, ils causèrent, très d’accord, sans rien de caché ni d’hostile désormais, comme si l’entente s’était faite à leur insu, loin l’un de l’autre. Elle ne sembla même pas voir les esquisses et les études des murs. Un instant, elle regarda fixement la grande toile, la figure de femme nue, couchée dans l’herbe, sous l’or flambant du soleil. Non, ce n’était pas elle, cette fille n’avait ni son visage ni son corps comment avait-elle pu se reconnaître, dans cet épouvantable gâchis de couleurs ? Et son amitié s’attendrit d’une pointe de pitié pour ce brave garçon, qui ne faisait pas même ressemblant. Au départ, sur le seuil, ce fut elle qui lui tendit cordialement la main. — Vous savez, je reviendrai. — Oui, dans deux mois. — Non, la semaine prochaine… Vous verrez bien. À jeudi. Le jeudi, elle reparut, très exacte. Et, dès lors, elle ne cessa plus de venir, une fois par semaine, d’abord sans date régulière, au hasard de ses jours libres ; puis, elle choisit le lundi, madame Vanzade lui ayant accordé ce jour-là, pour marcher et respirer au plein air du bois de Boulogne. Elle devait être rentrée à onze heures, elle se hâtait à pied, elle arrivait toute rose d’avoir couru, car il y avait une bonne course de Passy au quai de Bourbon. Pendant quatre mois d’hiver, d’octobre à février, elle s’en vint ainsi sous les pluies battantes, sous les brouillards de la Seine, sous les pâles soleils qui attiédissaient les quais. Même, dès le deuxième mois, elle arriva parfois à l’improviste, un autre jour de la semaine, profitant d’une course dans Paris pour monter ; et elle ne pouvait s’attarder plus de deux minutes, on avait tout juste le temps de se dire bonjour déjà, elle redescendait l’escalier, en criant bonsoir. Maintenant, Claude commençait à connaître Christine. Dans son éternelle méfiance de la femme, un soupçon lui était resté, l’idée d’une aventure galante en province ; mais les yeux doux, le rire clair de la jeune fille, avaient tout emporté, il la sentait d’une innocence de grande enfant. Dès qu’elle arrivait, sans un embarras, à l’aise comme chez un ami, c’était pour bavarder, d’un flot intarissable. Vingt fois, elle lui avait raconté son enfance à Clermont, et elle y revenait toujours. Le soir où son père, le capitaine Hallegrain, avait eu sa dernière attaque, foudroyé, tombé de son fauteuil ainsi qu’une masse, sa mère et elle étaient à l’église. Elle se rappelait parfaitement leur retour, puis la nuit affreuse, le capitaine très gros, très fort, allongé sur un matelas, avec sa mâchoire inférieure qui avançait ; si bien que, dans sa mémoire de gamine, elle ne pouvait le revoir autrement. Elle aussi avait cette mâchoire-là, sa mère lui criait, quand elle ne savait de quelle façon la dompter Ah ! menton de galoche, tu te mangeras le sang comme ton père ! » Pauvre mère ! l’avait-elle assez étourdie de ses jeux violents, de ses crises folles de tapage ! Aussi loin qu’elle pouvait remonter, elle la trouvait devant la même fenêtre, petite, fluette, peignant sans bruit ses éventails, avec des yeux doux, tout ce qu’elle tenait d’elle aujourd’hui. On le lui disait parfois, à la chère femme, voulant lui faire plaisir Elle a vos yeux. » Et elle souriait, elle était heureuse d’être au moins pour ce coin de douceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari, elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. Comment vivre ? la pension de veuve, les six cents francs qu’elle touchait, suffisait à peine aux besoins de l’enfant. Pendant cinq années, celle-ci avait vu sa mère pâlir et maigrir, s’en aller un peu chaque jour, jusqu’à n’être plus qu’une ombre ; et elle gardait le remords de n’avoir pas été très sage, la désespérant par son manque d’application au travail, recommençant tous les lundis de beaux projets, jurant de l’aider bientôt à gagner de l’argent ; mais ses jambes et ses bras partaient malgré son effort, elle tombait malade dès qu’elle restait tranquille. Alors, un matin, sa mère n’avait pu se lever, et elle était morte, la voix éteinte, les yeux pleins de grosses larmes. Toujours, elle l’avait ainsi présente, morte déjà, les yeux grands ouverts et pleurant encore, fixés sur elle. D’autres fois, Christine, questionnée par Claude sur Clermont, oubliait tout ce deuil, pour lâcher les gais souvenirs. Elle riait à belles dents de leur campement, rue de l’Éclache, elle née à Strasbourg, le père Gascon, la mère Parisienne, tous les trois jetés dans cette Auvergne, qu’ils abominaient. La rue de l’Éclache, qui descend au Jardin-des-Plantes, étroite et humide, était d’une mélancolie de caveau ; pas une boutique, jamais un passant, rien que les façades mornes, aux volets toujours fermés ; mais, vers le midi, dominant des cours intérieures, les fenêtres de leur logement avaient la joie du grand soleil. Même la salle à manger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois, dont les arcades étaient garnies d’une glycine géante, qui les enfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, d’abord près de son père infirme, ensuite cloîtrée avec sa mère que la moindre sortie épuisait ; elle ignorait si complètement la ville et les environs, qu’elle et Claude finissaient par s’égayer lorsqu’elle accueillait ses questions d’un éternel Je ne sais pas. Les montagnes ? oui, il y avait des montagnes d’un côté, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de l’autre côté, en enfilant d’autres rues, on voyait des champs plats, à l’infini ; mais on n’y allait pas, c’était trop loin. Elle reconnaissait seulement le Puy de Dôme, tout rond, pareil à une bosse. Dans la ville, elle se serait rendue à la cathédrale, les yeux fermés on faisait le tour par la place de Jaude, on prenait la rue des Gras ; et il ne fallait point lui en demander davantage, le reste s’enchevêtrait, des ruelles et des boulevards en pente, une cité de lave noire qui dévalait, où les pluies d’orage roulaient comme des fleuves, sous de formidables éclats de foudre. Oh ! les orages de là-bas, elle en frissonnait encore ! Dans sa chambre, au-dessus des toits, le paratonnerre du Musée était toujours en feu. Elle avait, dans la salle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, une profonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvaient sa table de travail et ses petites affaires. C’était là que sa mère lui avait appris à lire ; c’était là que, plus tard, elle s’endormait en écoutant ses professeurs, tellement la fatigue des leçons l’étourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de son ignorance ah ! une demoiselle bien instruite, qui n’aurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France, avec les dates ! une musicienne fameuse qui en était restée aux Petits bateaux » ! une aquarelliste prodige, qui ratait les arbres, parce que les feuilles étaient trop difficiles à imiter ! Brusquement, elle sautait aux quinze mois qu’elle avait passés à la Visitation, après la mort de sa mère, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardins magnifiques ; et les histoires de bonnes sœurs ne tarissaient plus, des jalousies, des niaiseries, des innocences à faire trembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait à l’église. Tout lui semblait fini, lorsque la supérieure qui l’aimait beaucoup, l’avait elle-même détournée du cloître, en lui procurant cette place, chez madame Vanzade. Une surprise lui en restait, comment la mère des Saints-Anges avait-elle lu si clairement en elle ? car, depuis qu’elle habitait Paris, elle était en effet tombée à une complète indifférence religieuse. Alors, quand les souvenirs de Clermont se trouvaient épuisés, Claude voulait savoir quelle était sa vie chez madame Vanzade ; et, chaque semaine, elle lui donnait de nouveaux détails. Dans le petit hôtel de Passy, silencieux et fermé, l’existence passait régulière, avec le tic-tac affaibli des vieilles horloges. Deux serviteurs antiques, une cuisinière et un valet de chambre, depuis quarante ans dans la famille, traversaient seuls les pièces vides, sans un bruit de leurs pantoufles, d’un pas de fantômes. Parfois, de loin en loin, venait une visite, quelque général octogénaire, si desséché, qu’il pesait à peine sur les tapis. C’était la maison des ombres, le soleil s’y mourait en lueurs de veilleuse, à travers les lames des persiennes. Depuis que madame, prise par les genoux et devenue aveugle, ne quittait plus sa chambre, elle n’avait d’autre distraction que de se faire lire des livres de piété, interminablement. Ah ! ces lectures sans fin, comme elles pesaient à la jeune fille ! Si elle avait su un métier, avec quelle joie elle aurait coupé des robes, épinglé des chapeaux, gaufré des pétales de fleurs ! Dire qu’elle n’était capable de rien, qu’elle avait tout appris, et qu’il n’y avait en elle que l’étoffe d’une fille à gages, d’une demi-domestique ! Et puis, elle souffrait de cette demeure close, rigide, qui sentait la mort ; elle était reprise des étourdissements de son enfance, quand jadis elle voulait se forcer au travail, pour faire plaisir à sa mère ; une rébellion de son sang la soulevait, elle aurait crié et sauté, ivre du besoin de vivre. Mais madame la traitait si doucement, la renvoyant de sa chambre, lui ordonnant de longues promenades, qu’elle était pleine de remords, lorsque, au retour du quai de Bourbon, elle devait mentir, parler du bois de Boulogne, inventer une cérémonie à l’église, où elle ne mettait plus les pieds. Chaque jour, madame semblait éprouver pour elle une tendresse plus grande ; c’étaient sans cesse des cadeaux, une robe de soie, une petite montre ancienne, jusqu’à du linge ; et elle-même aimait beaucoup madame, elle avait pleuré un soir que celle-ci l’appelait sa fille, elle jurait de ne la quitter jamais maintenant, le cœur noyé de pitié, à la voir si vieille et si infirme. — Bah ! dit Claude un matin, vous serez récompensée, elle vous fera son héritière. Christine demeura saisie. — Oh ! pensez-vous ?… On dit qu’elle a trois millions… Non, non, je n’y ai jamais songé, je ne veux pas, qu’est-ce que je deviendrais ? Claude s’était détourné, et il ajouta d’une voix brusque — Vous deviendriez riche, parbleu !… D’abord, sans doute, elle vous mariera. Mais, à ce mot, elle l’interrompit d’un éclat de rire. — Avec un de ses vieux amis, le général qui a un menton en argent… Ah ! la bonne folie ! Tous deux en restaient à une camaraderie de vieilles connaissances. Il était presque aussi neuf qu’elle en toutes choses, n’ayant connu que des filles de hasard, vivant au-dessus du réel, dans des amours romantiques. Cela leur semblait naturel et très simple, à elle comme à lui, de se voir de la sorte en secret, par amitié, sans autre galanterie qu’une poignée de main à l’arrivée et qu’une poignée de main au départ. Lui, ne se questionnait même plus sur ce qu’elle pouvait savoir de la vie et de l’homme, dans ses ignorances de demoiselle honnête ; et c’était elle qui le sentait timide, qui le regardait fixement parfois, avec le vacillement des yeux, le trouble étonné de la passion qui s’ignore. Mais rien encore de brûlant ni d’agité ne gâtait le plaisir qu’ils éprouvaient à être ensemble. Leurs mains demeuraient fraîches, ils parlaient de tout gaiement, ils se disputaient parfois, en amis certains de ne jamais se fâcher. Seulement, cette amitié devenait si vive, qu’ils ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. Dès que Christine était là, Claude enlevait la clef de la porte. Elle-même l’exigeait de cette façon, personne ne viendrait les déranger. Au bout de quelques visites, elle avait pris possession de l’atelier, elle y semblait chez elle. Une idée d’y mettre un peu d’ordre la tourmentait, car elle souffrait nerveusement, au milieu d’un pareil abandon ; mais ce n’était point besogne facile, le peintre défendait à madame Joseph de balayer, de peur que la poussière ne couvrît ses toiles fraîches ; et, les premières fois, lorsque son amie tentait un bout de nettoyage, il la suivait d’un regard inquiet et suppliant. À quoi bon changer les choses de place ? est-ce qu’il ne suffisait pas de les avoir sous la main ? Pourtant, elle montrait une obstination si gaie, elle paraissait si heureuse de jouer à la ménagère, qu’il avait fini par la laisser libre. Maintenant, à peine arrivée, dégantée, la jupe épinglée pour ne pas la salir, elle bousculait tout, elle rangeait la vaste pièce en trois tours. Devant le poêle, on ne voyait plus un tas de cendre accumulée ; le paravent cachait le lit et la toilette ; le divan était brossé, l’armoire frottée et luisante, la table de sapin désencombrée de la vaisselle, nette de taches de couleurs ; et, au-dessus des chaises posées en belle symétrie, des chevalets boiteux appuyés aux murs, le coucou énorme, épanouissant ses fleurs de carmin, avait l’air de battre d’un tic-tac plus sonore. C’était magnifique, on n’aurait pas reconnu la pièce. Lui, stupéfait, la regardait aller, venir, tourner en chantant. Était-ce donc cette paresseuse qui avait des migraines intolérables, au moindre travail ? Mais elle riait le travail de tête, oui ; tandis que le travail des pieds et des mains, au contraire, lui faisait du bien, la redressait comme un jeune arbre. Elle avouait, ainsi qu’une dépravation, son goût pour les soins bas du ménage, ce goût qui désespérait sa mère, dont l’idéal d’éducation était l’art d’agrément, l’institutrice aux mains fines, ne touchant à rien. Aussi que de remontrances, quand on la surprenait, toute petite, balayant, torchonnant, jouant à la cuisinière avec délices ! Encore aujourd’hui, si elle avait pu se battre contre la poussière, chez madame Vanzade, elle se serait moins ennuyée. Seulement, qu’aurait-on dit ? Du coup, elle n’aurait plus été une dame. Et elle venait se satisfaire quai de Bourbon, essoufflée de tant d’exercice, avec des yeux de pécheresse qui mord au fruit défendu. Claude, à cette heure, sentait autour de lui les bons soins d’une femme. Pour la faire asseoir et causer tranquillement, il lui demandait, parfois, de recoudre un poignet arraché, un pan de veston déchiré. D’elle-même, elle avait bien offert de visiter son linge. Mais ce n’était plus sa belle flamme de ménagère qui s’agite. D’abord, elle ne savait pas, elle tenait son aiguille en fille élevée dans le mépris de la couture. Puis, cette immobilité, cette attention, ces petits points à soigner un par un, l’exaspéraient. L’atelier reluisait de propreté, comme un salon ; mais Claude restait en guenilles ; et tous les deux en plaisantaient, ils trouvaient ça drôle. Quels mois heureux ils passèrent, ces quatre mois de gelée et de pluie, dans l’atelier où le poêle rouge ronflait comme un tuyau d’orgue ! L’hiver semblait les isoler encore. Quand la neige couvrait les toits voisins, que des moineaux venaient battre de l’aile contre la baie vitrée, ils souriaient d’avoir chaud et d’être perdus ainsi, au milieu de la grande ville muette. Et ils n’eurent pas toujours que ce coin étroit, elle finit par lui permettre de la reconduire. Longtemps, elle avait voulu s’en aller seule, tourmentée de la honte d’être vue dehors au bras d’un homme. Puis, un jour qu’une averse brusque tombait, il fallut bien qu’elle le laissât descendre avec un parapluie ; et, l’averse ayant cessé tout de suite, de l’autre côté du pont Louis-Philippe, elle l’avait renvoyé, ils étaient seulement restés quelques minutes devant le parapet, à regarder le Mail, heureux de se trouver ensemble, sous le ciel libre. En bas, contre les pavés du port, les grandes toues pleines de pommes s’alignaient sur quatre rangs, si serrées, que des planches, entre elles, faisaient des sentiers, où couraient des enfants et des femmes ; et ils s’amusèrent de cet écroulement de fruits, des tas énormes qui encombraient la berge, des paniers ronds qui voyageaient ; tandis qu’une odeur forte, presque puante, une odeur de cidre en fermentation, s’exhalait avec le souffle humide de la rivière. La semaine suivante, comme le soleil avait reparu et qu’il lui vantait la solitude des quais, autour de l’île Saint-Louis, elle consentit à une promenade. Ils remontèrent le quai de Bourbon et le quai d’Anjou, s’arrêtant à chaque pas, intéressés par la vie de la Seine, la dragueuse dont les seaux grinçaient, le bateau-lavoir secoué d’un bruit de querelles, une grue, là-bas, en train de décharger un chaland. Elle, surtout, s’étonnait était-ce possible que ce quai des Ormes, si vivant en face, que ce quai Henri IV, avec sa berge immense, sa plage où des bandes d’enfants et de chiens se culbutaient sur des tas de sable, que tout cet horizon de ville peuplée et active fût l’horizon de cité maudite, aperçu dans un éclaboussement de sang, la nuit de son arrivée ? Ensuite, ils tournèrent la pointe, ralentissant encore leur marche, pour jouir du désert et du silence que de vieux hôtels semblent mettre là ; ils regardèrent l’eau bouillonner à travers la forêt des charpentes de l’Estacade, ils revinrent en suivant le quai de Béthune et le quai d’Orléans, rapprochés par l’élargissement du fleuve, se serrant l’un contre l’autre devant cette coulée énorme, les yeux au loin sur le Port-au-Vin et le Jardin-des-Plantes. Dans le ciel pâle, des dômes de monuments bleuissaient. Comme ils arrivaient au pont Saint-Louis, il dut lui nommer Notre-Dame qu’elle ne reconnaissait pas, vue ainsi du chevet, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils à des pattes au repos, dominée par la double tête de ses tours, au-dessus de sa longue échine de monstre. Mais leur trouvaille, ce jour-là, ce fut la pointe occidentale de l’île, cette proue de navire continuellement à l’ancre, qui, dans la fuite des deux courants, regarde Paris sans jamais l’atteindre. Ils descendirent un escalier très raide, ils découvrirent une berge solitaire, plantée de grands arbres ; et c’était un refuge délicieux, un asile en pleine foule, Paris grondant alentour, sur les quais, sur les ponts, pendant qu’ils goûtaient au bord de l’eau la joie d’être seuls, ignorés de tous. Dès lors, cette berge fut leur coin de campagne, le pays de plein air où ils profitaient des heures de soleil, quand la grosse chaleur de l’atelier, où le poêle rouge ronflait, les suffoquait et commençait à chauffer leurs mains d’une fièvre dont ils avaient peur. Cependant, jusque-là, Christine refusait de se laisser accompagner plus loin que le Mail. Au quai des Ormes, elle congédiait toujours Claude, comme si Paris, avec sa foule et ses rencontres possibles, eût commencé à cette longue file de quais, qu’il lui fallait suivre. Mais Passy était si loin, et elle s’ennuyait tant à faire seule une course pareille, que peu à peu elle céda, lui permettant d’abord de pousser jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, puis jusqu’au Pont-Neuf, puis jusqu’aux Tuileries. Elle oubliait le danger, tous deux s’en allaient maintenant bras dessus bras dessous, comme un jeune ménage ; et cette promenade sans cesse répétée, cette marche lente sur le même trottoir, du côté de l’eau, avait pris un charme infini, une jouissance de bonheur telle, qu’ils ne devaient jamais en éprouver de plus vive. Ils étaient l’un à l’autre, profondément, sans s’être donnés encore. Il semblait que l’âme de la grande ville, montant du fleuve, les enveloppât de toutes les tendresses qui avaient battu dans ces vieilles pierres, au travers des âges. Depuis les grands froids de décembre, Christine ne venait plus que l’après-midi ; et c’était vers quatre heures, lorsque le soleil déclinait, que Claude la reconduisait à son bras. Par les jours de ciel clair, dès qu’ils débouchaient du pont Louis-Philippe, toute la trouée des quais, immense à l’infini, se déroulait. D’un bout à l’autre, le soleil oblique chauffait d’une poussière d’or les maisons de la rive droite ; tandis que la rive gauche, les îles, les édifices, se découpaient en une ligne noire, sur la gloire enflammée du couchant. Enfin cette marge éclatante et cette marge sombre, la Seine pailletée luisait, coupée des barres minces de ses ponts, les cinq arches du pont Notre-Dame sous l’arche unique du pont d’Arcole, puis le pont au Change, puis le Pont-Neuf, de plus en plus fins, montrant chacun, au delà de son ombre, un vif coup de lumière, une eau de satin bleu, blanchissant dans un reflet de miroir ; et, pendant que les découpures crépusculaires de gauche se terminaient par la silhouette des tours pointues du Palais-de-Justice, charbonnées durement sur le vide, une courbe molle s’arrondissait à droite dans la clarté, si allongée et si perdue, que le pavillon de Flore, tout là-bas, qui s’avançait comme une citadelle, à l’extrême pointe, semblait un château du rêve, bleuâtre, léger et tremblant, au milieu des fumées roses de l’horizon. Mais eux, baignés de soleil sous les platanes sans feuilles, détournaient les yeux de cet éblouissement, s’égayaient à certains coins, toujours les mêmes, un surtout, le pâté de maisons très vieilles, au-dessus du Mail ; en bas, de petites boutiques de quincaillerie et d’articles de pêche à un étage, surmontées de terrasses, fleuries de lauriers et de vignes vierges, et, par derrière, des maisons plus hautes, délabrées, étalant des linges aux fenêtres, tout un entassement de constructions baroques, un enchevêtrement de planches et de maçonneries, de murs croulants et de jardins suspendus, où des boules de verre allumaient des étoiles. Ils marchaient, ils délaissaient bientôt les grands bâtiments qui suivaient, la Caserne, l’Hôtel-de-Ville, pour s’intéresser, de l’autre côté du fleuve, à la Cité, serrée dans ses murailles droites et lisses, sans berge. Au-dessus des maisons assombries, les tours de Notre-Dame, resplendissantes, étaient comme dorées à neuf. Des boîtes de bouquinistes commençaient à envahir les parapets ; une péniche, chargée de charbon, luttait contre le courant terrible, sous une arche du pont Notre-Dame. Et là, les jours de marché aux fleurs, malgré la rudesse de la saison, ils s’arrêtaient à respirer les premières violettes et les giroflées hâtives. Sur la gauche, cependant, la rive se découvrait et se prolongeait au delà des poivrières du Palais-de-Justice, avaient paru les petites maisons blafardes du quai de l’Horloge, jusqu’à la touffe d’arbres du terre-plein ; puis, à mesure qu’ils avançaient, d’autres quais sortaient de la brume, très loin, le quai Voltaire, le quai Malaquais, la coupole de l’Institut, le bâtiment carré de la Monnaie, une longue barre grise de façades dont on ne distinguait même pas les fenêtres, un promontoire de toitures que les poteries des cheminées faisaient ressembler à une falaise rocheuse, s’enfonçant au milieu d’une mer phosphorescente. En face, au contraire, le pavillon de Flore sortait du rêve, se solidifiait dans la flambée dernière de l’astre. Alors, à droite, à gauche, aux deux bords de l’eau, c’étaient les profondes perspectives du boulevard Sébastopol et du boulevard du Palais ; c’étaient les bâtisses neuves du quai de la Mégisserie, la nouvelle Préfecture de police en face, le vieux Pont-Neuf, avec la tache d’encre de sa statue ; c’étaient le Louvre, les Tuileries, puis, au fond, par-dessus Grenelle, les lointains sans borne, les coteaux de Sèvres, la campagne noyée d’un ruissellement de rayons. Jamais Claude n’allait plus loin, Christine toujours l’arrêtait avant le Pont-Royal, près des grands arbres des bains Vigier ; et, quand ils se retournaient pour échanger encore une poignée de main, dans l’or du soleil devenu rouge, ils regardaient en arrière, ils retrouvaient à l’autre horizon l’île Saint-Louis, d’où ils venaient, une fin confuse de capitale, que la nuit gagnait déjà, sous le ciel ardoisé de l’orient. Ah ! que de beaux couchers de soleil ils eurent, pendant ces flâneries de chaque semaine ! Le soleil les accompagnait dans cette gaieté vibrante des quais, la vie de la Seine, la danse des reflets au fil du courant, l’amusement des boutiques chaudes comme des serres, et les fleurs en pot de grainetiers, et les cages assourdissantes des oiseliers, tout ce tapage de sons et de couleurs qui fait du bord de l’eau l’éternelle jeunesse des villes. Tandis qu’ils avançaient, la braise ardente du couchant s’empourprait à leur gauche, au-dessus de la ligne sombre des maisons ; et l’astre semblait les attendre, s’inclinait à mesure, roulait lentement vers les toits lointains, dès qu’ils avaient dépassé le pont Notre-Dame, en face du fleuve élargi. Dans aucune futaie séculaire, sur aucune route de montagne, par les prairies d’aucune plaine, il n’y aura jamais des fins de jour aussi triomphales que derrière la coupole de l’Institut. C’est Paris qui s’endort dans sa gloire. À chacune de leurs promenades, l’incendie changeait, des fournaises nouvelles ajoutaient leurs brasiers à cette couronne de flammes. Un soir qu’une averse venait de les surprendre, le soleil, reparaissant derrière la pluie, alluma la nuée tout entière, et il n’y eut plus sur leurs têtes que cette poussière d’eau embrasée, qui s’irisait de bleu et de rose. Les jours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil à une boule de feu, descendait majestueusement dans un lac de saphir tranquille ; un instant, la coupole noire de l’Institut l’écornait, comme une lune à son déclin ; puis, la boule se violaçait, se noyait au fond du lac devenu sanglant. Dès février, elle agrandit sa courbe, elle tomba droit dans la Seine, qui semblait bouillonner à l’horizon, sous l’approche de ce fer rouge. Mais les grands décors, les grandes féeries de l’espace ne flambaient que les soirs de nuages. Alors, suivant le caprice du vent, c’étaient des mers de soufre battant des rochers de corail, c’étaient des palais et des tours, des architectures entassées, brûlant, s’écroulant, lâchant par leurs brèches des torrents de lave ; ou encore, tout d’un coup, l’astre, disparu déjà, couché derrière un voile de vapeurs, perçait ce rempart d’une telle poussée de lumière, que des traits d’étincelles jaillissaient, partaient d’un bout du ciel à l’autre, visibles, ainsi qu’une volée de flèches d’or. Et le crépuscule se faisait, et ils se quittaient avec ce dernier éblouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paris triomphal complice de la joie qu’ils ne pouvaient épuiser, à toujours recommencer ensemble cette promenade, le long des vieux parapets de pierre. Un jour enfin, il arriva ce que Claude redoutait, sans le dire. Christine semblait ne plus croire qu’on pût les rencontrer. Qui, du reste, la connaissait ? Elle passerait ainsi, éternellement inconnue. Lui, songeait aux camarades, avait parfois un petit frisson, en croyant distinguer au loin quelque dos de sa connaissance. Il était travaillé d’une pudeur, l’idée qu’on pourrait dévisager la jeune fille, l’aborder, plaisanter peut-être, lui causait un insupportable malaise. Et, ce jour-là justement, comme elle se serrait à son bras, et qu’ils approchaient du pont des Arts, il tomba sur Sandoz et Dubuche, qui descendaient les marches du pont. Impossible de les éviter, on était presque face à face ; d’ailleurs, ses amis l’avaient aperçu sans doute, car ils souriaient. Très pâle, il avançait toujours ; et il pensa tout perdu, en voyant Dubuche faire un mouvement vers lui ; mais déjà Sandoz le retenait, l’emmenait. Ils passèrent d’un air indifférent, ils disparurent dans la cour du Louvre, sans même se retourner. Tous deux venaient de reconnaître l’original de cette tête au pastel, que le peintre cachait avec une jalousie d’amant. Christine, très gaie, n’avait rien remarqué. Claude, le cœur battant à grands coups, lui répondait par des mots étranglés, touché aux larmes, débordant de gratitude pour la discrétion de ses deux vieux compagnons. À quelques jours de là, il eut encore une secousse. Il n’attendait pas Christine, et il avait donné rendez-vous à Sandoz ; puis, comme elle était montée en courant passer une heure, dans une de ces surprises qui les ravissaient, ils venaient à leur habitude de retirer la clef, lorsqu’on frappa du poing, familièrement. Tout de suite, lui reconnut cette façon de s’annoncer, si bouleversé de l’aventure, qu’il en renversa une chaise impossible maintenant de ne pas répondre. Mais elle était devenue blême, elle le suppliait d’un geste éperdu, et il demeura immobile, l’haleine coupée. Les coups continuaient dans la porte. Une voix cria Claude ! Claude ! » Lui, ne bougeait toujours point, combattu pourtant, les lèvres blanches, les yeux à terre. Un grand silence régna, des pas descendirent, en faisant craquer les marches de bois. Sa poitrine s’était gonflée d’une tristesse immense, il la sentait éclater de remords, à chacun de ces pas qui s’en allaient, comme s’il eût renié l’amitié de toute sa jeunesse. Cependant, une après-midi, on frappa encore, et Claude n’eut que le temps de murmurer avec désespoir — La clef est restée sur la porte ! En effet, Christine avait oublié de la retirer. Elle s’effara, s’élança derrière le paravent, tomba assise au bord du lit, son mouchoir sur la bouche, pour étouffer le bruit de sa respiration. On tapait plus fort, des rires éclataient, le peintre dut crier — Entrez ! Et son malaise augmenta, en apercevant Jory, qui, galamment, introduisait Irma Bécot. Depuis quinze jours, Fagerolles la lui avait cédée ; ou plutôt il s’était résigné à ce caprice, par crainte de la perdre tout à fait. Elle jetait alors sa jeunesse aux quatre coins des ateliers, dans une telle folie de son corps, que chaque semaine elle déménageait ses trois chemises, quitte à revenir pour une nuit, si le cœur lui en disait. — C’est elle qui a voulu visiter ton atelier, et je te l’amène, expliqua le journaliste. Mais, sans attendre, elle se promenait, elle s’exclamait, très libre. — Oh ! que c’est drôle, ici !… Oh ! quelle drôle de peinture !… Hein ? soyez aimable, montrez-moi tout, je veux tout voir… Et où couchez-vous ? Claude, anxieux d’inquiétude, eut peur qu’elle n’écartât le paravent. Il s’imaginait Christine là derrière, il était désolé déjà de ce qu’elle entendait. — Tu sais ce qu’elle vient te demander ? reprit gaiement Jory. Comment, tu ne te rappelles pas ? tu lui as promis de faire quelque chose d’après elle… Elle te posera tout ce que tu voudras, n’est-ce pas, ma chère ? — Pardi, tout de suite ! — C’est que, dit le peintre embarrassé, mon tableau me prendra jusqu’au Salon… Il y a là une figure qui me donne un mal ! Impossible de m’en tirer, avec ces sacrés modèles ! Elle s’était plantée devant la toile, elle levait son petit nez d’un air entendu. — Cette femme nue, dans l’herbe… Eh bien ! dites donc, si je pouvais vous être utile ? Du coup, Jory s’enflamma. — Tiens ! mais c’est une idée ! Toi qui cherches une belle fille, sans la trouver !… Elle va se défaire. Défais-toi, ma chérie, défais-toi un peu, pour qu’il voie. D’une main, Irma dénoua vivement son chapeau, et elle cherchait de l’autre les agrafes de son corsage, malgré les refus énergiques de Claude, qui se débattait, comme si on l’eût violenté. — Non, non, c’est inutile… Madame est trop petite… Ce n’est pas du tout ça, pas du tout ! — Qu’est-ce que ça fiche ? dit-elle, vous verrez toujours. Et Jory s’obstinait. — Laisse donc ! c’est à elle que tu fais plaisir… Elle ne pose pas d’habitude, elle n’en a pas besoin ; mais ça la régale, de se montrer. Elle vivrait sans chemise… Défais-toi, ma chérie. Rien que la gorge, puisqu’il a peur que tu ne le manges ! Enfin, Claude l’empêcha de se déshabiller. Il bégayait des excuses plus tard, il serait très heureux ; en ce moment, il craignait qu’un document nouveau n’achevât de l’embrouiller ; et elle se contenta de hausser les épaules, en le regardant fixement de ses jolis yeux de vice, d’un air de souriant mépris. Alors, Jory causa de la bande. Pourquoi donc Claude n’était-il pas venu, l’autre jeudi, chez Sandoz ? On ne le voyait plus, Dubuche l’accusait d’être entretenu par une actrice. Oh ! il y avait eu un attrapage entre Fagerolles et Mahoudeau, à propos de l’habit noir en sculpture ! Gagnière, le dimanche d’auparavant, était sorti d’une audition de Wagner, avec un œil en compote. Lui, Jory, avait manqué d’avoir un duel, au café Baudequin, pour un de ses derniers articles du Tambour. C’est qu’il les menait raides, les peintres de quatre sous, les réputations volées ! La campagne contre le jury du Salon faisait un vacarme du diable, il ne resterait pas un morceau de ses gabelous de l’idéal, qui empêcheraient la nature d’entrer. Claude l’écoutait, dans une impatience irritée. Il avait repris sa palette, il piétinait devant son tableau. L’autre finit par comprendre. — Tu désires travailler, nous te laissons. Irma continuait à regarder le peintre, avec son vague sourire, étonnée de la bêtise de ce nigaud qui ne voulait pas d’elle, tourmentée maintenant du caprice de l’avoir, malgré lui. C’était laid, son atelier, et lui-même n’avait rien de beau ; mais pourquoi posait-il pour la vertu ? Elle le plaisanta un instant, fine, intelligente, portant déjà sa fortune, dans le débraillé de sa jeunesse. Et, à la porte, elle s’offrit une dernière fois, en lui chauffant la main d’une pression longue et enveloppante. — Quand vous voudrez. Ils étaient partis, et Claude dut aller écarter le paravent ; car, derrière, Christine restait au bord du lit, comme sans force pour se lever. Elle ne parla pas de cette fille, elle déclara simplement qu’elle avait eu bien peur ; et elle voulut s’en aller tout de suite, tremblant d’entendre frapper encore, emportant au fond de ses yeux inquiets le trouble des choses qu’elle ne disait point. Longtemps, d’ailleurs, ce milieu d’art brutal, cet atelier empli de tableaux violents, était demeuré pour elle un malaise. Elle ne pouvait s’habituer aux nudités vraies des académies, à la réalité crue des études faites en Provence, blessée, répugnée. Surtout elle n’y comprenait rien, grandie dans la tendresse et l’admiration d’un autre art, ces fines aquarelles de sa mère, ces éventails d’une délicatesse de rêve, où des couples lilas flottaient au milieu de jardins bleuâtres. Souvent encore, elle-même s’amusait à de petits paysages d’écolière, deux ou trois motifs toujours répétés, un lac avec une ruine, un moulin battant l’eau d’une rivière, un chalet et des sapins blancs de neige. Et elle s’étonnait était-ce possible qu’un garçon intelligent peignît d’une façon si déraisonnable, si laide, si fausse ? car elle ne trouvait pas seulement ces réalités d’une hideur de monstres, elle les jugeait aussi en dehors de toute vérité permise. Enfin, il fallait être fou. Un jour, Claude voulut absolument voir un petit album, son ancien album de Clermont, dont elle lui avait parlé. Après s’en être longtemps défendu, elle l’apporta, flattée au fond, ayant la vive curiosité de savoir ce qu’il dirait. Lui, le feuilleta en souriant ; et, comme il se taisait, elle murmura la première — Vous trouvez ça mauvais, n’est-ce pas ? — Mais non, répondit-il, c’est innocent. Le mot la froissa, malgré le ton bonhomme qui le rendait aimable. — Dame ! j’ai eu si peu de leçons de maman !… Moi, j’aime que ce soit bien fait et que ça plaise. Alors, il éclata franchement de rire. — Avouez que ma peinture vous rend malade. Je l’ai remarqué, vous pincez les lèvres, vous arrondissez des yeux de terreur… Ah ! certes, ce n’est pas de la peinture pour les dames, encore moins pour les jeunes filles… Mais vous vous y accoutumerez, il n’y a là qu’une éducation de l’œil ; et vous verrez que c’est très sain et très honnête, ce que je fais là. En effet, peu à peu, Christine s’accoutuma. La conviction artistique n’y entra pour rien d’abord, d’autant plus que Claude, avec son dédain des jugements de la femme, ne l’endoctrinait pas, évitant au contraire de parler art avec elle, comme s’il eût voulu se réserver cette passion de sa vie, en dehors de la passion nouvelle qui l’envahissait. Seulement, elle glissait à l’habitude, elle finissait par éprouver de l’intérêt pour ces toiles abominables, en voyant quelle place souveraine elles tenaient dans l’existence du peintre. Ce fut sa première étape, elle s’attendrit de cette rage du travail, de ce don absolu de tout un être n’était-ce pas touchant ? n’y avait-il pas là quelque chose de très bien ? Puis, lorsqu’elle remarqua les joies et les douleurs qui le bouleversaient, à la suite d’une bonne séance ou d’une mauvaise, elle arriva d’elle-même à se mettre de moitié dans son effort. Elle s’attristait, si elle le trouvait triste ; elle s’égayait, quand il l’accueillait gaiement ; et, dès lors, ce fut sa préoccupation avait-il beaucoup travaillé ? était-il content de ce qu’il avait fait, depuis leur dernière entrevue ? Au bout du deuxième mois, elle était conquise, elle se plantait devant les toiles, n’en avait plus peur, n’approuvait toujours pas beaucoup cette façon de peindre, mais commençait à répéter des mots d’artiste, déclarait ça vigoureux, crânement bâti, bien dans la lumière. » Il lui semblait si bon, elle l’aimait tant, qu’après l’avoir excusé de barbouiller de pareilles horreurs, elle en venait à leur découvrir des qualités, pour les aimer aussi un peu. Cependant, il était un tableau, le grand, celui du prochain Salon, qu’elle fut longue à accepter. Déjà elle regardait sans déplaisir les académies de l’atelier Boutin et les études de Plassans, qu’elle s’irritait encore contre la femme nue, couchée dans l’herbe. C’était une rancune personnelle, la honte d’avoir cru un instant se reconnaître, une sourde gêne en face de ce grand corps, qui continuait à la blesser, bien qu’elle y retrouvât de moins en moins ses traits. D’abord, elle avait protesté en détournant les yeux. Maintenant, elle restait des minutes entières, les regards fixes, dans une contemplation muette. Comment donc sa ressemblance avait-elle disparu ainsi ? À mesure que le peintre s’acharnait, jamais content, revenant cent fois sur le même morceau, cette ressemblance s’évanouissait un peu chaque fois. Et, sans qu’elle pût analyser cela, sans qu’elle osât même se l’avouer ; elle dont la pudeur s’était révoltée le premier jour, elle éprouvait un chagrin croissant à voir que rien d’elle ne demeurait plus. Leur amitié lui paraissait en pâtir, elle se sentait moins près de lui, à chaque trait qui s’effaçait. Ne l’aimait-il pas, qu’il la laissait ainsi sortir de son œuvre ? et quelle était cette femme nouvelle, cette face inconnue et vague qui perçait sous la sienne ? Claude, désolé d’avoir gâté la tête, ne savait justement de quelle manière lui demander quelques heures de pose. Elle se serait simplement assise, il n’aurait pris que des indications. Mais il l’avait vue si fâchée, qu’il craignait de l’irriter encore. Après s’être promis de la supplier gaiement, il ne trouvait pas les mots, tout d’un coup honteux, comme s’il se fût agi d’une inconvenance. Une après-midi, il la bouleversa par un de ses accès de colère, dont il n’était pas le maître, même devant elle. Rien n’avait marché, cette semaine-là. Il parlait de gratter sa toile, il se promenait furieusement, en lâchant des ruades dans les meubles. Tout d’un coup, il la saisit par les épaules et la posa sur le divan. — Je vous en prie, rendez-moi ce service, ou j’en crève, parole d’honneur ! Effarée, elle ne comprenait pas. — Quoi, que voulez-vous ? Puis, lorsqu’elle le vit prendre ses brosses, elle ajouta étourdiment — Ah ! oui… pourquoi ne me l’avez-vous pas demandé plus tôt ? D’elle-même, elle se renversa sur un coussin, elle glissa le bras sous la nuque. Mais une surprise et une confusion d’avoir consenti si vite, l’avaient rendue grave ; car elle ne se savait pas décidée à cette chose, elle aurait bien juré que jamais plus elle ne lui servirait de modèle. Ravi, il cria — Vrai ! vous consentez !… Nom d’un chien ! la sacrée bonne femme que je vais bâtir avec vous ! De nouveau, sans réfléchir, elle dit — Oh ! la tête seulement ! Et lui, bredouilla, dans une hâte d’homme qui craint d’être allé trop loin — Bien sûr, bien sûr, seulement la tête ! Une gêne les rendit muets, il se mit à peindre, tandis que les yeux en l’air, immobile, elle restait troublée d’avoir lâché une pareille phrase. Déjà, sa complaisance l’emplissait de remords, comme si elle entrait dans quelque chose de coupable, en laissant donner sa ressemblance à cette nudité de femme, éclatante sous le soleil. Claude, en deux séances, campa la tête. Il exultait de joie, il criait que c’était son meilleur morceau de peinture ; et il avait raison, jamais il n’avait baigné dans de la vraie lumière un visage plus vivant. Heureuse de le voir si heureux, Christine s’était égayée, elle aussi, au point de trouver sa tête très bien, pas très ressemblante toujours, mais d’une expression étonnante. Ils restèrent longtemps devant le tableau, à cligner les yeux, à se reculer jusqu’au mur. — Maintenant, dit-il enfin, je vais la bâcler avec un modèle… Ah ! cette gueuse, je la tiens donc ! Et, dans un accès de gaminerie, il empoigna la jeune fille, ils dansèrent ensemble ce qu’il appelait le pas du triomphe ». Elle riait très fort, adorant le jeu, n’éprouvant plus rien de son trouble, ni scrupules ni malaise. Mais, dès la semaine suivante, Claude redevint sombre. Il avait choisi Zoé Piédefer, pour poser le corps, et elle ne lui donnait pas ce qu’il voulait la tête, si fine, disait-il, ne s’emmanchait point sur ces épaules canaille. Il s’obstina, pourtant, gratta, recommença. Vers le milieu de janvier, pris de désespoir, il lâcha le tableau, le retourna contre le mur ; puis, quinze jours plus tard, il s’y remit, avec un autre modèle, la grande Judith, ce qui le força à changer les tonalités. Les choses se gâtèrent encore, il fit revenir Zoé, ne sut plus où il allait, malade d’incertitude et d’angoisse. Et le pis était que la figure centrale seule l’enrageait ainsi, car le reste de l’œuvre, les arbres, les deux petites femmes, le monsieur en veston, terminés, solides, le satisfaisaient pleinement. Février s’achevait, il ne lui restait que quelques jours pour l’envoi au Salon, c’était un désastre. Un soir, devant Christine, il jura, il lâcha ce cri de colère — Aussi, tonnerre de Dieu ! est-ce qu’on plante la tête d’une femme sur le corps d’une autre !… Je devrais me couper la main. Au fond de lui, maintenant, une pensée unique montait obtenir d’elle qu’elle consentît à poser la figure entière. Cela, lentement, avait germé, d’abord un simple souhait vite écarté comme absurde, puis une discussion muette sans cesse reprise, enfin le désir net, aigu, sous le fouet de la nécessité. Cette gorge qu’il avait entrevue quelques minutes, le hantait d’un souvenir obsédant. Il la revoyait dans sa fraîcheur de jeunesse, rayonnante, indispensable. S’il ne l’avait pas, autant valait-il renoncer au tableau, car aucune autre ne le contenterait. Lorsque, pendant des heures, tombé sur une chaise, il se dévorait d’impuissance à ne plus savoir où donner un coup de pinceau, il prenait des résolutions héroïques dès qu’elle entrerait, il lui dirait son tourment, en paroles si touchantes, qu’elle céderait peut-être. Mais elle arrivait, avec son rire de camarade, sa robe chaste qui ne livrait rien de son corps, et il perdait tout courage, il détournait les yeux, de peur qu’elle ne le surprît à chercher, sous le corsage, la ligne souple du torse. On ne pouvait exiger d’une amie un service pareil, jamais il n’en aurait l’audace. Et, pourtant, un soir, comme il s’apprêtait à la reconduire et qu’elle remettait son chapeau, les bras en l’air, ils restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, lui frémissant devant les pointes des seins relevés qui crevaient l’étoffe, elle si brusquement sérieuse, si pâle, qu’il se sentit deviné. Le long des quais, ils parlèrent à peine cette chose demeura entre eux, pendant que le soleil se couchait, dans un ciel couleur de vieux cuivre. À deux autres reprises, il lut, au fond de son regard, qu’elle savait sa continuelle pensée. En effet, depuis qu’il y songeait, elle s’était mise à y songer aussi, malgré elle, l’attention éveillée par des allusions involontaires. Elle en fut effleurée d’abord, elle dut s’y arrêter ensuite ; mais elle ne croyait pas avoir à s’en défendre, car cela lui semblait hors de la vie, une de ces imaginations du sommeil dont on a honte. La peur même qu’il osât le demander, ne lui vint pas elle le connaissait bien à présent, elle l’aurait fait taire d’un souffle, avant qu’il eût bégayé les premiers mots, malgré les éclats subits de ses colères. C’était fou, simplement. Jamais, jamais. Des jours s’écoulèrent ; et, entre eux, l’idée fixe grandissait. Dès qu’ils se trouvaient ensemble, ils ne pouvaient plus ne pas y penser. Ils n’en ouvraient point la bouche, mais leurs silences en étaient pleins ; ils ne risquaient plus un geste, ils n’échangeaient plus un sourire, sans retrouver au fond cette chose impossible à dire tout haut, et dont ils débordaient. Bientôt, rien autre ne resta dans leur vie de camarades. S’il la regardait, elle croyait se sentir déshabiller par son regard ; les mots innocents retentissaient en significations gênantes ; chaque poignée de main allait au delà du poignet, faisait couler un léger frisson le long du corps. Et ce qu’ils avaient évité jusque-là, le trouble de leur liaison, l’éveil de l’homme et de la femme dans leur bonne amitié, éclatait enfin, sous l’évocation constante de cette nudité de vierge. Peu à peu, ils se découvraient une fièvre secrète, ignorée d’eux-mêmes. Des chaleurs leur montaient aux joues, ils rougissaient pour s’être frôlés du doigt. C’était désormais comme une excitation de chaque minute, fouettant leur sang ; tandis que, dans cet envahissement de tout leur être, le tourment de ce qu’ils taisaient ainsi, sans pouvoir se le cacher, s’exagérait au point qu’ils en étouffaient, la poitrine gonflée de grands soupirs. Vers le milieu de mars, Christine, à une de ses visites, trouva Claude assis devant son tableau, écrasé de chagrin. Il ne l’avait pas même entendue, il restait immobile, les yeux vides et hagards sur l’œuvre inachevée. Dans trois jours expiraient les délais pour l’envoi au Salon. — Eh bien ? lui demanda-t-elle doucement, désespérée de son désespoir. Il tressaillit, il se retourna. — Eh bien, c’est fichu, je n’exposerai pas cette année… Ah ! moi qui avais tant compté sur ce Salon ! Tous deux retombèrent dans leur accablement, où s’agitaient de grandes choses confuses. Puis, elle reprit, pensant à voix haute — On aurait le temps encore. — Le temps ? eh non ! Il faudrait un miracle. Où voulez-vous que je trouve un modèle, à cette heure ?… Tenez ! depuis ce matin, je me débats, et j’ai cru un moment avoir une idée oui, ce serait d’aller chercher cette fille, cette Irma qui est venue comme vous étiez ici. Je sais bien qu’elle est petite et ronde, qu’il faudrait tout changer peut-être ; mais elle est jeune, elle doit être possible… Décidément, je vais en essayer… Il s’interrompit. Les yeux brûlants dont il la regardait, disaient clairement Ah ! il y a vous, ah ! ce serait le miracle attendu, le triomphe certain, si vous me faisiez ce suprême sacrifice ! Je vous implore, je vous le demande, comme à une amie adorée, la plus belle, la plus chaste ! » Elle, toute droite, très blanche, entendait chaque mot ; et ces yeux d’ardente prière exerçaient sur elle une puissance. Sans hâte, elle ôta son chapeau et sa pelisse ; puis, simplement, elle continua du même geste calme, dégrafa le corsage, le retira ainsi que le corset, abattit les jupons, déboutonna les épaulettes de la chemise, qui glissa sur les hanches. Elle n’avait pas prononcé une parole, elle semblait autre part, comme les soirs, où, enfermée dans sa chambre, perdue au fond de quelque rêve, elle se déshabillait machinalement, sans y prêter attention. Pourquoi donc laisser une rivale donner son corps, quand elle avait déjà donné sa face ? Elle voulait être là tout entière, chez elle, dans sa tendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstre bâtard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue et vierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous la tête, les yeux fermés. Saisi, immobile de joie, lui la regarda se dévêtir. Il la retrouvait. La vision rapide, tant de fois évoquée, redevenait vivante. C’était cette enfance, grêle encore, mais si souple, d’une jeunesse si fraîche ; et il s’étonnait de nouveau où cachait-elle cette gorge épanouie, qu’on ne soupçonnait point sous la robe ? Il ne parla pas non plus, il se mit à peindre, dans le silence recueilli qui s’était fait. Durant trois longues heures, il se rua au travail, d’un effort si viril, qu’il acheva d’un coup une ébauche superbe du corps entier. Jamais la chair de la femme ne l’avait grisé de la sorte, son cœur battait comme devant une nudité religieuse. Il ne s’approchait point, il restait surpris de la transfiguration du visage, dont les mâchoires un peu massives et sensuelles s’étaient noyées sous l’apaisement tendre du front et des joues. Pendant les trois heures, elle ne remua pas, elle ne souffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans une gêne. Tous deux sentaient que, s’ils disaient une seule phrase, une grande honte leur viendrait. Seulement, de temps à autre, elle ouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de l’espace, restait ainsi un instant sans qu’il pût rien y lire de ses pensées, puis les refermait, retombait dans son néant de beau marbre, avec le sourire mystérieux et figé de la pose. Claude, d’un geste, dit qu’il avait fini ; et, redevenu gauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite ; tandis que, très rouge, Christine quittait le divan. En hâte, elle se rhabilla, dans un grelottement brusque, prise d’un tel émoi, qu’elle s’agrafait de travers, tirant ses manches, remontant son col, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elle était enfouie au fond de sa pelisse, que lui, le nez toujours contre le mur, ne se décidait pas à risquer un regard. Pourtant, il revint vers elle, ils se contemplèrent, hésitants, étranglés d’une émotion, qui les empêcha encore de parler. Était-ce donc de la tristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innomée ? car leurs paupières se gonflèrent de larmes, comme s’ils venaient de gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine. Alors, attendri et navré, ne trouvant rien, pas même un remerciement, il la baisa au front. V Le 15 mai, Claude, qui était rentré la veille de chez Sandoz à trois heures du matin, dormait encore, vers neuf heures, lorsque madame Joseph lui monta un gros bouquet de lilas blancs, qu’un commissionnaire venait d’apporter. Il comprit, Christine lui fêtait à l’avance le succès de son tableau ; car c’était un grand jour pour lui, l’ouverture du Salon des Refusés, créé de cette année-là, et où allait être exposée son œuvre, repoussée par le jury du Salon officiel. Cette pensée tendre, ces lilas frais et odorants, qui l’éveillaient, le touchèrent beaucoup, comme s’ils étaient le présage d’une bonne journée. En chemise, nu-pieds, il les mit dans son pot-à-eau, sur la table. Puis, les yeux enflés de sommeil, effaré, il s’habilla, en grondant d’avoir dormi si tard. La veille, il avait promis à Dubuche et à Sandoz de les prendre, dès huit heures, chez ce dernier, pour se rendre tous les trois ensemble au Palais-de-l’Industrie, où l’on trouverait le reste de la bande. Et il était déjà en retard d’une heure ! Mais, justement, il ne pouvait plus mettre la main sur rien, dans son atelier, en déroute depuis le départ de la grande toile. Pendant cinq minutes, il chercha ses souliers, à genoux parmi de vieux châssis. Des parcelles d’or s’envolaient ; car, ne sachant où se procurer l’argent d’un cadre, il avait fait ajuster quatre planches par un menuisier du voisinage, et il les avait dorées lui-même, avec son amie, qui s’était révélée comme une doreuse très maladroite. Enfin, vêtu, chaussé, son chapeau de feutre constellé d’étincelles jaunes, il s’en allait lorsqu’une pensée superstitieuse le ramena vers les fleurs, qui restaient seules au milieu de la table. S’il ne baisait point ces lilas, il aurait un affront. Il les baisa, embaumé par leur odeur forte de printemps. Sous la voûte, il donna sa clef à la concierge, comme d’habitude. — Madame Joseph, je n’y serai pas de la journée. En moins de vingt minutes, Claude fut rue d’Enfer, chez Sandoz. Mais celui-ci, qu’il craignait de ne plus rencontrer, se trouvait également en retard, à la suite d’une indisposition de sa mère. Ce n’était rien, simplement une mauvaise nuit, qui l’avait bouleversé d’inquiétude. Rassuré à présent, il lui conta que Dubuche avait écrit de ne pas l’attendre, en leur donnant rendez-vous là-bas. Tous les deux partirent ; et, comme il était près d’onze heures, ils se décidèrent à déjeuner, au fond d’une petite crémerie déserte de la rue Saint-Honoré, longuement, envahis d’une paresse dans leur ardent désir de voir, goûtant une sorte de tristesse attendrie à s’attarder parmi de vieux souvenirs d’enfance. Une heure sonna, lorsqu’ils traversèrent les Champs-Élysées. C’était par une journée exquise, au grand ciel limpide, dont une brise, froide encore, semblait aviver le bleu. Sous le soleil, couleur de blé mûr, les rangées de marronniers avaient des feuilles neuves, d’un vert tendre, fraîchement verni ; et les bassins avec leurs gerbes jaillissantes, les pelouses correctement tenues, la profondeur des allées et la largeur des espaces, donnaient au vaste horizon un air de grand luxe. Quelques équipages, rares à cette heure, montaient ; pendant qu’un flot de foule, perdu et mouvant comme une fourmilière, s’engouffrait sous l’arcade énorme du Palais-de-l’Industrie. Quand ils furent entrés, Claude eut un léger frisson, dans le vestibule géant, d’une fraîcheur de cave, et dont le pavé humide sonnait sous les pieds, ainsi qu’un dallage d’église. Il regarda, à droite et à gauche, les deux escaliers monumentaux, et il demanda avec mépris — Dis donc, est-ce que nous allons traverser leur saleté de Salon ? — Ah ! non, fichtre ! répondit Sandoz. Filons par le jardin. Il y a, là-bas, l’escalier de l’Ouest qui mène aux Refusés. Et ils passèrent dédaigneusement entre les petites tables de vendeuses de catalogues. Dans l’écartement d’immenses rideaux de velours rouge, le jardin vitré apparaissait, au delà d’un porche d’ombre. À ce moment de la journée, le jardin était presque vide, il n’y avait du monde qu’au buffet, sous l’horloge, la cohue des gens en train de déjeuner là. Toute la foule se trouvait au premier étage, dans les salles ; et, seules, les statues blanches bordaient les allées de sable jaune, qui découpaient crûment le dessin vert des gazons. C’était un peuple de marbre immobile, que baignait la lumière diffuse, descendue comme en poussière des vitres hautes. Au midi, des stores de toile barraient une moitié de la nef, blonde sous le soleil, tachée aux deux bouts par les rouges et les bleus éclatants des vitraux. Quelques visiteurs, harassés déjà, occupaient les chaises et les bancs tout neufs, luisants de peinture ; tandis que les vols des moineaux qui habitaient, en l’air, la forêt des charpentes de fonte, s’abattaient avec des petits cris de poursuite, rassurés et fouillant le sable. Claude et Sandoz affectèrent de marcher vite, sans un coup d’œil autour d’eux. Un bronze raide et noble, la Minerve d’un membre de l’Institut, les avait exaspérés dès la porte. Mais, comme ils pressaient le pas le long d’une interminable ligne de bustes, ils reconnurent Bongrand, seul, faisant lentement le tour d’une figure couchée, colossale et débordante. — Tiens ! c’est vous ! cria-t-il lorsqu’ils lui eurent tendu la main. Je regardais justement la figure de notre ami Mahoudeau, qu’ils ont eu au moins l’intelligence de recevoir et de bien placer… Et, s’interrompant — Vous venez de là-haut ? — Non, nous arrivons, dit Claude. Alors, très chaudement, il leur parla du Salon des Refusés. Lui, qui était de l’Institut, mais qui vivait à l’écart de ses collègues, s’égayait sur l’aventure l’éternel mécontentement des peintres, la campagne menée par les petits journaux comme le Tambour, les protestations, les réclamations continues qui avaient enfin troublé l’Empereur ; et le coup d’état artistique de ce rêveur silencieux, car la mesure venait uniquement de lui ; et l’effarement, le tapage de tous, à la suite de ce pavé tombé dans la mare aux grenouilles. — Non, continua-t-il, vous n’avez pas idée des indignations, parmi les membres du jury !… Et encore on se méfie de moi, on se tait, quand je suis là !… Toutes les rages sont contre les affreux réalistes. C’est devant eux qu’on fermait systématiquement les portes du temple ; c’est à cause d’eux que l’Empereur a voulu permettre au public de réviser le procès ; ce sont eux enfin qui triomphent… Ah ! j’en entends de belles, je ne donnerais pas cher de vos peaux, jeunes gens ! Il riait de son grand rire, les bras ouverts, comme pour embrasser toute la jeunesse qu’il sentait monter du sol. — Vos élèves poussent, dit Claude simplement. D’un geste, Bongrand le fit taire, pris d’une gêne. Il n’avait rien exposé, et toute cette production, au travers de laquelle il marchait, ces tableaux, ses statues, cet effort de création humaine, l’emplissait d’un regret. Ce n’était pas jalousie, car il n’y avait point d’âme plus haute ni meilleure, mais retour sur lui-même, peur sourde d’une lente déchéance, cette peur inavouée qui le hantait. — Et aux Refusés, lui demanda Sandoz, comment ça marche-t-il ? — Superbe ! vous allez voir. Puis, se tournant vers Claude, lui gardant les deux mains dans les siennes — Vous, mon bon, vous êtes un fameux… Écoutez ! moi, que l’on dit un malin, je donnerais dix ans de ma vie, pour avoir peint votre grande coquine de femme. Cet éloge, sorti d’une telle bouche, toucha le jeune peintre aux larmes. Enfin, il tenait donc un succès ! Il ne trouva pas un mot de gratitude, il parla brusquement d’autre chose, voulant cacher son émotion. — Ce brave Mahoudeau ! mais elle est très bien, sa figure !… Un sacré tempérament, n’est-ce pas ? Sandoz et lui s’étaient mis à tourner autour du plâtre. Bongrand répondit avec un sourire — Oui, oui, trop de cuisses, trop de gorge. Mais regardez les attaches des membres, c’est fin et joli comme tout… Allons, adieu, je vous laisse. Je vais m’asseoir un peu, j’ai les jambes cassées. Claude avait levé la tête et prêtait l’oreille. Un bruit énorme, qui ne l’avait pas frappé d’abord, roulait dans l’air, avec un fracas continu c’était une clameur de tempête battant la côte, le grondement d’un assaut infatigable, se ruant de l’infini. — Tiens ! murmura-t-il, qu’est-ce donc ? — Ça, dit Bongrand qui s’éloignait, c’est la foule, là-haut, dans les salles. Et les deux jeunes gens, après avoir traversé le jardin, montèrent au Salon des Refusés. On l’avait fort bien installé, les tableaux reçus n’étaient pas logés plus richement hautes tentures de vieilles tapisseries aux portes, cimaises garnies de serge verte, banquettes de velours rouge, écrans de toile blanche sous les baies vitrées des plafonds ; et, dans l’enfilade des salles, le premier aspect était le même, le même or des cadres, les mêmes taches vives des toiles. Mais une gaieté particulière y régnait, un éclat de jeunesse, dont on ne se rendait pas nettement compte d’abord. La foule, déjà compacte, augmentait de minute en minute, car on désertait le Salon officiel, on accourait, fouetté de curiosité, piqué du désir de juger les juges, amusé enfin dès le seuil par la certitude qu’on allait voir des choses extrêmement plaisantes. Il faisait très chaud, une poussière fine montait du plancher, on étoufferait sûrement vers quatre heures. — Fichtre ! dit Sandoz en jouant des coudes, ça ne va pas être commode de manœuvrer là dedans et de trouver ton tableau. Il se hâtait, dans une fièvre de fraternité. Ce jour-là, il ne vivait que pour l’œuvre et la gloire de son vieux camarade. — Laisse donc ! s’écria Claude, nous arriverons bien. Il ne s’envolera pas, mon tableau ! Et lui, au contraire, affecta de ne pas se presser, malgré l’irrésistible envie qu’il avait de courir. Il levait la tête, regardait. Bientôt, dans la voix haute de la foule qui l’avait étourdi, il distingua des rires légers, contenus encore, que couvraient le roulement des pieds et le bruit des conversations. Devant certaines toiles, des visiteurs plaisantaient. Cela l’inquiéta, car il était d’une crédulité et d’une sensibilité de femme, au milieu de ses rudesses révolutionnaires, s’attendant toujours au martyre, et toujours saignant, toujours stupéfait d’être repoussé et raillé. Il murmura — Ils sont gais, ici ! — Dame ! c’est qu’il y a de quoi, fit remarquer Sandoz. Regarde donc ces rosses extravagantes. Mais, à ce moment, comme ils s’attardaient dans la première salle, Fagerolles, sans les voir, tomba sur eux. Il eut un sursaut, contrarié sans doute de la rencontre. Du reste, il se remit tout de suite, très aimable. — Tiens ! je songeais à vous… Je suis là depuis une heure. — Où ont-ils donc fourré le tableau de Claude ? demanda Sandoz. Fagerolles, qui venait de rester vingt minutes planté devant ce tableau, l’étudiant et étudiant l’impression du public, répondit sans une hésitation — Je ne sais pas… Nous allons le chercher ensemble, voulez-vous ? Et il se joignit à eux. Le terrible farceur qu’il était, n’affectait plus autant des allures de voyou, déjà correctement vêtu, toujours d’une moquerie à mordre le monde, mais les lèvres désormais pincées en une moue sérieuse de garçon qui veut arriver. Il ajouta, l’air convaincu — C’est moi qui regrette de n’avoir rien envoyé, cette année ! Je serais ici avec vous autres, j’aurais ma part du succès… Et il y a des machines étonnantes, mes enfants ! Par exemple, ces chevaux… Il montrait, en face d’eux, la vaste toile, devant laquelle la foule s’attroupait en riant. C’était, disait-on, l’œuvre d’un ancien vétérinaire, des chevaux grandeur nature lâchés dans un pré, mais des chevaux fantastiques, bleus, violets, roses, et dont la stupéfiante anatomie perçait la peau. — Dis donc, si tu ne te fichais pas de nous ! déclara Claude, soupçonneux. Fagerolles joua l’enthousiasme. — Comment ! mais c’est plein de qualités, ça ! Il connaît joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, il peint comme un salaud. Qu’est-ce que ça fait, s’il est original et s’il apporte un document ? Son fin visage de fille restait grave. À peine, au fond de ses yeux clairs, luisait une étincelle jeune de moquerie. Et il ajouta cette allusion méchante, dont lui seul put jouir — Ah bien ! si tu te laisses influencer par les imbéciles qui rient, tu vas en voir bien d’autres, tout à l’heure ! Les trois camarades, qui s’étaient remis en marche, avançaient avec une peine infinie, au milieu de la houle des épaules. En rentrant dans la seconde salle, ils parcoururent les murs d’un coup d’œil ; mais le tableau cherché ne s’y trouvait pas. Et ce qu’ils virent, ce fut Irma Bécot au bras de Gagnière, écrasés tous les deux contre une cimaise, lui en train d’examiner une petite toile, tandis qu’elle, ravie de la bousculade, levait son museau rose et riait à la cohue. — Comment ! dit Sandoz étonné, elle est avec Gagnière, maintenant ? — Oh ! une passade, expliqua Fagerolles d’un air tranquille. L’histoire est si drôle… Vous savez qu’on vient de lui meubler un appartement très chic ; oui, ce jeune crétin de marquis, celui dont on parle dans les journaux, vous vous souvenez ? Une gaillarde qui ira loin, je l’ai toujours dit !… Mais on a beau la mettre dans des lits armoriés, elle a des rages de lits de sangle, il y a des soirs où il lui faut la soupente d’un peintre. Et c’est ainsi que, lâchant tout, elle est tombée au café Baudequin dimanche, vers une heure du matin. Nous venions de partir, il n’y avait plus là que Gagnière, endormi sur sa chope… Alors, elle a pris Gagnière. Irma les avait aperçus et leur faisait de loin des gestes tendres. Ils durent s’approcher. Lorsque Gagnière se retourna, avec ses cheveux pâles et sa petite face imberbe, l’air plus falot encore que de coutume, il ne marqua aucune surprise de les trouver dans son dos. — C’est inouï, murmura-t-il. — Quoi donc ? demanda Fagerolles. — Mais ce petit chef-d’œuvre… Et honnête, et naïf, et convaincu ! Il désignait la toile minuscule devant laquelle il s’était absorbé, une toile absolument enfantine, telle qu’un gamin de quatre ans aurait pu la peindre, une petite maison au bord d’un petit chemin, avec un petit arbre à côté, le tout de travers, cerné de traits noirs, sans oublier le tire-bouchon de fumée qui sortait du toit. Claude avait eu un geste nerveux, tandis que Fagerolles répétait avec flegme — Très fin, très fin… Mais ton tableau, Gagnière, où est-il donc ? — Mon tableau ? il est là. En effet, la toile envoyée par lui se trouvait justement près du petit chef-d’œuvre. C’était un paysage d’un gris perlé, un bord de Seine, soigneusement peint, joli de ton quoiqu’un peu lourd, et d’un parfait équilibre, sans aucune brutalité révolutionnaire. — Sont-ils assez bêtes d’avoir refusé ça ! dit Claude, qui s’était approché avec intérêt. Mais pourquoi, pourquoi, je vous le demande ? En effet, aucune raison n’expliquait le refus du jury. — Parce que c’est réaliste, dit Fagerolles, d’une voix si tranchante, qu’on ne pouvait savoir s’il blaguait le jury ou le tableau. Cependant, Irma, dont personne ne s’occupait, regardait fixement Claude, avec le sourire inconscient que la sauvagerie godiche de ce grand garçon lui mettait aux lèvres. Dire qu’il n’avait même pas eu l’idée de la revoir ! Elle le trouvait si différent, si drôle, pas en beauté ce jour-là, hérissé, le teint brouillé comme après une grosse fièvre ! Et, peinée de son peu d’attention, elle lui toucha le bras, d’un geste familier. — Dites, n’est-ce pas, en face, un de vos amis qui vous cherche ? C’était Dubuche, qu’elle connaissait, pour l’avoir rencontré une fois au café Baudequin. Il fendait péniblement la foule, les yeux vagues sur le flot des têtes. Mais, tout d’un coup, au moment où Claude tâchait de se faire voir, en gesticulant, l’autre lui tourna le dos et salua très bas un groupe de trois personnes, le père gras et court, la face cuite d’un sang trop chaud, la mère très maigre, couleur de cire, mangée d’anémie, la fille si chétive à dix-huit ans, qu’elle avait encore la pauvreté grêle de la première enfance. — Bon ! murmura le peintre, le voilà pincé… A-t-il de laides connaissances, cet animal-là ! Où a-t-il pêché ces horreurs ? Gagnière, paisiblement, dit les connaître de nom. Le père Margaillan était un gros entrepreneur de maçonnerie, déjà cinq ou six fois millionnaire, et qui faisait sa fortune dans les grands travaux de Paris, bâtissant à lui seul des boulevards entiers. Sans doute Dubuche s’était trouvé en rapport avec lui, par un des architectes dont il redressait les plans. Mais Sandoz, que la maigreur de la jeune fille apitoyait, la jugea d’un mot. — Ah ! le pauvre petit chat écorché ! Quelle tristesse ! — Laisse donc ! déclara Claude avec férocité, ils ont sur la face tous les crimes de la bourgeoisie, ils suent la scrofule et la bêtise. C’est bien fait… Tiens ! notre lâcheur file avec eux. Est-ce assez plat, un architecte ? Bon voyage, qu’il nous retrouve ! Dubuche, qui n’avait pas aperçu ses amis, venait d’offrir son bras à la mère et s’en allait, en expliquant les tableaux, le geste débordant d’une complaisance exagérée. — Continuons, nous autres, dit Fagerolles. Et, s’adressant à Gagnière — Sais-tu où ils ont fourré la toile de Claude, toi ? — Moi, non, je la cherchais… Je vais avec vous. Il les accompagna, il oublia Irma Bécot contre la cimaise. C’était elle qui avait eu le caprice de visiter le Salon à son bras, et il avait si peu l’habitude de promener ainsi une femme, qu’il la perdait sans cesse en chemin, stupéfait de la retrouver toujours près de lui, ne sachant plus comment ni pourquoi ils étaient ensemble. Elle courut, elle lui reprit le bras, pour suivre Claude, qui passait déjà dans une autre salle, avec Fagerolles et Sandoz. Alors, ils vaguèrent tous les cinq, le nez en l’air, coupés par une poussée, réunis par une autre, emportés au fil du courant. Une abomination de Chaîne les arrêta, un Christ pardonnant à la femme adultère, de sèches figures taillées dans du bois, d’une charpente osseuse violaçant la peau, et peintes avec de la boue. Mais, à côté, ils admirèrent une très belle étude de femme, vue de dos, les reins saillants, la tête tournée. C’était, le long des murs, un mélange de l’excellent et du pire, tous les genres confondus, les gâteux de l’école historique coudoyant les jeunes fous du réalisme, les simples niais restés dans le tas avec les fanfarons de l’originalité, une Jézabel morte qui semblait avoir pourri au fond des caves de l’École des Beaux-Arts, près de la Dame en blanc, très curieuse vision d’un œil de grand artiste, un immense Berger regardant la mer, fable, en face d’une petite toile, des Espagnols jouant à la paume, un coup de lumière d’une intensité splendide. Rien ne manquait dans l’exécrable, ni les tableaux militaires aux soldats de plomb, ni l’antiquité blafarde, ni le moyen-âge sabré de bitume. Mais, de cet ensemble incohérent, des paysages surtout, presque tous d’une note sincère et juste, des portraits encore, la plupart très intéressants de facture, il sortait une bonne odeur de jeunesse, de bravoure et de passion. S’il y avait moins de mauvaises toiles au Salon officiel, la moyenne y était à coup sûr plus banale et plus médiocre. On se sentait là dans une bataille, et une bataille gaie, livrée de verve, quand le petit jour naît, que les clairons sonnent, que l’on marche à l’ennemi avec la certitude de le battre avant le coucher du soleil. Claude, ragaillardi par ce souffle de lutte, s’animait, se fâchait, écoutait maintenant monter les rires du public, l’air provocant, comme s’il eût entendu siffler des balles. Discrets à l’entrée, les rires sonnaient plus haut, à mesure qu’il avançait. Dans la troisième salle déjà, les femmes ne les étouffaient plus sous leurs mouchoirs, les hommes tendaient le ventre, afin de se soulager mieux. C’était l’hilarité contagieuse d’une foule venue pour s’amuser, s’excitant peu à peu, éclatant à propos d’un rien, égayée autant par les belles choses que par les détestables. On riait moins devant le Christ de Chaîne que devant l’étude de femme, dont la croupe saillante, comme sortie de la toile, paraissait d’un comique extraordinaire. La Dame en blanc, elle aussi, récréait le monde on se poussait du coude, on se tordait, il se formait toujours là un groupe, la bouche fendue. Et chaque toile avait son succès, des gens s’appelaient de loin pour s’en montrer une bonne, continuellement des mots d’esprit circulaient de bouche en bouche ; si bien que Claude, en entrant dans la quatrième salle, manqua gifler une vieille dame dont les gloussements l’exaspéraient. — Quels idiots ! dit-il en se tournant vers les autres. Hein ? on a envie de leur flanquer des chefs-d’œuvre à la tête ! Sandoz s’était enflammé, lui aussi ; et Fagerolles continuait à louer très haut les pires peintures, ce qui augmentait la gaieté ; tandis que Gagnière, vague au milieu de la bousculade, tirait à sa suite Irma ravie, dont les jupes s’enroulaient aux jambes de tous les hommes. Mais, brusquement, Jory parut devant eux. Son grand nez rose, sa face blonde de beau garçon resplendissait. Il fendait violemment la foule, gesticulait, exultait comme d’un triomphe personnel. Dès qu’il aperçut Claude, il cria — Ah ! c’est toi, enfin ! Il y a une heure que je te cherche… Un succès, mon vieux, oh ! un succès… — Quel succès ? — Le succès de ton tableau, donc !… Viens, il faut que je te montre ça. Non, tu vas voir, c’est épatant ! Claude pâlit, une grosse joie l’étranglait, tandis qu’il feignait d’accueillir la nouvelle avec flegme. Le mot de Bongrand lui revint, il se crut du génie. — Tiens ! bonjour ! continuait Jory, en donnant des poignées de main aux autres. Et, tranquillement, lui, Fagerolles et Gagnière, entouraient Irma qui leur souriait, dans un partage bon enfant, en famille, comme elle disait elle-même. — Où est-ce, à la fin ? demanda Sandoz impatient. Conduis-nous. Jory prit la tête, suivi de la bande. Il fallut faire le coup de poing à la porte de la dernière salle, pour entrer. Mais Claude, resté en arrière, entendait toujours monter les rires, une clameur grandissante, le roulement d’une marée qui allait battre son plein. Et, comme il pénétrait enfin dans la salle, il vit une masse énorme, grouillante, confuse, en tas, qui s’écrasait devant son tableau. Tous les rires s’enflaient, s’épanouissaient, aboutissaient là. C’était de son tableau qu’on riait. — Hein ? répéta Jory, triomphant, en voilà un succès ! Gagnière, intimidé, honteux comme si on l’eût giflé lui-même, murmura — Trop de succès… J’aimerais mieux autre chose. — Es-tu bête ! reprit Jory dans un élan de conviction exaltée. C’est le succès, ça… Qu’est-ce que ça fiche qu’ils rient ! Nous voilà lancés, demain tous les journaux parleront de nous. — Crétins ! lâcha seulement Sandoz, la voix étranglée de douleur. Fagerolles se taisait, avec la tenue désintéressée et digne d’un ami de la famille qui suit un convoi. Et, seule, Irma restait souriante, trouvant ça drôle ; puis, d’un geste caressant, elle s’appuya contre l’épaule du peintre hué, elle le tutoya et lui souffla doucement dans l’oreille — Faut pas te faire de la bile, mon petit. C’est des bêtises, on s’amuse tout de même. Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Son cœur s’était arrêté un moment, tant la déception venait d’être cruelle. Et, les yeux élargis, attirés et fixés par une force invincible, il regardait son tableau, il s’étonnait, le reconnaissait à peine, dans cette salle. Ce n’était certainement pas la même œuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous la lumière blafarde de l’écran de toile ; elle semblait également diminuée, plus brutale et plus laborieuse à la fois ; et, soit par l’effet des voisinages, soit à cause du nouveau milieu, il en voyait du premier regard tous les défauts, après avoir vécu des mois aveuglé devant elle. En quelques coups, il la refaisait, reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur d’un ton. Décidément, le monsieur au veston de velours ne valait rien, empâté, mal assis ; la main seule était belle. Au fond, les deux petites lutteuses, la blonde, la brune, restées trop à l’état d’ébauche, manquaient de solidité, amusantes uniquement pour des yeux d’artiste. Mais il était content des arbres, de la clairière ensoleillée ; et la femme nue, la femme couchée sur l’herbe, lui apparaissait supérieure à son talent même, comme si un autre l’avait peinte et qu’il ne l’eût pas connue encore, dans ce resplendissement de vie. Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement — Ils ont raison de rire, c’est incomplet… N’importe, la femme est bien ! Bongrand ne s’est pas fichu de moi. Son ami s’efforçait de l’emmener, mais il s’entêtait, il se rapprocha au contraire. Maintenant qu’il avait jugé son œuvre, il écoutait et regardait la foule. L’explosion continuait, s’aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s’élargir le visage ; et c’étaient des souffles tempétueux d’hommes gras, des grincements rouillés d’hommes maigres, dominés par les petites flûtes aiguës des femmes. En face, contre la cimaise, des jeunes gens se renversaient, comme si on leur avait chatouillé les côtes. Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrés, étouffant, tâchant de reprendre haleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drôle devait se répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être. Où donc ? — Là-bas ! — Oh ! cette farce ! » Et les mots d’esprit pleuvaient plus drus qu’ailleurs, c’était le sujet surtout qui fouettait la gaieté on ne comprenait pas, on trouvait ça insensé, d’une cocasserie à se rendre malade. Voilà, la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours, de peur d’un rhume. — Mais non, elle est déjà bleue, le monsieur l’a retirée d’une mare, et il se repose à distance, en se bouchant le nez. — Pas poli, l’homme ! il pourrait nous montrer son autre figure. — Je vous dis que c’est un pensionnat de jeunes filles en promenade regardez les deux qui jouent à saute-mouton. — Tiens ! un savonnage les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sûr qu’il l’a passé au bleu, son tableau ! » Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumière semblaient une insulte. Est-ce qu’on laisserait outrager l’art ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Un personnage grave s’en allait, vexé, en déclarant à sa femme qu’il n’aimait pas les mauvaises plaisanteries. Mais un autre, un petit homme méticuleux, ayant cherché dans le catalogue l’explication du tableau, pour l’instruction de sa demoiselle, et lisant à voix haute le titre Plein Air, ce fut autour de lui une reprise formidable, des cris, des huées. Le mot courait, on le répétait, on le commentait plein air, oh ! oui, plein air, le ventre à l’air, tout en l’air, tra la la laire ! Cela tournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces se congestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la bouche ronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant à elles toutes la somme d’âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais, que la vue d’une œuvre originale peut tirer à l’imbécillité bourgeoise. Et, à ce moment, comme dernier coup, Claude vit reparaître Dubuche, qui traînait les Margaillan. Dès qu’il arriva devant le tableau, l’architecte, embarrassé, pris d’une honte lâche, voulut presser le pas, emmener son monde, en affectant de n’avoir aperçu ni la toile ni ses amis. Mais déjà l’entrepreneur s’était planté sur ses courtes jambes, écarquillant les yeux, lui demandant très haut, de sa grosse voix rauque — Dites donc, quel est le sabot qui a fichu ça ? Cette brutalité bon enfant, ce cri d’un parvenu millionnaire qui résumait la moyenne de l’opinion, redoubla l’hilarité ; et lui, flatté de son succès, les côtes chatouillées par l’étrangeté de cette peinture, partit à son tour, mais d’un rire tel, si démesuré, si ronflant, au fond de sa poitrine grasse, qu’il dominait tous les autres. C’était l’alléluia, l’éclat final des grandes orgues. — Emmenez ma fille, dit la pâle madame Margaillan à l’oreille de Dubuche. Il se précipita, dégagea Régine, qui avait baissé les paupières ; et il déployait des muscles vigoureux, comme s’il eût sauvé ce pauvre être d’un danger de mort. Puis, ayant quitté les Margaillan à la porte, après des poignées de main et des saluts d’homme du monde, il revint vers ses amis, il dit carrément à Sandoz, à Fagerolles et à Gagnière — Que voulez-vous ? ce n’est pas ma faute… Je l’avais prévenu que le public ne comprendrait pas. C’est cochon, oui, vous aurez beau dire, c’est cochon ! — Ils ont hué Delacroix, interrompit Sandoz, blanc de rage, les poings serrés. Ils ont tué Courbet. Ah ! race ennemie, stupidité de bourreaux ! Gagnière, qui partageait maintenant cette rancune d’artiste, se fâchait au souvenir de ses batailles des concerts Pasdeloup, chaque dimanche, pour la vraie musique. — Et ils sifflent Wagner, ce sont les mêmes ; je les reconnais… Tenez ! ce gros, là-bas… Il fallut que Jory le retînt. Lui, aurait excité la foule. Il répétait que c’était fameux, qu’il y avait là pour cent mille francs de publicité. Et Irma, lâchée encore, venait de retrouver dans la cohue deux amis à elle, deux jeunes boursiers, qui étaient parmi les plus acharnés blagueurs, et qu’elle endoctrinait, qu’elle forçait à trouver ça très bien, en leur donnant des tapes sur les doigts. Mais Fagerolles n’avait pas desserré les dents. Il examinait toujours la toile, il jetait des coups d’œil sur le public. Avec son flair de Parisien et sa conscience souple de gaillard adroit, il se rendait compte du malentendu ; et, vaguement, il sentait déjà ce qu’il faudrait pour que cette peinture fît la conquête de tous, quelques tricheries peut-être, des atténuations, un arrangement du sujet, un adoucissement de la facture. L’influence que Claude avait eue sur lui, persistait il en restait pénétré, à jamais marqué. Seulement, il le trouvait archi-fou d’exposer une pareille chose. N’était-ce pas stupide de croire à l’intelligence du public ? À quoi bon cette femme nue avec ce monsieur habillé ? Que voulaient dire les deux petites lutteuses du fond ? Et les qualités d’un maître, un morceau de peinture comme il n’y en avait pas deux dans le Salon ! Un grand mépris lui venait de ce peintre admirablement doué, qui faisait rire tout Paris comme le dernier des barbouilleurs. Ce mépris devint si fort qu’il ne put le cacher davantage. Il dit, dans un accès d’invincible franchise — Ah ! écoute, mon cher, tu l’as voulu, c’est toi qui es trop bête. Claude, en silence, détournant les yeux de la foule, le regarda. Il n’avait point faibli, pâle seulement sous les rires, les lèvres agitées d’un léger tic nerveux personne ne le connaissait, son œuvre seule était souffletée. Puis, il reporta un instant les regards sur le tableau, parcourut de là les autres toiles de la salle, lentement. Et, dans le désastre de ses illusions, dans la douleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffée de santé et d’enfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiement brave, montant à l’assaut de l’antique routine, avec une passion si désordonnée. Il en était consolé et raffermi, sans remords, sans contrition, poussé au contraire à heurter le public davantage. Certes, il y avait là bien des maladresses, bien des efforts puérils, mais quel joli ton général, quel coup de lumière apporté, une lumière gris d’argent, fine, diffuse, égayée de tous les reflets dansants du plein air ! C’était comme une fenêtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaient de cette matinée de printemps ! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres. N’était-ce pas l’aube attendue, un jour nouveau qui se levait pour l’art ? Il aperçut un critique qui s’arrêtait sans rire, des peintres célèbres, surpris, la mine grave, le père Malgras, très sale, allant de tableau en tableau avec sa moue de fin dégustateur, tombant en arrêt devant le sien, immobile, absorbé. Alors, il se retourna vers Fagerolles, il l’étonna par cette réponse tardive — On est bête comme on peut, mon cher, et il est à croire que je resterai bête… Tant mieux pour toi, si tu es un malin ! Tout de suite, Fagerolles lui tapa sur l’épaule, en camarade qui plaisante, et Claude se laissa prendre le bras par Sandoz. On l’emmenait enfin, la bande entière quitta le Salon des Refusés, en décidant qu’on allait passer par la salle de l’architecture ; car, depuis un instant, Dubuche, dont on avait reçu un projet de Musée, piétinait et les suppliait d’un regard si humble, qu’il semblait difficile de ne pas lui donner cette satisfaction. — Ah ! dit plaisamment Jory, en entrant dans la salle, quelle glacière ! On respire ici. Tous se découvrirent et s’essuyèrent le front avec soulagement, comme s’ils arrivaient sous la fraîcheur de grands ombrages, au bout d’une longue course en plein soleil. La salle était vide. Du plafond, tendu d’un écran de toile blanche, tombait une clarté égale, douce et morne, qui se reflétait, pareille à une eau de source immobile, dans le miroir du parquet fortement ciré. Aux quatre murs, d’un rouge déteint, les projets, les grands et les petits châssis, bordés de bleu pâle, mettaient les taches lavées de leurs teintes d’aquarelle. Et seul, absolument seul au milieu de ce désert, un monsieur barbu se tenait debout devant un projet d’Hospice, plongé dans une contemplation profonde. Trois dames parurent, s’effacèrent, traversèrent en fuyant à petits pas pressés. Déjà Dubuche montrait et expliquait son œuvre aux camarades. C’était un seul châssis, une pauvre petite salle de Musée, qu’il avait envoyée par hâte ambitieuse, en dehors des usages, et contre la volonté de son patron, qui pourtant la lui avait fait recevoir, se croyant engagé d’honneur. — Est-ce que c’est pour loger les tableaux de l’école du plein air, ton Musée ? demanda Fagerolles sans rire. Gagnière admirait, d’un branle de la tête, en songeant à autre chose ; tandis que Claude et Sandoz, par amitié, examinaient et s’intéressaient sincèrement. — Eh ! ce n’est pas mal, mon vieux, dit le premier. Les ornements sont encore d’une tradition joliment bâtarde… N’importe, ça va ! Jory, impatient, finit par l’interrompre. — Ah ! filons, voulez-vous ? Moi, je m’enrhume. La bande reprit sa marche. Mais le pis était que, pour couper au plus court, il leur fallait traverser tout le Salon officiel ; et ils s’y résignèrent, malgré le serment qu’ils avaient fait de n’y pas mettre les pieds, par protestation. Fendant la foule, avançant avec raideur, ils suivirent l’enfilade des salles, en jetant à droite et à gauche des regards indignés. Ce n’était plus le gai scandale de leur Salon à eux, les tons clairs, la lumière exagérée du soleil. Des cadres d’or pleins d’ombre se succédaient, des choses gourmées et noires, des nudités d’atelier jaunissant sous des jours de cave, toute la défroque classique, l’histoire, le genre, le paysage, trempés ensemble au fond du même cambouis de la convention. Une médiocrité uniforme suintait des œuvres, la salissure boueuse du ton qui les caractérisait, dans cette bonne tenue d’un art au sang pauvre et dégénéré. Et ils pressaient le pas, et ils galopaient pour échapper à ce règne encore debout du bitume, condamnant tout en bloc avec leur belle injustice de sectaires, criant qu’il n’y avait là rien, rien, rien ! Enfin, ils s’échappèrent, et ils descendaient au jardin, lorsqu’ils rencontrèrent Mahoudeau et Chaîne. Le premier se jeta dans les bras de Claude. — Ah ! mon cher, ton tableau, quel tempérament ! Le peintre, tout de suite, loua la Vendangeuse. — Et toi, dis donc, tu leur en as fichu par la tête, un morceau ! Mais la vue de Chaîne, auquel personne ne parlait de sa Femme adultère, et qui errait silencieux, l’apitoya. Il trouvait une mélancolie profonde à l’exécrable peinture, à la vie manquée de ce paysan, victime des admirations bourgeoises. Toujours il lui donnait la joie d’un éloge. Il le secoua amicalement, il cria — Très bien aussi, votre machine… Ah ! mon gaillard, le dessin ne vous fait pas peur ! — Non, bien sûr ! déclara Chaîne, dont la face s’était empourprée de vanité, sous les broussailles noires de sa barbe. Mahoudeau et lui se joignirent à la bande ; et le premier demanda aux autres s’ils avaient vu le Semeur, de Chambouvard. C’était inouï, le seul morceau de sculpture du Salon. Tous le suivirent dans le jardin, que la foule envahissait maintenant. — Tiens ! reprit Mahoudeau, en s’arrêtant au milieu de l’allée centrale, il est justement devant son Semeur, Chambouvard. En effet, un homme obèse était là, campé fortement sur ses grosses jambes, et s’admirant. La tête dans les épaules, il avait une face épaisse et belle d’idole hindoue. On le disait fils d’un vétérinaire des environs d’Amiens. À quarante-cinq ans, il était déjà l’auteur de vingt chefs-d’œuvre, des statues simples et vivantes, de la chair bien moderne, pétrie par un ouvrier de génie, sans raffluement ; et cela au hasard de la production, donnant ses œuvres comme un champ donne son herbe, bon un jour, mauvais le lendemain, dans l’ignorance absolue de ce qu’il créait. Il poussait le manque de sens critique jusqu’à ne pas faire de distinction, entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les détestables magots qu’il lui arrivait de bâcler parfois. Sans fièvre nerveuse, sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil de dieu. — Étonnant, le Semeur ! murmura Claude, et quelle bâtisse, et quel geste ! Fagerolles, qui n’avait pas regardé la statue, s’amusait beaucoup du grand homme et de la queue de jeunes disciples béants, qu’il traînait d’ordinaire à sa suite. — Regardez-les donc, ils communient, ma parole !… Et lui, hein ? quelle bonne tête de brute, transfigurée dans la contemplation de son nombril ! Seul et à l’aise au milieu de la curiosité de tous, Chambouvard s’ébahissait, de l’air foudroyé d’un homme qui s’étonne d’avoir enfanté une pareille œuvre. Il semblait la voir pour la première fois, il n’en revenait point. Puis, un ravissement noya sa face large, il dodelina de la tête, il éclata d’un rire doux et invincible, en répétant à dix reprises — C’est comique… c’est comique… Toute sa queue derrière lui, se pâmait, tandis qu’il n’imaginait rien d’autre, pour dire l’adoration où il était de lui-même. Mais il y eut un léger émoi Bongrand, qui se promenait, les mains derrière le dos, les yeux vagues, venait de tomber sur Chambouvard ; et le public, s’écartant, chuchotait, s’intéressait à la poignée de main échangée par les deux artistes célèbres, l’un court et sanguin, l’autre grand et frissonnant. On entendit des mots de bonne camaraderie Toujours des merveilles ! — Parbleu ! Et vous, rien cette année ? — Non, rien. Je me repose, je cherche. — Allons donc ! farceur, ça vient tout seul. — Adieu ! — Adieu ! » Déjà, Chambouvard, accompagné de sa cour, s’en allait lentement au travers de la foule, avec des regards de monarque heureux de vivre ; pendant que Bongrand, qui avait reconnu Claude et ses amis, s’approchait d’eux, les mains fébriles, et leur désignait le sculpteur d’un mouvement nerveux du menton, en disant — En voilà un gaillard que j’envie ! Toujours croire qu’on fait des chefs-d’œuvre ! Il complimenta Mahoudeau de sa Vendangeuse, se montra paternel pour tous, avec sa large bonhomie, son abandon de vieux romantique rangé, décoré. Puis, s’adressant à Claude — Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ? Vous avez vu, là-haut… Vous voici passé chef d’école. — Ah ! oui, répondit Claude, ils m’arrangent… C’est vous, notre maître à tous. Bongrand eut un geste de vague souffrance, et il se sauva, en disant — Taisez-vous donc ! je ne suis pas même mon maître ! Un moment encore, la bande erra dans le jardin. On était retourné voir la Vendangeuse, lorsque Jory s’aperçut que Gagnière n’avait plus Irma Bécot à son bras. Ce dernier fut stupéfait où diable pouvait-il l’avoir perdue ? Mais quand Fagerolles lui eut conté qu’elle s’en était allée dans la foule, avec deux messieurs, il se tranquillisa ; et il suivit les autres, plus léger, soulagé de cette bonne fortune qui l’ahurissait. Maintenant, on ne circulait qu’avec peine. Tous les bancs étaient pris d’assaut, des groupes barraient les allées, où la marche lente des promeneurs s’arrêtait, refluait sans cesse autour des bronzes et des marbres à succès. Du buffet encombré sortait un gros murmure, un bruit de soucoupes et de cuillers, qui s’ajoutait au frisson vivant de l’immense nef. Les moineaux étaient remontés dans la forêt des charpentes de fonte, on entendait leurs petits cris aigus, le piaillement dont ils saluaient le soleil à son déclin, sous les vitres chaudes. Il faisait lourd, une tiédeur humide de serre, un air immobile, affadi d’une odeur de terreau fraîchement remué. Et, dominant cette houle du jardin, le fracas des salles du premier étage, le roulement des pieds sur les planchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempête battant la côte. Claude, qui percevait nettement ce grondement d’orage, finissait par n’avoir que lui, déchaîné et hurlant, dans les oreilles. C’étaient des gaietés de la foule, dont les huées et les rires soufflaient en ouragan devant son tableau. Il eut un geste énervé, il s’écria — Ah ! çà, qu’est-ce que nous fichons, ici ? Moi, je ne prends rien au buffet, ça pue l’Institut… Allons boire une chope dehors, voulez-vous ? Tous sortirent, les jambes cassées, la face tirée et méprisante. Dehors, ils respirèrent bruyamment, d’un air de délices, en rentrant dans la bonne nature printanière. Quatre heures sonnaient à peine, le soleil oblique enfilait les Champs-Élysées ; et tout flambait, les queues serrées des équipages, les feuillages neufs des arbres, les gerbes des bassins qui jaillissaient et s’envolaient en une poussière d’or. D’un pas de flânerie, ils descendirent, hésitèrent, s’échouèrent enfin dans un petit café, le Pavillon de la Concorde, à gauche, avant la place. La salle était si étroite, qu’ils s’attablèrent au bord de la contre-allée, malgré le froid tombant de la voûte des feuilles, déjà touffue et noire. Mais, après les quatre rangées de marronniers, au delà de cette bande d’ombre verdâtre, ils avaient devant eux la chaussée ensoleillée de l’avenue, ils y voyaient passer Paris à travers une gloire, les voitures aux roues rayonnantes comme des astres, les grands omnibus jaunes plus dorés que des chars de triomphe, des cavaliers dont les montures semblaient jeter des étincelles, des piétons qui se transfiguraient et resplendissaient dans la lumière. Et, durant près de trois heures, en face de sa chope restée pleine, Claude parla, discuta, dans une fièvre croissante, le corps brisé, la tête grosse de toute la peinture qu’il venait de voir. C’était, avec les camarades, l’habituelle sortie du Salon, que, cette année-là, passionnait davantage encore la mesure libérale de l’Empereur un flot montant de théories, une griserie d’opinions extrêmes qui rendait les langues pâteuses, toute la passion de l’art dont brûlait leur jeunesse. — Eh bien, quoi ? criait-il, le public rit, il faut faire l’éducation du public… Au fond, c’est une victoire. Enlevez deux cents toiles grotesques, et notre Salon enfonce le leur. Nous avons la bravoure et l’audace, nous sommes l’avenir… Oui, oui, on verra plus tard, nous le tuerons, leur Salon. Nous y entrerons en conquérants, à coups de chefs-d’œuvre… Ris donc, ris donc, grande bête de Paris, jusqu’à ce que tu tombes à nos genoux ! Et, s’interrompant, il montrait d’un geste prophétique l’avenue triomphale, où roulaient dans le soleil le luxe et la joie de la ville. Son geste s’élargissait, descendait jusqu’à la place de la Concorde, qu’on apercevait en écharpe, sous les arbres, avec une de ses fontaines dont les nappes ruisselaient, un bout fuyant de ses balustrades, et deux de ses statues, Rouen aux mamelles géantes, Lille qui avance l’énormité de son pied nu. — Le plein air, ça les amuse ! reprit-il. Soit ! puisqu’ils le veulent, le plein air, l’école du plein air !… Hein ? c’était entre nous, ça n’existait pas, hier, en dehors de quelques peintres. Et voilà qu’ils lancent le mot, ce sont eux qui fondent l’école… Oh ! je veux bien, moi. Va pour l’école du plein air ! Jory s’allongeait des claques sur les cuisses. — Quand je te disais ! J’étais sûr, avec mes articles, de les forcer à mordre, ces crétins ! Ce que nous allons les embêter, maintenant ! Mahoudeau chantait victoire, lui aussi, en ramenant continuellement sa Vendangeuse, dont il expliquait les hardiesses à Chaîne silencieux, qui seul écoutait ; tandis que Gagnière, avec la raideur des timides lâchés au travers de la théorie pure, parlait de guillotiner l’Institut ; et Sandoz, par sympathie enflammée de travailleur, et Dubuche, cédant à la contagion de ses amitiés révolutionnaires, s’exaspéraient, tapaient sur la table, avalaient Paris, dans chaque gorgée de bière. Très calme, Fagerolles gardait son sourire. Il les avait suivis par amusement, par le singulier plaisir qu’il trouvait à pousser les camarades dans des farces qui tourneraient mal. Pendant qu’il fouettait leur esprit de révolte, il prenait justement la ferme résolution de travailler désormais à obtenir le prix de Rome cette journée le décidait, il jugeait imbécile de compromettre son talent davantage. Le soleil baissait à l’horizon, il n’y avait plus qu’un flot descendant de voitures, le retour du Bois, dans l’or pâli du couchant. Et la sortie du Salon devait s’achever, une queue défilait, des messieurs à tête de critique, ayant chacun un catalogue sous le bras. Gagnière s’enthousiasma brusquement. — Ah ! Courajod, en voilà un qui a inventé le paysage ! Avez-vous vu sa Mare de Gagny, au Luxembourg ? — Une merveille ! cria Claude. Il y a trente ans que c’est fait, et on n’a encore rien fichu de plus solide… Pourquoi laisse-t-on ça au Luxembourg ? Ça devrait être au Louvre. — Mais Courajod n’est pas mort, dit Fagerolles. — Comment ! Courajod n’est pas mort ! On ne le voit plus, on n’en parle plus. Et ce fut une stupeur, lorsque Fagerolles affirma que le maître paysagiste, âgé de soixante-dix ans, vivait quelque part, du côté de Montmartre, retiré dans une petite maison, au milieu de poules, de canards et de chiens. Ainsi, on pouvait se survivre, il y avait des mélancolies de vieux artistes, disparus avant leur mort. Tous se taisaient, un frisson les avait pris, lorsqu’ils aperçurent, passant au bras d’un ami, Bongrand, la face congestionnée, le geste inquiet, qui leur envoya un salut ; et, presque derrière lui, au milieu de ses disciples, Chambouvard se montra, riant très haut, tapant les talons, en maître absolu, certain de l’éternité. — Tiens ! tu nous lâches ? demanda Mahoudeau à Chaîne, qui se levait. L’autre mâchonna dans sa barbe des paroles sourdes ; et il partit, après avoir distribué des poignées de main. — Tu sais qu’il va encore se payer ta sage-femme, dit Jory à Mahoudeau. Oui, l’herboriste, la femme aux herbes qui puent… Ma parole ! j’ai vu ses yeux flamber tout d’un coup ; ça le prend comme une rage de dents, ce garçon ; et regarde-le courir, là-bas. Le sculpteur haussa les épaules, au milieu des rires. Mais Claude n’entendait point. Maintenant, il entreprenait Dubuche sur l’architecture. Sans doute, ce n’était pas mal, cette salle de Musée, qu’il exposait ; seulement, ça n’apportait rien, on y retrouvait une patiente marqueterie des formules de l’École. Est-ce que tous les arts ne marchaient pas de front ? est-ce que l’évolution qui transformait la littérature, la peinture, la musique même, n’allait pas renouveler l’architecture. Si jamais l’architecture d’un siècle devait avoir un style à elle, c’était assurément celle du siècle où l’on entrerait bientôt, un siècle neuf, un terrain balayé, prêt à la reconstruction de tout, un champ fraîchement ensemencé, dans lequel pousserait un nouveau peuple. Par terre, les temples grecs qui n’avaient plus leurs raisons d’être sous notre ciel, au milieu de notre société ! par terre, les cathédrales gothiques, puisque la foi aux légendes était morte ! par terre, les colonnades fines, les dentelles ouvragées de la Renaissance, ce renouveau antique greffé sur le moyen-âge, des bijoux d’art où notre démocratie ne pouvait se loger ! Et il voulait, il réclamait avec des gestes violents la formule architecturale de cette démocratie, l’œuvre de pierre qui l’exprimerait, l’édifice où elle serait chez elle, quelque chose d’immense et de fort, de simple et de grand, ce quelque chose qui s’indiquait déjà dans nos gares, dans nos halles, avec la solide élégance de leurs charpentes de fer, mais épuré encore, haussé jusqu’à la beauté, disant la grandeur de nos conquêtes. — Eh ! oui, eh ! oui ! répétait Dubuche, gagné par sa fougue. C’est ce que je veux faire, tu verras un jour… Donne-moi le temps d’arriver, et quand je serai libre, ah ! quand je serai libre ! La nuit venait, Claude s’animait de plus en plus, dans l’énervement de sa passion, d’une abondance, d’une éloquence que les camarades ne lui connaissaient pas. Tous s’excitaient à l’écouter, finissaient par s’égayer bruyamment des mots extraordinaires qu’il lançait ; et lui-même, étant revenu sur son tableau, en parlait avec une gaieté énorme, faisait la charge des bourgeois qui regardaient, imitait la gamme bête des rires. Sur l’avenue, couleur de cendre, on ne voyait plus filer que les ombres de rares voitures. La contre-allée était toute noire, un froid de glace tombait des arbres. Seul, un chant perdu sortait d’un massif de verdure, derrière le café, quelque répétition au Concert de l’Horloge, la voix sentimentale d’une fille s’essayant à la romance. — Ah ! m’ont-ils amusé, les idiots ! cria Claude dans un dernier éclat. Entendez-vous, pour cent mille francs, je ne donnerais pas ma journée ! Il se tut, épuisé. Personne n’avait plus de salive. Un silence régna, tous grelottèrent sous l’haleine glacée qui passait. Et ils se séparèrent avec des poignées de main lasses, dans une sorte de stupeur. Dubuche dînait en ville. Fagerolles avait un rendez-vous. Vainement, Jory, Mahoudeau et Gagnière voulurent entraîner Claude chez Foucart, un restaurant à vingt-cinq sous déjà Sandoz l’emmenait à son bras, inquiet de le voir si gai. — Allons, viens, j’ai promis à ma mère de rentrer. Tu mangeras un morceau avec nous, et ce sera gentil, nous finirons la journée ensemble. Tous deux descendirent le quai, le long des Tuileries, serrés l’un contre l’autre, fraternellement. Mais, au pont des Saints-Pères, le peintre s’arrêta net. — Comment, tu me quittes ! s’écria Sandoz. Puisque tu dînes avec moi ! — Non, merci, j’ai trop mal à la tête… Je rentre me coucher. Et il s’obstina sur cette excuse. — Bon ! bon ! finit par dire l’autre en souriant, on ne te voit plus, tu vis dans le mystère… Va, mon vieux, je ne veux pas te gêner. Claude retint un geste d’impatience, et, laissant son ami passer le pont, il continua de filer tout seul par les quais. Il marchait les bras ballants, le nez à terre, sans rien voir, à longues enjambées de somnambule que l’instinct conduit. Quai de Bourbon, devant sa porte, il leva les yeux, étonné qu’un fiacre attendît là, arrêté au bord du trottoir, lui barrant le chemin. Et ce fut du même pas mécanique qu’il entra chez la concierge, pour prendre sa clef. — Je l’ai donnée à cette dame, cria madame Joseph du fond de la loge. Cette femme est là-haut. — Quelle dame ? demanda-t-il effaré. — Cette jeune personne… Voyons, vous savez bien ? celle qui vient toujours. Il ne savait plus, il se décida à monter, dans une confusion extrême d’idées. La clef se trouvait sur la porte, qu’il ouvrit, puis qu’il referma, sans hâte. Claude resta un moment immobile. L’ombre avait envahi l’atelier, une ombre violâtre qui pleuvait de la baie vitrée en un mélancolique crépuscule, noyant les choses. Il ne voyait plus nettement le parquet, où les meubles, les toiles, tout ce qui traînait vaguement, semblait se fondre, comme dans l’eau dormante d’une mare. Mais, assise au bord du divan, se détachait une forme sombre, raidie par l’attente, anxieuse et désespérée au milieu de cette agonie du jour. C’était Christine, il l’avait reconnue. Elle tendit les mains, elle murmura d’une voix basse et entrecoupée — Il y a trois heures, oui, trois heures que je suis là, toute seule, à écouter… Au sortir de là-bas, j’ai pris une voiture, et je ne voulais que venir, puis rentrer vite… Mais je serais restée la nuit entière, je ne pouvais pas m’en aller, sans vous avoir serré les mains. Elle continua, elle dit son désir violent de voir le tableau, son escapade au Salon, et comment elle était tombée dans la tempête des rires, sous les huées de tout ce peuple. C’était elle qu’on sifflait ainsi, c’était sur sa nudité que crachaient les gens, cette nudité dont le brutal étalage, devant la blague de Paris, l’avait étranglée dès la porte. Et, prise d’une terreur folle, éperdue de souffrance et de honte, elle s’était sauvée, comme si elle avait senti ces rires s’abattre sur sa peau nue, la cingler au sang de coups de fouet. Mais elle s’oubliait maintenant, elle ne songeait qu’à lui, bouleversée par l’idée du chagrin qu’il devait avoir, grossissant l’amertume de cet échec de toute sa sensibilité de femme, débordant d’un besoin de charité immense. — Ô mon ami, ne vous faites pas de peine !… Je voulais vous voir et vous dire que ce sont des jaloux, que je le trouve très bien, ce tableau, que je suis très fière et très heureuse de vous avoir aidé, d’en être un peu, moi aussi… Il l’écoutait bégayer ardemment ces tendresses, toujours immobile ; et, brusquement, il s’abattit devant elle, il laissa tomber la tête sur ses genoux, en éclatant en larmes. Toute son excitation de l’après-midi, sa bravoure d’artiste sifflé, sa gaieté et sa violence, crevaient là, en une crise de sanglots qui le suffoquait. Depuis la salle où les rires l’avaient souffleté, il les entendait le poursuivre comme une meute aboyante, là-bas aux Champs-Élysées, puis le long de la Seine, puis à présent encore chez lui, derrière son dos. Sa force entière s’en était allée, il se sentait plus débile qu’un enfant ; et il répéta, roulant sa tête, la voix éteinte, le geste vague — Mon Dieu ! que je souffre ! Alors, elle, des deux poings, le remonta jusqu’à sa bouche, dans un emportement de passion. Elle le baisa, elle lui souffla jusqu’au cœur, d’une haleine chaude — Tais-toi, tais-toi, je t’aime ! Ils s’adoraient, leur camaraderie devait aboutir à ces noces, sur ce divan, dans l’aventure de ce tableau qui peu à peu les avait unis. Le crépuscule les enveloppa, ils restèrent aux bras l’un de l’autre, anéantis, en larmes sous cette première joie d’amour. Près d’eux, au milieu de la table, les lilas qu’elle avait envoyés le matin, embaumaient la nuit ; et les parcelles d’or éparses, envolées du cadre, luisaient seules d’un reste de jour, pareilles à un fourmillement d’étoiles. VI Le soir, comme il la tenait encore dans ses bras, il lui avait dit — Reste ! Mais elle s’était dégagée d’un effort. — Je ne peux pas, il faut que je rentre. — Alors, demain… Je t’en prie, reviens demain. — Demain, non, c’est impossible… Adieu, à bientôt ! Et, le lendemain, dès sept heures, elle était là, rouge du mensonge qu’elle avait fait à madame Vanzade une amie de Clermont qu’elle devait aller chercher à la gare, et avec qui elle passerait la journée. Claude, ravi de la posséder ainsi tout un jour, voulut l’emmener à la campagne, par un besoin de l’avoir à lui seul, très loin, sous le grand soleil. Elle fut enchantée, ils partirent comme des fous, arrivèrent à la gare Saint-Lazare juste pour sauter dans un train du Havre. Lui, connaissait après Mantes, un petit village, Bennecourt, où était une auberge d’artistes, qu’il avait envahie parfois avec des camarades ; et, sans s’inquiéter des deux heures de chemin de fer, il la conduisait déjeuner là, comme il l’aurait menée à Asnières. Elle s’égaya beaucoup de ce voyage qui n’en finissait plus. Tant mieux, si c’était au bout du monde ! Il leur semblait que le soir ne devait jamais venir. À dix heures, ils descendirent à Bonnières ; ils prirent le bac, un vieux bac craquant et filant sur sa chaîne ; car Bennecourt se trouve de l’autre côté de la Seine. La journée de mai était splendide, les petits flots se pailletaient d’or au soleil, les jeunes feuillages verdissaient tendrement, dans le bleu sans tache. Et, au delà des îles, dont la rivière est peuplée en cet endroit, quelle joie que cette auberge de campagne, avec son petit commerce d’épicerie, sa grande salle qui sentait la lessive, sa vaste cour pleine de fumier, où barbotaient des canards ! — Hé ! père Faucheur, nous venons déjeuner… Une omelette, des saucisses, du fromage. — Est-ce que vous coucherez, monsieur Claude ? — Non, non, une autre fois… Et du vin blanc, hein ! du petit rose qui gratte la gorge. Déjà, Christine avait suivi la mère Faucheur dans la basse-cour ; et, quand cette dernière revint avec des œufs, elle demanda au peintre, avec son rire sournois de paysanne — C’est donc que vous êtes marié, à cette heure ? — Dame ! répondit-il rondement, il le faut bien, puisque je suis avec ma femme. Le déjeuner fut exquis, l’omelette trop cuite, les saucisses trop grasses, le pain d’une telle dureté, qu’il dut lui couper des mouillettes pour qu’elle ne s’abîmât pas le poignet. Ils burent deux bouteilles, en entamèrent une troisième, si gais, si bruyants, qu’ils s’étourdissaient eux-mêmes, dans la grande salle où ils mangeaient seuls. Elle, les joues ardentes, affirmait qu’elle était grise ; et jamais ça ne lui était arrivé, et elle trouvait ça drôle, oh ! si drôle, riant à ne plus pouvoir se retenir. — Allons prendre l’air, dit-elle enfin. — C’est ça, marchons un peu… Nous repartons à quatre heures, nous avons trois heures devant nous. Ils remontèrent Bennecourt, qui aligne ses maisons jaunes, le long de la berge, sur près de deux kilomètres. Tout le village était aux champs, ils ne rencontrèrent que trois vaches, conduites par une petite fille. Lui, du geste, expliquait le pays, semblait savoir où il allait ; et, quand arrivés à la dernière maison, une vieille bâtisse, plantée sur le bord de la Seine, en face des coteaux de Jeufosse, il en fit le tour, entra dans un bois de chênes, très touffu. C’était le bout du monde qu’ils cherchaient l’un et l’autre, un gazon d’une douceur de velours, un abri de feuilles où le soleil seul pénétrait en minces flèches de flamme. Tout de suite, leurs lèvres s’unirent dans un baiser avide, et elle s’était abandonnée, et il l’avait prise, au milieu de l’odeur fraîche des herbes foulées. Longtemps, ils restèrent à cette place, attendris maintenant, avec des paroles rares et basses, occupés de la seule caresse de leur haleine, comme en extase devant les points d’or qu’ils regardaient luire au fond de leurs yeux bruns. Puis, deux heures plus tard, quand ils sortirent du bois, ils tressaillirent un paysan était là, sur la porte grande ouverte de la maison, et qui paraissait les avoir guettés de ses yeux rapetissés de vieux loup. Elle devint toute rose, tandis que lui criait, pour cacher sa gêne — Tiens ! le père Poirette… C’est donc à vous, la cambuse ? Alors, le vieux raconta avec des larmes que ses locataires étaient partis sans le payer, en lui laissant leurs meubles. Et il les invita à entrer. — Vous pouvez toujours voir, peut-être que vous connaissez du monde… Ah ! il y en a, des Parisiens, qui seraient contents !… Trois cents francs par an avec les meubles, n’est-ce pas que c’est pour rien ? Curieusement, ils le suivirent. C’était une grande lanterne de maison, qui semblait taillée dans un hangar en bas, une cuisine immense et une salle où l’on aurait pu faire danser ; en haut, deux pièces également, si vastes, qu’on s’y perdait. Quant aux meubles, ils consistaient en un lit de noyer, dans l’une des chambres, et en une table et des ustensiles de ménage, qui garnissaient la cuisine. Mais, devant la maison, le jardin abandonné, planté d’abricotiers magnifiques, se trouvait envahi de rosiers géants, couverts de roses ; tandis que, derrière, allant jusqu’au bois de chênes, il y avait un petit champ de pommes de terre, enclos d’une haie vive. — Je laisserai les pommes de terre, dit le père Poirette. Claude et Christine s’étaient regardés, dans un de ces brusques désirs de solitude et d’oubli qui alanguissent les amants. Ah ! que ce serait bon de s’aimer là, au fond de ce trou, si loin des autres ! Mais ils sourirent, est-ce qu’ils pouvaient ? ils avaient à peine le temps de reprendre le train, pour rentrer à Paris. Et le vieux paysan, qui était le père de madame Faucheur, les accompagna le long de la berge ; puis, comme ils montaient dans le bac, il leur cria, après tout un combat intérieur — Vous savez, ce sera deux cent cinquante francs… Envoyez-moi du monde. À Paris, Claude accompagna Christine jusqu’à l’hôtel de madame Vanzade. Ils étaient devenus très tristes, ils échangèrent une longue poignée de main, désespérée et muette, n’osant s’embrasser. Une vie de tourment commença. En quinze jours, elle ne put venir que trois fois ; et elle accourait, essoufflée, n’ayant que quelques minutes à elle, car justement la vieille dame se montrait exigeante. Lui, la questionnait, inquiet de la voir pâlie, énervée, les yeux brillants de fièvre. Jamais elle n’avait tant souffert de cette maison pieuse, de ce caveau, sans air et sans jour, où elle se mourait d’ennui. Ses étourdissements l’avaient reprise, le manque d’exercice faisait battre le sang à ses tempes. Elle lui avoua qu’elle s’était évanouie, un soir, dans sa chambre, comme tout d’un coup étranglée par une main de plomb. Et elle n’avait pas de paroles mauvaises contre sa maîtresse, elle s’attendrissait au contraire une pauvre créature, si vieille, si infirme, si bonne, qui l’appelait sa fille ! Cela lui coûtait comme une vilaine action, chaque fois qu’elle l’abandonnait, pour courir chez son amant. Deux semaines encore se passèrent. Les mensonges dont elle devait payer chaque heure de liberté, lui devinrent intolérables. Maintenant, c’était frémissante de honte qu’elle rentrait dans cette maison rigide, où son amour lui semblait une tache. Elle s’était donnée, elle l’aurait crié tout haut, et son honnêteté se révoltait à cacher cela comme une faute, à mentir bassement, ainsi qu’une servante qui craint un renvoi. Enfin, un soir, dans l’atelier, au moment où elle partait une fois encore, Christine se jeta entre les bras de Claude, éperdument, sanglotant de souffrance et de passion. — Ah ! je ne peux pas, je ne peux pas… Garde-moi donc, empêche-moi de retourner là-bas ! Il l’avait saisie, il l’embrassait à l’étouffer. — Bien vrai ? tu m’aimes ! Oh ! cher amour !… Mais je n’ai rien, moi, et tu perdrais tout. Est-ce que je puis tolérer que tu te dépouilles ainsi ? Elle sanglota plus fort, ses paroles bégayées se brisaient dans ses larmes. — Son argent, n’est-ce pas ? ce qu’elle me laisserait… Tu crois donc que je calcule ? Jamais je n’y ai songé, je te le jure. Ah ! qu’elle garde tout et que je sois libre !… Moi, je ne tiens à rien ni à personne, je n’ai aucun parent, ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux ? Je ne demande point que tu m’épouses, je demande seulement à vivre avec toi… Puis, dans un dernier sanglot de torture — Ah ! tu as raison, c’est mal de l’abandonner, cette pauvre femme ! Ah ! je me méprise, je voudrais avoir la force… Mais je t’aime trop, je souffre trop, je ne peux pourtant pas en mourir. — Reste ! reste ! cria-t-il. Et que ce soient les autres qui meurent, il n’y a que nous deux ! Il l’avait assise sur ses genoux, tous deux pleuraient et riaient, en jurant au milieu de leurs baisers qu’ils ne se sépareraient jamais, jamais plus. Ce fut une folie. Christine quitta brutalement madame Vanzade, emporta sa malle, dès le lendemain. Tout de suite, Claude et elle avaient évoqué la vieille maison déserte de Bennecourt, les rosiers géants, les pièces immenses. Ah ! partir, partir sans perdre une heure, vivre au bout de la terre, dans la douceur de leur jeune ménage ! Elle, joyeuse, battait des mains. Lui, saignant encore de son échec du Salon, ayant le besoin de se reprendre, aspirait à ce grand repos de la bonne nature ; et il aurait là-bas le vrai plein air, il travaillerait dans l’herbe jusqu’au cou, il rapporterait des chefs-d’œuvre. En deux jours, tout fut prêt, le congé de l’atelier donné, les quatre meubles portés au chemin de fer. Une chance heureuse leur était advenue, une fortune, cinq cents francs payés par le père Malgras, pour un lot d’une vingtaine de toiles, qu’il avait triées au milieu des épaves du déménagement. Ils allaient vivre comme des princes, Claude avait sa rente de mille francs, Christine apportait quelques économies, un trousseau, des robes. Et ils se sauvèrent, une véritable fuite, les amis évités, pas même prévenus par une lettre, Paris dédaigné et lâché avec des rires de soulagement. Juin s’achevait, une pluie torrentielle tomba pendant la semaine de leur installation ; et ils découvrirent que le père Poirette, avant de signer avec eux, avait enlevé la moitié des ustensiles de cuisine. Mais la désillusion restait sans prise, ils pataugeaient avec délices sous les averses, ils faisaient des voyages de trois lieues, jusqu’à Vernon, pour acheter des assiettes et des casseroles, qu’ils rapportaient en triomphe. Enfin, ils furent chez eux, n’occupant en haut qu’une des deux chambres, abandonnant l’autre aux souris, transformant en bas la salle à manger en un vaste atelier, surtout heureux, amusés comme des enfants, de manger dans la cuisine, sur une table de sapin, près de l’âtre où chantait le pot-au-feu. Ils avaient pris pour les servir une fille du village, qui venait le matin et s’en allait le soir, Mélie, une nièce des Faucheur, dont la stupidité les enchantait. Non, on n’en aurait pas trouvé une plus bête dans tout le département ! Le soleil ayant reparu, des journées adorables se suivirent, des mois coulèrent dans une félicité monotone. Jamais ils ne savaient la date, et ils confondaient tous les jours de la semaine. Le matin, ils s’oubliaient très tard au lit, malgré les rayons qui ensanglantaient les murs blanchis de la chambre, à travers les fentes des volets. Puis, après le déjeuner, c’étaient des flâneries sans fin, de grandes courses sur le plateau planté de pommiers, par des chemins herbus de campagne, des promenades le long de la Seine, au milieu des prés, jusqu’à la Roche-Guyon, des explorations plus lointaines, de véritables voyages de l’autre côté de l’eau, dans les champs de blé de Bonnières et de Jeufosse. Un bourgeois, forcé de quitter le pays, leur avait vendu un vieux canot trente francs ; et ils avaient aussi la rivière, ils s’étaient pris pour elle d’une passion de sauvages, y vivant des jours entiers, naviguant, découvrant des terres nouvelles, restant cachés sous les saules des berges, dans les petits bras noirs d’ombre. Entre les îles semées au fil de l’eau, il y avait toute une cité mouvante et mystérieuse, un lacis de ruelles par lesquelles ils filaient doucement, frôlés de la caresse des branches basses, seuls au monde avec les ramiers et les martins-pêcheurs. Lui, parfois, devait sauter sur le sable, les jambes nues, pour pousser le canot. Elle, vaillante, maniait les rames, voulait remonter les courants les plus durs, glorieuse de sa force. Et, le soir, ils mangeaient des soupes aux choux dans la cuisine, ils riaient de la bêtise de Mélie dont ils avaient ri la veille ; puis, dès neuf heures, ils étaient au lit, dans le vieux lit de noyer, vaste à y loger une famille, et où ils faisaient leurs douze heures, jouant dès l’aube à se jeter les oreillers, puis se rendormant, leurs bras à leurs cous. Chaque nuit, Christine disait — Maintenant, mon chéri, tu vas me promettre une chose c’est que tu travailleras demain. — Oui, demain, je te le jure. — Et tu sais, je me fâche, cette fois… Est-ce que c’est moi qui t’empêche ? — Toi, quelle idée !… Puisque je suis venu pour travailler, que diable ! Demain, tu verras. Le lendemain, ils repartaient en canot ; elle-même le regardait avec un sourire gêné, quand elle le voyait n’emporter ni toile ni couleurs ; puis, elle l’embrassait en riant, fière de sa puissance, touchée de ce continuel sacrifice qu’il lui faisait. Et c’étaient de nouvelles remontrances attendries demain, oh ! demain, elle l’attacherait plutôt devant sa toile ! Claude, cependant, fit quelques tentatives de travail. Il commença une étude du coteau de Jeufosse, avec la Seine au premier plan ; mais, dans l’île où il s’était installé, Christine le suivait, s’allongeait sur l’herbe près de lui, les lèvres entr’ouvertes, les yeux noyés au fond du bleu ; et elle était si désirable dans ces verdures, dans ce désert où seules passaient les voix murmurantes de l’eau, qu’il lâchait sa palette à chaque minute, couché près d’elle, tous les deux anéantis et bercés par la terre. Une autre fois, au-dessus de Bennecourt, une vieille ferme le séduisit, abritée de pommiers antiques, qui avaient grandi comme des chênes. Deux jours de suite, il y vint ; seulement, le troisième, elle l’emmena au marché de Bonnières, pour acheter des poules ; la journée suivante fut encore perdue, la toile avait séché, il s’impatienta à la reprendre, et finalement l’abandonna. Pendant toute la saison chaude, il n’eut ainsi que des velléités, des bouts de tableau ébauchés à peine, quittés au moindre prétexte, sans un effort de persévérance. Sa passion de travail, cette fièvre de jadis qui le mettait debout dès l’aube, bataillant contre la peinture rebelle, semblait s’en être allée, dans une réaction d’indifférence et de paresse ; et, délicieusement, comme après les grandes maladies, il végétait, il goûtait la joie unique de vivre par toutes les fonctions de son corps. Aujourd’hui, Christine seule existait. C’était elle qui l’enveloppait de cette haleine de flamme, où s’évanouissaient ses volontés d’artiste. Depuis le baiser ardent, irréfléchi, qu’elle lui avait posé aux lèvres la première, une femme était née de la jeune fille, l’amante qui se débattait chez la vierge, qui gonflait sa bouche et l’avançait, dans la carrure du menton. Elle se révélait ce qu’elle devait être, malgré sa longue honnêteté une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes, quand elles se dégagent de la pudeur où elles dorment. D’un coup et sans maître, elle savait l’amour, elle y apportait l’emportement de son innocence ; et, elle ignorante jusque-là, lui presque neuf encore, faisant ensemble les découvertes de la volupté, s’exaltaient dans le ravissement de cette initiation commune. Il s’accusait de son ancien mépris fallait-il être sot, de dédaigner en enfant des félicités qu’on n’avait pas vécues ! Désormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cette tendresse dont il épuisait autrefois le désir dans ses œuvres, ne le brûlait plus que pour ce corps vivant, souple et tiède, qui était son bien. Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorges de soie, les beaux tons d’ambre pâle qui dorent la rondeur des hanches, le modelé douillet des ventres purs. Quelle illusion de rêveur ! À cette heure seulement, il le tenait à pleins bras, ce triomphe de posséder son rêve, toujours fuyant jadis sous sa main impuissante de peintre. Elle se donnait entière, il la prenait, depuis sa nuque jusqu’à ses pieds, il la serrait d’une étreinte à la faire sienne, à l’entrer au fond de sa propre chair. Et elle, ayant tué la peinture, heureuse d’être sans rivale, prolongeait les noces. Au lit, le matin, c’étaient ses bras ronds, ses jambes douces qui le gardaient si tard, comme lié par des chaînes, dans la fatigue de leur bonheur ; en canot, lorsqu’elle ramait, il se laissait emporter sans force, ivre, rien qu’à regarder le balancement de ses reins ; sur l’herbe des îles, les yeux au fond de ses yeux, il restait en extase des journées, absorbé par elle, vidé de son cœur et de son sang. Et toujours, et partout, ils se possédaient, avec le besoin inassouvi de se posséder encore. Une des surprises de Claude était de la voir rougir pour le moindre gros mot qui lui échappait. Les jupes rattachées, elle souriait d’un air de gêne, détournait la tête, aux allusions gaillardes. Elle n’aimait pas ça. Et, à ce propos, un jour, ils se fâchèrent presque. C’était, derrière leur maison, dans le petit bois de chênes, où ils allaient parfois, en souvenir du baiser qu’ils y avaient échangé lors de leur première visite à Bennecourt. Lui, travaillé d’une curiosité, l’interrogeait sur sa vie de couvent. Il la tenait à la taille, la chatouillait de son souffle, derrière l’oreille, en tâchant de la confesser. Que savait-elle de l’homme, là-bas ? qu’en disait-elle avec ses amies ? quelle idée se faisait-elle de ça ? — Voyons, mon mimi, conte-moi un peu… Est-ce que tu te doutais ? Mais elle avait son rire mécontent, elle essayait de se dégager. — Es-tu bête ! laisse-moi donc !… À quoi ça t’avance-t-il ? — Ça m’amuse… Alors, tu savais ? Elle eut un geste de confusion, les joues envahies de rougeur. — Mon Dieu ! comme les autres, des choses… Puis, en se cachant la face contre son épaule — On est bien étonnée tout de même. Il éclata de rire, la serra follement, la couvrit d’une pluie de baisers. Mais, quand il crut l’avoir conquise et qu’il voulut obtenir ses confidences, ainsi que d’un camarade qui n’a rien à cacher, elle s’échappa en phrases fuyantes, elle finit par bouder, muette, impénétrable. Et jamais elle n’en avoua plus long, même à lui qu’elle adorait. Il y avait là ce fond que les plus franches gardent, cet éveil de leur sexe dont le souvenir demeure enseveli et comme sacré. Elle était très femme, elle se réservait, en se donnant toute. Pour la première fois, ce jour-là, Claude sentit qu’ils restaient étrangers. Une impression de glace, le froid d’un autre corps, l’avait saisi. Est-ce que rien de l’un ne pouvait donc pénétrer dans l’autre, quand ils s’étouffaient, entre leurs bras éperdus, avides d’étreindre toujours davantage, au delà même de la possession ? Les jours passaient cependant, et ils ne souffraient point de la solitude. Aucun besoin d’une distraction, d’une visite à faire ou à recevoir, ne les avait encore sortis d’eux-mêmes. Les heures qu’elle ne vivait pas près de lui, à son cou, elle les employait en ménagère bruyante, bouleversant la maison par de grands nettoyages que Mélie devait exécuter sous ses yeux, ayant des fringales d’activité qui la faisaient se battre en personne contre les trois casseroles de la cuisine. Mais le jardin surtout l’occupait elle abattait des moissons de roses sur les rosiers géants, armée d’un sécateur, les mains déchirées par les épines ; elle s’était donné une courbature à vouloir cueillir les abricots, dont elle avait vendu la récolte deux cents francs aux Anglais qui battent le pays chaque année ; et elle en tirait une vanité extraordinaire, elle rêvait de vivre des produits du jardin. Lui, mordait moins à la culture. Il avait mis son divan dans la vaste salle transformée en atelier, il s’y allongeait pour la regarder semer et planter, par la fenêtre grande ouverte. C’était une paix absolue, la certitude qu’il ne viendrait personne, que pas un coup de sonnette ne le dérangerait, à aucun moment de la journée. Il poussait si loin cette peur du dehors, qu’il évitait de passer devant l’auberge des Faucheur, dans la continuelle crainte de tomber sur une bande de camarades, débarqués de Paris. De tout l’été, pas une âme ne se montra. Il répétait chaque soir, en montant se coucher, que tout de même c’était une rude chance. Une seule plaie secrète saignait au fond de cette joie. Après la fuite de Paris, Sandoz ayant su l’adresse et ayant écrit, demandant s’il pouvait aller le voir, Claude n’avait pas répondu. Une brouille s’en était suivie, et cette vieille amitié semblait morte. Christine s’en désolait, car elle sentait bien qu’il avait rompu pour elle. Continuellement, elle en parlait, ne voulant pas le fâcher avec ses amis, exigeant qu’il les rappelât. Mais, s’il promettait d’arranger les choses, il n’en faisait rien. C’était fini, à quoi bon revenir sur le passé ? Vers les derniers jours de juillet, l’argent devenant rare, il dut se rendre à Paris pour vendre au père Malgras une demi-douzaine d’anciennes études ; et, en l’accompagnant à la gare, elle lui fit jurer d’aller serrer la main à Sandoz. Le soir, elle était là de nouveau, devant la station de Bonnières, qui l’attendait. — Eh bien, l’as-tu vu, vous êtes-vous embrassés ? Il se mit à marcher près d’elle, muet d’embarras. Puis, d’une voix sourde — Non, je n’ai pas eu le temps. Alors, elle dit, navrée, tandis que deux grosses larmes noyaient ses yeux — Tu me fais beaucoup de peine. Et, comme ils étaient sous les arbres, il la baisa au visage, en pleurant lui aussi, en la suppliant de ne pas augmenter son chagrin. Est-ce qu’il pouvait changer la vie ? N’était-ce point assez déjà d’être heureux ensemble ? Pendant ces premiers mois, ils firent une seule rencontre. C’était au-dessus de Bennecourt, en remontant du côté de la Roche-Guyon. Ils suivaient un chemin désert et boisé, un de ces délicieux chemins creux, lorsque, à un détour, ils tombèrent sur trois bourgeois en promenade, le père, la mère et la fille. Justement, se croyant bien seuls, ils s’étaient pris à la taille, en amoureux qui s’oublient derrière les haies elle, ployée, abandonnait ses lèvres ; lui, rieur, avançait les siennes ; et la surprise fut si vive, qu’ils ne se dérangèrent point, toujours liés d’une étreinte, marchant du même pas ralenti. Saisie, la famille restait collée contre un des talus, le père gros et apoplectique, la mère d’une maigreur de couteau, la fille réduite à rien, déplumée comme un oiseau malade, tous les trois laids et pauvres du sang vicié de leur race. Ils étaient une honte, en pleine vie de la terre, sous le grand soleil. Et, soudain, la triste enfant qui regardait passer l’amour avec des yeux stupéfaits fut poussée par son père, emmenée par sa mère, hors d’eux, exaspérés de ce baiser libre, demandant s’il n’y avait donc plus de police dans nos campagnes ; tandis que, toujours sans hâte, les deux amoureux s’en allaient triomphants, dans leur gloire. Claude pourtant s’interrogeait, la mémoire hésitante. Où diable avait-il vu ces têtes-là, cette déchéance bourgeoise, ces faces déprimées et tassées, qui suaient les millions gagnés sur le pauvre monde ? C’était assurément dans une circonstance grave de sa vie. Et il se souvint, il reconnut les Margaillan, cet entrepreneur que Dubuche promenait au Salon des Refusés, et qui avait ri devant son tableau, d’un rire tonnant d’imbécile. Deux cents pas plus loin, comme il débouchait avec Christine du chemin creux, et qu’ils se trouvaient en face d’une vaste propriété, une grande bâtisse blanche entourée de beaux arbres, ils apprirent d’une vieille paysanne que la Richaudière, comme on la nommait, appartenait aux Margaillan depuis trois années. Ils l’avaient payée quinze cent mille francs et ils venaient d’y faire des embellissements pour plus d’un million. — Voilà un coin du pays où l’on ne nous reprendra guère, dit Claude en redescendant vers Bennecourt. Ils gâtent le paysage, ces monstres ! Mais, dès le milieu d’août, un gros événement changea leur vie Christine était enceinte, et elle ne s’en apercevait qu’au troisième mois, dans son insouciance d’amoureuse. Ce fut d’abord une stupeur pour elle et pour lui, jamais ils n’avaient songé que cela pût arriver. Puis, ils se raisonnèrent, sans joie pourtant, lui troublé de ce petit être qui allait venir compliquer l’existence, elle saisie d’une angoisse qu’elle ne s’expliquait pas, comme si elle eût craint que cet accident-là ne fût la fin de leur grand amour. Elle pleura longtemps à son cou, il tâchait vainement de la consoler, étranglé de la même tristesse sans nom. Plus tard, quand ils se furent habitués, ils s’attendrirent sur le pauvre petit, qu’ils avaient fait sans le vouloir, le jour tragique où elle s’était livrée à lui, dans les larmes, sous le crépuscule navré qui noyait l’atelier les dates y étaient, ce serait l’enfant de la souffrance et de la pitié, souffleté à sa conception du rire bête des foules. Et, dès lors, comme ils n’étaient pas méchants, ils l’attendirent, le souhaitèrent même, s’occupant déjà de lui et préparant tout pour sa venue. L’hiver eut des froids terribles, Christine fut retenue par un gros rhume dans la maison mal close, qu’on ne parvenait pas à chauffer. Sa grossesse lui causait de fréquents malaises, elle restait accroupie, devant le feu, elle était obligée de se fâcher, pour que Claude sortît sans elle, fît de longues marches sur la terre gelée et sonore des routes. Et lui, pendant ces promenades, en se retrouvant seul après des mois de continuelle existence à deux, s’étonnait de la façon dont avait tourné sa vie, en dehors de sa volonté. Jamais il n’avait voulu ce ménage, même avec elle ; il en aurait eu l’horreur, si on l’avait consulté ; et ça s’était fait cependant, et ça n’était plus à défaire ; car, sans parler de l’enfant, il était de ceux qui n’ont point le courage de rompre. Évidemment, cette destinée l’attendait, il devait s’en tenir à la première qui n’aurait pas honte de lui. La terre dure sonnait sous ses galoches, le vent glacial figeait sa rêverie, attardée à des pensées vagues, à sa chance d’être tombé du moins sur une fille honnête, à tout ce qu’il aurait souffert de cruel et de sale, s’il s’était mis avec un modèle, las de rouler les ateliers ; et il était repris de tendresse, il se hâtait de rentrer pour serrer Christine de ses deux bras tremblants, comme s’il avait failli la perdre, déconcerté seulement lorsqu’elle se dégageait, en poussant un cri de douleur. — Oh ! pas si fort ! tu me fais du mal ! Elle portait les mains à son ventre, et lui regardait ce ventre, toujours avec la même surprise anxieuse. L’accouchement eut lieu vers le milieu de février. Une sage-femme était venue de Vernon, tout marcha très bien la mère fut sur pied au bout de trois semaines, l’enfant, un garçon, très fort, tétait si goulûment, qu’elle devait se lever jusqu’à cinq fois la nuit, pour l’empêcher de crier et de réveiller son père. Dès lors, le petit être révolutionna la maison, car elle, si active ménagère, se montra nourrice très maladroite. La maternité ne poussait pas en elle, malgré son bon cœur et ses désolations au moindre bobo ; elle se lassait, se rebutait tout de suite, appelait Mélie, qui aggravait les embarras par sa stupidité béante ; et il fallait que le père accourût l’aider, plus gêné encore que les deux femmes. Son ancien malaise à coudre, son inaptitude aux travaux de son sexe, reparaissait dans les soins que réclamait l’enfant. Il fut assez mal tenu, il s’éleva un peu à l’aventure, au travers du jardin et des pièces laissées en désordre de désespoir, encombrées de langes, de jouets cassés, de l’ordure et du massacre d’un petit monsieur qui fait ses dents. Et, quand les choses se gâtaient par trop, elle ne savait que se jeter aux bras de son cher amour c’était son refuge, cette poitrine de l’homme qu’elle aimait, l’unique source de l’oubli et du bonheur. Elle n’était qu’amante, elle aurait donné vingt fois le fils pour l’époux. Une ardeur même l’avait reprise après la délivrance, une sève remontante d’amoureuse qui se retrouve, avec sa taille libre, sa beauté refleurie. Jamais sa chair de passion ne s’était offerte dans un tel frisson de désir. Ce fut l’époque cependant où Claude se remit un peu à peindre. L’hiver finissait, il ne savait à quoi employer les gaies matinées de soleil, depuis que Christine ne pouvait sortir avant midi, à cause de Jacques, le gamin qu’ils avaient nommé ainsi, du nom de son grand-père maternel, en négligeant du reste de le faire baptiser. Il travailla dans le jardin, d’abord par désœuvrement, fit une pochade de l’allée d’abricotiers, ébaucha les rosiers géants, composa des natures mortes, quatre pommes, une bouteille et un pot de grès, sur une serviette. C’était pour se distraire. Puis, il s’échauffa, l’idée de peindre une figure habillée en plein soleil, finit par le hanter ; et, dès ce moment, sa femme fut sa victime, d’ailleurs complaisante, heureuse de lui faire un plaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle se donnait. Il la peignit à vingt reprises, vêtue de blanc, vêtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant, à demi allongée sur l’herbe, coiffée d’un grand chapeau de campagne, tête nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d’une lumière rose. Jamais il ne se contentait pleinement, il grattait les toiles au bout de deux ou trois séances, recommençait tout de suite, s’entêtant au même sujet. Quelques études, incomplètes, mais d’une notation charmante dans la vigueur de leur facture, furent sauvées du couteau à palette et pendues aux murs de la salle à manger. Et, après Christine, ce fut Jacques qui dut poser. On le mettait nu comme un petit saint Jean, on le couchait, par les journées chaudes, sur une couverture ; et il ne fallait plus qu’il bougeât. Mais c’était le diable. Égayé, chatouillé par le soleil, il riait et gigotait, ses petits pieds roses en l’air, se roulant, culbutant, le derrière par-dessus la tête. Le père, après avoir ri, se fâchait, jurait contre ce sacré mioche qui ne pouvait pas être sérieux une minute. Est-ce qu’on plaisantait avec la peinture ? Alors, la mère, à son tour, faisait les gros yeux, maintenait le petit pour que le peintre attrapât au vol le dessin d’un bras ou d’une jambe. Pendant des semaines, il s’obstina, tellement les tons si jolis de cette chair d’enfance le tentaient. Il ne le couvait plus que de ses yeux d’artiste, comme un motif à chef-d’œuvre, clignant les paupières, rêvant le tableau. Et il recommençait l’expérience, il le guettait des jours entiers, exaspéré que ce polisson-là ne voulût pas dormir, aux heures où l’on aurait pu le peindre. Un jour que Jacques sanglotait, en refusant de tenir la pose, Christine dit doucement — Mon ami, tu le fatigues, ce pauvre mignon. Alors, Claude s’emporta, plein de remords. — Tiens ! c’est vrai, je suis stupide, avec ma peinture !… Les enfants, ce n’est pas fait pour ça. Le printemps et l’été se passèrent encore, dans une grande douceur. On sortait moins, on avait presque délaissé le canot, qui achevait de se pourrir contre la berge ; car c’était toute une histoire que d’emmener le petit dans les îles. Mais on descendait souvent à pas ralentis le long de la Seine, sans jamais s’écarter à plus d’un kilomètre. Lui, fatigué des éternels motifs du jardin, tentait maintenant des études au bord de l’eau ; et, ces jours-là, elle allait le chercher avec l’enfant, s’asseyait pour le regarder peindre, en attendant de rentrer languissamment tous les trois, sous la cendre fine du crépuscule. Un après-midi, il fut surpris de la voir apporter son ancien album de jeune fille. Elle en plaisanta, elle expliqua que ça réveillait des choses en elle, d’être là, derrière lui. Sa voix tremblait un peu, la vérité était qu’elle éprouvait le besoin de se mettre de moitié dans sa besogne, depuis que cette besogne le lui enlevait davantage chaque jour. Elle dessina, risqua deux ou trois aquarelles, d’une main soigneuse de pensionnaire. Puis, découragée par ses sourires, sentant bien que la communion ne se faisait pas sur ce terrain, elle lâcha de nouveau son album, en le forçant à promettre qu’il lui donnerait des leçons de peinture, plus tard, quand il aurait le temps. D’ailleurs, elle trouvait très jolies ses dernières toiles. Après cette année de repos en pleine campagne, en pleine lumière, il peignait avec une vision nouvelle, comme éclaircie, d’une gaieté de tons chantante. Jamais encore il n’avait eu cette science des reflets, cette sensation si juste des êtres et des choses, baignant dans la clarté diffuse. Et, désormais, elle aurait déclaré cela absolument bien, gagnée par ce régal de couleurs, s’il avait voulu finir davantage, et si elle n’était restée interdite parfois, devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui déroutaient toutes ses idées arrêtées de coloration. Un jour qu’elle osait se permettre une critique, précisément à cause d’un peuplier lavé d’azur, il lui avait fait constater, sur la nature même, ce bleuissement délicat des feuilles. C’était vrai pourtant, l’arbre était bleu ; mais, au fond, elle ne se rendait pas, condamnait la réalité il ne pouvait y avoir des arbres bleus dans la nature. Elle ne parla plus que gravement des études qu’il accrochait aux murs de la salle. L’art rentrait dans leur vie, et elle en demeurait toute songeuse. Quand elle le voyait partir avec son sac, sa pique et son parasol, il lui arrivait de se pendre d’un élan à son cou. — Tu m’aimes, dis ? — Es-tu bête ! pourquoi veux-tu que je ne t’aime pas ? — Alors, embrasse-moi comme tu m’aimes, bien fort, bien fort ! Puis, l’accompagnant jusque sur la route — Et travaille, tu sais que je ne t’ai jamais empêché de travailler… Va, va, je suis contente, lorsque tu travailles. Une inquiétude parut s’emparer de Claude, lorsque l’automne de cette seconde année fit jaunir les feuilles et ramena les premiers froids. La saison fut justement abominable, quinze jours de pluies torrentielles le retinrent oisif à la maison ; ensuite, des brouillards vinrent à chaque instant contrarier ses séances. Il restait assombri devant le feu, il ne parlait jamais de Paris, mais la ville se dressait là-bas, à l’horizon, la ville d’hiver avec son gaz qui flambait dès cinq heures, ses réunions d’amis se fouettant d’émulation, sa vie de production ardente que même les glaces de décembre ne ralentissaient pas. En un mois, il s’y rendit à trois reprises, sous le prétexte de voir Malgras, auquel il avait encore vendu quelques petites toiles. Maintenant, il n’évitait plus de passer devant l’auberge des Faucheur, il se laissait même arrêter par le Poirette, acceptait un verre de vin blanc ; et ses regards fouillaient la salle, comme s’il eût cherché, malgré la saison, des camarades d’autrefois, tombés là du matin. Il s’attardait, dans l’attente ; puis, désespéré de solitude, il rentrait, étouffant de tout ce qui bouillonnait en lui, malade de n’avoir personne pour crier ce dont éclatait son crâne. L’hiver s’écoula pourtant, et Claude eut la consolation de peindre quelques beaux effets de neige. Une troisième année commençait, lorsque, dans les derniers jours de mai, une rencontre inattendue l’émotionna. Il était, ce matin-là, monté sur le plateau, pour chercher un motif, les bords de la Seine ayant fini par le lasser ; et il resta stupide, au détour d’un chemin, devant Dubuche qui s’avançait entre deux haies de sureau, coiffé d’un chapeau noir, pincé correctement dans sa redingote. — Comment ! c’est toi ! L’architecte bégaya de contrariété. — Oui, je vais faire une visite… Hein ? c’est joliment bête, à la campagne ! Mais, que veux-tu ? on est forcé à des ménagements… Et toi, tu habites par ici ? Je le savais… C’est-à-dire, non ! on m’avait bien appris quelque chose comme ça, mais je croyais que c’était de l’autre côté, plus loin. Claude, très remué, le tira d’embarras. — Bon, bon, mon vieux, tu n’as pas à t’excuser, c’est moi le plus coupable… Ah ! qu’il y a donc longtemps qu’on ne s’est vus ! Si je te disais le coup que j’ai reçu au cœur, quand ton nez a débouché des feuilles ! Alors, il lui prit le bras, il l’accompagna en ricanant de plaisir ; et l’autre, dans la continuelle préoccupation de sa fortune, qui le faisait parler de lui sans cesse, se mit tout de suite à causer de son avenir. Il venait de passer élève de première classe à l’École, après avoir décroché avec une peine infinie les mentions réglementaires. Mais ce succès le laissait perplexe. Ses parents ne lui envoyaient plus un sou, pleurant misère, pour qu’il les soutînt à son tour ; il avait renoncé au prix de Rome, certain d’être battu, pressé de gagner sa vie ; et il était las déjà, écœuré de faire la place, de gagner un franc vingt-cinq de l’heure chez des architectes ignorants, qui le traitaient en manœuvre. Quelle route choisir ? où prendre le plus court chemin ? Il quitterait l’École, il aurait un bon coup d’épaule de son patron, le puissant Dequersonnière, dont il était aimé pour sa docilité d’élève piocheur. Seulement, que de peine encore, que d’inconnu devant lui ! Et il se plaignait avec amertume de ces Écoles du gouvernement, où l’on trimait tant d’années, et qui n’assuraient même pas une position à tous ceux qu’elles jetaient sur le pavé. Brusquement, il s’arrêta au milieu du sentier. Les haies de sureau débouchaient en plaine rase, et la Richaudière apparaissait, au milieu de ses grands arbres. — Tiens ! c’est vrai, s’écria Claude, je n’avais pas compris… Tu vas dans cette baraque. Ah ! les magots, ont-ils de sales têtes ! Dubuche, l’air vexé de ce cri d’artiste, protesta d’un air gourmé. — N’empêche que le père Margaillan, tout crétin qu’il te semble, est un fier homme dans sa partie. Il faut le voir sur ses chantiers, au milieu de ses bâtisses une activité du diable, un sens étonnant de la bonne administration, un flair merveilleux des rues à construire et des matériaux à acheter. Du reste, on ne gagne pas des millions sans être un monsieur… Et puis, pour ce que je veux faire de lui, moi ! Je serais bien bête de n’être pas poli à l’égard d’un homme qui peut m’être utile. Tout en parlant, il barrait l’étroit chemin, il empêchait son ami d’avancer, sans doute par crainte d’être compromis, si on les voyait ensemble, et pour lui faire entendre qu’ils devaient se séparer là. Claude allait l’interroger sur les camarades de Paris ; mais il se tut. Pas un mot de Christine ne fut même prononcé. Et il se résignait à le quitter, il tendait la main, lorsque cette question sortit malgré lui de ses lèvres tremblantes — Sandoz va bien ? — Oui, pas mal. Je le vois rarement… Il m’a encore parlé de toi, le mois dernier. Il est toujours désolé que tu nous aies mis à la porte. — Mais je ne vous ai pas mis à la porte ! cria Claude hors de lui ; mais, je vous en supplie, venez me voir ! Je serais si heureux ! — Alors, c’est ça, nous viendrons. Je lui dirai de venir, parole d’honneur !… Adieu, adieu, mon vieux. Je suis pressé. Et Dubuche s’en alla vers la Richaudière, et Claude le regarda qui se rapetissait au milieu des cultures, avec la soie luisante de son chapeau et la tache noire de sa redingote. Il rentra lentement, le cœur gros d’une tristesse sans cause. Il ne dit rien à sa femme de cette rencontre. Huit jours plus tard, Christine était allée chez les Faucheur acheter une livre de vermicelle, et elle s’attardait au retour, elle causait avec une voisine, son enfant au bras, lorsqu’un monsieur, qui descendait du bac, s’approcha et lui demanda — Monsieur Claude Lantier ? c’est par ici, n’est-ce pas ? Elle resta saisie, elle répondit simplement — Oui, monsieur. Si vous voulez bien me suivre… Pendant une centaine de mètres, ils marchèrent côte à côte. L’étranger, qui semblait la connaître, l’avait regardée avec un bon sourire ; mais, comme elle hâtait le pas, cachant son trouble sous un air grave, il se taisait. Elle ouvrit la porte, elle l’introduisit dans la salle, en disant — Claude, une visite pour toi. Il y eut une grande exclamation, les deux hommes étaient déjà dans les bras l’un de l’autre. — Ah ! mon vieux Pierre, ah ! que tu es gentil d’être venu !… Et Dubuche ? — Au dernier moment, une affaire l’a retenu, et il m’a envoyé une dépêche pour que je parte sans lui. — Bon ! je m’y attendais un peu… Mais te voilà, toi ! Ah ! tonnerre de Dieu, que je suis content ! Et, se tournant vers Christine, qui souriait, gagnée par la joie — C’est vrai, je ne t’ai pas conté. J’ai rencontré l’autre jour Dubuche, qui se rendait là-haut, à la propriété de ces monstres… Mais il s’interrompit de nouveau, pour crier avec un geste fou — Je perds la tête, décidément ! Vous ne vous êtes jamais parlé, et je vous laisse là.. ! Ma chérie, tu vois ce monsieur c’est mon vieux camarade Pierre Sandoz, que j’aime comme un frère… Et toi, mon brave, je te présente ma femme. Et vous allez vous embrasser tous les deux ! Christine se mit à rire franchement, et elle tendit la joue, de grand cœur. Tout de suite, Sandoz lui avait plu, avec sa bonhomie, sa solide amitié, l’air de sympathie paternelle dont il la regardait. Une émotion mouilla ses yeux, lorsqu’il lui retint les mains entre les siennes, en disant — Vous êtes bien gentille d’aimer Claude, et il faut vous aimer toujours, car c’est encore ce qu’il y a de meilleur. Puis, se penchant pour baiser le petit, qu’elle avait au bras — Alors, en voilà déjà un ? Le peintre eut un geste vague d’excuse. — Que veux-tu ? ça pousse sans qu’on y songe ! Claude garda Sandoz dans la salle, pendant que Christine révolutionnait la maison pour le déjeuner. En deux mots, il lui conta leur histoire, qui elle était, comment il l’avait connue, quelles circonstances les avaient fait se mettre en ménage ; et il parut s’étonner, lorsque son ami voulut savoir pourquoi ils ne se mariaient pas. Mon Dieu ! pourquoi ? parce qu’ils n’en avaient même jamais causé, parce qu’elle ne semblait pas y tenir, et qu’ils n’en seraient certainement ni plus ni moins heureux. Enfin, c’était une chose sans conséquence. — Bon ! dit l’autre. Moi, ça ne me gêne point… Tu l’as eue honnête, tu devrais l’épouser. — Mais quand elle voudra, mon vieux ! Bien sûr que je ne songe pas à la planter là, avec un enfant. Ensuite, Sandoz s’émerveilla des études pendues aux murs. Ah ! le gaillard avait joliment employé son temps ! Quelle justesse de ton, quel coup de vrai soleil ! Et Claude, qui l’écoutait, ravi, avec des rires d’orgueil, allait le questionner sur les camarades, sur ce qu’ils faisaient tous, lorsque Christine rentra, en criant — Venez vite, les œufs sont sur la table. On déjeuna dans la cuisine, un déjeuner extraordinaire, une friture de goujons après les œufs à la coque, puis le bouilli de la veille assaisonné en salade, avec des pommes de terre et un hareng saur. C’était délicieux, l’odeur forte et appétissante du hareng que Mélie avait culbuté sur la braise, la chanson du café qui passait goutte à goutte dans le filtre, au coin du fourneau. Et, quand le dessert parut, des fraises cueillies à l’instant, un fromage qui sortait de la laiterie d’une voisine, on causa sans fin, les coudes carrément sur la table. À Paris ? mon Dieu ! à Paris, les camarades ne faisaient rien de bien neuf. Pourtant, dame ! ils jouaient des coudes, ils se poussaient à qui se caserait le premier. Naturellement, les absents avaient tort, il était bon d’y être, lorsqu’on ne voulait pas se laisser trop oublier. Mais est-ce que le talent n’était pas le talent ? est-ce qu’on n’arrivait pas toujours, lorsqu’on en avait la volonté et la force ? Ah ! oui, c’était le rêve, vivre à la campagne, y entasser des chefs-d’œuvre, puis un beau jour écraser Paris, en ouvrant ses malles ! Le soir, lorsque Claude accompagna Sandoz à la gare, ce dernier lui dit — À propos, je comptais te faire une confidence… Je crois que je vais me marier. Du coup, le peintre éclata de rire. — Ah ! farceur, je comprends pourquoi tu me sermonnais ce matin ! En attendant le train, ils causèrent encore. Sandoz expliqua ses idées sur le mariage, qu’il considérait bourgeoisement comme la condition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pour les grands producteurs modernes. La femme dévastatrice, la femme qui tue l’artiste, lui broie le cœur et lui mange le cerveau, était une idée romantique contre laquelle les faits protestaient. Lui, d’ailleurs, avait le besoin d’une affection gardienne de sa tranquillité, d’un intérieur de tendresse où il pût se cloîtrer, afin de consacrer sa vie entière à l’œuvre énorme dont il promenait le rêve. Et il ajoutait que tout dépendait du choix, il croyait avoir trouvé celle qu’il cherchait, une orpheline, la simple fille de petits commerçants sans un sou, mais belle, intelligente. Depuis six mois, après avoir donné sa démission d’employé, il s’était lancé dans le journalisme, où il gagnait plus largement sa vie. Il venait d’installer sa mère dans une petite maison des Batignolles, il y voulait l’existence à trois, deux femmes pour l’aimer, et lui des reins assez forts pour nourrir tout son monde. — Marie-toi, mon vieux, dit Claude. On doit faire ce que l’on sent… Et adieu, voici ton train. N’oublie pas ta promesse de revenir nous voir. Sandoz revint très souvent. Il tombait au hasard, quand son journal le lui permettait, libre encore, ne devant se mettre en ménage qu’à l’automne. C’étaient des journées heureuses, des après-midi entiers de confidences, les anciennes volontés de gloire reprises en commun. Un jour, seul avec Claude, dans une île, étendus côte à côte, les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il se confessa tout haut. — Le journal, vois-tu, ce n’est qu’un terrain de combat. Il faut vivre et il faut se battre pour vivre… Puis, cette gueuse de presse, malgré les dégoûts du métier, est une sacrée puissance, une arme invincible aux mains d’un gaillard convaincu… Mais, si je suis forcé de m’en servir, je n’y vieillirai pas, ah ! non ! Et je tiens mon affaire, oui, je tiens ce que je cherchais, une machine à crever de travail, quelque chose où je vais m’engloutir pour n’en pas ressortir peut-être. Un silence tomba des feuillages immobiles dans la grosse chaleur. Il reprit d’une voix ralentie, en phrases sans suite — Hein ? étudier l’homme tel qu’il est, non plus leur pantin métaphysique, mais l’homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes… N’est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous le prétexte que le cerveau est l’organe noble ?… La pensée, la pensée, eh ! tonnerre de Dieu ! la pensée est le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand le ventre est malade !… Non ! c’est imbécile, la philosophie n’y est plus, la science n’y est plus, nous sommes des positivistes, des évolutionnistes, et nous garderions le mannequin littéraire des temps classiques, et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés de la raison pure ! Qui dit psychologue dit traître à la vérité. D’ailleurs, physiologie, psychologie, cela ne signifie rien l’une a pénétré l’autre, toutes deux ne sont qu’une aujourd’hui, le mécanisme de l’homme aboutissant à la somme totale de ses fonctions… Ah ! la formule est là, notre révolution moderne n’a pas d’autre base, c’est la mort fatale de l’antique société, c’est la naissance d’une société nouvelle, et c’est nécessairement la poussée d’un nouvel art, dans ce nouveau terrain… Oui, on verra, on verra la littérature qui va germer pour le prochain siècle de science et de démocratie ! Son cri monta, se perdit au fond du ciel immense. Pas un souffle ne passait, il n’y avait, le long des saules, que le glissement muet de la rivière. Et il se tourna brusquement vers son compagnon, il lui dit dans la face — Alors, j’ai trouvé ce qu’il me fallait, à moi. Oh ! pas grand’chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie humaine, même quand on a des ambitions trop vastes… Je vais prendre une famille, et j’en étudierai les membres, un à un, d’où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur les autres ; enfin, une humanité en petit, la façon dont l’humanité pousse et se comporte… D’autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui me donnera le milieu et les circonstances, un morceau d’histoire… Hein ? tu comprends, une série de bouquins, quinze, vingt bouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre à part, une suite de romans à me bâtir une maison pour mes vieux jours, s’ils ne m’écrasent pas ! Il retomba sur le dos, il élargit les bras dans l’herbe, parut vouloir entrer dans la terre, riant, plaisantant. — Ah ! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mère commune, l’unique source de la vie ! toi l’éternelle, l’immortelle, où circule l’âme du monde, cette sève épandue jusque dans les pierres, et qui fait des arbres nos grands frères immobiles !… Oui, je veux me perdre en toi, c’est toi que je sens là, sous mes membres, m’étreignant et m’enflammant, c’est toi seule qui seras dans mon œuvre comme la force première, le moyen et le but, l’arche immense, où toutes les choses s’animent du souffle de tous les êtres ! Mais, commencée en blague, avec l’enflure de son emphase lyrique, cette invocation s’acheva en un cri de conviction ardente, que faisait trembler une émotion profonde de poète ; et ses yeux se mouillèrent ; et, pour cacher cet attendrissement, il ajouta d’une voix brutale, avec un vaste geste qui embrassait l’horizon — Est-ce bête, une âme à chacun de nous, quand il y a cette grande âme ! Claude n’avait pas bougé, disparu au fond de l’herbe. Après un nouveau silence, il conclut — Ça y est, mon vieux ! crève-les tous !… Mais tu vas te faire assommer. — Oh ! dit Sandoz qui se leva et s’étira, j’ai les os trop durs. Ils se casseront les poignets… Rentrons, je ne veux pas manquer le train. Christine s’était prise pour lui d’une vive amitié, en le voyant droit et robuste dans la vie ; et elle osa enfin lui demander un service, celui d’être le parrain de Jacques. Sans doute, elle ne mettait plus les pieds à l’église ; mais à quoi bon laisser ce gamin en dehors de l’usage ? Puis, ce qui surtout la décidait, c’était de lui donner un soutien, ce parrain qu’elle sentait si pondéré, si raisonnable, dans les éclats de sa force. Claude s’étonna, consentit avec un haussement d’épaules. Et le baptême eut lieu, on trouva une marraine, la fille d’une voisine. Ce fut une fête, on mangea un homard, apporté de Paris. Justement, ce jour-là, comme on se séparait, Christine prit Sandoz à part, et lui dit, d’une voix suppliante — Revenez bientôt, n’est-ce pas ? Il s’ennuie. Claude, en effet, tombait dans des tristesses noires. Il abandonnait ses études, sortait seul, rôdait malgré lui devant l’auberge des Faucheur, à l’endroit où le bac abordait, comme s’il eût toujours compté voir Paris débarquer. Paris le hantait, il y allait chaque mois, en revenait désolé, incapable de travail. L’automne arriva, puis l’hiver, un hiver humide, trempé de boue ; et il le passa dans un engourdissement maussade, amer pour Sandoz lui-même, qui, marié d’octobre, ne pouvait plus faire si souvent le voyage de Bennecourt. Il ne semblait s’éveiller qu’à chacune de ces visites, il en gardait une excitation pendant une semaine, ne tarissait pas en paroles fiévreuses, sur les nouvelles de là-bas. Lui, qui, auparavant, cachait son regret de Paris, étourdissait maintenant Christine, l’entretenait du matin au soir, à propos d’affaires qu’elle ignorait et de gens qu’elle n’avait jamais vus. C’était, au coin du feu, lorsque Jacques dormait, des commentaires sans fin. Il se passionnait, et il fallait encore qu’elle donnât son opinion, qu’elle se prononçât dans les histoires. Est-ce que Gagnière n’était pas idiot, à s’abrutir avec sa musique, lui qui aurait pu avoir un talent si consciencieux de paysagiste ? Maintenant, disait-on, il prenait chez une demoiselle des leçons de piano, à son âge ! Hein ? qu’en pensait-elle ? une vraie toquade ! Et Jory qui cherchait à se remettre avec Irma Bécot, depuis que celle-ci avait un petit hôtel, rue de Moscou ! Elle les connaissait, ces deux-là, deux bonnes rosses qui faisaient la paire, n’est-ce pas ? Mais le malin des malins, c’était Fagerolles, auquel il flanquerait ses quatre vérités, quand il le verrait. Comment ! ce lâcheur venait de concourir pour le prix de Rome, qu’il avait raté, du reste ! Un gaillard qui blaguait l’École, qui parlait de tout démolir ! Ah ! décidément, la démangeaison du succès, le besoin de passer sur le ventre des camarades et d’être salué par des crétins, poussait à faire de bien grandes saletés. Voyons, elle ne le défendait pas, peut-être ? elle n’était pas assez bourgeoise pour le défendre ? Et, quand elle avait dit comme lui, il retombait toujours avec de grands rires nerveux sur la même histoire, qu’il trouvait d’un comique extraordinaire l’histoire de Mahoudeau et de Chaîne, qui avaient tué le petit Jabouille, le mari de Mathilde, la terrible herboriste oui ! tué, un soir que ce cocu phtisique avait eu une syncope, et que tous deux, appelés par la femme, s’étaient mis à le frictionner si dur, qu’il leur était resté dans les mains ! Alors, si Christine ne s’égayait pas, Claude se levait et disait d’une voix bourrue — Oh ! toi, rien ne te fait rire… Allons nous coucher, ça vaudra mieux. Il l’adorait encore, il la possédait avec l’emportement désespéré d’un amant qui demande à l’amour l’oubli de tout, la joie unique. Mais il ne pouvait aller au delà du baiser, elle ne suffisait plus, un autre tourment l’avait repris, invincible. Au printemps, Claude, qui avait juré de ne plus exposer, par une affectation de dédain, s’inquiéta beaucoup du Salon. Quand il voyait Sandoz, il le questionnait sur les envois des camarades. Le jour de l’ouverture, il y alla, et revint le soir même, frémissant, très sévère. Il n’y avait qu’un buste de Mahoudeau, bien, sans importance ; un petit paysage de Gagnière, reçu dans le tas, était aussi d’une jolie note blonde ; puis, rien autre, rien que le tableau de Fagerolles, une actrice devant sa glace, faisant sa figure. Il ne l’avait pas cité d’abord, il en parla ensuite avec des rires indignés. Ce Fagerolles, quel truqueur ! Maintenant qu’il avait raté son prix, il ne craignait plus d’exposer, il lâchait décidément l’École, mais il fallait voir avec quelle adresse, pour quel compromis, une peinture qui jouait l’audace du vrai, sans une seule qualité originale ! Et ça aurait du succès, les bourgeois aimaient trop qu’on les chatouillât, en ayant l’air de les bousculer. Ah ! comme il était temps qu’un véritable peintre parût, dans ce désert morne du Salon, au milieu de ces malins et de ces imbéciles ! Quelle place à prendre, tonnerre de Dieu ! Christine, qui l’écoutait se fâcher, finit par dire en hésitant — Si tu voulais, nous rentrerions à Paris. — Qui te parle de ça ? cria-t-il. On ne peut causer avec toi, sans que tu cherches midi à quatorze heures. Six semaines plus tard, il apprit une nouvelle qui l’occupa huit jours son ami Dubuche épousait mademoiselle Régine Margaillan, la fille du propriétaire de la Richaudière ; et c’était une histoire compliquée, dont les détails l’étonnaient et l’égayaient énormément. D’abord, cet animal de Dubuche venait de décrocher une médaille, pour un projet de pavillon au milieu d’un parc, qu’il avait exposé ; ce qui était déjà très amusant, car le projet, disait-on, avait dû être remis debout par son patron Dequersonnière, lequel, tranquillement, l’avait fait médailler par le jury, qu’il présidait. Ensuite, le comble était que cette récompense attendue avait décidé le mariage. Hein ? un joli trafic, si, maintenant, les médailles servaient à caser les bons élèves nécessiteux au sein des familles riches ! Le père Margaillan, comme tous les parvenus, rêvait de trouver un gendre qui l’aidât, qui lui apportât, dans sa partie, des diplômes authentiques et d’élégantes redingotes ; et, depuis quelque temps, il couvait des yeux ce jeune homme, cet élève de l’École des Beaux-Arts, dont les notes étaient excellentes, si appliqué, si recommandé par ses maîtres. La médaille l’enthousiasma, du coup il donna sa fille, il prit cet associé qui décuplerait les millions en caisse, puisqu’il savait ce qu’il était nécessaire de savoir pour bien bâtir. D’ailleurs, la pauvre Régine, toujours triste, d’une santé chancelante, aurait là un mari bien portant. — Crois-tu ? répétait Claude à sa femme, faut-il aimer l’argent, pour épouser ce malheureux petit chat écorché ! Et, comme Christine, apitoyée, la défendait — Mais je ne tape pas sur elle. Tant mieux si le mariage ne l’achève pas ! Elle est certainement innocente de ce que son maçon de père a eu l’ambition stupide d’épouser une fille de bourgeois, et de ce qu’ils l’ont si mal fichue à eux deux, lui le sang gâté par des générations d’ivrognes, elle épuisée, la chair mangée de tous les virus des races finissantes. Ah ! une jolie dégringolade, au milieu des pièces de cent sous ! Gagnez, gagnez donc des fortunes, pour mettre vos fœtus dans de l’esprit-de-vin ! Il tournait à la férocité, sa femme devait l’étreindre, le garder entre ses bras, et le baiser, et rire, pour qu’il redevînt le bon enfant des premiers jours. Alors, plus calme, il comprenait, il approuvait les mariages de ses deux vieux compagnons. C’était vrai, pourtant, que tous les trois avaient pris femme ! Comme la vie était drôle ! Une fois encore, l’été s’acheva, le quatrième qu’ils passaient à Bennecourt. Jamais ils ne devaient être plus heureux, l’existence leur était douce et à bon compte, au fond de ce village. Depuis qu’ils y habitaient, l’argent ne leur avait pas manqué, les mille francs de rente et les quelques toiles vendues suffisaient à leurs besoins ; même ils faisaient des économies, ils avaient acheté du linge. De son côté, le petit Jacques, âgé de deux ans et demi, se trouvait admirablement de la campagne. Du matin au soir, il se traînait dans la terre, en loques et barbouillé, poussant à sa guise, d’une belle santé rougeaude. Souvent, sa mère ne savait plus par quel bout le prendre, pour le nettoyer un peu ; et, lorsqu’elle le voyait bien manger, bien dormir, elle ne s’en préoccupait pas autrement, elle réservait ses tendresses inquiètes pour son autre grand enfant d’artiste, son cher homme, dont les humeurs noires l’emplissaient d’angoisse. Chaque jour, la situation empirait, ils avaient beau vivre tranquilles, sans cause de chagrin aucune, ils n’en glissaient pas moins à une tristesse, à un malaise qui se traduisait par une exaspération de toutes les heures. Et c’en était fait, des joies premières de la campagne. Leur barque pourrie, défoncée, avait coulé au fond de la Seine. Du reste, ils n’avaient même plus l’idée de se servir du canot que les Faucheur mettaient à leur disposition. La rivière les ennuyait, une paresse leur était venue de ramer, ils répétaient sur certains coins délicieux des îles les exclamations enthousiastes d’autrefois, sans jamais être tentés d’y retourner voir. Même les promenades le long des berges avaient perdu de leur charme ; on y était grillé l’été, on s’y enrhumait l’hiver ; et, quant au plateau, à ces vastes terres plantées de pommiers qui dominaient le village, elles devenaient comme un pays lointain, quelque chose de trop reculé, pour qu’on eût la folie d’y risquer ses jambes. Leur maison aussi les irritait, cette caserne où il fallait manger dans le graillon de la cuisine, où leur chambre était le rendez-vous des quatre vents du ciel. Par un surcroît de malchance, la récolte des abricots avait manqué, cette année-là, et les plus beaux des rosiers géants, très vieux, envahis d’une lèpre, étaient morts. Ah ! quelle usure mélancolique de l’habitude ! comme l’éternelle nature avait l’air de se faire vieille, dans cette satiété lasse des mêmes horizons ! Mais le pis était que, en lui, le peintre se dégoûtait de la contrée, ne trouvant plus un seul motif qui l’enflammât, battant les champs d’un pas morne, ainsi qu’un domaine vide désormais, dont il aurait épuisé la vie, sans y laisser l’intérêt d’un arbre ignoré, d’un coup de lumière imprévu. Non, c’était fini, c’était glacé, il ne ferait plus rien de bon, dans ce pays de chien ! Octobre arriva, avec son ciel noyé d’eau. Un des premiers soirs de pluie, Claude s’emporta, parce que le dîner n’était pas prêt. Il flanqua cette oie de Mélie à la porte, il gifla Jacques, qui se roulait dans ses jambes. Alors, Christine, pleurante, l’embrassa, en disant — Allons-nous-en, oh ! retournons à Paris ! Il se dégagea, il cria d’une voix de colère — Encore cette histoire !… Jamais, entends-tu ! — Fais-le pour moi, reprit-elle ardemment. C’est moi qui te le demande, c’est à moi que tu feras plaisir. — Tu t’ennuies donc ici ? — Oui, j’y mourrai, si nous restons… Et puis, je veux que tu travailles, je sens bien que ta place est là-bas. Ce serait un crime, de t’enterrer davantage. — Non, laisse-moi ! Il frémissait, Paris l’appelait à l’horizon, le Paris d’hiver qui s’allumait de nouveau. Il y entendait le grand effort des camarades, il y rentrait pour qu’on ne triomphât pas sans lui, pour redevenir le chef, puisque pas un n’avait la force ni l’orgueil de l’être. Et, dans cette hallucination, dans le besoin qu’il éprouvait de courir là-bas, il s’obstinait à refuser d’y aller, par une contradiction involontaire, qui montait du fond de ses entrailles, sans qu’il se l’expliquât lui-même. Était-ce la peur dont tremble la chair des plus braves, le débat sourd du bonheur contre la fatalité du destin ? — Écoute, dit violemment Christine, je fais les malles et je t’emmène. Cinq jours plus tard, ils partaient pour Paris, après avoir tout emballé et tout envoyé au chemin de fer. Claude était déjà sur la route, avec le petit Jacques, lorsque Christine s’imagina qu’elle oubliait quelque chose. Elle revint seule dans la maison, elle la trouva complètement vide et se mit à pleurer c’était une sensation d’arrachement, quelque chose d’elle-même qu’elle laissait, sans pouvoir dire quoi. Comme elle serait volontiers restée ! quel ardent désir elle avait de vivre toujours là, elle qui venait d’exiger ce départ, ce retour dans la ville de passion, où elle sentait une rivale ! Pourtant, elle continuait à chercher ce qui lui manquait, elle finit par cueillir une rose, devant la cuisine, une dernière rose, rouillée par le froid. Puis, elle ferma la porte sur le jardin désert. VII Lorsqu’il se retrouva sur le pavé de Paris, Claude fut pris d’une fièvre de vacarme et de mouvement, du besoin de sortir, de battre la ville, d’aller voir les camarades. Il filait dès son réveil, il laissait Christine installer seule l’atelier qu’ils avaient loué rue de Douai, près du boulevard de Clichy. Ce fut de la sorte que, le surlendemain de sa rentrée, il tomba chez Mahoudeau, à huit heures du matin, par un petit jour gris et glacé de novembre, qui se levait à peine. Pourtant, la boutique de la rue du Cherche-Midi, que le sculpteur occupait toujours, était ouverte ; et celui-ci, la face blanche, mal réveillé, enlevait les volets en grelottant. — Ah ! c’est toi !… Fichtre ! tu étais matinal, à la campagne… Est-ce fait ? es-tu de retour ? — Oui, depuis avant-hier. — Bon ! on va se voir… Entre donc, ça commence à piquer, ce matin. Mais Claude, dans la boutique, eut plus froid que dans la rue. Il garda le collet de son paletot relevé, il fourra les mains au fond de ses poches, saisi d’un frisson devant l’humidité ruisselante des murailles nues, la boue des tas d’argile et les continuelles flaques d’eau qui trempaient le sol. Un vent de misère avait soufflé là, vidant les planches des moulages antiques, cassant les selles et les baquets, raccommodés avec des cordes. C’était un coin de gâchis et de désordre, une cave de maçon tombé en déconfiture. Et, sur la vitre de la porte, barbouillée de craie, il y avait, comme par dérision, un grand soleil rayonnant, dessiné à coups de pouce, agrémenté d’un visage au centre, dont la bouche en demi-cercle éclatait de rire. — Attends, reprit Mahoudeau, on allume du feu. Ces sacrés ateliers, avec l’eau des linges, ça se refroidit tout de suite. Alors, en se retournant, Claude aperçut Chaîne agenouillé près du poêle, achevant de dépailler un vieux tabouret pour enflammer le charbon. Il lui dit bonjour ; mais il n’en tira qu’un sourd grognement, sans le décider à lever la tête. — Et que fais-tu, en ce moment, mon vieux ? demanda-t-il au sculpteur. — Oh ! pas grand’chose de propre, va ! Une fichue année, plus mauvaise encore que la dernière, qui n’avait rien valu !… Tu sais que les bons dieux traversent une crise. Oui, il y a une baisse sur la sainteté ; et, dame ! j’ai dû me serrer le ventre… Tiens ! en attendant, j’en suis réduit à ça. Il débarrassait un buste de ses linges, il montra une figure longue, allongée encore par des favoris, monstrueuse de prétention et d’infinie bêtise. — C’est un avocat d’à côté… Hein ? est-il assez répugnant, le coco ? Et ce qu’il m’embête à vouloir que je soigne sa bouche !… Mais il faut manger, n’est-ce pas ? Il avait bien une idée pour le Salon, une figure debout, une baigneuse, tâtant l’eau de son pied, dans cette fraîcheur dont le frisson rend si adorable la chair de la femme ; et il en montra une maquette déjà fendillée à Claude, qui la regarda en silence, surpris et mécontent des concessions qu’il y remarquait un épanouissement du joli sous l’exagération persistante des formes, une envie naturelle de plaire, sans trop lâcher encore le parti pris du colossal. Seulement, il se désolait, car c’était une histoire qu’une figure debout. Il fallait des armatures de fer, qui coûtaient bon, et une selle qu’il n’avait pas, et tout un attirail. Aussi allait-il sans doute se décider à la coucher au bord de l’eau. — Hein ? qu’en dis-tu ?… Comment la trouves-tu ? — Pas mal, répondit enfin le peintre. Un peu romance, malgré ses cuisses de bouchère ; mais ça ne se jugera qu’à l’exécution… Et debout, mon vieux, debout, autrement tout fiche le camp ! Le poêle ronflait, et Chaîne, muet, se releva. Il rôda un instant, entra dans l’arrière-boutique noire, où se trouvait le lit qu’il partageait avec Mahoudeau ; puis, il reparut, le chapeau sur la tête, plus silencieux encore, d’un silence volontaire, accablant. Sans hâte, de ses doigts gourds de paysan, il prit un morceau de fusain, il écrivit sur le mur Je vais acheter du tabac, remets du charbon dans le poêle. » Et il sortit. Stupéfait, Claude l’avait regardé faire. Il se tourna vers l’autre. — Quoi donc ? — Nous ne nous parlons plus, nous nous écrivons, dit tranquillement le sculpteur. — Depuis quand ? — Trois mois. — Et vous couchez ensemble ? — Oui. Claude éclata d’un grand rire. Ah ! par exemple, il fallait des caboches joliment dures ! Et à propos de quoi cette brouille ? Mais, vexé, Mahoudeau s’emportait contre cette brute de Chaîne. Est-ce qu’un soir, rentrant à l’improviste, il ne l’avait pas surpris avec Mathilde, l’herboriste d’à côté, en chemise tous les deux, mangeant un pot de confiture ! Ce n’était pas l’affaire de la trouver sans jupon ça, il s’en fichait ; seulement, le pot de confiture était de trop. Non ! jamais il ne pardonnerait qu’on se payât salement des douceurs en cachette, lorsque lui mangeait son pain sec ! Que diable, on fait comme pour la femme, on partage ! Et il y avait bientôt trois mois que la rancune durait, sans une détente, sans une explication. La vie s’était organisée, ils réduisaient les rapports strictement nécessaires aux courtes phrases, charbonnées le long des murs. D’ailleurs, ils continuaient à n’avoir qu’une femme comme ils n’avaient qu’un lit, après être tacitement tombés d’accord sur les heures de chacun d’eux, l’un sortant quand venait le tour de l’autre. Mon Dieu ! on n’avait pas besoin de tant parler dans l’existence, on s’entendait tout de même. Cependant, Mahoudeau, qui achevait de charger le poêle, se soulagea de tout ce qu’il amassait. — Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais quand on crève la faim, ce n’est pas désagréable de ne jamais s’adresser la parole. Oui, on s’abrutit dans le silence, c’est comme un empâtement qui calme un peu les maux d’estomac… Ah ! ce Chaîne, tu n’as pas idée de son fonds paysan ! Lorsqu’il a eu mangé son dernier sou, sans arriver à gagner avec la peinture la fortune attendue, il s’est lancé dans le négoce, un petit négoce qui devait lui permettre d’achever ses études. Hein ? très fort, le bonhomme ! et tu vas voir son plan il se faisait envoyer de l’huile d’olive de Saint-Firmin, son village, puis il battait le pavé, il plaçait l’huile dans les riches familles provençales, qui ont des positions à Paris. Malheureusement, ça n’a pas duré, il est trop rustre, il s’est fait mettre à la porte de partout… Alors, mon vieux, comme il reste une jarre d’huile dont personne ne veut, ma foi ! nous vivons dessus. Oui, les jours où nous avons du pain, nous trempons notre pain dedans. Et il montra la jarre, dans un coin de la boutique. L’huile avait coulé, la muraille et le sol étaient noirs de larges taches grasses. Claude cessa de rire. Ah ! cette misère, quel découragement ! comment en vouloir à ceux qu’elle écrase ? Il se promenait par l’atelier, ne se fâchait plus contre les maquettes aveulies de concessions, tolérait l’affreux buste lui-même. Et il tomba ainsi sur une copie que Chaîne avait faite au Louvre, un Mantegna, rendu avec une sécheresse d’exactitude extraordinaire. — L’animal ! murmura-t-il, c’est presque ça, jamais il n’a fait mieux… Peut-être n’a-t-il que le tort d’être né quatre siècles trop tard. Puis la chaleur devenant forte, il ôta son paletot, en ajoutant — Il est bien long à aller chercher son tabac. — Oh ! son tabac, je le connais, dit Mahoudeau, qui s’était mis à son buste, fouillant les favoris. Il est là, derrière le mur, son tabac… Quand il me voit occupé, il file trouver Mathilde, parce qu’il croit voler sur ma part… Idiot, va ! — Ça dure donc toujours, les amours avec elle ? — Oui, une habitude ! Elle ou une autre ! Et puis, c’est elle qui revient… Ah ! grand Dieu ! elle m’en donne encore de trop. Du reste, il parlait de Mathilde sans colère, en disant simplement qu’elle devait être malade. Depuis la mort du petit Jabouille, elle était retombée à la dévotion, ce qui ne l’empêchait pas de scandaliser le quartier. Malgré les quelques dames pieuses qui continuaient à acheter chez elle des objets délicats et intimes, pour éviter à leur pudeur le premier embarras de les demander autre part, l’herboristerie périclitait, la faillite semblait imminente. Un soir, la Compagnie du Gaz lui ayant fermé son compteur, pour défaut de paiement, elle était venue emprunter chez ses voisins de l’huile d’olive, qui d’ailleurs avait refusé de brûler dans les lampes. Elle ne payait plus personne, elle en arrivait à s’éviter les frais d’un ouvrier, en confiant à Chaîne la réparation des injecteurs et des seringues que les dévotes lui rapportaient, soigneusement dissimulés dans des journaux. On prétendait même, chez le marchand de vin d’en face, qu’elle revendait à des couvents des canules qui avaient servi. Enfin, c’était un désastre, la boutique mystérieuse, avec ses ombres fuyantes de soutanes, ses chuchotements discrets de confessionnal, son encens refroidi de sacristie, tout ce qu’on y remuait de petits soins dont on ne pouvait parler à voix haute, glissait à un abandon de ruine. Et la misère en était à ce point, que les herbes séchées du plafond grouillaient d’araignées, et que des sangsues, crevées, déjà vertes, surnageaient dans les bocaux. — Tiens ! le voilà, reprit le sculpteur. Tu vas la voir arriver derrière lui. Chaîne, en effet, rentrait. Il sortit avec affectation un cornet de tabac, bourra sa pipe, se mit à fumer devant le poêle, dans un redoublement de silence, comme s’il n’y avait eu personne là. Et, tout de suite, Mathilde parut, en voisine qui vient dire un petit bonjour. Claude la trouva maigrie encore, la face éclaboussée de sang sous la peau, avec ses yeux de flamme, sa bouche élargie par la perte de deux autres dents. Les odeurs d’aromates qu’elle portait toujours dans ses cheveux dépeignés, semblaient rancir ; ce n’était plus la douceur des camomilles, la fraîcheur des anis ; et elle emplit la pièce de cette menthe poivrée, qui paraissait être son haleine, mais tournée, comme gâtée par la chair meurtrie qui la soufflait. — Déjà au travail ! cria-t-elle. Bonjour, mon bibi. Sans s’inquiéter de Claude, elle embrassa Mahoudeau. Puis, elle vint serrer la main du premier, avec cette impudeur, cette façon de jeter le ventre en avant, qui la faisait s’offrir à tous les hommes. Et elle continua — Vous ne savez pas, j’ai retrouvé une boîte de guimauve, et nous allons nous la payer pour déjeuner… Hein ? c’est gentil, partageons ! — Merci, dit le sculpteur, ça m’empâte, j’aime mieux fumer une pipe. Et, voyant Claude remettre son paletot — Tu pars ? — Oui, j’ai hâte de me dérouiller, de respirer un peu l’air de Paris. Pourtant, il s’attarda quelques minutes encore à regarder Chaîne et Mathilde qui se gavaient de guimauve, prenant chacun son morceau, l’un après l’autre. Et, bien qu’averti, il fut de nouveau stupéfié, lorsqu’il vit Mahoudeau saisir le fusain et écrire sur le mur Donne moi le tabac que tu as fourré dans ta poche. » Sans une parole, Chaîne tira le cornet, le tendit au sculpteur, qui bourra sa pipe. — Alors, à bientôt ? — Oui, à bientôt… En tout cas, à jeudi prochain, chez Sandoz. Dehors, Claude eut une exclamation, en se heurtant contre un monsieur, planté devant l’herboristerie, très occupé à fouiller du regard l’intérieur de la boutique, entre les bandages maculés et poussiéreux de la vitrine. — Tiens, Jory ! qu’est-ce que tu fais là ? Le grand nez rose de Jory remua, effaré. — Moi, rien… Je passais, je regardais… Il se décida à rire, il baissa la voix pour demander, comme si l’on avait pu l’entendre — Elle est chez les camarades, à côté, n’est-ce pas ?… Bon ! filons vite. Ce sera pour un autre jour. Et il emmena le peintre, il lui apprit des abominations. Maintenant, toute la bande venait chez Mathilde ; ça s’était dit de l’un à l’autre, on y défilait chacun à son tour, plusieurs même à la fois, si l’on trouvait ça plus drôle ; et il se passait de vraies horreurs, des choses épatantes, qu’il lui conta dans l’oreille, en l’arrêtant sur le trottoir, au milieu des bousculades de la foule. Hein ? c’était renouvelé des Romains ! voyait-il le tableau, derrière le rempart des bandages et des clysopompes, sous les fleurs à tisane qui pleuvaient du plafond ! Une boutique très chic, une débauche à curés, avec son empoisonnement de parfumeuse louche, installée dans le recueillement d’une chapelle. — Mais, dit Claude en riant, tu la déclarais affreuse, cette femme. Jory eut un geste d’insouciance. — Oh ! pour ce qu’on en fait !… Ainsi, moi, ce matin, je reviens de la gare de l’Ouest, où j’ai accompagné quelqu’un. Et c’est en passant dans la rue que l’idée m’a pris de profiter de l’occasion… Tu comprends, on ne se dérange pas exprès. Il donnait ces explications d’un air d’embarras. Puis, soudain, la franchise de son vice lui arracha ce cri de vérité, à lui qui mentait toujours — Et, zut ! d’ailleurs, je la trouve extraordinaire, si tu veux le savoir… Pas belle, c’est possible, mais ensorcelante ! Enfin, une de ces femmes qu’on affecte de ne pas ramasser avec des pincettes, et pour qui on fait des bêtises à en crever. Alors, seulement, il s’étonna de voir Claude à Paris, et quand il fut au courant, qu’il le sut réinstallé, il reprit, tout d’un coup — Écoute donc ! je t’enlève, tu vas venir déjeuner avec moi chez Irma. Violemment, le peintre, intimidé, refusa, prétexta qu’il n’avait pas même de redingote. — Qu’est-ce que ça fiche ? Au contraire, c’est plus drôle, elle sera enchantée… Je crois que tu lui as tapé dans l’œil, elle nous parle toujours de toi… Voyons, ne fais pas la bête, je te dis qu’elle m’attend ce matin et que nous allons être reçus comme des princes. Il ne lui lâchait plus le bras, tous deux continuèrent à remonter vers la Madeleine, en causant. D’ordinaire, il se taisait sur ses amours, comme les ivrognes se taisent sur le vin. Mais, ce matin-là, il débordait, il se plaisanta, avoua des histoires. Depuis longtemps, il avait rompu avec la chanteuse de café-concert, amenée par lui de sa petite ville, celle qui lui dépouillait la face à coups d’ongle. Et c’était, d’un bout de l’année à l’autre, un furieux galop de femmes traversant son existence, les femmes les plus extravagantes, les plus inattendues la cuisinière d’une maison bourgeoise où il dînait ; l’épouse légitime d’un sergent de ville, dont il devait guetter les heures de faction ; la jeune employée d’un dentiste, qui gagnait soixante francs par mois à se laisser endormir, puis réveiller, devant chaque client, pour donner confiance ; d’autres, d’autres encore, les filles vagues des bastringues, les dames comme il faut en quête d’aventures, les petites blanchisseuses qui rapportaient son linge, les femmes de ménage qui retournaient ses matelas, toutes celles qui voulaient bien, toute la rue avec ses hasards, ses raccrocs, ce qui s’offre et ce qu’on vole ; et cela au petit bonheur, les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles, sans choix, uniquement pour la satisfaction de ses gros appétits de mâle, sacrifiant la qualité à la quantité. Chaque nuit, quand il rentrait seul, la terreur de son lit froid le jetait en chasse, battant les trottoirs jusqu’aux heures où l’on assassine, n’allant se coucher que lorsqu’il en avait braconné une, si myope d’ailleurs, que cela l’exposait à des méprises ainsi, il raconta qu’un matin, à son réveil, il avait trouvé sur l’oreiller la tête blanche d’une misérable de soixante ans, qu’il avait crue blonde, dans sa hâte. Au demeurant, il était enchanté de la vie, ses affaires marchaient. Son avare de père lui avait bien coupé les vivres de nouveau, en le maudissant de s’entêter à suivre une voie de scandale ; mais il s’en moquait maintenant, il gagnait sept ou huit mille francs dans le journalisme, où il faisait son trou comme chroniqueur et comme critique d’art. Les jours tapageurs du Tambour, les articles à un louis, étaient loin ; il se rangeait, collaborait à deux journaux très lus ; et, bien qu’il restât au fond le jouisseur sceptique, l’adorateur du succès quand même, il prenait une importance bourgeoise et commençait à rendre des arrêts. Chaque mois, travaillé de sa ladrerie héréditaire, il plaçait déjà de l’argent dans d’infimes spéculations, connues de lui seul ; car jamais ses vices ne lui avaient moins coûté, il ne payait, les matins de grande largesse, qu’une tasse de chocolat aux femmes dont il était très content. On arrivait rue de Moscou. Claude demanda — Alors, c’est toi qui l’entretiens ; cette petite Bécot ? — Moi ! cria Jory, révolté. Mais, mon vieux, elle a un loyer de vingt mille francs, elle parle de faire bâtir un hôtel qui en coûtera cinq cent mille… Non, non, je déjeune, et je dîne parfois chez elle, c’est bien assez. — Et tu couches ? Il se mit à rire, sans répondre directement. — Bête ! on couche toujours… Allons, nous y sommes, entre vite. Mais Claude se débattit encore. Sa femme l’attendait pour déjeuner, il ne pouvait pas. Et il fallut que Jory sonnât, puis le poussât dans le vestibule, en répétant que ce n’était pas une excuse, qu’on allait envoyer le valet de chambre prévenir rue de Douai. Une porte s’ouvrit, ils se trouvèrent devant Irma Bécot, qui s’exclama, lorsqu’elle aperçut le peintre. — Comment ! c’est vous, sauvage ! Elle le mit tout de suite à l’aise, en l’accueillant comme un ancien camarade, et il vit, en effet, qu’elle ne remarquait même pas son vieux paletot. Lui, s’étonnait, car il la reconnaissait à peine. En quatre ans, elle était devenue autre, la tête faite avec un art de cabotine, le front diminué par la frisure des cheveux, la face tirée en longueur, grâce à un effort de sa volonté sans doute, rousse ardente de blonde pâle qu’elle était, si bien qu’une courtisane du Titien semblait maintenant s’être levée du petit voyou de jadis. Ainsi qu’elle le disait parfois, dans ses heures d’abandon ça, c’était sa tête pour les jobards. L’hôtel, étroit, avait encore des trous, au milieu de son luxe. Ce qui frappa le peintre, ce fut quelques bons tableaux pendus aux murs, un Courbet, une ébauche de Delacroix surtout. Elle n’était donc pas bête, cette fille, malgré un chat en biscuit colorié, affreux, qui se prélassait sur une console du salon ? Lorsque Jory parla d’envoyer le valet de chambre prévenir chez son ami, elle s’écria, pleine de surprise — Comment ! vous êtes marié ? — Mais oui, répondit Claude simplement. Elle regarda Jory qui souriait, elle comprit et ajouta — Ah ! vous vous êtes collé… Que me disait-on que vous aviez horreur des femmes ?… Et vous savez que me voilà vexée joliment, moi qui vous ai fait peur, rappelez-vous ! Hein ? vous me trouvez donc bien laide, que vous vous reculez encore ? Des deux mains, elle avait pris les siennes, et elle avançait le visage, souriante et vraiment blessée au fond, le regardant de tout près, dans les yeux, avec la volonté aiguë de plaire. Il eut un petit frisson sous cette haleine de fille qui lui chauffait la barbe, tandis qu’elle le lâchait, en disant — Enfin, nous recauserons de ça. Ce fut le cocher qui alla rue de Douai porter une lettre de Claude, car le valet de chambre avait ouvert la porte de la salle à manger, pour annoncer que madame était servie. Le déjeuner, très délicat, se passa correctement, sous l’œil froid du domestique on parla des grands travaux qui bouleversaient Paris, on discuta ensuite le prix des terrains, ainsi que des bourgeois ayant de l’argent à placer. Mais, au dessert, lorsque tous trois furent seuls devant le café et les liqueurs, qu’ils avaient décidé de prendre là, sans quitter la table, peu à peu ils s’animèrent, ils s’oublièrent, comme s’ils s’étaient retrouvés au café Baudequin. — Ah ! mes enfants, dit Irma, il n’y a que ça de bon, rigoler ensemble et se ficher du monde ! Elle roulait des cigarettes, elle venait de prendre le flacon de chartreuse près d’elle, et elle le vidait, très rouge, les cheveux envolés, retombée sur son trottoir de drôlerie canaille. — Alors, continua Jory qui s’excusait de ne pas lui avoir envoyé le matin un livre qu’elle désirait, alors, j’allais donc l’acheter, hier soir, vers dix heures, lorsque j’ai rencontré Fagerolles… — Tu mens, dit-elle en l’interrompant d’une voix nette. Et, pour couper court aux protestations — Fagerolles était ici, tu vois bien que tu mens. Puis, elle se tourna vers Claude — Non, c’est dégoûtant, vous n’avez pas idée d’un menteur pareil !… Il ment comme une femme, pour le plaisir, pour des petites saletés sans conséquence. Ainsi, au fond de toute son histoire, il n’y a qu’une chose ne pas dépenser trois francs à m’acheter ce livre. Chaque fois qu’il a dû m’envoyer un bouquet, une voiture a passé dessus, ou bien il n’y avait plus de fleurs dans Paris. Ah ! en voilà un qu’il faut aimer pour lui ! Jory, sans se fâcher, renversait sa chaise, se balançait en suçant son cigare. Il se contenta de dire avec un ricanement — Du moment que tu as renoué avec Fagerolles… — Je n’ai pas renoué du tout ! cria-t-elle, furieuse. Et puis, est-ce que ça te regarde ?… Je m’en moque, entends-tu ! de ton Fagerolles. Il sait bien, lui, qu’on ne se fâche pas avec moi. Oh ! nous nous connaissons tous les deux, nous avons poussé dans la même fente de pavé… Tiens ! regarde, quand je voudrai, je n’aurai qu’à faire ça, rien qu’un signe du petit doigt, et il sera là, à me lécher les pieds… Il m’a dans le sang, ton Fagerolles ! Elle s’animait, il crut prudent de battre en retraite. — Mon Fagerolles, murmura-t-il, mon Fagerolles… — Oui, ton Fagerolles ! Est-ce que tu t’imagines que je ne vous vois pas, lui toujours à te passer la main dans le dos, parce qu’il espère des articles, et toi faisant le bon prince, calculant le bénéfice que tu en tireras, si tu appuies un artiste aimé du public ? Jory, cette fois, bégaya, très ennuyé devant Claude. Il ne se défendit pas d’ailleurs, il préféra tourner la querelle au plaisant. Hein ? était-elle amusante, quand elle s’allumait ainsi ? l’œil en coin luisant de vice, la bouche tordue pour l’engueulade ! — Seulement, ma chère, tu fais craquer ton Titien. Elle se mit à rire, désarmée. Claude, noyé de bien-être, buvait des petits verres de cognac, sans savoir. Depuis deux heures qu’on était là, une griserie montait, cette griserie hallucinante des liqueurs, au milieu de la fumée du tabac. On causait d’autre chose, il était question des grands prix que commençait à atteindre la peinture. Irma, qui ne parlait plus, gardait un bout éteint de cigarette aux lèvres, les yeux fixés sur le peintre. Et elle l’interrogea brusquement, le tutoyant comme dans un songe. — Où l’as-tu prise, ta femme ? Cela ne parut pas le surprendre, ses idées s’en allaient à l’abandon. — Elle arrivait de province, elle était chez une dame, et honnête pour sûr. — Jolie ? — Mais oui, jolie. Un instant, Irma retomba dans son rêve ; puis, avec un sourire — Fichtre ! quelle veine ! Il n’y en avait plus, on en a fait une pour toi, alors ! Mais elle se secoua, elle cria, en quittant la table — Bientôt trois heures… Ah ! mes enfants, je vous flanque à la porte. Oui, j’ai rendez-vous avec un architecte, je vais visiter un terrain près du parc Monceau, vous savez, dans ce quartier neuf, qu’on bâtit. J’ai flairé un coup par là. On était revenu au salon, elle s’arrêta devant une glace, fâchée de se voir si rouge. — C’est pour cet hôtel, n’est-ce pas ? demanda Jory. Tu as donc trouvé l’argent ? Elle rabattait ses cheveux sur son front, elle semblait effacer de la main le sang de ses joues, rallongeait l’ovale de sa figure, se refaisait sa tête de courtisane fauve, d’un charme intelligent d’œuvre d’art ; et, se tournant, elle lui jeta pour toute réponse — Regarde ! le revoilà, mon Titien ! Déjà, au milieu des rires, elle les poussait vers le vestibule, où elle reprit les deux mains de Claude, sans parler, en lui plantant de nouveau son regard de désir au fond des yeux. Dans la rue, il éprouva un malaise. L’air froid le dégrisait, un remords le torturait maintenant, d’avoir parlé de Christine à cette fille. Il fit le serment de ne jamais remettre les pieds chez elle. — Hein ? n’est-ce pas ? une bonne enfant, disait Jory, en allumant un cigare, qu’il avait pris dans la boîte, avant de partir. Tu sais, d’ailleurs, ça n’engage à rien on déjeune, on dîne, on couche ; et bonjour ; bonsoir, on va chacun à ses affaires. Mais une sorte de honte empêchait Claude de rentrer tout de suite, et lorsque son compagnon, excité par le déjeuner, mis en appétit de flâne, parla de monter serrer la main à Bongrand, il fut ravi de l’idée, tous deux gagnèrent le boulevard de Clichy. Bongrand occupait là, depuis vingt ans, un vaste atelier, où il n’avait point sacrifié au goût du jour, cette magnificence de tentures et de bibelots dont commençaient à s’entourer les jeunes peintres. C’était l’ancien atelier nu et gris, orné des seules études du maître, accrochées sans cadre, serrées comme les ex-voto d’une chapelle. Le seul luxe consistait en une psyché empire, une vaste armoire normande, deux fauteuils de velours d’Utrecht, limés par l’usage. Dans un coin, une peau d’ours, qui avait perdu tous ses poils, recouvrait un large divan. Mais l’artiste gardait, de sa jeunesse romantique, l’habitude d’un costume de travail spécial, et ce fut en culotte flottante, en robe nouée d’une cordelière, le sommet du crâne coiffé d’une calotte ecclésiastique, qu’il reçut les visiteurs. Il était venu ouvrir lui-même, sa palette et ses pinceaux à la main. — Vous voilà ! Ah ! la bonne idée !… Je pensais à vous, mon cher. Oui, je ne sais plus qui m’avait annoncé votre retour, et je me disais que je ne tarderais pas à vous voir. Sa main libre était allée d’abord à Claude, dans un élan de vive affection. Il serra ensuite celle de Jory, en ajoutant — Et vous, jeune pontife, j’ai lu votre dernier article, je vous remercie du mot aimable qui s’y trouvait pour moi… Entrez, entrez donc tous les deux ! Vous ne me dérangez pas, je profite du jour jusqu’à la dernière minute, car on n’a le temps de rien faire, par ces sacrées journées de novembre. Il s’était remis au travail, debout devant un chevalet où se trouvait une petite toile, deux femmes, la mère et la fille, cousant dans l’embrasure d’une fenêtre ensoleillée. Derrière lui, les jeunes gens regardaient. — C’est exquis, finit par murmurer Claude. Bongrand haussa les épaules, sans se retourner. — Bah ! une petite bêtise. Il faut bien s’occuper, n’est-ce pas ?… J’ai fait ça sur nature, chez des amies, et je nettoie un peu. — Mais c’est complet, c’est un bijou de vérité et de lumière, reprit Claude qui s’échauffait. Ah ! la simplicité de ça, voyez-vous, la simplicité c’est ce qui me bouleverse, moi ! Du coup, le peintre se recula, cligna les yeux, d’un air plein de surprise. — Vous trouvez ? ça vous plaît, vraiment ?… Eh bien, quand vous êtes entrés, j’étais en train de la juger infecte, cette toile… Parole d’honneur ! je broyais du noir, j’étais convaincu que je n’avais plus pour deux sous de talent. Ses mains tremblaient, tout son grand corps était dans le tressaillement douloureux de la création. Il se débarrassa de sa palette, il revint vers eux, avec des gestes qui battaient le vide ; et cet artiste vieilli au milieu du succès, dont la place était assurée dans l’École française, leur cria — Ça vous étonne, mais il y a des jours où je me demande si je vais savoir dessiner un nez… Oui, à chacun de mes tableaux, j’ai encore une grosse émotion de débutant, le cœur qui bat, une angoisse qui sèche la bouche, enfin un trac abominable. Ah ! le trac, jeunes gens, vous croyez le connaître, et vous ne vous en doutez même pas, parce que, mon Dieu ! vous autres, si vous ratez une œuvre, vous en êtes quittes pour vous efforcer d’en faire une meilleure, personne ne vous accable ; tandis que nous, les vieux, nous qui avons donné notre mesure, qui sommes forcés d’être égaux à nous-mêmes, sinon de progresser, nous ne pouvons faiblir, sans culbuter dans la fosse commune… Va donc, homme célèbre, grand artiste, mange-toi la cervelle, brûle ton sang, pour monter encore, toujours plus haut, toujours plus haut ; et, si tu piétines sur place, au sommet, estime-toi heureux, use tes pieds à piétiner le plus longtemps possible ; et, si tu sens que tu déclines, eh bien ! achève de te briser, en roulant dans l’agonie de ton talent qui n’est plus de l’époque, dans l’oubli où tu es de tes œuvres immortelles, éperdu de ton effort impuissant à créer davantage ! Sa voix forte s’était enflée avec un éclat final de tonnerre ; et sa grande face rouge exprimait une angoisse. Il marcha, il continua, emporté comme malgré lui par un souffle de violence — Je vous l’ai dit vingt fois qu’on débutait toujours, que la joie n’était pas d’être arrivé là-haut, mais de monter, d’en être encore aux gaietés de l’escalade. Seulement, vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre, il faut y passer soi-même… Songez donc ! on espère tout, on rêve tout. C’est l’heure des illusions sans bornes on a de si bonnes jambes, que les plus durs chemins paraissent courts ; on est dévoré d’un tel appétit de gloire, que les premiers petits succès emplissent la bouche d’un goût délicieux. Quel festin, quand on va pouvoir rassasier son ambition ! et l’on y est presque, et l’on s’écorche avec bonheur ! Puis, c’est fait, la cime est conquise, il s’agit de la garder. Alors, l’abomination commence, on a épuisé l’ivresse, on la trouve courte, amère au fond, ne valant pas la lutte qu’elle a coûté. Plus d’inconnu à connaître, de sensations à sentir. L’orgueil a eu sa ration de renommée, on sait qu’on a donné ses grandes œuvres, on s’étonne qu’elles n’aient pas apporté des jouissances plus vives. Dès ce moment, l’horizon se vide, aucun espoir nouveau ne vous appelle là-bas, il ne reste qu’à mourir. Et pourtant on se cramponne, on ne veut pas être fini, on s’entête à la création comme les vieillards à l’amour, péniblement, honteusement… Ah ! l’on devrait avoir le courage et la fierté de s’étrangler, devant son dernier chef-d’œuvre ! Il s’était grandi, ébranlant le haut plafond de l’atelier, secoué d’une émotion si forte, que des larmes parurent dans ses yeux. Et il revint tomber sur une chaise, en face de sa toile, il demanda de l’air inquiet d’un élève qui a besoin d’être encouragé — Alors, vraiment, ça vous paraît bien ?… Moi, je n’ose plus croire. Mon malheur doit être que j’ai à la fois trop et pas assez de sens critique. Dès que je me mets à une étude, je l’exalte ; puis, si elle n’a pas de succès, je me torture. Il vaudrait mieux ne pas y voir du tout, comme cet animal de Chambouvard, ou bien y voir très clair et ne plus peindre… Franchement, vous aimez cette petite toile ? Claude et Jory restaient immobiles, étonnés, embarrassés devant ce sanglot de grande douleur, dans l’enfantement. À quel instant de crise étaient-ils donc venus, pour que ce maître hurlât de souffrance, en les consultant comme des camarades ? Et le pis était qu’ils n’avaient pu cacher une hésitation, sous les gros yeux ardents dont il les suppliait, des yeux où se lisait la peur cachée de sa décadence. Eux, connaissaient bien le bruit courant, ils partageaient l’opinion que le peintre, depuis sa Noce au village, n’avait rien fait qui valût ce tableau fameux. Même, après s’être maintenu dans quelques toiles, il glissait désormais à une facture plus savante et plus sèche. L’éclat s’en allait, chaque œuvre semblait déchoir. Mais c’étaient là des choses qu’on ne pouvait dire, et Claude, lorsqu’il se fut remis, s’exclama — Vous n’avez jamais rien peint de si puissant ! Bongrand le regarda encore, droit dans les yeux. Puis, il se retourna vers son œuvre, s’absorba, eut un mouvement de ses deux bras d’hercule, comme s’il eût fait craquer ses os, pour soulever cette petite toile, si légère. Et il murmura, se parlant à lui-même — Nom de Dieu ! que c’est lourd ! N’importe, j’y laisserai la peau, plutôt que de dégringoler ! Il reprit sa palette, se calma dès le premier coup de pinceau, arrondissant ses épaules de brave homme, avec sa nuque large, où il restait de la carrure obstinée du paysan, dans le croisement de finesse bourgeoise dont il était le produit. Un silence s’était fait. Jory, les yeux toujours sur le tableau, demanda — C’est vendu ? Le peintre répondit sans hâte, en artiste qui travaillait à ses heures et qui n’avait pas le souci du gain. — Non… Ça me paralyse, quand j’ai un marchand dans le dos. Et, sans cesser de travailler, il continua, mais goguenard à présent. — Ah ! on commence à en faire un négoce, avec la peinture !… Positivement, je n’ai jamais vu ça, moi qui tourne à l’ancêtre… Ainsi, vous, l’aimable journaliste, leur en avez-vous flanqué des fleurs aux jeunes, dans cet article où vous me nommiez ! Ils étaient deux ou trois cadets là dedans qui avaient tout bonnement du génie. Jory se mit à rire. — Dame ! quand on a un journal, c’est pour en user. Et puis, le public aime ça, qu’on lui découvre des grands hommes. — Sans doute, la bêtise du public est infinie, je veux bien que vous l’exploitiez… Seulement, je me rappelle nos débuts, à nous autres. Fichtre ! nous n’étions pas gâtés, nous avions devant nous dix ans de travail et de lutte, avant de pouvoir imposer grand comme ça de peinture… Tandis que, maintenant, le premier godelureau sachant camper un bonhomme, fait retentir toutes les trompettes de la publicité. Et quelle publicité ! un charivari d’un bout de la France à l’autre, de soudaines renommées qui poussent du soir au matin, et qui éclatent en coups de foudre, au milieu des populations béantes. Sans parler des œuvres, ces pauvres œuvres annoncées par des salves d’artillerie, attendues dans un délire d’impatience, enrageant Paris pendant huit jours, puis tombant à l’éternel oubli ! — C’est le procès à la presse d’informations que vous faites là, déclara Jory, qui était allé s’allonger sur le divan, en allumant un nouveau cigare. Il y a du bien et du mal à en dire, mais il faut être de son temps, que diable ! Bongrand secouait la tête ; et il repartit, dans une hilarité énorme — Non ! non ! on ne peut plus lâcher la moindre croûte, sans devenir un jeune maître… Moi, voyez-vous, ce qu’ils m’amusent, vos jeunes maîtres ! Mais, comme si une association d’idées s’était produite en lui, il s’apaisa, il se tourna vers Claude, pour poser cette question — À propos, et Fagerolles, avez-vous vu son tableau ? — Oui, répondit simplement le jeune homme. Tous deux continuaient de se regarder, un sourire invincible était monté à leurs lèvres, et Bongrand ajouta enfin — En voilà un qui vous pille ! Jory, pris d’un embarras, avait baissé les yeux, se demandant s’il défendrait Fagerolles. Sans doute, il lui sembla profitable de le faire, car il loua le tableau, cette actrice dans sa loge, dont une reproduction gravée avait alors un grand succès aux étalages. Est-ce que le sujet n’était pas moderne ? est-ce que ce n’était pas joliment peint, dans la gamme claire de l’école nouvelle ? Peut-être aurait-on pu désirer plus de force ; seulement, il fallait laisser sa nature à chacun ; puis, ça ne traînait pas dans les rues, le charme et la distinction. Penché sur sa toile, Bongrand, qui d’habitude ne lâchait que des éloges paternels sur les jeunes, frémissait, faisait un visible effort pour ne pas éclater. Mais l’explosion eut lieu malgré lui. — Fichez-nous la paix, hein avec votre Fagerolles ! Vous nous croyez donc plus bêtes que nature !… Tenez ! vous voyez le grand peintre ici présent. Oui, ce jeune monsieur-là, qui est devant vous ! Eh bien ! tout le truc consiste à lui voler son originalité et à l’accommoder à la sauce veule de l’École des Beaux-Arts. Parfaitement ! on prend du moderne, on peint clair, mais on garde le dessin banal et correct, la composition agréable de tout le monde, enfin la formule qu’on enseigne là-bas, pour l’agrément des bourgeois. Et l’on noie ça de facilité, oh ! de cette facilité exécrable des doigts, qui sculpteraient aussi bien des noix de coco, de cette facilité coulante, plaisante, qui fait le succès et qui devrait être punie du bagne, entendez-vous ! Il brandissait en l’air sa palette et ses brosses, dans ses deux poings fermés. — Vous êtes sévère, dit Claude gêné. Fagerolles a vraiment des qualités de finesse. — On m’a conté, murmura Jory, qu’il venait de passer un traité très dangereux avec Naudet. Ce nom, jeté ainsi dans la conversation, détendit une fois encore Bongrand, qui répéta, en dodelinant des épaules — Ah ! Naudet… ah ! Naudet… Et il les amusa beaucoup, avec Naudet, qu’il connaissait bien. C’était un marchand, qui, depuis quelques années, révolutionnait le commerce des tableaux. Il ne s’agissait plus du vieux jeu, la redingote crasseuse et le goût si fin du père Malgras, les toiles des débutants guettées, achetées à dix francs pour être revendues quinze, tout ce petit train-train de connaisseur, faisant la moue devant l’œuvre convoitée pour la déprécier, adorant au fond la peinture, gagnant sa pauvre vie à renouveler rapidement ses quelques sous de capital, dans des opérations prudentes. Non, le fameux Naudet avait des allures de gentilhomme, jaquette de fantaisie, brillant à la cravate, pommadé, astiqué, verni ; grand train d’ailleurs, voiture au mois, fauteuil à l’Opéra, table réservée chez Bignon, fréquentant partout où il était décent de se montrer. Pour le reste, un spéculateur, un boursier, qui se moquait radicalement de la bonne peinture. Il apportait l’unique flair du succès, il devinait l’artiste à lancer, non pas celui qui promettait le génie discuté d’un grand peintre, mais celui dont le talent menteur, enflé de fausses hardiesses, allait faire prime sur le marché bourgeois. Et c’était ainsi qu’il bouleversait ce marché, en écartant l’ancien amateur de goût et en ne traitant plus qu’avec l’amateur riche, qui ne se connaît pas en art, qui achète un tableau comme une valeur de Bourse, par vanité ou dans l’espoir qu’elle montera. Là, Bongrand, très farceur, avec un vieux fond de cabotin, se mit à jouer la scène. Naudet arrive chez Fagerolles. — Vous avez du génie, mon cher. Ah ! votre tableau de l’autre jour est vendu. Combien ? — Cinq cents francs. — Mais vous êtes fou ! il en valait douze cents. Et celui-ci, qui vous reste, combien ? — Mon Dieu ! je ne sais pas, mettons douze cents. — Allons donc, douze cents ! Vous ne m’entendez donc pas, mon cher ? il en vaut deux mille. Je le prends à deux mille. Et, dès aujourd’hui, vous ne travaillez plus que pour moi, Naudet ! Adieu, adieu, mon cher, ne vous prodiguez pas, votre fortune est faite, je m’en charge. — Le voilà parti, il emporte le tableau dans sa voiture, il le promène chez ses amateurs, parmi lesquels il a répandu la nouvelle qu’il venait de découvrir un peintre extraordinaire. Un de ceux-ci finit par mordre et demande le prix. — Cinq mille. — Comment ! cinq mille ! le tableau d’un inconnu, vous vous moquez de moi ! — Écoutez, je vous propose une affaire je vous le vends cinq mille et je vous signe l’engagement de le reprendre à six mille dans un an, s’il a cessé de vous plaire. — Du coup, l’amateur est tenté que risque-t-il ? bon placement au fond, et il achète. Alors, Naudet ne perd pas de temps, il en case de la sorte neuf ou dix dans l’année. La vanité se mêle à l’espoir du gain, les prix montent, une cote s’établit, si bien que, lorsqu’il retourne chez son amateur, celui-ci, au lieu de rendre le tableau, en paie un autre huit mille. Et la hausse va toujours son train, et la peinture n’est plus qu’un terrain louche, des mines d’or aux buttes Montmartre, lancées par des banquiers, et autour desquelles on se bat à coups de billets de banque ! Claude s’indignait, Jory trouvait ça très fort, lorsqu’on frappa. Bongrand, qui alla ouvrir, eut une exclamation. — Tiens ! Naudet !… Justement, nous parlions de vous. Naudet, très correct, sans une moucheture de boue, malgré le temps atroce, saluait, entrait avec la politesse recueillie d’un homme du monde, qui pénètre dans une église. — Très heureux, très flatté, cher maître… Et vous ne disiez que du bien, j’en suis sûr. — Mais pas du tout, Naudet, pas du tout ! reprit Bongrand d’une voix tranquille. Nous disions que votre façon d’exploiter la peinture était en train de nous donner une jolie génération de peintres moqueurs, doublée d’hommes d’affaires malhonnêtes. Sans s’émouvoir, Naudet souriait. — Le mot est dur, mais si charmant ! Allez, allez, cher maître, rien ne me blesse de vous. Et, tombant en extase devant le tableau, les deux petites femmes qui cousaient — Ah ! mon Dieu ! je ne le connaissais pas, c’est une merveille !… Ah ! cette lumière, cette facture si solide et si large ! Il faut remonter à Rembrandt, oui, à Rembrandt !… Écoutez, cher maître, je suis venu simplement pour vous rendre mes devoirs, mais c’est ma bonne étoile qui m’a conduit. Faisons enfin une affaire, cédez-moi ce bijou… Tout ce que vous voudrez, je le couvre d’or. On voyait le dos de Bongrand s’irriter à chaque phrase. Il l’interrompit rudement. — Trop tard, c’est vendu. — Vendu, mon Dieu ! Et vous ne pouvez vous dégager ?… Dites-moi au moins à qui, je ferai tout, je donnerai tout… Ah ! quel coup terrible ! vendu, en êtes-vous bien sûr ? Si l’on vous offrait le double ? — C’est vendu, Naudet, et en voilà assez, hein ! Pourtant, le marchand continua à se lamenter. Il resta quelques minutes encore, se pâma devant d’autres études, fit le tour de l’atelier avec les coups d’œil aigus d’un parieur qui cherche la chance. Lorsqu’il comprit que l’heure était mauvaise et qu’il n’emporterait rien, il s’en alla, saluant d’un air de gratitude, s’exclamant d’admiration jusque sur le palier. Dès qu’il ne fut plus là, Jory, qui avait écouté avec surprise, se permit une question. — Mais vous nous aviez dit, il me semble… Ce n’est pas vendu, n’est-ce pas ? Bongrand, sans répondre d’abord, revint devant sa toile. Puis, de sa voix tonnante, mettant dans ce cri toute la souffrance cachée, tout le combat naissant qu’il n’avouait pas — Il m’embête ! jamais il n’aura rien !… Qu’il achète à Fagerolles ! Un quart d’heure plus tard, Claude et Jory prirent eux-même congé, en le laissant au travail, acharné dans le jour qui tombait. Et, dehors, quand le premier se fut séparé de son compagnon, il ne rentra pas tout de suite rue de Douai, malgré sa longue absence. Un besoin de marcher encore, de s’abandonner à ce Paris, où les rencontres d’une seule journée lui emplissaient le crâne, le fit errer jusqu’à la nuit noire, dans la boue glacée des rues, sous la clarté des becs de gaz, qui s’allumaient un à un, pareils à des étoiles fumeuses au fond du brouillard. Claude attendit impatiemment le jeudi, pour dîner chez Sandoz ; car ce dernier, immuable, recevait toujours les camarades, une fois par semaine. Venait qui voulait, le couvert était mis. Il avait eu beau se marier, changer son existence, se jeter en pleine lutte littéraire il gardait son jour, ce jeudi qui datait de sa sortie du collège, au temps des premières pipes. Ainsi qu’il le répétait lui-même, en faisant allusion à sa femme, il n’y avait qu’un camarade de plus. — Dis donc, mon vieux, avait-il dit franchement à Claude, ça m’ennuie beaucoup… — Quoi donc ? — Tu n’es pas marié… Oh ! moi, tu sais, je recevrais bien volontiers ta femme… Mais ce sont les imbéciles, un tas de bourgeois qui me guettent et qui raconteraient des abominations… — Mais certainement, mon vieux, mais Christine elle même refuserait d’aller chez toi !… Oh ! nous comprenons très bien, j’irai seul, compte là-dessus ! Dès six heures, Claude se rendit chez Sandoz, rue Nollet, au fond des Batignolles ; et il eut toutes les peines du monde à découvrir le petit pavillon que son ami occupait. D’abord, il entra dans une grande maison bâtie sur la rue, s’adressa au concierge, qui lui fit traverser trois cours ; puis, il fila le long d’un couloir entre deux autres bâtisses, descendit un escalier de quelques marches, buta contre la grille d’un étroit jardin c’était là, le pavillon se trouvait au bout d’une allée. Mais il faisait si noir, il avait si bien failli se rompre les jambes dans l’escalier, qu’il n’osait se risquer davantage, d’autant plus qu’un chien énorme aboyait furieusement. Enfin, il entendit la voix de Sandoz, qui s’avançait en calmant le chien. — Ah ! c’est toi… Hein ? nous sommes à la campagne. On va mettre une lanterne, pour que notre monde ne se casse pas la tête… Entre, entre… Sacré Bertrand, veux-tu te taire ! Tu ne vois donc pas que c’est un ami, imbécile ! Alors, le chien les accompagna vers le pavillon, la queue haute, en sonnant une fanfare d’allégresse. Une jeune bonne avait paru avec une lanterne, qu’elle vint accrocher à la grille, pour éclairer le terrible escalier. Dans le jardin, il n’y avait qu’une petite pelouse centrale, plantée d’un immense prunier, dont l’ombrage pourrissait l’herbe ; et, devant la maison, très basse, de trois fenêtres de façade seulement, régnait une tonnelle de vigne vierge, où luisait un banc tout neuf, installé là comme ornement sous les pluies d’hiver, en attendant le soleil. — Entre, répéta Sandoz. Il l’introduisit, à droite du vestibule, dans le salon, dont il avait fait son cabinet de travail. La salle à manger et la cuisine étaient à gauche. En haut, sa mère, qui ne quittait plus le lit, occupait la grande chambre ; tandis que le ménage se contentait de l’autre et du cabinet de toilette, placé entre les deux pièces. Et c’était tout, une vraie boîte de carton, des compartiments de tiroir, que séparaient des cloisons minces comme des feuilles de papier. Petite maison de travail et d’espoir cependant, vaste à côté des greniers de jeunesse, égayée déjà d’un commencement de bien-être et de luxe. — Hein ? cria-t-il, nous en avons, de la place ! Ah ! c’est joliment plus commode que rue d’Enfer ! Tu vois, j’ai une pièce à moi tout seul. Et j’ai acheté une table de chêne pour écrire, et ma femme m’a donné ce palmier, dans ce vieux pot de Rouen… Hein ? c’est chic ! Justement, sa femme entrait. Grande, le visage calme et gai, avec de beaux cheveux bruns, elle avait par-dessus sa robe de popeline noire, très simple, un large tablier blanc ; car, bien qu’ils eussent pris une servante à demeure, elle s’occupait de la cuisine, était fière de certains de ses plats, mettait le ménage sur un pied de propreté et de gourmandise bourgeoises. Tout de suite, Claude et elle furent d’anciennes connaissances. — Appelle-le Claude, chérie… Et toi, vieux, appelle-la Henriette… Pas de madame, pas de monsieur, ou je vous flanque chaque fois une amende de cinq sous. Ils rirent, et elle s’échappa, réclamée à la cuisine par un plat du Midi, une bouillabaisse, dont elle voulait faire la surprise aux amis de Plassans. Elle en tenait la recette de son mari lui-même, elle y avait acquis un tour de main extraordinaire, disait-il. — Elle est charmante, ta femme, dit Claude, et elle te gâte. Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, écrites dans la matinée, se mit à parler du premier roman de sa série, qu’il avait publié en octobre. Ah ! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C’était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d’imprécations, comme s’il eût assassiné les gens, à la corne d’un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout de l’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu’il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu’on se fâchât, il l’admettait aisément ; mais il aurait voulu au moins qu’on lui fît l’honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu’on lui prêtait. — Tiens ! continua-t-il, je crois qu’il y a encore plus de niais que de méchants… C’est la forme qui les enrage en moi, la phrase écrite, l’image, la vie du style. Oui, la haine de la littérature, toute la bourgeoisie en crève ! Il se tut, envahi d’une tristesse. — Bah ! dit Claude après un silence, tu es heureux, tu travailles, tu produis, toi ! Sandoz s’était levé, il eut un geste de brusque douleur. — Ah ! oui, je travaille, je pousse mes livres jusqu’à la dernière page… Mais si tu savais ! si je te disais dans quels désespoirs, au milieu de quels tourments ! Est-ce que ces crétins ne vont pas s’aviser aussi de m’accuser d’orgueil ! moi que l’imperfection de mon œuvre poursuit jusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille, de crainte de les juger si exécrables, que je ne puisse trouver ensuite la force de continuer !… Je travaille, eh ! sans doute, je travaille ! je travaille comme je vis, parce que je suis né pour ça ; mais, va, je n’en suis pas plus gai, jamais je ne me contente, et il y a toujours la grande culbute au bout ! Un éclat de voix l’interrompit, et Jory parut, enchanté de l’existence, racontant qu’il venait de retaper une vieille chronique, pour avoir sa soirée libre. Presque aussitôt, Gagnière et Mahoudeau, qui s’étaient rencontrés à la porte, arrivèrent en causant. Le premier, enfoncé depuis quelques mois dans une théorie des couleurs, expliquait à l’autre son procédé. — Je pose mon ton, continuait-il. Le rouge du drapeau s’éteint et jaunit, parce qu’il se détache sur le bleu du ciel, dont la couleur complémentaire, l’orangé, se combine avec le rouge. Claude, intéressé, le questionnait déjà, lorsque la bonne apporta un télégramme. — Bon ! dit Sandoz, c’est Dubuche qui s’excuse, il promet de nous surprendre vers onze heures. À ce moment, Henriette ouvrit la porte toute grande, et annonça elle-même le dîner. Elle n’avait plus son tablier de cuisinière, elle serrait gaiement, en maîtresse de maison, les mains qui se tendaient. À table ! à table ! il était sept heures et demie, la bouillabaisse n’attendait pas. Jory ayant fait remarquer que Fagerolles lui avait juré qu’il viendrait, on ne voulut rien entendre il devenait ridicule, Fagerolles, à poser pour le jeune maître, accablé de travaux ! La salle à manger où l’on passa, était si petite, que, voulant y installer le piano, on avait dû percer une sorte d’alcôve, dans un cabinet noir, réservé jusque-là à la vaisselle. Pourtant, les grands jours, on tenait encore une dizaine autour de la table ronde, sous la suspension de porcelaine blanche, mais à la condition de condamner le buffet, si bien que la bonne ne pouvait plus y aller chercher une assiette. D’ailleurs, c’était la maîtresse de maison qui servait ; et le maître, lui, se plaçait en face, contre le buffet bloqué, pour y prendre et passer ce dont on avait besoin. Henriette avait mis Claude à sa droite, Mahoudeau à sa gauche ; tandis que Jory et Gagnière s’étaient assis aux deux côtés de Sandoz. — Françoise ! appela-t-elle. Donnez-moi donc les rôties, elles sont sur le fourneau. Et, la bonne lui ayant apporté les rôties, elle les distribuait deux par deux dans les assiettes, puis commençait à verser dessus le bouillon de la bouillabaisse, lorsque la porte s’ouvrit. — Fagerolles, enfin ! dit-elle. Placez-vous là, près de Claude. Il s’excusa d’un air de galante politesse, allégua un rendez-vous d’affaires. Très élégant maintenant, pincé dans des vêtements de coupe anglaise, il avait une tenue d’homme de cercle, relevée par la pointe de débraillé artiste qu’il gardait. Tout de suite, en s’asseyant, il secoua la main de son voisin, il affecta une vive joie. — Ah ! mon vieux Claude ! Il y a si longtemps que je voulais te voir ! Oui, j’ai eu vingt fois l’idée d’aller là-bas ; et puis, tu sais, la vie… Claude, pris de malaise devant ces protestations, tâchait de répondre avec une cordialité pareille. Mais Henriette, qui continuait de servir, le sauva, en s’impatientant. — Voyons, Fagerolles, répondez-moi… Est-ce deux rôties que vous désirez ? — Certainement, madame, deux rôties… Je l’adore, la bouillabaisse. D’ailleurs, vous la faites si bonne ! une merveille ! Tous, en effet, se pâmaient, Mahoudeau et Jory surtout, qui déclaraient n’en avoir jamais mangé de meilleure à Marseille ; si bien que la jeune femme, ravie, rose encore de la chaleur du fourneau, la grande cuiller en main, ne suffisait que juste à remplir les assiettes qui lui revenaient ; et même elle quitta sa chaise, courut en personne chercher à la cuisine le reste du bouillon, car la servante perdait la tête. — Mange donc ! lui cria Sandoz. Nous attendrons bien que tu aies mangé. Mais elle s’entêtait, demeurait debout. — Laisse… Tu ferais mieux de passer le pain. Oui, derrière toi, sur le buffet… Jory préfère les tartines, la mie qui trempe. Sandoz se leva à son tour, aida au service, pendant qu’on plaisantait Jory sur les pâtées qu’il aimait. Et Claude, pénétré par cette bonhomie heureuse, comme réveillé d’un long sommeil, les regardait tous, se demandait s’il les avait quittés la veille, ou s’il y avait bien quatre années qu’il n’eût dîné là, un jeudi. Ils étaient autres pourtant, il les sentait changés, Mahoudeau aigri de misère, Jory enfoncé dans sa jouissance, Gagnière plus lointain, envolé ailleurs ; et, surtout, il lui semblait que Fagerolles, près de lui, dégageait du froid, malgré l’exagération de sa cordialité. Sans doute, leurs visages avaient vieilli un peu, à l’usure de l’existence ; mais ce n’était pas cela seulement, des vides paraissaient se faire entre eux, il les voyait à part, étrangers, bien qu’ils fussent coude à coude, trop serrés autour de cette table. Puis, le milieu était nouveau une femme, aujourd’hui, apportait son charme, les calmait par sa présence. Alors, pourquoi, devant ce cours fatal des choses qui meurent et se renouvellent, avait-il donc cette sensation de recommencement ? pourquoi aurait-il juré qu’il s’était assis à cette place, le jeudi de la semaine précédente ? et il crut comprendre enfin c’était Sandoz qui, lui, n’avait pas bougé, aussi entêté dans ses habitudes de cœur que dans ses habitudes de travail, radieux de les recevoir à la table de son jeune ménage, ainsi qu’il l’était jadis de partager avec eux son maigre repas de garçon. Un rêve d’éternelle amitié l’immobilisait, des jeudis pareils se succédaient à l’infini, jusqu’aux derniers lointains de l’âge. Tous éternellement ensemble ! tous partis à la même heure et arrivés dans la même victoire ! Il dut deviner la pensée qui rendait Claude muet, il lui dit au travers de la nappe, avec son bon rire de jeunesse — Hein ? vieux, t’y voilà encore ! Ah ! nom d’un chien ! que tu nous as manqué !… Mais, tu vois, rien ne change, nous sommes tous les mêmes… N’est-ce pas ? vous autres ! Ils répondirent par des hochements de tête. Sans doute, sans doute ! — Seulement, continua-t-il épanoui, la cuisine est un peu meilleure que rue d’Enfer… Vous en ai-je fait manger, des ratatouilles ! Après la bouillabaisse, un civet de lièvre avait paru ; et une volaille rôtie, accompagnée d’une salade, termina le dîner. Mais on resta longtemps à table, le dessert traîna, bien que la conversation n’eût pas la fièvre ni les violences d’autrefois chacun parlait de lui, finissait par se taire, en voyant que personne ne l’écoutait. Au fromage, cependant, lorsqu’on eut goûté d’un petit vin de Bourgogne, un peu aigrelet, dont le ménage s’était risqué à faire venir une pièce, sur les droits d’auteur du premier roman, les voix s’élevèrent, on s’anima. — Alors, tu as traité avec Naudet ? demanda Mahoudeau, dont le visage osseux d’affamé s’était creusé encore. Est-ce vrai qu’il t’assure cinquante mille francs la première année ? Fagerolles répondit du bout des lèvres — Oui, cinquante mille… Mais rien n’est fait, je me tâte, c’est raide de s’engager ainsi. Ah ! c’est moi qui ne m’emballe pas ! — Fichtre ! murmura le sculpteur, tu es difficile. Pour vingt francs par jour, moi, je signe ce qu’on voudra. Tous, maintenant, écoutaient Fagerolles, qui jouait l’homme excédé par le succès naissant. Il avait toujours sa jolie figure inquiétante de gueuse ; mais un certain arrangement des cheveux, la coupe de la barbe, lui donnaient une gravité. Bien qu’il vînt encore de loin en loin chez Sandoz, il se séparait de la bande, se lançait sur les boulevards, fréquentait les cafés, les bureaux de rédaction, tous les lieux de publicité où il pouvait faire des connaissances utiles. C’était une tactique, une volonté de se tailler son triomphe à part, cette idée maligne que, pour réussir, il ne fallait plus avoir rien de commun avec ces révolutionnaires, ni un marchand, ni les relations, ni les habitudes. Et l’on disait même qu’il mettait les femmes de deux ou trois salons dans sa chance, non pas en mâle brutal comme Jory, mais en vicieux supérieur à ses passions, en simple chatouilleur de baronnes sur le retour. Justement, Jory lui signala un article, dans l’unique but de se donner une importance, car il avait la prétention d’avoir fait Fagerolles, comme il prétendait jadis avoir fait Claude. — Dis donc, as-tu lu l’étude de Vernier sur toi ? En voilà un encore qui me répète ! — Ah ! il en a, lui, des articles ! soupira Mahoudeau. Fagerolles eut un geste insouciant de la main ; mais il souriait, avec le mépris caché de ces pauvres diables si peu adroits, s’entêtant à une rudesse de niais, lorsqu’il était si facile de conquérir la foule. Ne lui suffisait-il pas de rompre, après les avoir pillés ? Il bénéficiait de toute la haine qu’on avait contre eux, on couvrait d’éloges ses toiles adoucies, pour achever de tuer leurs œuvres obstinément violentes. — As-tu lu, toi, l’article de Vernier ? répéta Jory à Gagnière. N’est-ce pas qu’il dit ce que j’ai dit ? Depuis un instant, Gagnière s’absorbait dans la contemplation de son verre sur la nappe blanche, que le reflet du vin tachait de rouge. Il sursauta. — Hein ! l’article de Vernier ? — Oui, enfin tous ces articles qui paraissent sur Fagerolles. Stupéfait, il se tourna vers celui-ci. — Tiens ! on écrit des articles sur toi… Je n’en sais rien, je ne les ai pas vus… Ah ! on écrit des articles sur toi ! pourquoi donc ? Un fou rire s’éleva, Fagerolles seul ricanait de mauvaise grâce, croyant à une farce méchante. Mais Gagnière était d’une absolue bonne foi il s’étonnait qu’on pût faire un succès à un peintre qui n’observait seulement pas la loi des valeurs. Un succès à ce truqueur-là, jamais de la vie ! Que devenait la conscience ? Cette gaieté bruyante échauffa la fin du dîner. On ne mangeait plus, seule la maîtresse de maison voulait encore remplir les assiettes. — Mon ami, veille donc, répétait-elle à Sandoz, très excité au milieu du bruit. Allonge la main, les biscuits sont sur le buffet. On se récria, tous se levèrent. Comme on passait ensuite la soirée là, autour de la table, à prendre du thé, ils se tinrent debout, continuant de causer contre les murs, pendant que la bonne ôtait le couvert. Le ménage aidait, elle remettant les salières dans un tiroir, lui donnant un coup de main pour plier la nappe. — Vous pouvez fumer, dit Henriette. Vous savez que ça ne me gêne nullement. Fagerolles, qui avait attiré Claude dans l’embrasure de la fenêtre, lui offrit un cigare, que celui-ci refusa. — Ah ! c’est vrai, tu ne fumes pas… Et, dis donc, j’irai voir ce que tu rapportes. Hein ? des choses très intéressantes. Tu sais, moi, ce que je pense de ton talent. Tu es le plus fort… Il se montrait très humble, sincère au fond, laissant remonter son admiration d’autrefois, marqué pour toujours à l’empreinte de ce génie d’un autre, qu’il reconnaissait, malgré les calculs compliqués de sa malice. Mais son humilité s’aggravait d’une gêne, bien rare chez lui, du trouble où le jetait le silence que le maître de sa jeunesse gardait sur son tableau. Et il se décida, les lèvres tremblantes. — Est-ce que tu as vu mon actrice, au Salon ? Aimes-tu ça, franchement ? Claude hésita une seconde, puis en bon camarade — Oui, il y a des choses très bien. Déjà, Fagerolles saignait d’avoir posé cette question stupide ; et il achevait de perdre pied, il s’excusait maintenant, tâchait d’innocenter ses emprunts et de plaider ses compromis. Lorsqu’il s’en fut tiré à grand’peine, exaspéré contre sa maladresse, il redevint un instant le farceur de jadis, fit rire aux larmes Claude lui-même, les amusa tous. Puis, il tendit la main à Henriette, pour prendre congé. — Comment ! vous nous quittez si vite ? — Hélas ! oui, chère madame. Mon père traite ce soir un chef de bureau, qu’il travaille pour la décoration… Et, comme je suis un de ses titres, j’ai dû jurer de paraître. Lorsqu’il fut parti, Henriette, qui avait échangé quelques mots tout bas avec Sandoz, disparut ; et l’on entendit le bruit léger de ses pas au premier étage depuis le mariage, c’était elle qui soignait la vieille mère infirme, s’absentant ainsi à plusieurs reprises dans la soirée, comme le fils autrefois. Du reste, pas un des convives n’avait remarqué sa sortie. Mahoudeau et Gagnière causaient de Fagerolles, se montraient d’une aigreur sourde, sans attaque directe. Ce n’était encore que des regards ironiques de l’un à l’autre, des haussements d’épaules, tout le muet mépris de garçons qui ne veulent pas exécuter un camarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternèrent, l’accablèrent des espérances qu’ils mettaient en lui. Ah ! il était temps qu’il revînt, car lui seul, avec ses dons de grand peintre, sa poigne solide, pouvait être le maître, le chef reconnu. Depuis le Salon des Refusés, l’école du plein air s’était élargie, toute une influence croissante se faisait sentir ; malheureusement, les efforts s’éparpillaient, les nouvelles recrues se contentaient d’ébauches, d’impressions bâclées en trois coups de pinceau ; et l’on attendait l’homme de génie nécessaire, celui qui incarnerait la formule en chefs-d’œuvre. Quelle place à prendre ! dompter la foule, ouvrir un siècle, créer un art ! Claude les écoutait, les yeux à terre, la face envahie d’une pâleur. Oui, c’était bien là son rêve inavoué, l’ambition qu’il n’osait se confesser à lui-même. Seulement, il se mêlait à la joie de la flatterie une étrange angoisse, une peur de cet avenir, en les entendant le hausser à ce rôle de dictateur, comme s’il eût triomphé déjà. — Laissez donc ! finit-il par crier, il y en a qui me valent, je me cherche encore ! Jory, agacé, fumait en silence. Brusquement, comme les deux autres s’entêtaient, il ne put retenir cette phrase — Tout ça, mes petits, c’est parce que vous êtes embêtés du succès de Fagerolles. Ils se récrièrent, éclatèrent en protestations. Fagerolles ! le jeune maître ! quelle bonne farce ! — Oh ! tu nous lâches, nous le savons, dit Mahoudeau. Il n’y a pas de danger que tu écrives deux lignes sur nous, maintenant. — Dame, mon cher, répondit Jory, vexé, tout ce que j’écris sur vous, on me le coupe. Vous vous faites exécrer partout… Ah ! si j’avais un journal à moi ! Henriette reparut, et les yeux de Sandoz ayant cherché les siens, elle lui répondit d’un regard, elle eut ce sourire tendre et discret, qu’il avait lui-même jadis, quand il sortait de la chambre de sa mère. Puis, elle les appela tous, ils se rassirent autour de la table, tandis qu’elle faisait le thé et qu’elle le versait dans les tasses. Mais la soirée s’attrista, engourdie d’une lassitude. On eut beau laisser entrer Bertrand, le grand chien, qui se livra à des bassesses devant le sucre, et qui alla se coucher contre le poêle, où il ronfla comme un homme. Depuis la discussion sur Fagerolles, des silences régnaient, une sorte d’ennui irrité s’alourdissait dans la fumée épaissie des pipes. Même Gagnière, à un moment, quitta la table, pour se mettre au piano, où il estropia en sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides d’un amateur qui fait ses premières gammes à trente ans. Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer la réunion. Il s’était échappé d’un bal, désireux de remplir envers ses anciens camarades ce qu’il regardait comme un dernier devoir ; et son habit, sa cravate blanche, sa grosse face pâle exprimaient à la fois la contrariété d’être venu, l’importance qu’il donnait à ce sacrifice, la peur qu’il avait de compromettre sa fortune nouvelle. Il évitait de parler de sa femme, pour ne pas avoir à l’amener chez Sandoz. Quand il eut serré la main de Claude, sans plus d’émotion que s’il l’avait rencontré la veille, il refusa une tasse de thé, il parla lentement, en gonflant les joues, des tracas de son installation dans une maison neuve dont il essuyait les plâtres, du travail qui l’accablait, depuis qu’il s’occupait des constructions de son beau-père, toute une rue à bâtir, près du parc Monceau. Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre. La vie avait-elle donc emporté déjà les soirées d’autrefois, si fraternelles dans leur violence, où rien ne les séparait encore, où pas un d’eux ne réservait sa part de gloire ? Aujourd’hui, la bataille commençait, chaque affamé donnait son coup de dents. La fissure était là, la fente à peine visible, qui avait fêlé les vieilles amitiés jurées, et qui devait les faire craquer, un jour, en mille pièces. Mais Sandoz, dans son besoin d’éternité, ne s’apercevait toujours de rien, les voyait tels que rue d’Enfer, aux bras les uns des autres, partis en conquérants. Pourquoi changer ce qui était bon ? est-ce que le bonheur n’était pas dans une joie choisie entre toutes, puis éternellement goûtée ? Et, une heure plus tard, lorsque les camarades se décidèrent à s’en aller, somnolents sous l’égoïsme morne de Dubuche qui parlait sans fin de ses affaires, lorsqu’on eut arraché du piano Gagnière hypnotisé, Sandoz, suivi de sa femme, malgré la nuit froide, voulut absolument les accompagner jusqu’au bout du jardin, à la grille. Il distribuait des poignées de main, il criait — À jeudi, Claude !… À jeudi, tous !… Hein ? venez tous ! — À jeudi ! répéta Henriette, qui avait pris la lanterne et qui la haussait, pour éclairer l’escalier. Et, au milieu des rires, Gagnière et Mahoudeau répondirent en plaisantant — À jeudi, jeune maître !… Bonne nuit, jeune maître ! Dehors, dans la rue Nollet, Dubuche appela tout de suite un fiacre, qui l’emporta. Les quatre autres remontèrent ensemble jusqu’au boulevard extérieur, presque sans échanger un mot, l’air étourdi d’être depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, une fille ayant passé, Jory se lança derrière ses jupes, après avoir prétexté des épreuves qui l’attendaient au journal. Et, comme Gagnière arrêtait machinalement Claude devant le café Baudequin, dont le gaz flambait encore, Mahoudeau refusa d’entrer, s’en alla seul, roulant des idées tristes, là-bas, jusqu’à la rue du Cherche-Midi. Claude se trouva, sans l’avoir voulu, assis à leur ancienne table, en face de Gagnière silencieux. Le café n’avait pas changé, on s’y réunissait toujours le dimanche, une ferveur s’était déclarée même, depuis que Sandoz habitait le quartier ; mais la bande s’y noyait dans un flot de nouveaux venus, on était peu à peu submergé par la banalité montante des élèves du plein air. À cette heure, du reste, le café se vidait ; trois jeunes peintres, que Claude ne connaissait pas, vinrent, en se retirant, lui serrer la main ; et il n’y eut plus qu’un petit rentier du voisinage, endormi devant une soucoupe. Gagnière, très à l’aise, comme chez lui, indifférent aux bâillements de l’unique garçon qui s’étirait dans la salle, regardait Claude sans le voir, les yeux vagues. — À propos, demanda ce dernier, qu’expliquais-tu donc à Mahoudeau, ce soir ? Oui, le rouge du drapeau qui tourne au jaune, dans le bleu du ciel… Hein ? tu pioches la théorie des couleurs complémentaires. Mais l’autre ne répondit pas. Il prit sa chope, la reposa sans avoir bu, finit par murmurer, avec un sourire d’extase — Haydn, c’est la grâce rhétoricienne, une petite musique chevrotante de vieille aïeule poudrée… Mozart, c’est le génie précurseur, le premier qui ait donné à l’orchestre une voix individuelle… Et ils existent surtout, ces deux-là, parce qu’ils ont fait Beethoven… Ah ! Beethoven, la puissance, la force dans la douleur sereine, Michel-Ange au tombeau des Médicis ! Un logicien héroïque, un pétrisseur de cervelles, car ils sont tous partis de la symphonie avec chœurs, les grands d’aujourd’hui ! Le garçon, las d’attendre, se mit à éteindre les becs de gaz, d’une main paresseuse, en traînant les pieds. Une mélancolie envahissait la salle déserte, salie de crachats et de bouts de cigare, exhalant l’odeur de ses tables poissées par les consommations ; tandis que, du boulevard assoupi, ne venaient plus que les sanglots perdus d’un ivrogne. Gagnière, au loin, continuait à suivre la chevauchée de ses rêves. — Weber passe dans un paysage romantique, conduisant la ballade des morts, au milieu des saules éplorés et des chênes qui tordent leurs bras… Schubert le suit, sous la lune pâle, le long des lacs d’argent… Et voilà Rossini, le don en personne, si gai, si naturel, sans souci de l’expression, se moquant du monde, qui n’est pas mon homme, ah ! non, certes ! mais si étonnant tout de même par l’abondance de son invention, par les effets énormes qu’il tire de l’accumulation des voix et de la répétition enflée du même thème… Ces trois-là, pour aboutir à Meyerbeer, un malin qui a profité de tout, mettant après Weber la symphonie dans l’opéra, donnant l’expression dramatique à la formule inconsciente de Rossini. Oh ! des souffles superbes, la pompe féodale, le mysticisme militaire, le frisson des légendes fantastiques, un cri de passion traversant l’histoire ! Et des trouvailles, la personnalité des instruments, le récitatif dramatique accompagné symphoniquement à l’orchestre, la phrase typique sur laquelle toute l’œuvre est construite… Un grand bonhomme ! un très grand bonhomme ! — Monsieur, vint dire le garçon, je ferme. Et, comme Gagnière ne tournait même pas la tête, il alla réveiller le petit rentier, toujours endormi devant sa soucoupe. — Je ferme, monsieur. Frissonnant, le consommateur attardé se leva, tâtonna dans le coin sombre où il se trouvait, pour avoir sa canne ; et, quand le garçon la lui eut ramassée sous les chaises, il sortit. — Berlioz a mis de la littérature dans son affaire. C’est l’illustrateur musical de Shakspeare, de Virgile et de Gœthe. Mais quel peintre ! le Delacroix de la musique, qui a fait flamber les sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, la fêlure romantique au crâne, une religiosité qui l’emporte, des extases par-dessus les cimes. Mauvais constructeur d’opéra, merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de l’orchestre qu’il torture, ayant poussé à l’extrême la personnalité des instruments, dont chacun pour lui représente un personnage. Ah ! ce qu’il a dit des clarinettes Les clarinettes sont les femmes aimées », ah ! cela m’a toujours fait couler un frisson sur la peau… Et Chopin, si dandy dans son byronisme, le poète envolé des névroses ! Et Mendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakspeare en escarpins de bal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les dames intelligentes !… Et puis, et puis, il faut se mettre à genoux… Il n’y avait plus qu’un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête, et le garçon, derrière son dos, attendait, dans le vide noir et glacé de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, il en arrivait à ses dévotions, au tabernacle reculé, au saint des saints. — Oh ! Schumann, le désespoir, la jouissance du désespoir ! Oui, la fin de tout, le dernier chant d’une pureté triste, planant sur les ruines du monde !… Oh ! Wagner, le dieu, en qui s’incarnent des siècles de musique ! Son œuvre est l’arche immense, tous les arts en un seul, l’humanité vraie des personnages exprimée enfin, l’orchestre vivant à part la vie du drame ; et quel massacre des conventions, des formules ineptes ! quel affranchissement, révolutionnaire, dans l’infini !… L’ouverture du Tannhäuser, ah ! c’est l’alleluia sublime du nouveau siècle d’abord, le chant des pèlerins, le motif religieux, calme, profond, à palpitations lentes ; puis, les voix des sirènes qui l’étouffent peu à peu, les voluptés de Vénus pleines d’énervantes délices, d’assoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impérieuses, désordonnées ; et, bientôt, le thème sacré qui revient graduellement comme une aspiration de l’espace, qui s’empare de tous les chants et les fond en une harmonie suprême, pour les emporter sur les ailes d’un hymne triomphal ! — Je ferme, monsieur, répéta le garçon. Claude, qui n’écoutait plus, enfoncé lui aussi dans sa passion, acheva sa chope et dit très haut — Hé ! mon vieux, on ferme ! Alors, Gagnière tressaillit. Sa face enchantée eut une contraction douloureuse, et il grelotta, comme, s’il retombait d’un astre. Goulûment, il but sa bière ; puis, sur le trottoir, après avoir serré en silence la main de son compagnon, il s’éloigna, s’enfonça au fond des ténèbres. Il était près de deux heures, lorsque Claude rentra rue de Douai. Depuis une semaine qu’il battait de nouveau Paris, il y rapportait ainsi chaque soir les fièvres de sa journée. Mais jamais encore il n’était revenu si tard, la tête si chaude et si fumante. Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe éteinte, le front tombé au bord de la table. VIII Enfin, Christine donna un dernier coup de plumeau, et ils furent installés. Cet atelier de la rue de Douai ; petit et incommode, était accompagné seulement d’une étroite chambre et d’une cuisine grande comme une armoire il fallait manger dans l’atelier, le ménage y vivait, avec l’enfant toujours en travers des jambes. Et elle avait eu bien du mal à tirer parti de leurs quatre meubles, car elle voulait éviter la dépense. Pourtant, elle dut acheter un vieux lit d’occasion, elle céda même au besoin luxueux d’avoir des rideaux de mousseline blanche, à sept sous le mètre. Dès lors, ce trou lui parut charmant, elle se mit à le tenir sur un pied de propreté bourgeoise, ayant résolu de faire tout en personne et de se passer de servante, pour ne pas trop changer leur vie, qui allait être difficile. Claude vécut ces premiers mois dans une excitation croissante. Les courses au milieu des rues tumultueuses, les visites chez les camarades enfiévrées de discussions, toutes les colères, toutes les idées chaudes qu’il rapportait ainsi du dehors, le faisaient se passionner à voix haute, jusque dans son sommeil. Paris l’avait repris aux moelles, violemment ; et, en pleine flambée de cette fournaise, c’était une seconde jeunesse, un enthousiasme et une ambition à désirer tout voir, tout faire, tout conquérir. Jamais il ne s’était senti une telle rage de travail, ni un tel espoir, comme s’il lui avait suffi d’étendre la main, pour créer les chefs-d’œuvre qui le mettraient à son rang, au premier. Quand il traversait Paris, il découvrait des tableaux partout, la ville entière, avec ses rues, ses carrefours, ses ponts, ses horizons vivants, se déroulait en fresques immenses, qu’il jugeait toujours trop petites, pris de l’ivresse des besognes colossales. Et il rentrait frémissant, le crâne bouillonnant de projets, jetant des croquis sur des bouts de papier, le soir, à la lampe, sans pouvoir décider par où il entamerait la série des grandes pages qu’il rêvait. Un obstacle sérieux lui vint de la petitesse de son atelier. S’il avait eu seulement l’ancien comble du quai de Bourbon, ou bien même la vaste salle à manger de Bennecourt ! Mais que faire, dans cette pièce en longueur, un couloir, que le propriétaire avait l’effronterie de louer quatre cents francs à des peintres, après l’avoir couvert d’un vitrage ? Et le pis était que ce vitrage, tourné au nord, resserré entre deux murailles hautes, ne laissait tomber qu’une lumière verdâtre de cave. Il dut donc remettre à plus tard ses grandes ambitions, il résolut de s’attaquer d’abord à des toiles moyennes, en se disant que la dimension des œuvres ne fait point le génie. Le moment lui paraissait si bon pour le succès d’un artiste brave, qui apporterait enfin une note d’originalité et de franchise, dans la débâcle des vieilles écoles ! Déjà, les formules de la veille se trouvaient ébranlées, Delacroix était mort sans élèves, Courbet avait à peine derrière lui quelques imitateurs maladroits ; leurs chefs-d’œuvre n’allaient plus être que des morceaux de musée, noircis par l’âge, simples témoignages de l’art d’une époque ; et il semblait aisé de prévoir la formule nouvelle qui se dégagerait des leurs, cette poussée du grand soleil, cette aube limpide qui se levait dans les récents tableaux, sous l’influence commençante de l’école du plein air. C’était indéniable, les œuvres blondes dont on avait tant ri au Salon des Refusés, travaillaient sourdement bien des peintres, éclaircissaient peu à peu toutes les palettes. Personne n’en convenait encore, mais le branle était donné, une évolution se déclarait, qui devenait de plus en plus sensible à chaque Salon. Et quel coup, si, au milieu de ces copies inconscientes des impuissants, de ces tentatives peureuses et sournoises des habiles, un maître se révélait, réalisant la formule avec l’audace de la force, sans ménagements, telle qu’il fallait la planter, solide et entière, pour qu’elle fût la vérité de cette fin de siècle ! Dans cette première heure de passion et d’espoir, Claude, si ravagé par le doute d’habitude, crut en son génie. Il n’avait plus de ces crises, dont l’angoisse le lançait pendant des jours sur le pavé, en quête de son courage perdu. Une fièvre le raidissait, il travaillait avec l’obstination aveugle de l’artiste qui s’ouvre la chair, pour en tirer le fruit dont il est tourmenté. Son long repos à la campagne lui avait donné une fraîcheur de vision singulière, une joie ravie d’exécution il lui semblait renaître à son métier, dans une facilité et un équilibre qu’il n’avait jamais eus ; et c’était aussi une certitude de progrès, un profond contentement, devant des morceaux réussis, où aboutissaient enfin d’anciens efforts stériles. Comme il le disait à Bennecourt, il tenait son plein air, cette peinture d’une gaieté de tons chantante, qui étonnait les camarades, quand ils le venaient voir. Tous admiraient, convaincus qu’il n’aurait qu’à se produire, pour prendre sa place, très haut, avec des œuvres d’une notation si personnelle, où pour la première fois la nature baignait dans de la vraie lumière, sous le jeu des reflets et la continuelle décomposition des couleurs. Et, durant trois années, Claude lutta sans faiblir, fouetté par les échecs, n’abandonnant rien de ses idées, marchant droit devant lui, avec la rudesse de la foi. D’abord, la première année, il alla, pendant les neiges de décembre, se planter quatre heures chaque jour derrière la butte Montmartre, à l’angle d’un terrain vague, d’où il peignait un fond de misère, des masures basses, dominées par des cheminées d’usine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées. Son obstination à peindre sur nature compliquait terriblement son travail, l’embarrassait de difficultés presque insurmontables. Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit à son atelier qu’un nettoyage. L’œuvre, quand elle fut posée sous la clarté morte du vitrage, l’étonna lui-même par sa brutalité c’était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, les deux figures se détachaient, lamentables, d’un gris boueux. Tout de suite, il sentit qu’un pareil tableau ne serait pas reçu ; mais il n’essaya point de l’adoucir, il l’envoya quand même au Salon. Après avoir juré qu’il ne tenterait jamais plus d’exposer, il établissait maintenant en principe qu’on devait toujours présenter quelque chose au jury, uniquement pour le mettre dans son tort ; et il reconnaissait du reste l’utilité du Salon, le seul terrain de bataille où un artiste pouvait se révéler d’un coup. Le jury refusa le tableau. La seconde année, il chercha une opposition. Il choisit un bout du square des Batignolles, en mai de gros marronniers jetant leur ombre, une fuite de pelouse, des maisons à six étages, au fond ; tandis que, au premier plan, sur un banc d’un vert cru, s’alignaient des bonnes et des petits bourgeois du quartier, regardant trois gamines en train de faire des pâtés de sable. Il lui avait fallu de l’héroïsme, la permission obtenue, pour mener à bien son travail, au milieu de la foule goguenarde. Enfin, il s’était décidé à venir, dès cinq heures du matin, peindre les fonds ; et, réservant les figures, il avait dû se résoudre à n’en prendre que des croquis, puis à finir dans l’atelier. Cette fois, le tableau lui parut moins rude, la facture avait un peu de l’adoucissement morne qui tombait du vitrage. Il le crut reçu, tous les amis crièrent au chef d’œuvre, répandirent le bruit que le Salon allait en être révolutionné. Et ce fut de la stupeur, de l’indignation, lorsqu’une rumeur annonça un nouveau refus du jury. Le parti pris n’était plus niable, il s’agissait de l’étranglement systématique d’un artiste original. Lui, après le premier emportement, tourna sa colère contre son tableau, qu’il déclarait menteur, déshonnête, exécrable. C’était une leçon méritée, dont il se souviendrait est-ce qu’il aurait dû retomber dans ce jour de cave de l’atelier ? est-ce qu’il retournerait à la sale cuisine bourgeoise des bonshommes faits de chic ? Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit. Aussi, la troisième année s’enragea-t-il sur une œuvre de révolte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris, qui, certains jours, chauffe à blanc le pavé, dans la réverbération éblouissante des façades nulle part il ne fait plus chaud, les gens des pays brûlés s’épongent eux-mêmes, on dirait une terre d’Afrique, sous la pluie lourde d’un ciel en feu. Le sujet qu’il traita fut un coin de la place du Carrousel, à une heure, lorsque l’astre tape d’aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, au cheval en eau, la tête basse, vague dans la vibration de la chaleur ; des passants semblaient ivres, pendant que, seule, une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait à l’aise d’un pas de reine, comme dans l’élément de flamme où elle devait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible, c’était l’étude nouvelle de la lumière, cette décomposition d’une observation très exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudes de l’œil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, où personne n’était accoutumé d’en voir. Les Tuileries, au fond, s’évanouissaient en nuée d’or ; les pavés saignaient, les passants n’étaient plus que des indications, des taches sombres mangées par la clarté trop vive. Cette fois, les camarades, tout en s’exclamant encore, restèrent gênés, saisis d’une même inquiétude le martyre était au bout d’une peinture pareille. Lui, sous leurs éloges, comprit très bien la rupture qui s’opérait ; et, quand le jury, de nouveau, lui eut fermé le Salon, il s’écria douloureusement dans une minute de lucidité — Allons ! c’est entendu… J’en crèverai ! Peu à peu, si la bravoure de son obstination paraissait grandir, il retombait pourtant à ses doutes d’autrefois, ravagé par la lutte qu’il soutenait contre la nature. Toute toile qui revenait, lui semblait mauvaise, incomplète surtout, ne réalisant pas l’effort tenté. C’était cette impuissance qui l’exaspérait, plus encore que les refus du jury. Sans doute, il ne pardonnait pas à ce dernier ses œuvres, même embryonnaires, valaient cent fois les médiocrités reçues ; mais quelle souffrance de ne jamais se donner entier, dans le chef-d’œuvre dont il ne pouvait accoucher son génie ! Il y avait toujours des morceaux superbes, il était content de celui-ci, de celui-là, de cet autre. Alors, pourquoi de brusques trous ? pourquoi des parties indignes, inaperçues pendant le travail, tuant le tableau ensuite d’une tare ineffaçable ? Et il se sentait incapable de correction, un mur se dressait à un moment, un obstacle infranchissable, au delà duquel il lui était défendu d’aller. S’il reprenait vingt fois le morceau, vingt fois il aggravait le mal, tout se brouillait et glissait au gâchis. Il s’énervait, ne voyait plus, n’exécutait plus, en arrivait à une véritable paralysie de la volonté. Étaient-ce donc ses yeux, étaient-ce ses mains qui cessaient de lui appartenir, dans le progrès des lésions anciennes, qui l’avait inquiété déjà ? Les crises se multipliaient, il recommençait à vivre des semaines abominables, se dévorant, éternellement secoué de l’incertitude à l’espérance ; et l’unique soutien, pendant ces heures mauvaises, passées à s’acharner sur l’œuvre rebelle, c’était le rêve consolateur de l’œuvre future, celle où il se satisferait enfin, où ses mains se délieraient pour la création. Par un phénomène constant, son besoin de créer allait ainsi plus vite que ses doigts, il ne travaillait jamais à une toile, sans concevoir la toile suivante. Une seule hâte lui restait, se débarrasser du travail en train, dont il agonisait ; sans doute, ça ne vaudrait rien encore, il en était aux concessions fatales, aux tricheries, à tout ce qu’un artiste doit abandonner de sa conscience ; mais ce qu’il ferait ensuite, ah ! ce qu’il ferait, il le voyait superbe et héroïque, inattaquable, indestructible. Perpétuel mirage qui fouette le courage des damnés de l’art, mensonge de tendresse et de pitié sans lequel la production serait impossible, pour tous ceux qui se meurent de ne pouvoir faire de la vie ! Et, en dehors de cette lutte sans cesse renaissante avec lui-même, les difficultés matérielles s’accumulaient. N’était-ce donc point assez de ne pas arriver à sortir ce qu’on avait dans le ventre ? Il fallait en outre se battre contre les choses ! Bien qu’il refusât de le confesser, la peinture sur nature, au plein air, devenait impossible, dès que la toile dépassait certaines dimensions. Comment s’installer dans les rues, au milieu des foules ? comment obtenir, pour chaque personnage, les heures de pose suffisantes ? Cela, évidemment, n’admettait que certains sujets déterminés, des paysages, des coins restreints de ville, où les figures ne sont que des silhouettes faites après coup. Puis, il y avait les mille contrariétés du temps, le vent qui emportait le chevalet, la pluie qui arrêtait les séances. Ces jours-là, il rentrait hors de lui, menaçant du poing le ciel, accusant la nature de se défendre, pour ne pas être prise et vaincue. Il se plaignait amèrement de n’être pas riche, car il rêvait d’avoir des ateliers mobiles, une voiture à Paris, un bateau sur la Seine, dans lesquels il aurait vécu comme un bohémien de l’art. Mais rien ne l’aidait, tout conspirait contre son travail. Christine, alors, souffrit avec Claude. Elle avait partagé ses espoirs, très brave, égayant l’atelier de son activité de ménagère ; et, maintenant, elle s’asseyait, découragée quand elle le voyait sans force. À chaque tableau refusé, elle montrait une douleur plus vive, blessée dans son amour-propre de femme, ayant cet orgueil du succès qu’elles ont toutes. L’amertume du peintre l’aigrissait aussi, elle épousait ses passions, identifiée à ses goûts, défendant sa peinture qui était devenue comme une dépendance d’elle-même, la grande affaire de leur vie, la seule importante désormais, celle dont elle espérait son bonheur. Chaque jour, elle devinait bien que cette peinture lui prenait son amant davantage ; et elle n’en était pas encore à la lutte, elle cédait, se laissait emporter avec lui, pour ne faire qu’un, au fond du même effort. Mais une tristesse montait de ce commencement d’abdication, une crainte de ce qui l’attendait là-bas. Parfois, un frisson de recul la glaçait jusqu’au cœur. Elle se sentait vieillir, tandis qu’une pitié immense la bouleversait, une envie de pleurer sans cause, qu’elle contentait dans l’atelier lugubre, pendant des heures, quand elle y était seule. À cette époque, son cœur s’ouvrit, plus large, et une mère se dégagea de l’amante. Cette maternité pour son grand enfant d’artiste était faite de la pitié vague et infinie qui l’attendrissait, de la faiblesse illogique où elle le voyait tomber à chaque heure, des pardons continuels qu’elle était forcée de lui accorder. Il commençait à la rendre malheureuse, elle n’avait plus de lui que ces caresses d’habitude, données ainsi qu’une aumône aux femmes dont on se détache ; et, comment l’aimer encore, quand il s’échappait de ses bras, qu’il montrait un air d’ennui dans les étreintes ardentes dont elle l’étouffait toujours ? comment l’aimer, si elle ne l’aimait pas de cette autre affection de chaque minute, en adoration devant lui, s’immolant sans cesse ? Au fond d’elle, l’insatiable amour grondait, elle demeurait la chair de passion, la sensuelle aux lèvres fortes dans la saillie têtue des mâchoires. C’était une douleur triste, alors, après les chagrins secrets de la nuit, de n’être plus qu’une mère jusqu’au soir, de goûter une dernière et pâle jouissance dans la bonté, dans le bonheur qu’elle tâchait de lui faire, au milieu de leur vie gâtée maintenant. Seul, le petit Jacques eut à pâtir de ce déplacement de tendresse. Elle le négligeait davantage, la chair restée muette pour lui, ne s’étant éveillée à la maternité que par l’amour. C’était l’homme adoré, désiré, qui devenait son enfant ; et l’autre, le pauvre être, demeurait un simple témoignage de leur grande passion d’autrefois. À mesure qu’elle l’avait vu grandir et ne plus demander autant de soins, elle s’était mise à le sacrifier, sans dureté au fond, simplement parce qu’elle sentait ainsi. À table, elle ne lui donnait que les seconds morceaux ; la meilleure place, près du poêle, n’était pas pour sa petite chaise ; si la peur d’un accident la secouait, le premier cri, le premier geste de protection n’allait jamais vers sa faiblesse. Et sans cesse elle le reléguait, le supprimait Jacques, tais-toi, tu fatigues ton père ! Jacques, ne remue donc pas, tu vois bien que ton père travaille ! » L’enfant s’accommodait mal de Paris. Lui, qui avait eu la campagne vaste pour se rouler en liberté, étouffait dans l’espace étroit où il devait se tenir sage. Ses belles couleurs rouges pâlissaient, il ne poussait plus que chétif, sérieux comme un petit homme, les yeux élargis sur les choses. Il venait d’avoir cinq ans, sa tête avait démesurément grossi, par un phénomène singulier, qui faisait dire à son père Le gaillard a la caboche d’un grand homme ! » Mais, au contraire, il semblait que l’intelligence diminuât, à mesure que le crâne augmentait. Très doux, craintif, l’enfant s’absorbait pendant des heures, sans savoir répondre, l’esprit en fuite ; et, s’il sortait de cette immobilité, c’était dans des crises folles de sauts et de cris, comme une jeune bête joueuse que l’instinct emporte. Alors, les tiens-toi tranquille ! » pleuvaient, car la mère ne pouvait comprendre ces vacarmes subits, bouleversée de voir le père s’irriter à son chevalet, se fâchant elle-même, courant vite rasseoir le petit dans son coin. Calmé tout d’un coup, avec le frisson peureux d’un réveil trop brusque, il se rendormait, les yeux ouverts, si paresseux à vivre, que les jouets, des bouchons, des images, de vieux tubes de couleur, lui tombaient des mains. Déjà, elle avait essayé de lui apprendre ses lettres. Il s’était débattu avec des larmes, et l’on attendait un an ou deux encore pour le mettre à l’école, où les maîtres sauraient bien le faire travailler. Christine, enfin, commençait à s’effrayer, devant la misère menaçante. À Paris, avec cet enfant qui poussait, la vie était plus chère, et les fins de mois devenaient terribles, malgré ses économies de toutes sortes. Le ménage n’avait d’assurés que les mille francs de rente ; et comment vivre avec cinquante francs par mois, lorsqu’on avait prélevé les quatre cents francs du loyer ? D’abord, ils s’étaient tirés d’embarras, grâce à quelques toiles vendues, Claude ayant retrouvé l’ancien amateur de Gagnière, un de ces bourgeois détestés, qui ont des âmes ardentes d’artistes, dans les habitudes maniaques où ils s’enferment ; celui-ci, M. Hue, un ancien chef de bureau, n’était malheureusement pas assez riche pour acheter toujours, et il ne pouvait que se lamenter sur l’aveuglement du public, qui laissait une fois de plus le génie mourir de faim ; car lui, convaincu, frappé par la grâce dès le premier coup d’œil, avait choisi les œuvres les plus rudes, qu’il pendait à côté de ses Delacroix, en leur prophétisant une fortune égale. Le pis était que le père Malgras venait de se retirer, après fortune faite une très modeste aisance d’ailleurs, une rente d’une dizaine de mille francs, qu’il s’était décidé à manger dans une petite maison de Bois-Colombes, en homme prudent. Aussi fallait-il l’entendre parler du fameux Naudet, avec le dédain des millions que remuait cet agioteur, des millions qui lui retomberaient sur le nez, disait-il. Claude, à la suite d’une rencontre, ne réussit qu’à lui vendre une dernière toile, pour lui, une de ses académies de l’atelier Boutin, la superbe étude de ventre que l’ancien marchand n’avait pu revoir sans un regain de passion au cœur. C’était donc la misère prochaine, les débouchés se fermaient au lieu de s’ouvrir, une légende inquiétante se créait peu à peu autour de cette peinture continuellement repoussée du Salon ; sans compter qu’il aurait suffi, pour effrayer l’argent, d’un art si incomplet et si révolutionnaire, où l’œil effaré ne retrouvait aucune des conventions admises. Un soir, ne sachant comment acquitter une note de couleurs, le peintre s’était écrié qu’il vivrait sur le capital de sa rente, plutôt que de descendre à la production basse des tableaux de commerce. Mais Christine, violemment, s’était opposée à ce moyen extrême elle rognerait encore sur les dépenses, enfin elle préférait tout à cette folie, qui les jetterait ensuite au pavé, sans pain. Après le refus de son troisième tableau, l’été fut si miraculeux, cette année-là, que Claude sembla y puiser une nouvelle force. Pas un nuage, des journées limpides sur l’activité géante de Paris. Il s’était remis à courir la ville, avec la volonté de chercher un coup, comme il le disait quelque chose d’énorme, de décisif, il ne savait pas au juste. Et, jusqu’à septembre, il ne trouva rien, se passionnant pendant une semaine pour un sujet, puis déclarant que ce n’était pas encore ça. Il vivait dans un continuel frémissement, aux aguets, toujours à la minute de mettre la main sur cette réalisation de son rêve, qui fuyait toujours. Au fond, son intransigeance de réaliste cachait des superstitions de femme nerveuse, il croyait à des influences compliquées et secrètes tout allait dépendre de l’horizon choisi, néfaste ou heureux. Une après-midi, par un des derniers beaux jours de la saison, Claude avait emmené Christine, laissant le petit Jacques à la garde de la concierge, une vieille brave femme, comme ils faisaient d’ordinaire, quand ils sortaient ensemble. C’était une envie soudaine de promenade, un besoin de revoir avec elle des coins chéris autrefois, derrière lequel se cachait le vague espoir qu’elle lui porterait chance. Et ils descendirent ainsi jusqu’au pont Louis-Philippe, restèrent un quart d’heure sur le quai aux Ormes, silencieux, debout contre le parapet, à regarder en face, de l’autre côté de la Seine, le vieil hôtel du Martoy, où ils s’étaient aimés. Puis, toujours sans une parole, ils refirent leur ancienne course, faite tant de fois ; ils filèrent le long des quais, sous les platanes, voyant à chaque pas se lever le passé ; et tout se déroulait, les ponts avec la découpure de leurs arches sur le satin de l’eau, la Cité dans l’ombre que dominaient les tours jaunissantes de Notre-Dame, la courbe immense de la rive droite, noyée de soleil, terminée par la silhouette perdue du pavillon de Flore, et les larges avenues, les monuments des deux rives, et la vie de la rivière, les lavoirs, les bains, les péniches. Comme jadis, l’astre à son déclin les suivait, roulant sur les toits des maisons lointaines, s’écornant derrière la coupole de l’Institut un coucher éblouissant, tel qu’ils n’en avaient pas eu de plus beau, une lente descente au milieu de petits nuages, qui se changèrent en un treillis de pourpre, dont toutes les mailles lâchaient des flots d’or. Mais, de ce passé qui s’évoquait, rien ne venait qu’une mélancolie invincible, la sensation de l’éternelle fuite, l’impossibilité de remonter et de revivre. Ces antiques pierres demeuraient froides, ce continuel courant sous les ponts, cette eau qui avait coulé, leur semblait avoir emporté un peu d’eux-mêmes, le charme du premier désir, la joie de l’espoir. Maintenant qu’ils s’appartenaient, ils ne goûtaient plus ce simple bonheur de sentir la pression tiède de leurs bras, pendant qu’ils marchaient doucement, comme enveloppés dans la vie énorme de Paris. Au pont des Saints-Pères, Claude, désespéré, s’arrêta. Il avait quitté le bras de Christine, il s’était retourné vers la pointe de la Cité. Elle sentait le détachement qui s’opérait, elle devenait très triste ; et, le voyant s’oublier là, elle voulut le reprendre. — Mon ami, rentrons, il est l’heure… Jacques nous attend, tu sais. Mais il s’avança jusqu’au milieu du pont. Elle dut le suivre. De nouveau, il demeurait immobile, les yeux toujours fixés là-bas, sur l’île continuellement à l’ancre, sur ce berceau et ce cœur de Paris, où depuis des siècles vient battre tout le sang de ses artères, dans la perpétuelle poussée des faubourgs qui envahissent la plaine. Une flamme était montée à son visage, ses yeux s’allumaient, il eut enfin un geste large. — Regarde ! regarde ! D’abord, au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le port Saint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, la grande berge pavée qui descend, encombrée de tas de sable, de tonneaux et de sacs, bordée d’une file de péniches encore pleines, où grouillait un peuple de débardeurs, que dominait le bras gigantesque d’une grue de fonte ; tandis que, de l’autre côté de l’eau, un bain froid, égayé par les éclats des derniers baigneurs de la saison, laissait flotter au vent les drapeaux de toile grise qui lui servaient de toiture. Puis, au milieu, la Seine vide montait, verdâtre, avec des petits flots dansants, fouettée de blanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts établissait un second plan, très haut sur ses charpentes de fer, d’une légèreté de dentelle noire, animé du perpétuel va-et-vient des piétons, une chevauchée de fourmis, sur la mince ligne de son tablier. En dessous, la Seine continuait, au loin ; on voyait les vieilles arches du Pont-Neuf, bruni de la rouille des pierres ; une trouée s’ouvrait à gauche, jusqu’à l’île Saint-Louis, une fuite de miroir d’un raccourci aveuglant ; et l’autre bras tournait court, l’écluse de la Monnaie semblait boucher la vue de sa barre d’écume. Le long du Pont-Neuf, de grands omnibus jaunes, des tapissières bariolées, défilaient avec une régularité mécanique de jouets d’enfants. Tout le fond s’encadrait là, dans les perspectives des deux rives sur la rive droite, les maisons des quais, à demi cachées par un bouquet de grands arbres, d’où émergeaient, à l’horizon, une encoignure de l’Hôtel de ville et le clocher carré de Saint-Gervais, perdus dans une confusion de faubourg ; sur la rive gauche, une aile de l’Institut, la façade plate de la Monnaie, des arbres encore, en enfilade. Mais ce qui tenait le centre de l’immense tableau, ce qui montait du fleuve, se haussait, occupait le ciel, c’était la Cité, cette proue de l’antique vaisseau, éternellement dorée par le couchant. En bas, les peupliers du terre-plein verdissaient en une masse puissante, cachant la statue. Plus haut, le soleil opposait les deux faces, éteignant dans l’ombre les maisons grises du quai de l’Horloge, éclairant d’une flambée les maisons vermeilles du quai des Orfèvres, des files de maisons irrégulières, si nettes, que l’œil en distinguait les moindres détails, les boutiques, les enseignes, jusqu’aux rideaux des fenêtres. Plus haut, parmi la dentelure des cheminées, derrière l’échiquier oblique des petits toits, les poivrières du Palais et les combles de la Préfecture étendaient des nappes d’ardoises, coupées d’une colossale affiche bleue, peinte sur un mur, dont les lettres géantes, vues de tout Paris, étaient comme l’efflorescence de la fièvre moderne au front de la ville. Plus haut, plus haut encore, par-dessus les tours jumelles de Notre-Dame, d’un ton de vieil or, deux flèches s’élançaient, en arrière la flèche de la cathédrale, sur la gauche la flèche de la Sainte-Chapelle, d’une élégance si fine, qu’elles semblaient frémir à la brise, hautaine mâture du vaisseau séculaire, plongeant dans la clarté, en plein ciel. — Viens-tu, mon ami ? répéta Christine doucement. Claude ne l’écoutait toujours pas, ce cœur de Paris l’avait pris tout entier. La belle soirée élargissait l’horizon. C’étaient des lumières vives, des ombres franches, une gaieté dans la précision des détails, une transparence de l’air vibrante d’allégresse. Et la vie de la rivière, l’activité des quais, cette humanité dont le flot débouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous les bords de l’immense cuve, fumait là en une onde visible, en un frisson qui tremblait dans le soleil. Un vent léger soufflait, un vol de petits nuages roses traversait très haut l’azur pâlissant, tandis qu’on entendait une palpitation énorme et lente, cette âme de Paris épandue autour de son berceau. Alors, Christine s’empara du bras de Claude, inquiète de le voir si absorbé, saisie d’une sorte de peur religieuse ; et elle l’entraîna, comme si elle l’avait senti en grand péril. — Rentrons, tu te fais du mal… Je veux rentrer. Lui, à son contact, avait eu le tressaillement d’un homme qu’on réveille. Puis, tournant la tête, dans un dernier regard — Ah ! mon Dieu ! murmura-t-il, ah ! mon Dieu ! que c’est beau ! Il se laissa emmener. Mais, toute la soirée, à table, près du poêle ensuite, et jusqu’en se couchant, il resta étourdi, si préoccupé, qu’il ne prononça pas quatre phrases, et que sa femme, ne pouvant tirer de lui une réponse, finit également par se taire. Elle le regardait, anxieuse était-ce donc l’envahissement d’une maladie grave, quelque mauvais air qu’il aurait pris au milieu de ce pont ? Ses yeux vagues se fixaient sur le vide, son visage s’empourprait d’un effort intérieur, on aurait dit le travail sourd d’une germination, un être qui naissait en lui, cette exaltation et cette nausée que les femmes connaissent. D’abord, cela parut pénible, confus, obstrué de mille liens ; puis, tout se dégagea, il cessa de se retourner dans le lit, il s’endormit du sommeil lourd des grandes fatigues. Le lendemain, dès qu’il eut déjeuné, il se sauva. Et elle passa une journée douloureuse, car si elle s’était rassurée un peu, en l’entendant siffler au réveil des airs du Midi, elle avait une autre préoccupation, qu’elle venait de lui cacher, dans la crainte de l’abattre encore. Ce jour-là, pour la première fois, ils allaient manquer de tout ; une semaine entière les séparait du jour où ils touchaient la petite rente ; et elle avait dépensé son dernier sou le matin, il ne lui restait rien pour le soir, pas même de quoi mettre un pain sur la table. À quelle porte frapper ? comment lui mentir davantage, quand il rentrerait ayant faim ? Elle se décida à engager la robe de soie noire dont madame Vanzade lui avait fait cadeau, autrefois ; mais cela lui coûta beaucoup, elle tremblait de peur et de honte, à l’idée de ce Mont-de-Piété, cette maison publique des pauvres, où elle n’était jamais entrée. Une telle crainte de l’avenir la tourmentait maintenant, que, sur les dix francs qu’on lui prêta, elle se contenta de faire une soupe à l’oseille et un ragoût de pommes de terre. Au sortir du bureau d’engagement, une rencontre l’avait achevée. Claude, justement, rentra très tard, avec des gestes gais, des yeux clairs, toute une excitation de joie secrète ; et il avait une grosse faim, il cria, parce que le couvert n’était pas mis. Puis, quand il fut attablé, entre Christine et le petit Jacques, il avala la soupe, dévora une assiettée de pommes de terre. — Comment ! c’est tout ? demanda-t-il ensuite. Tu aurais bien pu ajouter un peu de viande… Est-ce qu’il a fallu encore acheter des bottines ? Elle balbutia, n’osa dire la vérité, blessée au cœur de cette injustice. Mais lui, continuait, la plaisantait sur les sous qu’elle faisait disparaître pour se payer des choses ; et, de plus en plus surexcité, dans cet égoïsme des sensations vives qu’il semblait vouloir garder pour lui, il s’emporta tout d’un coup contre Jacques. — Tais-toi donc, sacré mioche ! C’est agaçant à la fin ! Jacques, oubliant de manger, tapait sa cuiller au bord de son assiette, les yeux rieurs, l’air ravi de cette musique. — Jacques, tais-toi ! gronda la mère à son tour. Laisse ton père manger tranquille ! Et le petit, effrayé, tout de suite très sage, retomba dans son immobilité morne, les yeux ternes sur ses pommes de terre, qu’il ne mangeait toujours pas. Claude affecta de se bourrer de fromage, tandis que Christine, désolée, parlait d’aller chercher un morceau de viande froide chez le charcutier ; mais il refusait, il la retenait, par des paroles qui la chagrinaient davantage. Puis, quand la table fut desservie et qu’ils se retrouvèrent tous les trois autour de la lampe pour la soirée, elle cousant, le petit muet devant un livre d’images, lui tambourina longtemps de ses doigts, l’esprit perdu, retourné là-bas, d’où il venait. Brusquement, il se leva, se rassit avec une feuille de papier et un crayon, se mit à jeter des traits rapides, sous la clarté ronde et vive qui tombait de l’abat-jour. Et ce croquis, fait de souvenir, dans le besoin qu’il avait de traduire au-dehors le tumulte d’idées battant son crâne, ne suffit même bientôt plus à le soulager. Cela le fouettait au contraire, toute la rumeur dont il débordait lui sortait des lèvres, il finit par dégonfler son cerveau en un flot de paroles. Il aurait parlé aux murs, il s’adressait à sa femme, parce qu’elle était là. — Tiens ! c’est ce que nous avons vu hier… Oh ! superbe ! J’y ai passé trois heures aujourd’hui, je tiens mon affaire, oh ! quelque chose d’étonnant, un coup à tout démolir… Regarde ! je me plante sous le pont, j’ai pour premier plan le port Saint-Nicolas, avec sa grue, ses péniches qu’on décharge, son peuple de débardeurs. Hein ? tu comprends, c’est Paris qui travaille, ça ! des gaillards solides, étalant le nu de leur poitrine et de leurs bras… Puis, de l’autre côté, j’ai le bain froid, Paris qui s’amuse, et une barque sans doute, là, pour occuper le centre de la composition ; mais ça, je ne sais pas bien encore, il faut que je cherche… Naturellement, la Seine au milieu, large, immense… Du crayon, à mesure qu’il parlait, il indiquait les contours fortement, reprenant à dix fois les traits hâtifs, crevant le papier, tant il y mettait d’énergie. Elle, pour lui être agréable, se penchait, affectait de s’intéresser vivement à ses explications. Mais le croquis s’embrouillait d’un tel écheveau de lignes, se chargeait d’une si grande confusion de détails sommaires, qu’elle n’y distinguait rien. — Tu suis, n’est-ce pas ? — Oui, oui, très beau ! — Enfin, j’ai le fond, les deux trouées de la rivière avec les quais, la Cité triomphale au milieu, s’enlevant sur le ciel… Ah ! ce fond, quel prodige ! On le voit tous les jours, on passe devant sans s’arrêter ; mais il vous pénètre, l’admiration s’amasse ; et, une belle après-midi, il apparaît. Rien au monde n’est plus grand, c’est Paris lui-même, glorieux sous le soleil… Dis ? étais-je bête de n’y pas songer ! Que de fois j’ai regardé sans voir ! Il m’a fallu tomber là, après cette course le long des quais… Et, tu te rappelles, il y a un coup d’ombre de ce côté, le soleil ici tape droit, les tours sont là-bas, la flèche de la Sainte-Chapelle s’amincit, d’une légèreté d’aiguille dans le ciel… Non, elle est plus à droite, attends que je te montre… Il recommença, il ne se lassait point, reprenait sans cesse le dessin, se répandait en mille petites notes caractéristiques, que son œil de peintre avait retenues à cet endroit, l’enseigne rouge d’une boutique lointaine qui vibrait ; plus près, un coin verdâtre de la Seine, où semblaient nager des plaques d’huile ; et le ton fin d’un arbre, et la gamme des gris pour les façades, et la qualité lumineuse du ciel. Elle, complaisamment, l’approuvait toujours, tâchait de s’émerveiller. Mais Jacques, une fois encore, s’oubliait. Après être resté longtemps silencieux devant son livre, absorbé sur une image qui représentait un chat noir, il s’était mis à chantonner doucement des paroles de sa composition Oh ! gentil chat ! oh ! vilain chat ! oh ! gentil et vilain chat ! » et cela à l’infini, du même ton lamentable. Claude, agacé par ce bourdonnement, n’avait pas compris d’abord ce qui l’énervait ainsi, pendant qu’il parlait. Puis, la phrase obsédante de l’enfant lui était nettement entrée dans les oreilles. — As-tu fini de nous assommer avec ton chat ! cria-t-il, furieux. — Jacques, tais-toi, quand ton père cause ! répéta Christine. — Non, ma parole ! il devient idiot… Vois-moi sa tête, s’il n’a pas l’air d’un idiot. C’est désespérant… Réponds, qu’est-ce que tu veux dire, avec ton chat qui est gentil et qui est vilain ? Le petit, blême, dodelinant sa tête trop grosse, répondit d’un air de stupeur — Sais pas. Et, comme son père et sa mère se regardaient, découragés, il appuya une de ses joues dans son livre ouvert, il ne bougea plus, ne parla plus, les yeux tout grands. La soirée s’avançait, Christine voulut le coucher ; mais Claude avait déjà repris ses explications. Maintenant, il annonçait qu’il irait, dès le lendemain, faire un croquis sur nature, simplement pour fixer ses idées. Il en vint ainsi à dire qu’il s’achèterait un petit chevalet de campagne, une emplette rêvée depuis des mois. Il insista, parla d’argent. Elle se troublait, elle finit par avouer tout, le dernier sou mangé le matin, la robe de soie engagée pour le dîner du soir. Et il eut alors un accès de remords et de tendresse, il l’embrassa en lui demandant pardon de s’être plaint, à table. Elle devait l’excuser, il aurait tué père et mère, comme il le répétait, lorsque cette sacrée peinture le tenait aux entrailles. D’ailleurs, le Mont-de-Piété le fit rire, il défiait la misère. — Je te dis que ça y est ! s’écria-t-il. Ce tableau-là, vois-tu, c’est le succès. Elle se taisait, elle songeait à la rencontre qu’elle avait faite et qu’elle voulait lui cacher ; mais, invinciblement, cela sortit de ses lèvres, sans cause apparente, sans transition, dans la sorte de torpeur qui l’avait envahie. — Madame Vanzade est morte. Lui, s’étonna. Ah ! vraiment ! Comment le savait-elle ? — J’ai rencontré l’ancien valet de chambre… Oh ! un monsieur à cette heure, très gaillard, malgré ses soixante-dix ans. Je ne le reconnaissais pas, c’est lui qui m’a parlé… Oui, elle est morte, il y a six semaines. Ses millions ont passé aux hospices, sauf une rente que les deux vieux serviteurs mangent aujourd’hui en petits bourgeois. Il la regardait, il murmura enfin d’une voix triste — Ma pauvre Christine, tu as des regrets, n’est-ce pas ? Elle t’aurait dotée, elle t’aurait mariée, je te le disais bien jadis. Tu serais peut-être son héritière, et tu ne crèverais pas la faim avec un toqué comme moi. Mais elle parut alors s’éveiller. Elle rapprocha violemment sa chaise, elle le saisit d’un bras, s’abandonna contre lui, dans une protestation de tout son être. — Qu’est-ce que tu dis ? Oh ! non, oh ! non… Ce serait une honte, si j’avais songé à son argent. Je te l’avouerais, tu sais que je ne suis pas menteuse ; mais j’ignore moi-même ce que j’ai eu, un bouleversement, une tristesse, ah ! vois-tu, une tristesse à croire que tout allait finir pour moi… C’est le remords sans doute, oui, le remords de l’avoir quittée brutalement, cette pauvre infirme, cette femme si vieille, qui m’appelait sa fille. J’ai mal agi, ça ne me portera pas chance. Va, ne dis pas non, je le sens bien, que c’est fini pour moi désormais. Et elle pleura, suffoquée par ces regrets confus, où elle ne pouvait lire, sous cette sensation unique que son existence était gâtée, qu’elle n’avait plus que du malheur à attendre de la vie. — Voyons, essuie tes yeux, reprit-il, devenu tendre. Toi qui n’étais pas nerveuse, est-ce possible que tu te forges des chimères et que tu te tourmentes de la sorte ?… Que diable, nous nous en tirerons ! Et, d’abord, tu sais que c’est toi qui m’as fait trouver mon tableau… Hein ? tu n’es pas si maudite puisque tu portes chance ! Il riait, elle hocha la tête, en voyant bien qu’il voulait la faire sourire. Son tableau, elle en souffrait déjà ; car, là-bas, sur le pont, il l’avait oubliée, comme si elle eût cessé d’être à lui ; et, depuis la veille, elle le sentait de plus en plus loin d’elle, ailleurs, dans un monde où elle ne montait pas. Mais elle se laissa consoler, ils échangèrent un de leurs baisers d’autrefois, avant de quitter la table, pour se mettre au lit. Le petit Jacques n’avait rien entendu. Engourdi d’immobilité, il venait de s’endormir, la joue dans son livre d’images ; et sa tête trop grosse d’enfant manqué du génie, si lourde parfois qu’elle lui pliait le cou, blêmissait sous la lampe. Lorsque sa mère le coucha, il n’ouvrit même pas les yeux. Ce fut à cette époque seulement que Claude eut l’idée d’épouser Christine. Tout en cédant aux conseils de Sandoz, qui s’étonnait d’une irrégularité inutile, il obéit surtout à un sentiment de pitié, au besoin de se montrer bon pour elle et de se faire ainsi pardonner ses torts. Depuis quelque temps, il la voyait si triste, si inquiète de l’avenir, qu’il ne savait de quelle joie l’égayer. Lui-même s’aigrissait, retombait dans ses anciennes colères, la traitait parfois en servante à qui l’on donne ses huit jours. Sans doute, d’être sa femme légitime, elle se sentirait plus chez elle et souffrirait moins de ses brusqueries. Du reste, elle n’avait pas reparlé de mariage, comme détachée du monde, d’une discrétion qui s’en remettait à lui seul ; mais il comprenait qu’elle se chagrinait de n’être pas reçue chez Sandoz ; et, d’autre part, ce n’était plus la liberté ni la solitude de la campagne, c’était Paris, avec les mille méchancetés du voisinage, des liaisons forcées, tout ce qui blesse une femme vivant chez un homme. Lui, au fond, n’avait contre le mariage que ses anciennes préventions d’artiste débridé dans la vie. Puisqu’il ne devait jamais la quitter, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir ? Et, en effet, quand il lui en parla, elle eut un grand cri, elle se jeta à son cou, surprise elle-même d’en éprouver une si grosse émotion. Pendant une semaine, elle en fut profondément heureuse. Ensuite, cela se calma, longtemps avant la cérémonie. D’ailleurs, Claude ne hâta aucune des formalités, et l’attente des papiers nécessaires fut longue. Il continuait à réunir des études pour son tableau, elle semblait ainsi que lui sans impatience. À quoi bon ? Cela n’apporterait certainement rien de nouveau dans leur existence. Ils avaient résolu de se marier seulement à la mairie, non par un mépris affiché de la religion, mais pour faire vite et simple. La question des témoins les embarrassa un instant. Comme elle ne connaissait personne, il lui donna Sandoz et Mahoudeau ; d’abord, au lieu de ce dernier, il avait bien songé à Dubuche ; seulement, il ne le voyait plus, et il craignit de le compromettre. Pour lui-même, il se contenta de Jory et de Gagnière. La chose resterait ainsi entre camarades, personne n’en causerait. Des semaines s’étaient passées, on se trouvait en décembre, par un froid terrible. La veille du mariage, bien qu’il leur restât trente-cinq francs à peine, ils se dirent qu’ils ne pouvaient renvoyer leurs témoins, avec une simple poignée de main ; et, voulant éviter un gros dérangement chez eux, ils résolurent de leur offrir à déjeuner, dans un petit restaurant du boulevard de Clichy. Puis, chacun rentrerait chez soi. Le matin, comme Christine mettait un col à une robe de laine grise, qu’elle avait eu la coquetterie de se faire pour la circonstance, Claude, déjà en redingote, piétinant d’ennui, eut l’idée d’aller prendre Mahoudeau, en prétextant que ce gaillard était bien capable d’oublier le rendez-vous. Depuis l’automne, le sculpteur habitait Montmartre, un petit atelier de la rue des Tilleuls, à la suite d’une série de drames qui avaient bouleversé son existence d’abord, faute de paiement, une expulsion de l’ancienne boutique de fruitière qu’il occupait rue du Cherche-Midi ; ensuite, une rupture définitive avec Chaîne, que le désespoir de ne pas vivre de ses pinceaux venait de jeter dans une aventure commerciale, faisant les foires de la banlieue de Paris, tenant un jeu de tournevire pour le compte d’une veuve ; et, enfin, un envolement brusque de Mathilde, l’herboristerie vendue, l’herboriste disparue, enlevée sans doute, cachée au fond d’un logement discret par quelque monsieur à passions. Maintenant donc, il vivait seul, dans un redoublement de misère, mangeant lorsqu’il avait des ornements de façade à gratter ou quelque figure d’un confrère plus heureux à mettre au point. — Tu entends, je vais le chercher, c’est plus sûr, répéta Claude à Christine. Nous avons encore deux heures devant nous… Et, si les autres arrivent, fais-les attendre. Nous descendrons tous ensemble à la mairie. Dehors, Claude hâta le pas, dans le froid cuisant, qui chargeait ses moustaches de glaçons. L’atelier de Mahoudeau se trouvait au fond d’une cité ; et il dut traverser une suite de petits jardins, blancs de givre, d’une tristesse nue et raidie de cimetière. De loin, il reconnut la porte, au plâtre colossal de la Vendangeuse, l’ancien succès du Salon, qu’on n’avait pu loger dans le rez-de-chaussée étroit elle achevait de se pourrir là, pareille à un tas de gravats déchargés d’un tombereau, rongée, lamentable, le visage creusé par les grandes larmes noires de la pluie. La clef était sur la porte, il entra. — Tiens ! tu viens me prendre ? dit Mahoudeau surpris. Je n’ai que mon chapeau à mettre… Mais, attends, j’étais à me demander si je ne devrais pas faire un peu de feu. J’ai peur pour ma bonne femme. L’eau d’un baquet était prise, il gelait dans l’atelier aussi fort que dehors ; car, depuis huit jours, sans un sou, il économisait un petit reste de charbon, en n’allumant le poêle qu’une heure ou deux le matin. Cet atelier était une sorte de caveau tragique, près duquel la boutique d’autrefois éveillait des souvenirs de tiède bien-être, tellement les murs nus, le plafond lézardé jetaient aux épaules une glace de suaire. Dans les coins, d’autres statues, moins encombrantes, des plâtres faits avec passion, exposés, puis revenus là, faute d’acheteurs, grelottaient, le nez contre la muraille, rangés en une file lugubre d’infirmes, plusieurs déjà cassés, étalant des moignons, tous encrassés de poussière, éclaboussés de terre glaise ; et ces misérables nudités traînaient ainsi des années leur agonie, sous les yeux de l’artiste qui leur avait donné de son sang, conservées d’abord avec une passion jalouse, malgré le peu de place, tombées ensuite à une horreur grotesque de choses mortes, jusqu’au jour où, prenant un marteau, il les achevait lui-même, les écrasait en plâtras, pour en débarrasser son existence. — Hein ? tu dis que nous avons deux heures, reprit Mahoudeau. Eh bien, je vais faire une flambée, ce sera plus prudent. Alors, en allumant le poêle, il se plaignit, d’une voix de colère. Ah ! quel chien de métier que cette sculpture ! Les derniers des maçons étaient plus heureux. Une figure que l’administration achetait trois mille francs, en avait coûté près de deux mille, le modèle, la terre, le marbre ou le bronze, toutes sortes de frais ; et cela pour rester emmagasinée dans quelque cave officielle, sous le prétexte que la place manquait les niches des monuments étaient vides, des socles attendaient dans les jardins publics, n’importe ! la place manquait toujours. Pas de travaux possibles chez les particuliers, à peine quelques bustes, une statue bâclée au rabais de loin en loin, pour une souscription. Le plus noble des arts, le plus viril, oui ! mais l’art dont on crevait le plus sûrement de faim. — Ta machine avance ? demanda Claude. — Sans ce maudit froid, elle serait terminée, répondit-il. Tu vas la voir. Il se releva, après avoir écouté ronfler le poêle. Au milieu de l’atelier, sur une selle faite d’une caisse d’emballage, consolidée de traverses, se dressait une statue que de vieux linges emmaillotaient ; et, gelés fortement, d’une dureté cassante de plis, ils la dessinaient, comme sous la blancheur d’un linceul. C’était enfin son ancien rêve, irréalisé jusque-là, faute d’argent une figure debout, la Baigneuse dont plus de dix maquettes traînaient chez lui, depuis des années. Dans une heure de révolte impatiente, il avait fabriqué lui-même une armature avec des manches à balai, se passant du fer nécessaire, espérant que le bois serait assez solide. De temps à autre, il la secouait, pour voir ; mais elle n’avait pas encore bougé. — Fichtre ! murmura-t-il, un air de feu lui fera du bien… C’est collé sur elle, une vraie cuirasse. Les linges craquaient sous ses doigts, se brisaient en morceaux de glace. Il dut attendre que la chaleur les eût dégelés un peu ; et, avec mille précautions, il la désemmaillotait, la tête d’abord, puis la gorge, puis les hanches, heureux de la revoir intacte, souriant en amant à sa nudité de femme adorée. — Hein ? qu’en dis-tu ? Claude, qui ne l’avait vue qu’en ébauche, hocha la tête, pour ne pas répondre tout de suite. Décidément, ce bon Mahoudeau trahissait, en arrivait à la grâce malgré lui, par les jolies choses qui fleurissaient de ses gros doigts d’ancien tailleur de pierres. Depuis sa Vendangeuse colossale, il était allé en rapetissant ses œuvres, sans paraître s’en douter lui-même, lançant toujours le mot féroce de tempérament, mais cédant à la douceur dont se noyaient ses yeux. Les gorges géantes devenaient enfantines, les cuisses s’allongeaient en fuseaux élégants, c’était enfin la nature vraie qui perçait sous le dégonflement de l’ambition. Exagérée encore, sa Baigneuse était déjà d’un grand charme, avec son frissonnement des épaules, ses deux bras serrés qui remontaient les seins, des seins amoureux, pétris dans le désir de la femme, qu’exaspérait sa misère ; et, forcément chaste, il en avait ainsi fait une chair sensuelle, qui le troublait. — Alors, ça ne te va pas, reprit-il, l’air fâché. — Oh ! si, si… Je crois que tu as raison d’adoucir un peu ton affaire, puisque tu sens de la sorte. Et tu auras du succès avec ça. Oui, c’est évident, ça plaira beaucoup. Mahoudeau, que des éloges pareils auraient consterné autrefois, sembla ravi. Il expliqua qu’il voulait conquérir le public, sans rien lâcher de ses convictions. — Ah ! nom d’un chien ! ça me soulage, que tu sois content, car je l’aurais démolie, si tu m’avais dit de la démolir, parole d’honneur !… Encore quinze jours de travail, et je vendrai ma peau à qui la voudra, pour payer le mouleur… Dis ? ça va me faire un fameux salon. Peut-être une médaille ! Il riait, s’agitait ; et, s’interrompant — Puisque nous ne sommes pas pressés, assieds-toi donc… J’attends que les linges soient dégelés complètement. Le poêle commençait à rougir, une grosse chaleur se dégageait. Justement, la Baigneuse, placée très près, semblait revivre, sous le souffle tiède qui lui montait le long de l’échine, des jarrets à la nuque. Et tous les deux, assis maintenant, continuaient à la regarder de face et à causer d’elle, la détaillant, s’arrêtant à chaque partie de son corps. Le sculpteur surtout s’excitait dans sa joie, la caressait de loin d’un geste arrondi. Hein ? le ventre en coquille, et ce joli pli à la taille, qui accusait le renflement de la hanche gauche ! À ce moment, Claude, les yeux sur le ventre, crut avoir une hallucination. La Baigneuse bougeait, le ventre avait frémi d’une onde légère, la hanche gauche s’était tendue encore, comme si la jambe droite allait se mettre en marche. — Et les petits plans qui filent vers les reins, continuait Mahoudeau, sans rien voir. Ah ! c’est ça que j’ai soigné ! Là, mon vieux, la peau, c’est du satin. Peu à peu, la statue s’animait tout entière. Les reins roulaient, la gorge se gonflait dans un grand soupir, entre les bras desserrés. Et, brusquement, la tête s’inclina, les cuisses fléchirent, elle tombait d’une chute vivante, avec l’angoisse effarée, l’élan de douleur d’une femme qui se jette. Claude comprenait enfin, lorsque Mahoudeau eut un cri terrible. — Nom de Dieu ! ça casse, elle se fout par terre ! En dégelant, la terre avait rompu le bois trop faible de l’armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre. Et lui, du même geste d’amour dont il s’enfiévrait à la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque d’être tué sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis s’abattit d’un coup, sur la face, coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche. Claude s’était élancé pour le retenir. — Bougre ! tu vas te faire écraser ! Mais, tremblant de la voir s’achever sur le sol, Mahoudeau restait les mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il la reçut dans son étreinte, serra les bras sur cette grande nudité vierge, qui s’animait comme sous le premier éveil de la chair. Il y entra, la gorge amoureuse s’aplatit contre son épaule, les cuisses vinrent battre les siennes, tandis que la tête, détachée, roulait par terre. La secousse fut si rude qu’il se trouva emporté, culbuté jusqu’au mur ; et, sans lâcher ce tronçon de femme, il demeura étourdi, gisant près d’elle. — Ah ! bougre ! répétait furieusement Claude, qui le croyait mort. Péniblement, Mahoudeau s’agenouilla, et il éclata en gros sanglots. Dans sa chute, il s’était seulement meurtri le visage. Du sang coulait d’une de ses joues, se mêlant à ses larmes. — Chienne de misère, va ! Si ce n’est pas à se ficher à l’eau, que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles !… Et la voilà, et la voilà… Ses sanglots redoublaient, une lamentation d’agonie, une douleur hurlante d’amant devant le cadavre mutilé de ses tendresses. De ses mains égarées, il en touchait les membres, épars autour de lui, la tête, le torse, les bras qui s’étaient rompus ; mais surtout la gorge défoncée, ce sein aplati, comme opéré d’un mal affreux, le suffoquait, le faisait revenir toujours là, sondant la plaie, cherchant la fente par laquelle la vie s’en était allée ; et ses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge les blessures. — Aide-moi donc, bégaya-t-il. On ne peut pas la laisser comme ça. L’émotion avait gagné Claude, dont les yeux se mouillaient, eux aussi, dans sa fraternité d’artiste. Il s’empressa, mais le sculpteur, après avoir réclamé son aide, voulait être seul à ramasser ces débris, comme s’il eût craint pour eux la brutalité de tout autre. Lentement, il se traînait à genoux, prenait les morceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche. Bientôt, la figure fut de nouveau entière, pareille à une de ces suicidées d’amour, qui se sont fracassées du haut d’un monument, et qu’on recolle, comiques et lamentables, pour les porter à la Morgue. Lui, retombé sur le derrière, devant elle, ne la quittait pas du regard, s’oubliait dans une contemplation navrée. Pourtant, ses sanglots se calmaient, il dit enfin avec un grand soupir — Je la ferai couchée, que veux-tu !… Ah ! ma pauvre bonne femme, j’avais eu tant de peine à la mettre debout, et je la trouvais si grande ! Mais, tout d’un coup, Claude s’inquiéta. Et son mariage ? Il fallut que Mahoudeau changeât de vêtements. Comme il n’avait pas d’autre redingote, il dut se contenter d’un veston. Puis, lorsque la figure fut couverte de linges, ainsi qu’une morte sur laquelle on a tiré le drap, tous deux s’en allèrent en courant. Le poêle ronflait, un dégel emplissait d’eau l’atelier, où les vieux plâtres poussiéreux ruisselaient de boue. Rue de Douai, il n’y avait plus que le petit Jacques, laissé en garde chez la concierge. Christine, lasse d’attendre, venait de partir avec les trois autres témoins, croyant à un malentendu peut-être Claude lui avait-il dit qu’il irait directement là-bas, en compagnie de Mahoudeau. Et ceux-ci se remirent vivement en marche, ne rattrapèrent la jeune femme et les camarades que rue Drouot, devant la mairie. On monta tous ensemble, on fut très mal reçu par l’huissier de service, à cause du retard. D’ailleurs, le mariage se trouva bâclé en quelques minutes, dans une salle absolument vide. Le maire ânonnait, les deux époux dirent le oui » sacramentel d’une voix brève ; tandis que les témoins s’émerveillaient du mauvais goût de la salle. Dehors, Claude reprit le bras de Christine, et ce fut tout. Il faisait bon marcher, par cette gelée claire. La bande revint tranquillement à pied, gravit la rue des Martyrs, pour se rendre au restaurant du boulevard de Clichy. Un petit salon était retenu, le déjeuner fut très amical ; et on ne dit pas un mot de la simple formalité qu’on venait de remplir, on parla d’autre chose tout le temps, comme à une de leurs réunions ordinaires, entre camarades. Ce fut ainsi que Christine, très émue au fond, sous son affectation d’indifférence, entendit pendant trois heures son mari et les témoins s’enfiévrer au sujet de la bonne femme à Mahoudeau. Depuis que les autres savaient l’histoire, ils en remâchaient les moindres détails. Sandoz trouvait ça d’une allure étonnante. Jory et Gagnière discutaient la solidité des armatures, le premier sensible à la perte d’argent, le second démontrant avec une chaise qu’on aurait pu maintenir la statue. Quant à Mahoudeau, encore ébranlé, envahi d’une stupeur, il se plaignait d’une courbature, qu’il n’avait pas sentie d’abord tous ses membres s’endolorissaient, il avait les muscles froissés, la peau meurtrie, comme au sortir des bras d’une amante de pierre. Et Christine lui lava l’écorchure de sa joue de nouveau saignante, et il lui semblait que cette statue de femme mutilée s’asseyait à la table avec eux, que c’était elle seule qui importait ce jour-là, elle seule qui passionnait Claude, dont le récit, répété à vingt reprises, ne tarissait pas sur son émotion, devant cette gorge et ces hanches d’argile broyées à ses pieds. Pourtant, au dessert, il y eut une diversion. Gagnière demanda soudain à Jory — À propos, toi, je t’ai vu avec Mathilde, dimanche… Oui, oui, rue Dauphine. Jory, devenu très rouge, tâcha de mentir ; mais son nez remuait, sa bouche se fronçait, il se mit à rire d’un air bête. — Oh ! une rencontre… Parole d’honneur ! je ne sais pas où elle loge, je vous l’aurais dit. — Comment ! c’est toi qui la caches ? s’écria Mahoudeau. Va, tu peux la garder, personne ne te la redemande. La vérité était que Jory, rompant avec toutes ses habitudes de prudence et d’avarice, cloîtrait maintenant Mathilde dans une petite chambre. Elle le tenait par son vice, il glissait au ménage avec cette goule, lui qui, pour ne pas payer, vivait autrefois des raccrocs de la rue. — Bah ! on prend son plaisir où on le trouve, dit Sandoz, plein d’une indulgence philosophique. — C’est bien vrai, répondit-il simplement, en allumant un cigare. On s’attarda, la nuit tombait, quand on reconduisit Mahoudeau, qui, décidément, voulait se mettre au lit. Et, en rentrant, Claude et Christine, après avoir repris Jacques chez la concierge, trouvèrent l’atelier tout froid, noyé d’une ombre si épaisse, qu’ils tâtonnèrent longtemps, avant de pouvoir allumer la lampe. Il fallut aussi rallumer le poêle, sept heures sonnaient, lorsqu’ils respirèrent enfin à l’aise. Mais ils n’avaient pas faim, ils achevèrent un reste de bouilli, plutôt pour engager l’enfant à manger sa soupe ; et, quand ils l’eurent couché, ils s’installèrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs. Cependant, Christine n’avait pas mis d’ouvrage devant elle, trop remuée pour travailler. Elle restait là, les mains oisives sur la table, regardant Claude, qui, lui, s’était tout de suite enfoncé dans un dessin, un coin de son tableau, des ouvriers du port Saint-Nicolas déchargeant du plâtre. Une songerie invincible, des souvenirs, des regrets, passaient en elle, au fond de ses yeux vagues ; et, peu à peu, ce fut une tristesse croissante, une grande douleur muette qui parut l’envahir tout entière, au milieu de cette indifférence, de cette solitude sans borne, où elle tombait, si près de lui. Il était bien toujours avec elle, de l’autre côté de la table ; mais comme elle le sentait loin, là-bas, devant la pointe de la Cité, plus loin encore, dans l’infini inaccessible de l’art, si loin maintenant, que jamais plus elle ne le rejoindrait ! Plusieurs fois, elle avait tenté de causer, sans le décider à répondre. Les heures passaient, elle s’engourdissait à ne rien faire, elle finit par tirer son porte-monnaie et par compter son argent. — Tu sais ce que nous avons pour entrer en ménage ? Claude ne leva même pas la tête. — Nous avons neuf sous… Ah ! quelle misère ! Il haussa les épaules, il gronda enfin — Nous serons riches, laisse donc ! Et le silence recommença, elle n’essaya même plus de le rompre, contemplant les neuf sous alignés sur la table. Minuit sonnèrent, elle eut un frisson, malade d’attente et de froid. — Couchons-nous, dis ? murmura-t-elle. Je n’en puis plus. Il s’enrageait tellement à son travail, qu’il n’entendit pas. — Dis ? le poêle s’est éteint, nous allons prendre du mal… Couchons-nous. Cette voix suppliante le pénétra, le fit tressaillir d’une brusque exaspération. — Eh ! couche-toi, si tu veux !… Tu vois bien que je veux achever quelque chose. Un instant, elle demeura encore, saisie devant cette colère, la face douloureuse. Puis, se sentant importune, comprenant que sa seule présence de femme inoccupée le mettait hors de lui, elle quitta la table et alla se coucher, en laissant la porte grande ouverte. Une demi-heure, trois quarts d’heure s’écoulèrent ; aucun bruit, pas même un souffle, ne sortait de la chambre ; mais elle ne dormait point, allongée sur le dos, les yeux ouverts dans l’ombre ; et elle se risqua timidement à jeter un dernier appel, du fond de l’alcôve ténébreuse. — Mon mimi, je t’attends… De grâce, mon mimi, viens te coucher. Un juron seul répondit. Rien ne bougea plus, elle s’était assoupie peut-être. Dans l’atelier, le froid de glace augmentait, la lampe charbonnée brûlait avec une flamme rouge ; tandis que lui, penché sur son dessin, ne paraissait pas avoir conscience de la marche lente des minutes. À deux heures, pourtant, Claude se leva, furieux de ce que la lampe s’éteignait, faute d’huile. Il n’eut que le temps de l’apporter dans la chambre, pour ne pas s’y déshabiller à tâtons. Mais son mécontentement grandit encore, en apercevant Christine, sur le dos, les yeux ouverts. — Comment ! tu ne dors pas ? — Non, je n’ai pas sommeil. — Ah ! je sais, c’est un reproche… Je t’ai dit vingt fois combien ça me contrarie que tu m’attendes. Et, la lampe morte, il s’allongea près d’elle, dans l’obscurité. Elle ne bougeait toujours pas, il bâilla deux fois, écrasé de fatigue. Tous deux restaient éveillés, mais ils ne trouvaient rien, ils ne se disaient rien. Lui, refroidi, les jambes gourdes, glaçait les draps. Enfin, au bout de réflexions vagues, comme le sommeil le prenait, il s’écria en sursaut — Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle ne se soit pas abîmé le ventre, oh ! un ventre d’un joli ! — Qui donc ? demanda Christine, effarée. — Mais la bonne femme à Mahoudeau. Elle eut une secousse nerveuse, elle se retourna, enfouit la tête dans l’oreiller ; et il fut stupéfait de l’entendre éclater en larmes. — Quoi ? tu pleures ! Elle étouffait, elle sanglotait si fort, que le matelas en était secoué. — Voyons, qu’est-ce que tu as ? Je ne t’ai rien dit… Ma chérie, voyons ! À mesure qu’il parlait, il devinait à présent la cause de ce gros chagrin. Certes, un jour comme celui-là, il aurait dû se coucher en même temps qu’elle ; mais il était bien innocent, il n’avait pas seulement songé à ces histoires. Elle le connaissait, il devenait une vraie brute, quand il était au travail. — Voyons, ma chérie, nous ne sommes pas d’hier ensemble… Oui, tu avais arrangé ça, dans ta petite tête. Tu voulais être la mariée, hein ?… Voyons, ne pleure plus, tu sais bien que je ne suis pas méchant. Il l’avait prise, elle s’abandonna. Alors ils eurent beau s’étreindre, la passion était morte. Ils le comprirent, quand ils se lâchèrent et qu’ils se retrouvèrent étendus côte à côte, étrangers désormais, avec cette sensation d’un obstacle entre eux, d’un autre corps, dont le froid les avait déjà effleurés, certains jours, dès le début ardent de leur liaison. Jamais plus, maintenant, ils ne se pénétreraient. Il y avait là quelque chose d’irréparable, une cassure, un vide qui s’était produit. L’épouse diminuait l’amante, cette formalité du mariage semblait avoir tué l’amour. IX Claude, qui ne pouvait peindre son grand tableau dans le petit atelier de la rue de Douai, résolut de louer autre part quelque hangar, d’espace suffisant ; et il trouva son affaire, en flânant sur la butte Montmartre, à mi-côte de la rue Tourlaque, cette rue qui dévale derrière le cimetière, et d’où l’on domine Clichy, jusqu’aux marais de Gennevilliers. C’était un ancien séchoir de teinturier, une baraque de quinze mètres de long sur dix de large, dont les planches et le plâtre laissaient passer tous les vents du ciel. On lui louait ça trois cents francs. L’été allait venir, il abattrait vite son tableau, puis donnerait congé. Dès lors, il se décida à tous les frais nécessaires, dans sa fièvre de travail et d’espoir. Puisque la fortune était certaine, pourquoi l’entraver par des prudences inutiles ? Usant de son droit, il entama le capital de sa rente de mille francs, il s’habitua à prendre sans compter. D’abord, il s’était caché de Christine, car elle l’en avait empêché deux fois déjà ; et, lorsqu’il dut le dire, elle aussi, après huit jours de reproches et d’alarmes, s’y accoutuma, heureuse du bien-être où elle vivait, cédant à la douceur d’avoir toujours de l’argent dans la poche. Ce furent quelques années de tiède abandon. Bientôt, Claude ne vécut plus que pour son tableau. Il avait meublé le grand atelier sommairement des chaises, son ancien divan du quai de Bourbon, une table de sapin, payée cent sous chez une fripière. La vanité d’une installation luxueuse lui manquait, dans la pratique de son art. Sa seule dépense fut une échelle roulante, à plate-forme et à marchepied mobile. Ensuite, il s’occupa de sa toile, qu’il voulait longue de huit mètres, haute de cinq ; et il s’entêta à la préparer lui-même, commanda le châssis, acheta la toile sans couture, que deux camarades et lui eurent toutes les peines du monde à tendre avec des tenailles ; puis, il se contenta de la couvrir au couteau d’une couche de céruse, refusant de la coller, pour qu’elle restât absorbante, ce qui, disait-il, rendait la peinture claire et solide. Il ne fallait pas songer à un chevalet, on n’aurait pu y manœuvrer une telle pièce. Aussi imagina-t-il un système de madriers et de cordes, qui la tenait contre le mur, un peu penchée, sous un jour frisant. Et, le long de cette vaste nappe blanche, l’échelle roulait c’était toute une construction, une charpente de cathédrale, devant l’œuvre à bâtir. Mais, lorsque tout se trouva prêt, il fut pris de scrupules. L’idée qu’il n’avait peut-être pas choisi, là-bas, sur nature, le meilleur éclairage, le tourmentait. Peut-être un effet de matin aurait-il mieux valu ? peut-être aurait-il dû choisir un temps gris ? Il retourna au pont des Saints-Pères, il y vécut trois mois encore. À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immense rideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air. D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales, lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvres reste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rose par le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que, lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu’un manteau qui tombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d’aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte, n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à son déclin, se laissant reprendre par la nuit montée peu à peu de la rivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braise d’un charbon près de s’éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres qui lançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu’il avait vue la première fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette Cité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans la transparence de l’air, comme élargi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages. Claude passait là ses journées, dans l’ombre du pont des Saints-Pères. Il s’y abritait, en avait fait sa demeure, son toit. Le fracas continu des voitures, semblable à un roulement éloigné de foudre, ne le gênait plus. Installé contre la première culée, au-dessous des énormes cintrés de fonte, il prenait des croquis, peignait des études. Jamais il ne se trouvait assez renseigné, il dessinait le même détail à dix reprises. Les employés de la navigation, dont les bureaux était là, avaient fini par le connaître ; et même la femme d’un surveillant, qui habitait une sorte de cabine goudronnée, avec son mari, deux enfants et un chat, lui gardait ses toiles fraîches, afin qu’il n’eût pas la peine de les promener chaque jour à travers les rues. C’était une joie pour lui, ce refuge, sous ce Paris qui grondait en l’air, dont il sentait la vie ardente couler sur sa tête. Le port Saint-Nicolas le passionna d’abord de sa continuelle activité de lointain port de mer, en plein quartier de l’Institut la grue à vapeur, la Sophie, manœuvrait, hissait des blocs de pierre ; des tombereaux venaient s’emplir de sable ; des bêtes et des hommes tiraient, s’essoufflaient, sur les gros pavés en pente qui descendaient jusqu’à l’eau, à ce bord de granit où s’amarrait une double rangée de chalands et de péniches ; et, pendant des semaines, il s’était appliqué à une étude, des ouvriers déchargeant un bateau de plâtre, portant sur l’épaule des sacs blancs, laissant derrière eux un chemin blanc, poudrés de blanc eux-mêmes, tandis que, près de là, un autre bateau, vide de son chargement de charbon, avait maculé la berge d’une large tache d’encre. Ensuite, il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi qu’un lavoir à l’autre plan, les châssis vitrés ouverts, les blanchisseuses alignées, agenouillées au ras du courant, tapant leur linge. Dans le milieu, il étudia une barque menée à la godille par un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur du touage qui se halait sur sa chaîne et remontait un train de tonneaux et de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il en recommença pourtant des morceaux, les deux trouées de la Seine, un grand ciel tout seul où ne s’élevaient que les flèches et les tours dorées de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussi perdu qu’un creux lointain de roches, rarement un curieux le dérangeait, les pêcheurs à la ligne passaient avec le mépris de leur indifférence, il n’avait guère pour compagnon que le chat du surveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans le tumulte du monde d’en haut. Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques jours une esquisse d’ensemble, et la grande œuvre fut commencée. Mais, durant tout l’été, il s’engagea, rue Tourlaque, entre lui et sa toile immense, une première bataille ; car il s’était obstiné à vouloir mettre lui-même sa composition au carreau, et il ne s’en tirait pas, empêtré dans de continuelles erreurs, pour la moindre déviation de ce tracé mathématique, dont il n’avait point l’habitude. Cela l’indignait. Il passa outre, quitte à corriger plus tard, il couvrit la toile violemment, pris d’une telle fièvre qu’il vivait sur son échelle les journées entières, maniant des brosses énormes, dépensant une force musculaire à remuer des montagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il s’endormait à la dernière bouchée, foudroyé ; et il fallait que sa femme le couchât, ainsi qu’un enfant. De ce travail héroïque, il sortit une ébauche magistrale, une de ces ébauches où le génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons. Bongrand, qui vint le voir, saisit le peintre dans ses grands bras et le baisa à l’étouffer, les yeux aveuglés de larmes. Sandoz, enthousiaste, donna un dîner ; les autres, Jory, Mahoudeau, Gagnière, colportèrent de nouveau l’annonce d’un chef-d’œuvre ; quant à Fagerolles, il resta un instant immobile, puis éclata en félicitations, trouvant ça trop beau. Et Claude, en effet, comme si cette ironie d’un habile homme lui eût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche. C’était sa continuelle histoire, il se dépensait d’un coup, en un élan magnifique ; puis, il n’arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vécut deux années sur cette toile, n’ayant d’entrailles que pour elle, tantôt ravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, si misérable, si déchiré de doutes, que les moribonds râlant dans des lits d’hôpital étaient plus heureux que lui. Déjà deux fois, il n’avait pu être prêt pour le Salon ; car toujours, au dernier moment, lorsqu’il espérait terminer en quelques séances, des trous se déclaraient, il sentait la composition craquer et crouler sous ses doigts. À l’approche du troisième Salon, il eut une crise terrible, il resta quinze jours sans aller à son atelier de la rue Tourlaque ; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dans une maison vidée par la mort il tourna la grande toile contre le mur, il roula l’échelle dans un coin, il aurait tout cassé, tout brûlé, si ses mains défaillantes en avaient trouvé la force. Mais rien n’existait plus, un vent de colère venait de balayer le plancher, il parlait de se mettre à de petites choses, puisqu’il était incapable des grands labeurs. Malgré lui, son premier projet de petit tableau le ramena là-bas, devant la Cité. Pourquoi n’en ferait-il pas simplement une vue, sur une toile moyenne ? Seulement, une sorte de pudeur, mêlée d’une étrange jalousie, l’empêcha d’aller s’asseoir sous le pont des Saints-Pères il lui semblait que cette place fût sacrée maintenant, qu’il ne devait pas déflorer la virginité de la grande œuvre, même morte. Et il s’installa au bout de la berge, en amont du port Saint-Nicolas. Cette fois, au moins, il travaillait directement sur la nature, il se réjouissait de n’avoir pas à tricher, comme cela était fatal pour les toiles de dimensions démesurées. Le petit tableau, très soigné, plus poussé que de coutume, eut cependant le sort des autres devant le jury, indigné par cette peinture de balai ivre, selon la phrase qui courut alors les ateliers. Ce fut un soufflet d’autant plus sensible, qu’on avait parlé de concessions, d’avances faites à l’École pour être reçu ; et le peintre, ulcéré, pleurant de rage, arracha la toile par minces lambeaux et la brûla dans son poêle, lorsqu’elle lui revint. Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer d’un coup de couteau, il fallait l’anéantir. Une autre année se passa pour Claude à des besognes vagues. Il travaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-même, avec un rire douloureux, qu’il s’était perdu et qu’il se cherchait. Au fond, la conscience tenace de son génie lui laissait un espoir indestructible, même pendant les longues crises d’abattement. Il souffrait comme un damné roulant l’éternelle roche qui retombait et l’écrasait ; mais l’avenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans les étoiles. On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut qu’il se cloîtrait de nouveau rue Tourlaque. Lui qui, autrefois, était toujours emporté, au-delà de l’œuvre présente, par le rêve élargi de l’œuvre future, se heurtait de front, maintenant à ce sujet de la Cité. C’était l’idée fixe, la barre qui fermait sa vie. Et, bientôt, il en reparla librement, dans une nouvelle flambée d’enthousiasme, criant avec des gaietés d’enfant qu’il avait trouvé et qu’il était certain du triomphe. Un matin, Claude, qui jusque-là n’avait pas rouvert sa porte, voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse, faite de verve, sans modèle, admirable encore de couleur. D’ailleurs, le sujet restait le même le port Saint-Nicolas à gauche, l’école de natation à droite, la Seine et la Cité au fond. Seulement, il demeura stupéfait en apercevant, à la place de la barque conduite par un marinier, une autre barque, très grande, tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmes occupaient une, en costume de bain, ramant ; une autre, assise au bord, les jambes dans l’eau, son corsage à demi arraché montrant l’épaule ; la troisième, toute droite, toute nue à la proue, d’une nudité si éclatante, qu’elle rayonnait comme un soleil. — Tiens ! quelle idée ! murmura Sandoz. Que font-elles là, ces femmes ? — Mais elles se baignent, répondit tranquillement Claude. Tu vois bien qu’elles sont sorties du bain froid, ça me donne un motif de nu, une trouvaille, hein ?… Est-ce que ça te choque ? Son vieil ami, qui le connaissait, trembla de le rejeter dans ses doutes. — Moi ? oh ! non ! Seulement, j’ai peur que le public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce n’est guère vraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris. Il s’étonna naïvement. — Ah ! tu crois… Eh bien, tant pis ! Qu’est-ce que ça fiche, si elle est bien peinte, ma bonne femme ? J’ai besoin de ça, vois-tu, pour me monter. Les jours suivants, Sandoz revint avec douceur sur cette étrange composition, plaidant, par un besoin de sa nature, la cause de la logique outragée. Comment un peintre moderne, qui se piquait de ne peindre que des réalités, pouvait-il abâtardir une œuvre, en y introduisant des imaginations pareilles ? Il était si aisé de prendre d’autres sujets, où s’imposait la nécessité du nu ! Mais Claude s’entêtait, donnait des explications mauvaises et violentes, car il ne voulait pas avouer la vraie raison, une idée à lui, si peu claire, qu’il n’aurait pu la dire avec netteté, le tourment d’un symbolisme secret, ce vieux regain de romantisme qui lui faisait incarner dans cette nudité la chair même de Paris, la ville nue et passionnée, resplendissante d’une beauté de femme. Et il y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres, des cuisses et des gorges fécondes, comme il brûlait d’en créer à pleines mains, pour les enfantements continus de son art. Devant l’argumentation pressante de son ami, il feignit pourtant d’être ébranlé. — Eh bien ! je verrai, je l’habillerai plus tard, ma bonne femme, puisqu’elle te gêne… Mais je vais toujours la faire comme ça. Hein ? tu comprends, elle m’amuse. Jamais il n’en reparla, d’une, obstination sourde, se contentant de gonfler le dos et de sourire d’un air embarrassé, lorsqu’une allusion disait l’étonnement de tous, à voir cette Vénus naître de l’écume de la Seine, triomphale, parmi les omnibus des quais et les débardeurs du port Saint-Nicolas. On était au printemps, Claude allait se remettre à son grand tableau, lorsqu’une décision, prise en un jour de prudence, changea la vie du ménage. Parfois, Christine s’inquiétait de tout cet argent dépensé si vite, des sommes dont ils écornaient sans cesse le capital. On ne comptait plus, depuis que la source paraissait inépuisable. Puis, après quatre années, il s’étaient épouvantés un matin, lorsque, ayant demandé des comptes, ils avaient appris que, sur les vingt mille francs, il en restait à peine trois mille. Tout de suite, ils se jetèrent à une réaction d’économie excessive, rognant sur le pain, projetant de couper court même aux besoins nécessaires ; et ce fut ainsi que, dans ce premier élan de sacrifice, ils quittèrent le logement de la rue de Douai. À quoi bon deux loyers ? il y avait assez de place dans l’ancien séchoir de la rue Tourlaque, encore éclaboussé des eaux de teinture, pour qu’on y pût caser l’existence de trois personnes. Mais l’installation n’en fut pas moins laborieuse, car cette halle de quinze mètres sur dix ne leur donnait qu’une pièce, un hangar de bohémiens faisant tout en commun. Il fallut que le peintre lui-même, devant la mauvaise grâce du propriétaire, la coupât, dans un bout, d’une cloison de planches, derrière laquelle il ménagea une cuisine et une chambre à coucher. Cela les enchanta, malgré les crevasses de la toiture, où soufflait le vent les jours de gros orages, ils étaient obligés de mettre des terrines sous les fentes trop larges. C’était d’un vide lugubre, leurs quatre meubles dansaient le long des murailles nues. Et ils se montraient fiers d’être logés si à l’aise, ils disaient aux amis que le petit Jacques aurait au moins de l’espace, pour courir un peu. Ce pauvre Jacques, malgré ses neuf ans sonnés, ne poussait guère vite ; sa tête seule continuait de grossir, on ne pouvait l’envoyer plus de huit jours de suite à l’école, d’où il revenait hébété, malade d’avoir voulu apprendre ; si bien que, le plus souvent, ils le laissaient vivre à quatre pattes autour d’eux, se traînant dans les coins. Alors, Christine, qui, depuis longtemps, n’était plus mêlée au travail quotidien de Claude, vécut de nouveau avec lui chaque heure des longues séances. Elle l’aida à gratter et à poncer l’ancienne toile, elle lui donna des conseils pour la rattacher au mur plus solidement. Mais ils constatèrent un désastre l’échelle roulante s’était détraquée sous l’humidité du toit ; et, de crainte d’une chute, il dut la consolider par une traverse de chêne, pendant que, un à un, elle lui passait les clous. Tout, une seconde fois, était prêt. Elle le regarda mettre au carreau la nouvelle esquisse, debout derrière lui, jusqu’à défaillir de fatigue, se laissant ensuite glisser par terre, restant là, accroupie, à regarder encore. Ah ! comme elle aurait voulu le reprendre à cette peinture qui le lui avait pris ! C’était pour cela qu’elle se faisait sa servante, heureuse de se rabaisser à des travaux de manœuvre. Depuis qu’elle rentrait dans son travail, côte à côte ainsi tous les trois, lui, elle et cette toile, un espoir la ranimait. S’il lui avait échappé, lorsqu’elle pleurait toute seule rue de Douai, et qu’il s’attardait rue Tourlaque, acoquiné et épuisé comme chez une maîtresse, peut-être allait-elle le reconquérir, maintenant qu’elle était là, elle aussi, avec sa passion. Ah ! cette peinture, de quelle haine jalouse elle l’exécrait ! Ce n’était plus son ancienne révolte de petite bourgeoise peignant l’aquarelle, contre cet art libre, superbe et brutal. Non, elle l’avait compris peu à peu, rapprochée d’abord par sa tendresse pour le peintre, gagnée ensuite par le régal de la lumière, le charme original des notes blondes. Aujourd’hui, elle avait tout accepté, les terrains lilas, les arbres bleus. Même un respect commençait à la faire trembler devant ces œuvres qui lui avaient paru si abominables jadis. Elle les voyait puissantes, elle les traitait en rivales dont on ne pouvait plus rire. Et sa rancune grandissait avec son admiration, elle s’indignait d’assister à cette diminution d’elle-même, à cet autre amour qui la souffletait dans son ménage. Ce fut d’abord une lutte sourde de toutes les minutes. Elle s’imposait, glissait à chaque instant ce qu’elle pouvait de son corps, une épaule, une main, entre le peintre et son tableau. Toujours, elle demeurait là, à l’envelopper de son haleine, à lui rappeler qu’il était sien. Puis, son ancienne idée repoussa, peindre elle aussi, l’aller retrouver au fond même de sa fièvre d’art pendant un mois, elle mit une blouse, travailla ainsi qu’une élève près du maître, dont elle copiait docilement une étude ; et elle ne lâcha qu’en voyant sa tentative tourner contre son but, car il achevait d’oublier la femme en elle, comme trompé par cette besogne commune, sur un pied de simple camaraderie, d’homme à homme. Aussi revint-elle à son unique force. Souvent, déjà, pour camper les petites figures de ses derniers tableaux, Claude avait pris d’après Christine des indications, une tête, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait un manteau aux épaules, il la saisissait dans un mouvement et lui criait de ne plus bouger. C’étaient des services qu’elle se montrait heureuse de lui rendre, répugnant pourtant à se dévêtir, blessée de ce métier de modèle, maintenant qu’elle était sa femme. Un jour qu’il avait besoin de l’attache d’une cuisse, elle refusa, puis consentit à retrousser sa robe, honteuse, après avoir fermé la porte à double tour, de peur que, sachant le rôle où elle descendait, on ne la cherchât nue dans tous les tableaux de son mari. Elle entendait encore les rires insultants des camarades et de Claude lui-même, leurs plaisanteries grasses, lorsqu’ils parlaient des toiles d’un peintre qui se servait ainsi uniquement de sa femme, d’aimables nudités proprement léchées pour les bourgeois, et dans lesquelles on la retrouvait sous toutes les faces, avec des particularités bien connues, la chute des reins un peu longue, le ventre trop haut ; ce qui la promenait sans chemise au travers de Paris goguenard, quand elle passait habillée, cuirassée, serrée jusqu’au menton par des robes sombres, qu’elle portait justement très montantes. Mais, depuis que Claude avait établi largement, au fusain, la grande figure de femme debout, qui allait tenir le milieu de son tableau, Christine regardait cette vague silhouette, songeuse, envahie d’une pensée obsédante, devant laquelle s’en allaient un à un ses scrupules. Et, quand il parla de prendre un modèle, elle s’offrit. — Comment, toi ! Mais tu te fâches, dès que je te demande le bout de ton nez ! Elle souriait, pleine d’embarras. — Oh ! le bout de mon nez ! Avec ça que je ne t’ai pas posé la figure de ton Plein air, autrefois, et lorsqu’il n’y avait rien eu encore entre nous !… Un modèle va te coûter sept francs par séance. Nous ne sommes pas si riches, autant économiser cet argent. Cette idée d’économie le décida tout de suite. — Je veux bien, c’est même très gentil à toi d’avoir ce courage, car tu sais que ce n’est pas un amusement de fainéante, avec moi… N’importe ! avoue-le donc, grande bête ! tu as peur qu’une autre femme n’entre ici, tu es jalouse. Jalouse ! oui, elle l’était, et à en agoniser de souffrance. Mais elle se moquait bien des autres femmes, tous les modèles de Paris pouvaient retirer là leurs jupons ! Elle n’avait qu’une rivale, cette peinture préférée, qui lui volait son amant. Ah ! jeter sa robe, jeter jusqu’au dernier linge, et se donner nue à lui pendant des jours, des semaines, vivre nue sous ses regards, et le reprendre ainsi, et l’emporter, lorsqu’il retomberait dans ses bras ! Avait-elle donc à offrir autre chose qu’elle-même ? N’était-ce pas légitime, ce dernier combat où elle payait de son corps, quitte à n’être plus rien, rien qu’une femme sans charmes, si elle se laissait vaincre ? Claude, enchanté, fit d’abord d’après elle une étude, une simple académie pour son tableau, dans la pose. Ils attendaient que Jacques fût parti à l’école, ils s’enfermaient, et la séance durait des heures. Les premiers jours, Christine souffrit beaucoup de l’immobilité ; puis, elle s’accoutuma, n’osant se plaindre, de peur de le fâcher, retenant ses larmes, quand il la bousculait. Et, bientôt, l’habitude en fut prise, il la traita en simple modèle, plus exigeant que s’il l’eût payée, sans jamais craindre d’abuser de son corps, puisqu’elle était sa femme. Il l’employait pour tout, la faisait se déshabiller à chaque minute, pour un bras, pour un pied, pour le moindre détail dont il avait besoin. C’était un métier où il la ravalait, un emploi de mannequin vivant, qu’il plantait là et qu’il copiait, comme il aurait copié la cruche ou le chaudron d’une nature morte. Cette fois, Claude procéda sans hâte ; et, avant d’ébaucher la grande figure, il avait déjà lassé Christine pendant des mois, à l’essayer de vingt façons, voulant se bien pénétrer de la qualité de sa peau, disait-il. Enfin, un jour, il attaqua l’ébauche. C’était un matin d’automne, par une bise déjà aigre ; il ne faisait pas chaud, dans le vaste atelier, malgré le poêle qui ronflait. Comme le petit Jacques, malade d’une de ses crises de stupeur souffrante, n’avait pu aller à l’école, on s’était décidé à l’enfermer au fond de la chambre, en lui recommandant d’être bien sage. Et, frissonnante, la mère se déshabilla, se planta près du poêle, immobile, tenant la pose. Pendant la première heure, le peintre, du haut de son échelle, lui jeta des coups d’œil qui la sabraient des épaules aux genoux, sans lui adresser une parole. Elle, envahie d’une tristesse lente, craignant de défaillir, ne sachant plus si elle souffrait du froid ou d’un désespoir, venu de loin, dont elle sentait monter l’amertume. Sa fatigue était si grande, qu’elle trébucha et marcha péniblement, de ses jambes engourdies. — Comment, déjà ! cria Claude. Mais il y a un quart heure au plus que tu poses ! Tu ne veux donc pas gagner tes sept francs ? Il plaisantait d’un air bourru, ravi de son travail. Et elle avait à peine retrouvé l’usage de ses membres, sous le peignoir dont elle s’était couverte, qu’il dit violemment — Allons, allons, pas de paresse ! C’est un grand jour, aujourd’hui. Il faut avoir du génie ou en crever ! Puis, lorsqu’elle eut repris la pose, nue sous la lumière blafarde, et qu’il se fut remis à peindre, il continua de lâcher des phrases, de loin en loin, par ce besoin qu’il avait de faire du bruit, dès que sa besogne le contentait. — C’est curieux comme tu as une drôle de peau ! Elle absorbe la lumière, positivement… Ainsi, on ne le croirait pas, tu es toute grise, ce matin. Et l’autre jour, tu étais rose, oh ! d’un rose qui n’avait pas l’air vrai… Moi, ça m’embête, on ne sait jamais. Il s’arrêta, il cligna les yeux. — Très épatant tout de même, le nu… Ça fiche une note sur le fond… Et ça vibre, et ça prend une sacrée vie, comme si l’on voyait couler le sang dans les muscles… Ah ! un muscle bien dessiné, un membre peint solidement, en pleine clarté, il n’y a rien de plus beau, rien de meilleur, c’est le bon Dieu !… Moi, je n’ai pas d’autre religion, je me collerais à genoux là devant, pour toute l’existence. Et, comme il était obligé de descendre chercher un tube de couleur, il s’approcha d’elle, il la détailla avec une passion croissante, en touchant du bout de son doigt chacune des parties qu’il voulait désigner. — Tiens ! là, sous le sein gauche, eh bien ! c’est joli comme tout ! Il y a des petites veines qui bleuissent, qui donnent à la peau une délicatesse de ton exquise… Et là, au renflement de la hanche, cette fossette où l’ombre se dore, un régal !… Et là, sous le modelé si gras du ventre, ce trait pur des aines, une pointe à peine de carmin dans de l’or pâle… Le ventre, moi, ça m’a toujours exalté. Je ne puis en voir un, sans vouloir manger le monde. C’est si beau à peindre, un vrai coucher de chair ! Puis, remonté sur son échelle, il cria dans sa fièvre de création — Nom de Dieu ! si je ne fiche pas un chef-d’œuvre avec toi, il faut que je sois un cochon ! Christine se taisait, et son angoisse grandissait, dans la certitude qui se faisait en elle. Immobile, sous la brutalité des choses, elle sentait le malaise de sa nudité. À chaque place où le doigt de Claude l’avait touchée, il lui était resté une impression de glace, comme si le froid dont elle frissonnait, entrait par là maintenant. L’expérience était faite, à quoi bon espérer davantage ? Ce corps, couvert partout de ses baisers d’amant, il ne le regardait plus, il ne l’adorait plus qu’en artiste. Un ton de la gorge l’enthousiasmait, une ligne du ventre l’agenouillait de dévotion, lorsque, jadis, aveuglé de désir, il l’écrasait toute contre sa poitrine, sans la voir, dans des étreintes où l’un et l’autre auraient voulu se fondre. Ah ! c’était bien la fin, elle n’était plus, il n’aimait plus en elle que son art, la nature, la vie. Et, les yeux au loin, elle gardait la rigidité d’un marbre, elle retenait les larmes dont se gonflait son cœur, réduite à cette misère de ne pouvoir même pleurer. Une voix vint de la chambre, tandis que des petits poings tapaient contre la porte. — Maman, maman, je ne dors pas, je m’ennuie… Ouvre-moi, dis, maman ? C’était Jacques qui s’impatientait. Claude se fâcha, grondant qu’on n’avait pas une minute de repos. — Tout à l’heure ! cria Christine. Dors, laisse ton père travailler. Mais une inquiétude nouvelle parut la prendre, elle lançait des coups d’œil vers la porte, elle finit par quitter un instant la pose, pour aller accrocher sa jupe à la clef, de façon à boucher le trou de la serrure. Puis, sans rien dire, elle vint se remettre près du poêle, la tête droite, la taille un peu renversée, enflant les seins. Et la séance s’éternisa, des heures, des heures se passèrent. Toujours elle était là, à s’offrir, avec son mouvement de baigneuse qui se jette ; pendant que lui, sur son échelle, à des lieues, brûlait pour cette autre femme qu’il peignait. Il avait même cessé de lui parler, elle retombait à son rôle d’objet, beau de couleur. Il ne regardait qu’elle depuis le matin, et elle ne se voyait plus dans ses yeux, étrangère désormais, chassée de lui. Enfin, il s’interrompit de fatigue, il remarqua qu’elle tremblait. — Tiens ! est-ce que tu as froid ? — Oui, un peu. — C’est drôle, moi je brûle… Je ne veux pas que tu t’enrhumes. À demain. Comme il descendait, elle crut qu’il venait l’embrasser. D’habitude, par une dernière galanterie de mari, il payait d’un baiser rapide l’ennui de la séance. Mais, plein de son travail, il oublia, il lava tout de suite ses pinceaux, qu’il trempait, agenouillé, dans un pot de savon noir. Et elle, qui attendait, restait nue, debout, espérant encore. Une minute se passa, il fut étonné de cette ombre immobile, il la regarda d’un air de surprise, puis recommença à frotter énergiquement. Alors, les mains tremblantes de hâte, elle se rhabilla, dans une confusion affreuse de femme dédaignée. Elle enfilait sa chemise, se battait avec ses jupes, agrafait son corsage de travers, comme si elle eût voulu échapper à la honte de cette nudité impuissante, bonne désormais à vieillir sous les linges. Et c’était un mépris d’elle-même, un dégoût d’en être descendue à ce moyen de fille, dont elle sentait la bassesse charnelle, maintenant qu’elle était vaincue. Mais, dès le lendemain, Christine dut se remettre nue, dans l’air glacé, sous la lumière brutale. N’était-ce pas son métier, désormais ? Comment se refuser, à présent que l’habitude en était prise ? Jamais elle n’aurait causé un chagrin à Claude ; et elle recommençait chaque jour cette défaite de son corps. Lui, n’en parlait même plus, de ce corps brûlant et humilié. Sa passion de la chair s’était reportée dans son œuvre, sur les amantes peintes qu’il se donnait. Elles faisaient seules battre son sang, celles dont chaque membre naissait d’un de ses efforts. Là-bas, à la campagne, lors de son grand amour, s’il avait cru tenir le bonheur, en en possédant une enfin, vivante, à pleins bras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ils étaient restés quand même étrangers ; et il préférait l’illusion de son art, cette poursuite de la beauté jamais atteinte, ce désir fou que rien ne contenait. Ah ! les vouloir toutes, les créer selon son rêve, des gorges de satin, des hanches couleur d’ambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimer que pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoir les étreindre ! Christine était la réalité, le but que la main atteignait, et Claude en avait eu le dégoût en une saison, lui le soldat de l’incréé, ainsi que Sandoz l’appelait parfois en riant. Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. La bonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire, comme s’il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femme qu’il peignait d’après elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les séparait d’une muraille infranchissable ; et c’était au delà qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dédoublement de sa personne, comprenant la misère d’une telle souffrance, n’osant avouer son mal dont il l’aurait plaisantée. Et pourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien qu’il préférait sa copie à elle-même, que cette copie était l’adorée, la préoccupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il la tuait à la pose pour embellir l’autre, il ne tenait plus que de l’autre sa joie ou sa tristesse, selon qu’il la voyait vivre ou languir sous son pinceau. N’était-ce donc pas de l’amour, cela ? et quelle souffrance de prêter sa chair, pour que l’autre naquît, pour que le cauchemar de cette rivale les hantât, fût toujours entre eux, plus puissant que le réel, dans l’atelier, à table, au lit, partout ! Une poussière, un rien, de la couleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leur bonheur, lui, silencieux, indifférent, brutal parfois, elle, torturée de son abandon, désespérée de ne pouvoir chasser de son ménage cette concubine, si envahissante et si terrible dans son immobilité d’image ! Et ce fut dès lors que Christine, décidément battue, sentit peser sur elle toute la souveraineté de l’art. Cette peinture, qu’elle avait déjà acceptée sans restrictions, elle la haussa encore, au fond d’un tabernacle farouche, devant lequel elle demeurait écrasée, comme devant ces puissants dieux de colère, que l’on honore, dans l’excès de haine et d’épouvante qu’ils inspirent. C’était une peur sacrée, la certitude qu’elle n’avait plus à lutter, qu’elle serait broyée ainsi qu’une paille, si elle s’entêtait davantage. Les toiles grandissaient comme des blocs, les plus petites lui semblaient triomphales, les moins bonnes l’accablaient de leur victoire ; tandis qu’elle ne les jugeait plus, à terre, tremblante, les trouvant toutes formidables, répondant toujours aux questions de son mari — Oh ! très bien !… Oh ! superbe !… Oh ! extraordinaire, extraordinaire, celle-là ! Cependant, elle était sans colère contre lui, elle l’adorait d’une tendresse en pleurs, tellement elle le voyait se dévorer lui-même. Après quelques semaines d’heureux travail, tout s’était gâté, il ne pouvait se sortir de sa grande figure de femme. C’était pourquoi il tuait son modèle de fatigue, s’acharnant pendant des journées, puis lâchant tout pour un mois. À dix reprises, la figure fut commencée, abandonnée, refaite complètement. Une année, deux années s’écoulèrent, sans que le tableau aboutît, presque terminé parfois, et le lendemain gratté, entièrement à reprendre. Ah ! cet effort de création dans l’œuvre d’art, cet effort de sang et de larmes dont il agonisait, pour créer de la chair, souffler de la vie ! Toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte contre l’Ange ! Il se brisait à cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans qu’il pût jamais accoucher de son génie. Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à peu près du rendu, les tricheries nécessaires, le tracassaient de remords, l’indignaient comme une faiblesse lâche ; et il recommençait, et il gâtait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne parlait » pas, mécontent de ses bonnes femmes, ainsi que le disaient plaisamment les camarades, tant qu’elles ne descendaient pas coucher avec lui. Que lui manquait-il donc, pour les créer vivantes ? Un rien sans doute. Il était un peu en deçà, un peu au delà peut-être. Un jour, le mot de génie incomplet, entendu derrière son dos, l’avait flatté et épouvanté. Oui, ce devait être cela, le saut trop court ou trop long, le déséquilibrement des nerfs dont il souffrait, le détraquement héréditaire qui, pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire un fou. Quand un désespoir le chassait de son atelier, et qu’il fuyait son œuvre, il emportait maintenant cette idée d’une impuissance fatale, il l’écoutait battre contre son crâne, comme le glas obstiné d’une cloche. Son existence devint misérable. Jamais le doute de lui-même ne l’avait traqué ainsi. Il disparaissait des journées entières ; même il découcha une nuit, rentra hébété le lendemain, sans pouvoir dire d’où il revenait on pensa qu’il avait battu la banlieue, plutôt que de se retrouver en face de son œuvre manquée. C’était son unique soulagement, fuir dès que cette œuvre l’emplissait de honte et de haine, ne reparaître que lorsqu’il se sentait le courage de l’affronter encore. Et, à son retour, sa femme elle-même n’osait le questionner, trop heureuse de le revoir, après l’anxiété de l’attente. Il courait furieusement Paris, les faubourgs surtout, par un besoin de s’encanailler, vivant avec des manœuvres, exprimant à chaque crise son ancien désir d’être le goujat d’un maçon. Est-ce que le bonheur n’était pas d’avoir des membres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ils étaient taillés ? Il avait raté son existence, il aurait dû se faire embaucher autrefois, quand il déjeunait chez Gomard, au Chien de Montargis, où il avait eu pour ami un Limousin, un grand gaillard très gai, dont il enviait les gros bras. Puis, lorsqu’il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisées, le crâne vide, il jetait sur sa peinture le regard navré et peureux qu’on risque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu’à ce qu’un nouvel espoir de la ressusciter, de la créer vivante enfin, lui fît remonter une flamme au visage. Un jour, Christine posait, et la figure de femme, une fois de plus, allait être finie. Mais, depuis une heure, Claude s’assombrissait, perdait de la joie d’enfant qu’il avait montrée au début de la séance. Aussi n’osait-elle souffler, sentant à son propre malaise que tout se gâtait encore, craignant de précipiter la catastrophe, si elle bougeait un doigt. Et, en effet, il eut brusquement un cri de douleur, il jura dans un éclat de tonnerre. — Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! Il avait jeté sa poignée de brosses du haut de l’échelle. Puis, aveuglé de rage, d’un coup de poing terrible, il creva la toile. Christine tendait ses mains tremblantes. — Mon ami, mon ami… Mais, quand elle eut couvert ses épaules d’un peignoir, et qu’elle se fût approchée, elle éprouva au cœur une joie aiguë, un grand élancement de rancune satisfaite. Le poing avait tapé en plein dans la gorge de l’autre, un trou béant se creusait là. Enfin, elle était donc tuée ! Immobile, saisi de son meurtre, Claude regardait cette poitrine ouverte sur le vide. Un immense chagrin lui venait de la blessure, par où le sang de son œuvre lui semblait couler. Était-ce possible ? était-ce lui qui avait assassiné ainsi ce qu’il aimait le plus au monde ? Sa colère tombait à une stupeur, il se mit à promener ses doigts sur la toile, tirant les bords de la déchirure, comme s’il avait voulu rapprocher les lèvres d’une plaie. Il étranglait, il bégayait, éperdu d’une douleur douce, infinie — Elle est crevée… elle est crevée… Alors, Christine fut remuée jusqu’aux entrailles, dans sa maternité pour son grand enfant d’artiste. Elle pardonnait comme toujours, elle voyait bien qu’il n’avait plus qu’une idée, raccommoder à l’instant la déchirure, guérir le mal ; et elle l’aida, ce fut elle qui tint les lambeaux, pendant que, par derrière, il collait un morceau de toile. Quand elle se rhabilla, l’autre était là de nouveau, immortelle, ne gardant à la place du cœur qu’une mince cicatrice, qui acheva de passionner le peintre. Dans ce déséquilibrement qui s’aggravait, Claude en arrivait à une sorte de superstition, à une croyance dévote aux procédés. Il proscrivait l’huile, en parlait comme d’une ennemie personnelle. Au contraire, l’essence faisait mat et solide ; et il avait des secrets à lui qu’il cachait, des solutions d’ambre, du copal liquide, d’autres résines encore, qui séchaient vite et empêchaient la peinture de craquer. Seulement, il devait ensuite se battre contre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient du coup le peu d’huile des couleurs. Toujours la question des pinceaux l’avait préoccupé il les voulait d’un emmanchement spécial, dédaignant la marte, exigeant du crin séché au four. Puis, la grosse affaire était le couteau à palette, car il l’employait pour les fonds, comme Courbet ; il en possédait une collection, de longs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire, pareil à celui des vitriers, qu’il avait fait fabriquer exprès, le vrai couteau de Delacroix. Du reste, il n’usait jamais du grattoir, ni du rasoir, qu’il trouvait déshonorants. Mais il se permettait toutes sortes de pratiques mystérieuses dans l’application du ton, il se forgeait des recettes, en changeait chaque mois, croyait avoir brusquement découvert la bonne peinture, parce que, répudiant le flot d’huile, la coulée ancienne, il procédait par des touches successives, béjoitées, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la valeur exacte. Une de ses manies avait longtemps été de peindre de droite à gauche sans le dire, il était convaincu que cela lui portait bonheur. Et le cas terrible, l’aventure où il s’était détraqué encore, venait d’être sa théorie envahissante des couleurs complémentaires. Gagnière, le premier, lui en avait parlé, très enclin également aux spéculations techniques. Après quoi, lui-même, par la continuelle outrance de sa passion, s’était mis à exagérer ce principe scientifique qui fait découler des trois couleurs primaires, le jaune, le rouge, le bleu, les trois couleurs secondaires, l’orange, le vert, le violet, puis toute une série de couleurs complémentaires et similaires, dont les composés s’obtiennent mathématiquement les uns des autres. Ainsi, la science entrait dans la peinture, une méthode était créée pour l’observation logique, il n’y avait qu’à prendre la dominante d’un tableau, à en établir la complémentaire ou la similaire, pour arriver d’une façon expérimentale aux variations qui se produisent, un rouge se transformant en un jaune près d’un bleu, par exemple, tout un paysage changeant de ton, et par les reflets, et par la décomposition même de la lumière, selon les nuages qui passent. Il en tirait cette conclusion vraie, que les objets n’ont pas de couleur fixe, qu’ils se colorent suivant les circonstances ambiantes ; et le grand mal était que, lorsqu’il revenait maintenant à l’observation directe, la tête bourdonnante de cette science, son œil prévenu forçait les nuances délicates, affirmait en notes trop vives l’exactitude de la théorie ; de sorte que son originalité de notation, si claire, si vibrante de soleil, tournait à la gageure, à un renversement de toutes les habitudes de l’œil, des chairs violâtres sous des cieux tricolores. La folie semblait au bout. La misère acheva Claude. Elle avait grandi peu à peu, à mesure que le ménage puisait sans compter ; et, lorsque plus un sou ne resta des vingt mille francs, elle s’abattit, affreuse, irréparable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savait rien faire, pas même coudre elle se désolait, les mains inertes, s’irritait contre son éducation imbécile de demoiselle, qui lui laissait la seule ressource de se placer un jour domestique, si leur vie continuait à se gâter. Lui, tombé dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avec des camarades, venait de l’achever près des amateurs, tant le public s’était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons de l’arc-en-ciel. Les marchands étaient en fuite, M. Hue seul faisait le voyage de la rue Tourlaque, restait là, extasié, devant les morceaux excessifs, ceux qui éclataient en fusées imprévues, se désespérant de ne pas les couvrir d’or ; et le peintre avait beau dire qu’il les lui donnait, qu’il le suppliait de les accepter, le petit bourgeois y mettait une délicatesse extraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loin en loin, puis emportait alors avec religion la toile délirante, qu’il pendait à côté de ses tableaux de maître. Cette aubaine était trop rare, Claude avait dû se résigner à des travaux de commerce, si répugné, si désespéré de culbuter à ce bagne où il jurait de ne jamais descendre, qu’il aurait préféré mourir de faim, sans les deux pauvres êtres qui agonisaient avec lui. Il connut les chemins de croix bâclés au rabais, les saints et les saintes à la grosse, les stores dessinés d’après des poncifs, toutes les besognes basses encanaillant la peinture dans une imagerie bête et sans naïveté. Même il eut la honte de se faire refuser des portraits à vingt-cinq francs, parce qu’il ratait la ressemblance ; et il en arriva au dernier degré de la misère, il travailla au numéro » des petits marchands infimes, qui vendent sur les ponts et qui expédient chez les sauvages, lui achetèrent tant par toile, deux francs, trois francs, selon la dimension réglementaire. C’était pour lui comme une déchéance physique, il en dépérissait, il en sortait malade, incapable d’une séance sérieuse, regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné, sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti les mains encrassées et déchues. À peine avait-on du pain, la vaste baraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christine s’était montrée glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, si active ménagère autrefois, s’y traînait, n’avait plus de cœur à la balayer ; et tout coulait à l’abandon dans le désastre, et le petit Jacques débilité de mauvaise nourriture, et leurs repas faits debout d’une croûte, et leur vie entière, mal conduite, mal soignée, glissée à la saleté des pauvres qui perdent jusqu’à l’orgueil d’eux-mêmes. Après une année encore, Claude, dans un de ces jours de défaite où il fuyait son tableau manqué, fit une rencontre. Cette fois, il s’était juré de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi, comme s’il avait entendu galoper derrière ses talons le spectre blafard de la grande figure nue, ravagée de continuelles retouches, toujours laissée informe, le poursuivant de son désir douloureux de naître. Un brouillard fondait en une petite pluie jaune, salissant les rues boueuses. Et, vers cinq heures, il traversait la rue Royale de son pas de somnambule, au risque d’être écrasé, les vêtements en loques, crotté jusqu’à l’échine, quand un coupé s’arrêta brusquement. — Claude, hé ! Claude !… Vous ne reconnaissez donc pas vos amies ? C’était Irma Bécot, délicieusement vêtue d’une toilette de soie grise, recouverte de chantilly. Elle avait abaissé la glace d’une main vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de la portière. — Où allez-vous ? Lui, béant, répondit qu’il n’allait nulle part. Elle s’égaya plus haut, en le regardant de ses yeux de vice, avec le retroussis de lèvres pervers d’une dame que tourmente l’envie subite d’une crudité, aperçue chez une fruitière borgne. — Montez alors, il y a si longtemps qu’on ne s’est vus !… Montez donc, vous allez être renversé ! En effet, les cochers s’impatientaient, poussaient leurs chevaux, au milieu d’un vacarme ; et il monta, étourdi ; et elle l’emporta, ruisselant, avec son hérissement farouche de pauvre, dans le petit coupé de satin bleu, assis à moitié sur les dentelles de sa jupe ; tandis que les fiacres rigolaient de l’enlèvement, en prenant la queue, pour rétablir la circulation. Irma Bécot avait enfin réalisé son rêve d’un hôtel à elle, sur l’avenue de Villiers. Mais elle y avait mis des années, le terrain d’abord acheté par un amant, puis les cinq cent mille francs de la bâtisse, les trois cent mille francs de meubles, fournis par d’autres, au petit bonheur des coups de passion. C’était une demeure princière, d’un luxe magnifique, surtout d’un extrême raffinement dans le bien-être voluptueux, une grande alcôve de femme sensuelle, un grand lit d’amour qui commençait aux tapis du vestibule, pour monter et s’étendre jusqu’aux murs capitonnés des chambres. Aujourd’hui, après avoir beaucoup coûté, l’auberge rapportait davantage, car on y payait le renom de ses matelas de pourpre, les nuits y étaient chères. En rentrant avec Claude, Irma défendit sa porte. Elle aurait mis le feu à toute cette fortune, pour un caprice satisfait. Comme ils passaient ensemble dans la salle à manger, monsieur, l’amant qui payait alors, tenta d’y pénétrer quand même ; mais elle le fit renvoyer, très haut, sans craindre d’être entendue. Puis, à table, elle eut des rires d’enfant, mangea de tout, elle qui n’avait jamais faim ; et elle couvait le peintre d’un regard ravi, l’air amusé de sa forte barbe mal tenue, de son veston de travail aux boutons arrachés. Lui, dans un rêve, se laissait faire, mangeait aussi avec l’appétit glouton des grandes crises. Le dîner fut silencieux, le maître d’hôtel servait avec une dignité hautaine. — Louis, vous porterez le café et les liqueurs dans ma chambre ! Il n’était guère plus de huit heures, et Irma voulut s’y enfermer tout de suite avec Claude. Elle poussa le verrou, plaisanta bonsoir, madame est couchée ! — Mets-toi à ton aise, je te garde… Hein ? il y a assez longtemps qu’on en cause ! À la fin, c’est trop bête ! Alors, lui, tranquillement, enleva son veston dans la chambre somptueuse, aux murs de soie mauve, garnis d’une dentelle d’argent, au lit colossal, drapé de broderies anciennes, pareil à un trône. Il avait l’habitude d’être en manches de chemise, il se crut chez lui. Autant dormir là que sous un pont, puisqu’il avait juré de ne rentrer jamais plus. Son aventure ne l’étonnait même pas, dans le détraquement de sa vie. Et elle, ne pouvant comprendre cet abandon brutal, le trouvait drôle à mourir, se récréait comme une fille échappée, à moitié dévêtue elle-même, le pinçant, le mordant, jouant à des jeux de mains, en vrai petit voyou du pavé. — Tu sais, ma tête pour les jobards, mon Titien, comme ils disent, ce n’est pas pour toi… Ah ! tu me changes, vrai ! tu es différent ! Et elle l’empoignait, lui disait combien elle avait eu envie de lui, parce qu’il était mal peigné. De grands rires étranglaient les mots dans sa gorge. Il lui semblait si laid, si comique, qu’elle le baisait partout avec rage. Vers trois heures du matin, au milieu des draps froissés, arrachés, Irma s’allongea, nue, la chair gonflée de sa débauche, bégayante de lassitude. — Et ton collage, à propos, tu l’as donc épousée ? Claude, qui s’endormait, rouvrit des yeux hébétés. — Oui. — Et tu couches toujours avec ? — Mais oui. Elle se remit à rire, elle ajouta simplement — Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros, ce que vous devez vous embêter ! Le lendemain, quand Irma laissa partir Claude, toute rose comme après une nuit de grand repos, correcte dans son peignoir, coiffée déjà et calmée, elle garda un instant ses mains entre les siennes ; et, très affectueuse, elle le contemplait d’un air à la fois attendri et blagueur. — Mon pauvre gros, ça ne t’a pas fait plaisir. Non ! ne jure pas, nous le sentons, nous autres femmes… Mais, à moi, ça m’en a fait beaucoup, oh ! beaucoup… Merci, merci bien ! Et c’était fini, il aurait fallu qu’il la payât très cher, pour qu’elle recommençât. Claude, directement, rentra rue Tourlaque, dans la secousse de cette bonne fortune. Il en éprouvait un singulier mélange de vanité et de remords, qui pendant deux jours le rendit indifférent à la peinture, rêvassant qu’il avait peut-être bien manqué sa vie. D’ailleurs, il était si étrange à son retour, si débordant de sa nuit, que, Christine l’ayant questionné, il balbutia d’abord, puis avoua tout. Il y eut une scène, elle pleura longtemps, pardonna encore, pleine d’une indulgence infinie pour ses fautes, s’inquiétant maintenant, comme si elle eût craint qu’une pareille nuit ne l’eût trop fatigué. Et, du fond de son chagrin, montait une joie inconsciente, l’orgueil qu’on ait pu l’aimer, l’égaiement passionné de le voir capable d’une escapade, l’espoir aussi qu’il lui reviendrait, puisqu’il était allé chez une autre. Elle frissonnait dans l’odeur de désir qu’il rapportait, elle n’avait toujours au cœur qu’une jalousie, cette peinture exécrée, à ce point qu’elle l’aurait plutôt jeté à une femme. Mais, vers le milieu de l’hiver, Claude eut une nouvelle poussée de courage. Un jour, rangeant de vieux châssis, il retrouva, tombé derrière, un ancien bout de toile. C’était la figure nue, la femme couchée de Plein air, qu’il avait seule gardée, en la coupant dans le tableau, lorsque celui-ci lui était revenu du Salon des Refusés. Et, comme il la déroulait, il lâcha un cri d’admiration. — Nom de Dieu ! que c’est beau ! Tout de suite, il la fixa au mur par quatre clous ; et, dès lors, il passa des heures à la contempler. Ses mains tremblaient, un flot de sang lui montait au visage. Était-ce possible qu’il eût peint un tel morceau de maître ? Il avait donc du génie, en ce temps-là ? On lui avait donc changé le crâne, et les yeux, et les doigts ? Une telle fièvre l’exaltait, un tel besoin de s’épancher, qu’il finissait par appeler sa femme. — Viens donc voir !… Hein ? est-elle plantée ? en a-t-elle, des muscles emmanchés finement ?… Cette cuisse-là, tiens ! baignée de soleil. Et l’épaule, ici, jusqu’au renflement du sein… Ah ! mon Dieu ! c’est de la vie, je la sens vivre, moi, comme si je la touchais, la peau souple et tiède, avec son odeur. Christine, debout près de lui, regardait, répondait par des paroles brèves. Cette résurrection d’elle-même, après des années, telle qu’elle était, à dix-huit ans, l’avait d’abord flattée et surprise. Mais, depuis qu’elle le voyait se passionner ainsi, elle ressentait un malaise grandissant, une vague irritation sans cause avouée. — Comment ! tu ne la trouves pas d’une beauté à s’agenouiller devant elle ? — Si, si… Seulement, elle a noirci. Claude protestait avec violence. Noirci, allons donc ! Jamais elle ne noircirait, elle avait l’immortelle jeunesse. Un véritable amour s’était emparé de lui, il parlait d’elle ainsi que d’une personne, avait de brusques besoins de la revoir, qui lui faisaient tout quitter, comme pour courir à un rendez-vous. Puis, un matin, il fut pris d’une fringale de travail. — Mais, nom d’un chien ! puisque j’ai fait ça, je puis bien le refaire… Ah ! cette fois, si je ne suis pas une brute, nous allons voir ! Et Christine, immédiatement, dut lui donner une séance de pose, car il était déjà sur son échelle, brûlant de se remettre à son grand tableau. Pendant un mois, il la tint huit heures par jour, nue, les pieds malades d’immobilité, sans pitié pour l’épuisement où il la sentait, de même qu’il se montrait d’une dureté féroce pour sa propre fatigue. Il s’entêtait à un chef-d’œuvre, il exigeait que sa figure debout valût cette figure couchée, qu’il voyait sur le mur rayonner de vie. Continuellement, il la consultait, il la comparait, désespéré et fouetté par la peur de ne l’égaler jamais plus. Il lui jetait un coup d’œil, un autre à Christine, un autre à sa toile, s’emportait en jurons, quand il ne se contentait pas. Enfin, il tomba sur sa femme. — Aussi, ma chère, tu n’es plus comme là-bas, quai de Bourbon. Ah ! mais, plus du tout !… C’est très drôle, tu as eu la poitrine mûre de bonne heure. Je me souviens de ma surprise, quand je t’ai vue avec une gorge de vraie femme, tandis que le reste gardait la finesse grêle de l’enfance… Et si souple, et si frais, une éclosion de bouton, un charme de printemps… Certes, oui, tu peux t’en flatter, ton corps a été bigrement bien ! Il ne disait pas ces choses pour la blesser, il parlait simplement en observateur, fermant les yeux à demi, causant de son corps comme d’une pièce d’étude qui s’abîmait. — Le ton est toujours splendide, mais le dessin, non, non, ce n’est plus ça !… Les jambes, oh ! les jambes, très bien encore ; c’est ce qui s’en va en dernier, chez la femme… Seulement, le ventre et les seins, dame ! ça se gâte. Ainsi, regarde-toi dans la glace il y a là, près des aisselles, des poches qui se gonflent, et ça n’a rien de beau. Va, tu peux chercher sur son corps, à elle, ces poches n’y sont pas. D’un regard tendre, il désignait la figure couchée ; et il conclut — Ce n’est point ta faute, mais c’est évidemment ça qui me fiche dedans… Ah ! pas de chance ! Elle écoutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures de pose, dont elle avait déjà tant souffert, tournaient maintenant à un supplice intolérable. Quelle était donc cette nouvelle invention, de l’accabler, avec sa jeunesse, de souffler sur sa jalousie, en lui donnant le regret empoisonné de sa beauté disparue ? Voilà qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle ne pouvait plus regarder son ancienne image, sans être mordue au cœur d’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette étude faite d’après elle, avait pesé sur son existence ! Tout son malheur était là sa gorge montrée d’abord dans son sommeil ; puis, son corps vierge dévêtu librement, en une minute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-même, après les rires de la foule, huant sa nudité ; puis, sa vie entière, son abaissement à ce métier de modèle, où elle avait perdu jusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elle ressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ; car il n’y avait désormais qu’une œuvre, c’était la femme couchée de l’ancienne toile qui se relevait à présent, dans la femme debout du nouveau tableau. Alors, à chaque séance, Christine se sentit vieillir. Elle abaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir se creuser des rides, se déformer les lignes pures. Jamais elle ne s’était étudiée ainsi, elle avait la honte et le dégoût de son corps, ce désespoir infini des femmes ardentes, lorsque l’amour les quitte avec leur beauté. Était-ce donc pour cela qu’il ne l’aimait plus, qu’il allait passer les nuits chez d’autres, et qu’il se réfugiait dans la passion hors nature de son œuvre ? Elle en perdait l’intelligence nette des choses, elle en tombait à une échéance, vivant en camisole et en jupe sales, n’ayant plus la coquetterie de sa grâce, découragée par cette idée qu’il devenait inutile de lutter, puisqu’elle était vieille. Un jour, Claude, enragé par une mauvaise séance, eut un cri terrible dont elle ne devait plus guérir. Il avait failli crever de nouveau sa toile, hors de lui, secoué d’une de ces colères, où il semblait irresponsable. Et, se soulageant sur elle, le poing tendu — Non, décidément, je ne puis rien faire avec ça… Ah ! vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoir d’enfant ! Révoltée sous l’outrage, pleurante, elle courut se rhabiller. Mais ses mains s’égaraient, elle ne trouvait pas ses vêtements pour se couvrir assez vite. Tout de suite, lui, plein de remords, était descendu la consoler. — Voyons, j’ai eu tort, je suis un misérable… De grâce, pose, pose encore un peu, pour me prouver que tu ne m’en veux point. Il la rattrapait, nue entre ses bras, il lui disputait sa chemise, qu’elle avait déjà passée à moitié. Et elle pardonna une fois de plus, elle reprit la pose, si frémissante, que des ondes douloureuses passaient le long de ses membres ; tandis que, dans son immobilité de statue, de grosses larmes muettes continuaient de tomber de ses joues sur sa gorge, où elles ruisselaient. Son enfant, ah ! certes, oui, il aurait mieux fait de ne pas naître ! C’était lui peut-être la cause de tout. Elle ne pleura plus, elle excusait déjà le père, elle se sentait une colère sourde contre le pauvre être, pour qui sa maternité ne s’était jamais éveillée, et qu’elle haïssait maintenant, à cette idée qu’il a pu, en elle, détruire l’amante. Pourtant, Claude s’obstinait cette fois, et il acheva le tableau, il jura qu’il l’enverrait quand même au Salon. Il ne quittait plus son échelle, il nettoyait les fonds jusqu’à la nuit noire. Enfin, épuisé, il déclara qu’il n’y toucherait pas davantage ; et, ce jour-là, comme Sandoz montait le voir, vers quatre heures, il ne le trouva point. Christine répondit qu’il venait de sortir, pour prendre l’air un moment sur la butte. La lente rupture s’était aggravée entre Claude et les amis de l’ancienne bande. Chacun de ces derniers avait écourté et espacé ses visites, mal à l’aise devant cette peinture troublante, de plus en plus bousculé par le détraquage de cette admiration de jeunesse ; et, maintenant, tous étaient en fuite, pas un n’y retournait. Gagnière, lui, avait même quitté Paris, pour aller habiter l’une de ses maisons de Melun, où il vivait chichement de la location de l’autre, après s’être marié, à la stupéfaction des camarades, avec sa maîtresse de piano, une vieille demoiselle qui lui jouait du Wagner, le soir. Quant à Mahoudeau, il alléguait son travail, car il commençait à gagner quelque argent, grâce à un fabricant de bronzes d’art qui lui faisait retoucher ses modèles. C’était une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait, depuis que Mathilde le tenait cloîtré, despotiquement elle le nourrissait à crever de petits plats, l’abêtissait de pratiques amoureuses, le gorgeait de tout ce qu’il aimait, à un tel point, que lui, l’ancien coureur de trottoirs, l’avare qui ramassait ses plaisirs au coin des bornes pour ne pas les payer, en était tombé à une domesticité de chien fidèle, donnant les clefs de son argent, ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement où elle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait même qu’en fille autrefois dévote, afin de consolider sa conquête, elle le jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avait une peur atroce. Seul, Fagerolles affectait une vive cordialité à l’égard de son vieil ami, lorsqu’il le rencontrait, promettant toujours d’aller le voir, ce qu’il ne faisait jamais du reste il avait tant d’occupations, depuis son grand succès, tambouriné, affiché, célébré, en marche pour toutes les fortunes et tous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guère que Dubuche, par une lâcheté tendre des vieux souvenirs d’enfance, malgré les froissements que la différence de leurs natures avait amenés plus tard. Mais Dubuche, semblait-il, n’était pas heureux non plus de son côté, comblé de millions sans doute, et cependant misérable, en continuelle dispute avec son beau-père qui se plaignait d’avoir été trompé sur ses capacités d’architecte, obligé de vivre dans les potions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fœtus venus avant terme, que l’on élevait sous de la ouate. De toutes ces amitiés mortes, il n’y avait donc que Sandoz qui parût connaître encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenait pour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi, cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cette misère, le remuait profondément, comme une de ces visions de grandes amoureuses qu’il aurait voulu faire passer dans ses livres. Et, surtout, sa fraternité d’artiste augmentait, depuis qu’il voyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie héroïque de l’art. D’abord, il en était resté plein d’étonnement, car il avait cru à son ami plus qu’à lui-même, il se mettait le second depuis le collège, en le plaçant très haut, au rang des maîtres qui révolutionnent une époque. Ensuite, un attendrissement douloureux lui était venu de cette faillite du génie, une amère et saignante pitié, devant ce tourment effroyable de l’impuissance. Est-ce qu’on savait jamais, en art, où était le fou ? Tous les ratés le touchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait à l’aberration, à l’effort grotesque et lamentable, plus il frémissait de charité, avec le besoin d’endormir pieusement dans l’extravagance de leurs rêves ces foudroyés de l’œuvre. Le jour où Sandoz était monté sans trouver le peintre, il ne s’en alla pas, il insista, en voyant les yeux de Christine rougis de larmes. — Si vous pensez qu’il doive rentrer bientôt, je vais l’attendre. — Oh ! il ne peut tarder. — Alors, je reste, à moins que je ne vous dérange. Jamais elle ne l’avait ému à ce point, avec son affaissement de femme délaissée, ses gestes las, sa parole lente, son insouciance de tout ce qui n’était pas la passion dont elle brûlait. Depuis une semaine peut-être, elle ne rangeait plus une chaise, n’essuyait plus un meuble, laissant s’accomplir la débâcle du ménage, ayant à peine la force de se mouvoir elle-même. Et c’était à serrer le cœur, sous la lumière crue de la grande baie, cette misère culbutant dans la saleté, cette sorte de hangar mal crépi, nu et encombré de désordre, où l’on grelottait de tristesse, malgré le clair après-midi de février. Christine, pesamment, était allée se rasseoir près d’un lit de fer, que Sandoz n’avait pas remarqué en entrant. — Tiens ! demanda-t-il, est-ce que Jacques est malade ? Elle recouvrait l’enfant, dont les mains, sans cesse, repoussaient le drap. — Oui, il ne se lève plus depuis trois jours. Nous avons apporté là son lit, pour qu’il soit avec nous… Oh ! il n’a jamais été solide. Mais il va de moins en moins bien, c’est désespérant. Les regards fixes, elle parlait d’une voix monotone, et il s’effraya, quand il se fut approché. Blême, la tête de l’enfant semblait avoir grossi encore, si lourde de crâne maintenant, qu’il ne pouvait plus la porter. Elle reposait inerte, on l’aurait crue déjà morte, sans le souffle fort qui sortait des lèvres décolorées. — Mon petit Jacques, c’est moi, c’est ton parrain… Est-ce que tu ne veux pas me dire bonjour ? Péniblement, la tête fit un vain effort pour se soulever, les paupières s’entr’ouvrirent, montrant le blanc des yeux, puis se refermèrent. — Mais avez-vous vu un médecin ? Elle eut un haussement d’épaules. — Oh ! les médecins ! est-ce qu’ils savent ?… Il en est venu un, il a dit qu’il n’y avait rien à faire… Espérons que ce sera une alerte encore. Le voilà qui a douze ans. C’est la croissance. Sandoz, glacé, se tut, pour ne pas augmenter son inquiétude, puisqu’elle ne paraissait pas voir la gravité du mal. Il se promena en silence, il s’arrêta devant le tableau. — Ah ! ah ! ça marche, il est en bonne route, cette fois. — Il est fini. — Comment, fini ! Et, quand elle eut ajouté que la toile devait partir la semaine suivante pour le Salon, il resta gêné, il s’assit sur le divan, en homme qui désirait la juger sans hâte. Les fonds, les quais, la Seine, d’où montait la pointe triomphale de la Cité, demeuraient à l’état d’ébauche, mais d’ébauche magistrale, comme si le peintre avait eu peur de gâter le Paris de son rêve, en le finissant davantage. À gauche se trouvait aussi un groupe excellent, les débardeurs qui déchargeaient les sacs de plâtre, des morceaux très travaillés ceux-là, d’une belle puissance de facture. Seulement, la barque des femmes, au milieu, trouait le tableau d’un flamboiement de chairs qui n’étaient pas à leur place ; et la grande figure nue surtout, peinte dans la fièvre, avait un éclat, un grandissement d’hallucination d’une fausseté étrange et déconcertante, au milieu des réalités voisines. Sandoz, silencieux, se désespérait, en face de cet avortement superbe. Mais il rencontra les yeux de Christine fixés sur lui, et il eut la force de murmurer — Étonnante, oh ! la femme, étonnante ! D’ailleurs, Claude rentra au même moment. Il eut une exclamation de joie en apercevant son vieil ami, il lui serra vigoureusement la main. Puis, il s’approcha de Christine, baisa le petit Jacques, qui avait de nouveau rejeté la couverture. — Comment va-t-il ? — Toujours la même chose. — Bon ! bon ! il grandit trop, le repos le remettra. Je te disais bien de ne pas t’inquiéter. Et Claude alla s’asseoir sur le divan, près de Sandoz. Tous deux s’abandonnaient, se renversaient, couchés à demi, les regards en l’air, parcourant le tableau ; tandis que Christine, à côté du lit, ne regardait rien, ne semblait penser à rien, dans la désolation continue de son cœur. Peu à peu, la nuit venait, la vive lumière de la baie vitrée pâlissait déjà, se décolorait en une tombée de crépuscule, uniforme et lente. — Alors, c’est décidé, ta femme m’a dit que tu l’envoyais ? — Oui. — Tu as raison, il faut en sortir, de cette machine… Oh ! il y a des morceaux, là-dedans ! Cette fuite du quai, à gauche ; et l’homme qui soulève un sac, en bas… Seulement… Il hésitait, il osa enfin. — Seulement, c’est drôle que tu te sois entêté à laisser ces baigneuses nues… Ça ne s’explique guère, je t’assure, et tu m’avais promis de les habiller, te souviens-tu ?… Tu y tiens donc bien, à ces femmes ? — Oui. Claude répondait sèchement, avec l’obstination de l’idée fixe, qui dédaigne même de donner des raisons. Il avait croisé les deux bras sous sa nuque, il se mit à parler d’autre chose, sans quitter des yeux son tableau, que le crépuscule commençait à obscurcir d’une ombre fine. — Tu ne sais pas d’où je viens ? Je viens de chez Courajod… Hein ? le grand paysagiste, le peintre de la Mare de Gagny, qui est au Luxembourg ! Tu te rappelles, je le croyais mort, et nous avons su qu’il habitait une maison près d’ici, de l’autre côté de la Butte, rue de l’Abreuvoir… Eh bien ! mon vieux, il me tracassait, Courajod. En allant prendre l’air parfois, j’avais découvert sa baraque, je ne pouvais plus passer devant, sans avoir l’envie d’entrer. Pense donc ! un maître, un gaillard qui a inventé notre paysage d’à présent, et qui vit là, inconnu, fini, terré comme une taupe !… Puis, tu n’as pas idée de la rue ni de la cambuse une rue de campagne emplie de volailles, bordée de talus gazonnés ; une cambuse pareille à un jouet d’enfant, avec de petites fenêtres, une petite porte, un petit jardin, oh ! le jardin, une lichette de terre en pente raide, plantée de quatre poiriers, encombrée de toute une basse-cour faite de planches verdies, de vieux plâtres, de grillages en fer consolidés de ficelles… Sa voix se ralentissait, il clignait les paupières, comme si la préoccupation de son tableau fût invinciblement rentrée en lui, l’envahissant peu à peu, au point de le gêner dans ce qu’il disait. — Aujourd’hui, voilà que j’aperçois justement Courajod sur sa porte… Un vieux de quatre-vingts ans passés, ratatiné, rapetissé à la taille d’un gamin. Non ! il faut l’avoir rencontré avec ses sabots, son tricot de paysan, sa marmotte de vieille femme… Et, bravement, je m’approche, je lui dis Monsieur Courajod, je vous connais bien, vous avez au Luxembourg un tableau qui est un chef-d’œuvre, permettez à un peintre de vous serrer la main, ainsi qu’à un maître. » Ah ! du coup, si tu l’avais vu prendre peur, bégayer, reculer, comme si je voulais le battre. Une fuite… Je l’avais suivi, il s’est calmé, m’a montré ses poules, ses canards, ses lapins, ses chiens, une ménagerie extraordinaire, jusqu’à un corbeau ! Il vit au milieu de ça, il ne parle plus qu’à des bêtes. Quant à l’horizon, superbe ! toute la plaine Saint-Denis, des lieues et des lieues, avec des rivières, des villes, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent. Enfin, un vrai trou d’ermite dans la montagne, le dos tourné à Paris, les yeux là-bas, dans la campagne sans bornes… Naturellement, je suis revenu à mon affaire. Oh ! monsieur Courajod, quel talent ! Si vous saviez l’admiration que nous avons pour vous ! Vous êtes une de nos gloires, vous resterez comme notre père à tous. » Ses lèvres s’étaient remises à trembler, il me regardait de son air d’épouvante stupide, il ne m’aurait pas repoussé d’un geste plus suppliant, si j’avais déterré devant lui quelque cadavre de sa jeunesse ; et il mâchonnait des paroles sans suite, entre ses gencives, un zézaiement de vieillard retombé en enfance, impossible à comprendre Sais pas… si loin… trop vieux… m’en fiche bien… » Bref, il m’a flanqué dehors, je l’ai entendu qui tournait sa clef violemment, qui se barricadait avec ses bêtes, contre les tentatives d’admiration de la rue… Ah ! ce grand homme finissant en épicier retiré, ce retour volontaire au néant, avant la mort ! Ah ! la gloire, la gloire pour qui nous mourrons, nous autres ! De plus en plus étouffée, sa voix s’éteignit en un grand soupir douloureux. La nuit continuait à se faire, une nuit dont le flot peu à peu amassé dans les coins montait d’une crue lente, inexorable, submergeant les pieds de la table et des chaises, toute la confusion des choses traînant sur le carreau. Déjà, le bas de la toile se noyait ; et lui, les yeux désespérément fixés, semblait étudier le progrès des ténèbres, comme s’il eût enfin jugé son œuvre, dans cette agonie du jour ; pendant que, au milieu du profond silence, on n’entendait plus que le souffle rauque du petit malade, près de qui apparaissait encore la silhouette noire de la mère, immobile. Sandoz, alors, parla à son tour, les bras également noués sous la nuque, le dos renversé sur un coussin du divan. — Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cette gloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis du catéchisme, dont les enfants eux-mêmes se moquent désormais ! Nous qui ne croyons plus à Dieu, nous croyons à notre immortalité… Ah ! misère ! Et, pénétré par la mélancolie du crépuscule, il se confessa, il dit ses propres tourments, que réveillait tout ce qu’il sentait là de souffrance humaine. — Tiens ! moi que tu envies peut-être, mon vieux, oui ! moi qui commence à faire mes affaires, comme disent les bourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, eh bien ! moi, j’en meurs… Je te l’ai répété souvent, mais tu ne me crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tant de peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement de produire beaucoup, d’être vu, loué ou éreinté… Ah ! sois reçu au prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d’autres tableaux, et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin… Écoute, le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m’a volé ma mère, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apporté dans le crâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue, jusqu’au fond de mon sommeil… Et plus un être n’existe en dehors, je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois, la sensation aiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, de franchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que je puis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée en détresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dévorateur… Non ! non ! plus rien n’est à moi, j’ai rêvé des repos à la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais me contenter, l’œuvre commencée est là qui me cloître pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitude est prise, j’ai fermé la porte du monde derrière moi, et j’ai jeté la clef par la fenêtre… Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plus rien ! Il se tut, un nouveau silence régna dans l’ombre croissante. Puis, il recommença péniblement. — Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joie de cette existence de chien !… Ah ! je ne sais pas comment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui se chatouillent béatement la barbe en travaillant. Oui, il y en a, paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ils s’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pas deux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable… Eh bien ! moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, me semble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh ! c’est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l’aimer… Je ne parle pas des potées d’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitent plutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se créer des sympathies. Simple fatalité de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais l’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour… Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite, me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeant inférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plus de talent, enragé de pas laisser une œuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière parole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire… Une émotion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionné, où s’envolait tout son lyrisme impénitent — Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j’en meure encore ! La nuit s’était faite, on n’apercevait plus la silhouette raidie de la mère, il semblait que le souffle rauque de l’enfant vînt des ténèbres, une détresse énorme et lointaine, montant des rues. De tout l’atelier, tombé à un noir lugubre, la grande toile seule gardait une pâleur, un dernier reste de jour qui s’effaçait. On voyait, pareille à une vision agonisante, flotter la figure nue, mais sans forme précise, les jambes déjà évanouies, un bras mangé, n’ayant de net que la rondeur du ventre, dont la chair luisait, couleur de lune. Après un long silence, Sandoz demanda — Veux-tu que j’aille avec toi, lorsque tu accompagneras là-bas ton tableau ? Claude ne lui répondant pas, il crut l’entendre pleurer. Était-ce la tristesse infinie, le désespoir dont il venait d’être secoué lui-même ? Il attendit, il répéta sa question ; et le peintre, alors, après avoir ravalé un sanglot, bégaya enfin — Merci, mon vieux, le tableau reste, je ne l’enverrai pas. — Comment, tu étais décidé ? — Oui, oui, j’étais décidé… Mais je ne l’avais pas vu, et je viens de le voir, sous ce jour qui tombait… Ah ! c’est raté, raté encore, ah ! ça m’a tapé dans les yeux comme un coup de poing, j’en ai eu la secousse au cœur ! Ses larmes, maintenant, ruisselaient lentes et tièdes, dans l’obscurité qui le cachait. Il s’était contenu, et le drame dont l’angoisse silencieuse l’avait ravagé, éclatait malgré lui. — Mon pauvre ami, murmura Sandoz bouleversé, c’est dur à se dire, mais tu as peut-être raison tout de même d’attendre, pour soigner des morceaux… Seulement, je suis furieux, car je vais croire que c’est moi qui t’ai découragé, avec mon éternel et stupide mécontentement des choses. Claude, simplement, répondit — Toi ! je ne t’écoutais pas… Non, je regardais tout qui fichait le camp, dans cette sacrée toile. La lumière s’en allait, et il y a eu un moment, sous un petit jour gris, très fin, où j’ai brusquement vu clair oui, rien ne tient, les fonds seuls sont jolis, la femme nue détonne comme un pétard, pas même d’aplomb, les jambes mauvaises… Ah ! c’était à en crever du coup, j’ai senti que la vie se décrochait dans ma carcasse… Puis, les ténèbres ont coulé encore, encore un vertige, un engouffrement, la terre roulée au néant du vide, la fin du monde ! Je n’ai plus vu bientôt que son ventre, décroissant comme une lune malade. Et tiens ! tiens ! à cette heure, il n’y a plus rien d’elle, plus une lueur, elle est morte, toute noire ! En effet, le tableau, à son tour, avait complètement disparu. Mais le peintre s’était levé, on l’entendit jurer dans la nuit épaisse. — Nom de Dieu, ça ne fait rien… Je vais m’y remettre… Christine, qui, elle aussi, avait quitté sa chaise, et contre laquelle il se heurtait, l’interrompit. — Prends garde, j’allume la lampe. Elle l’alluma, elle reparut très pâle, jetant vers le tableau un regard de crainte et de haine. Eh quoi ! il ne partait pas, l’abomination recommençait ! — Je vais m’y remettre, répéta Claude, et il me tuera, et il tuera ma femme, mon enfant, toute la baraque, mais ce sera un chef-d’œuvre, nom de Dieu ! Christine alla se rasseoir, on revint près de Jacques, qui s’était découvert, une fois encore, du tâtonnement égaré de ses petites mains. Il soufflait toujours, inerte, la tête enfoncée dans l’oreiller, pareille à un poids dont le lit craquait. En partant, Sandoz dit ses craintes. La mère semblait hébétée, le père retournait déjà devant sa toile, l’œuvre à créer, dont l’illusion passionnée combattait en lui la réalité douloureuse de son enfant, cette chair vivante de sa chair. Le lendemain matin, Claude achevait de s’habiller, lorsqu’il entendit la voix effarée de Christine. Elle aussi venait de s’éveiller en sursaut, du lourd sommeil qui l’avait engourdie sur la chaise, pendant qu’elle gardait le malade. — Claude ! Claude ! vois donc… Il est mort. Il accourut, les yeux gros, trébuchant, sans comprendre, répétant d’un air de profonde surprise — Comment, il est mort ? Un instant, ils restèrent béants au-dessus du lit. Le pauvre être, sur le dos, avec sa tête trop grosse d’enfant du génie, exagérée jusqu’à l’enflure des crétins, ne paraissait pas avoir bougé depuis la veille ; seulement, sa bouche élargie, décolorée, ne soufflait plus, et ses yeux vides s’étaient ouverts. Le père le toucha, le trouva d’un froid de glace. — C’est vrai, il est mort. Et leur stupeur était telle, qu’un instant encore ils demeurèrent les yeux secs, uniquement frappés de la brutalité de l’aventure, qu’ils jugeaient incroyable. Puis, les genoux cassés, Christine s’abattit devant le lit ; et elle pleurait à grands sanglots, qui la secouaient toute, les bras tordus, le front au bord du matelas. Dans ce premier moment terrible, son désespoir s’aggravait surtout d’un poignant remords, celui de ne l’avoir pas aimé assez, le pauvre enfant. Une vision rapide déroulait les jours, chacun d’eux lui apportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses différées, des rudesses même parfois. Et c’était fini, jamais plus elle ne le dédommagerait du vol qu’elle lui avait fait de son cœur. Lui qu’elle trouvait si désobéissant, il venait de trop obéir. Elle lui avait tant de fois répété, quand il jouait Tiens-toi tranquille, laisse travailler ton père ! » qu’à la fin il était sage, pour longtemps. Cette idée la suffoqua, chaque sanglot lui arrachait un cri sourd. Claude s’était mis à marcher, dans un besoin nerveux de changer de place. La face convulsée, il ne pleurait que de grosses larmes rares, qu’il essuyait régulièrement, d’un revers de main. Et, quand il passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s’empêcher de lui jeter un regard. Les yeux fixes, grands ouverts, semblaient exercer sur lui une puissance. D’abord, il résista, l’idée confuse se précisait, finissait par être une obsession. Il céda enfin, alla prendre une petite toile, commença une étude de l’enfant mort. Pendant les premières minutes, ses larmes l’empêchèrent de voir, noyant tout d’un brouillard il continuait de les essuyer, s’entêtait d’un pinceau tremblant. Puis, le travail sécha ses paupières, assura sa main ; et, bientôt, il n’y eut plus là son fils glacé, il n’y eut qu’un modèle, un sujet dont l’étrange intérêt le passionna. Ce dessin exagéré de la tête, ce ton de cire des chairs, ces yeux pareils à des trous sur le vide, tout l’excitait, le chauffait d’une flamme. Il se reculait, se complaisait, souriait vaguement à son œuvre. Lorsque Christine se releva, elle le trouva ainsi à la besogne. Alors, reprise d’un accès de larmes, elle dit seulement — Ah ! tu peux le peindre, il ne bougera plus ! Durant cinq heures, Claude travailla. Et, le surlendemain, lorsque Sandoz le ramena du cimetière, après l’enterrement, il frémit de pitié et d’admiration devant la petite toile. C’était un des bons morceaux de jadis, un chef-d’œuvre de clarté et de puissance, avec une immense tristesse en plus, la fin de tout, la vie mourant de la mort de cet enfant. Mais Sandoz, qui se récriait, plein d’éloges, resta saisi d’entendre Claude lui dire — Vrai, tu aimes ça ?… Alors, tu me décides. Puisque l’autre machine n’est pas prête, je vais envoyer ça au Salon. X La veille, Claude avait porté l’Enfant mort au Palais-de-l’Industrie, lorsqu’il rencontra Fagerolles, un matin qu’il vaguait du côté du parc Monceau. — Comment ! c’est toi, mon vieux ! s’écria cordialement ce dernier. Et qu’est-ce que tu deviens, qu’est-ce que tu fais ? On se voit si peu ! Puis, lorsque l’autre lui eut parlé de son envoi au Salon, de cette petite toile, dont il était plein, il ajouta — Ah ! tu as envoyé, mais alors je vais te faire recevoir ça. Tu sais que, cette année, je suis candidat au jury. En effet, dans le tumulte et l’éternel mécontentement des artistes, après des tentatives de réformes vingt fois reprises, puis abandonnées, l’administration venait de confier aux exposants le droit d’élire eux-mêmes les membres du jury d’admission ; et cela bouleversait le monde de la peinture et de la sculpture, une véritable fièvre électorale s’était déclarée, les ambitions, les coteries, les intrigues, toute la basse cuisine qui déshonore la politique. — Je t’emmène, continua Fagerolles. Il faut que tu visites mon installation, mon petit hôtel, où tu n’as pas encore mis les pieds, malgré tes promesses… C’est là, tout près, au coin de l’avenue de Villiers. Et Claude, dont il avait pris gaiement le bras, dut le suivre. Il était envahi d’une lâcheté, cette idée que son ancien camarade pourrait le faire recevoir, l’emplissait à la fois de honte et de désir. Sur l’avenue, devant le petit hôtel, il s’arrêta, pour en regarder la façade, un découpage coquet et précieux d’architecte, la reproduction exacte d’une maison renaissance de Bourges, avec les fenêtres à meneaux, la tourelle d’escalier, le toit historié de plomb. C’était un vrai bijou de fille ; et il demeura surpris, lorsque, en se retournant, il aperçut, à l’autre bord de la chaussée, l’hôtel royal d’Irma Bécot, où il avait passé une nuit dont le souvenir lui restait comme un rêve. Vaste, solide, presque sévère, ce dernier gardait une importance de palais, en face de son voisin, l’artiste, réduit à une fantaisie de bibelot. — Hein ? cette Irma, dit Fagerolles, avec une nuance de respect, elle en a, une cathédrale !… Ah ! dame, moi, je ne vends que de la peinture !… Entre donc. L’intérieur était d’un luxe magnifique et bizarre de vieilles tapisseries, de vieilles armes, un amas de meubles anciens, de curiosités de la Chine et du Japon, dès le vestibule ; une salle à manger, à gauche, toute en panneaux de laque, tendue au plafond d’un dragon rouge ; un escalier de bois sculpté, où flottaient des bannières, où montaient en panaches des plantes vertes. Mais, en haut, l’atelier surtout était une merveille, assez étroit, sans un tableau, entièrement recouvert de portières d’Orient, occupé d’un bout par une cheminée énorme, dont les chimères portaient la hotte, empli à l’autre bout par un vaste divan sous une tente, tout un monument, des lances soutenant en l’air le dais somptueux des tentures, au-dessus d’un entassement de tapis, de fourrures et de coussins, presque au ras du parquet. Claude examinait, et une question lui venait aux lèvres, qu’il retint. Est-ce que cela était payé ? Décoré de l’année précédente, Fagerolles exigeait, assurait-on, dix mille francs d’un portrait. Naudet, qui, après l’avoir lancé, exploitait maintenant son succès par coupes réglées, ne lâchait pas un de ses tableaux à moins de vingt, trente, quarante mille francs. Les commandes seraient tombées chez lui dru comme grêle, si le peintre n’avait pas affecté le dédain, l’accablement de l’homme dont on se disputait les moindres ébauches. Et, cependant, ce luxe étalé sentait la dette, il n’y avait que des acomptes donnés aux fournisseurs, tout l’argent, cet argent gagné comme à la Bourse, dans les coups de hausse, filait entre les doigts, se dépensait sans qu’on en retrouvât la trace. Du reste, Fagerolles, encore en pleine flamme de cette brusque fortune, ne comptait pas, ne s’inquiétait pas, fort de l’espoir de vendre toujours, de plus en plus cher, glorieux de la grande situation qu’il prenait dans l’art contemporain. À la fin, Claude remarqua une petite toile sur un chevalet de bois noir, drapé de peluche rouge. C’était tout ce qui traînait du métier, avec un casier à couleurs de palissandre et une boîte de pastel, oubliée sur un meuble. — Très fin, dit Claude, devant la petite toile, pour être aimable. Et ton Salon, il est envoyé ? — Ah ! oui, Dieu merci ! Ce que j’ai eu de monde ! Un vrai défilé qui m’a tenu huit jours sur les jambes, du matin au soir… Je ne voulais pas exposer, ça déconsidère. Naudet, lui aussi, s’y opposait. Mais, que veux-tu ? on m’a tant sollicité, tous les jeunes gens désirent me mettre du jury, pour que je les défende… Oh ! mon tableau est bien simple, Un déjeuner, comme j’ai nommé ça, deux messieurs et trois dames sous des arbres, les invités d’un château qui ont emporté une collation et qui la mangent dans une clairière… Tu verras, c’est assez original. Sa voix hésitait, et quand il rencontra les yeux de Claude qui le regardait fixement, il acheva de se troubler, il plaisanta la petite toile, posée sur le chevalet. — Ça, c’est une cochonnerie que Naudet m’a demandée. Va, je n’ignore pas ce qui me manque, un peu de ce que tu as de trop, mon vieux… Moi, tu sais, je t’aime toujours, je t’ai encore défendu hier chez des peintres. Il lui tapait sur les épaules, il avait senti le mépris secret de son ancien maître, et il voulait le reprendre, par ses caresses d’autrefois, des câlineries de gueuse disant Je suis une gueuse », pour qu’on l’aime. Ce fut très sincèrement, dans une sorte de déférence inquiète, qu’il lui promit encore de s’employer de tout son pouvoir à la réception de son tableau. Mais du monde arrivait, plus de quinze personnes entrèrent et sortirent en moins d’une heure des pères qui amenaient de jeunes élèves, des exposants qui venaient se recommander, des camarades qui avaient à échanger des influences, jusqu’à des femmes qui mettaient leur talent sous la protection de leur charme. Et il fallait voir le peintre faire son métier de candidat, prodiguer les poignées de main, dire à l’un C’est si joli votre tableau de cette année, ça me plaît tant ! » s’étonner devant un autre Comment ! vous n’avez pas encore eu de médaille ! » répéter à tous Ah ! si j’en étais, ce que je les ferais marcher ! » Il renvoyait les gens ravis, il poussait la porte sur chaque visite d’un air d’amabilité extrême, où perçait le ricanement secret de l’ancien rouleur de trottoirs. — Hein ? crois-tu ! dit-il à Claude, dans un moment où ils se retrouvèrent seuls, en ai-je, du temps à perdre avec ces crétins ! Mais, comme il s’approchait de la baie vitrée, il en ouvrit brusquement un des panneaux, et l’on distingua, de l’autre côté de l’avenue, à un des balcons de l’hôtel d’en face, une forme blanche, une femme vêtue d’un peignoir de dentelle, qui levait son mouchoir. Lui-même agita la main, à trois fois. Puis, les deux fenêtres se refermèrent. Claude avait reconnu Irma ; et, dans le silence qui s’était fait, Fagerolles s’expliqua tranquillement. — Tu vois, c’est commode, on peut correspondre… Nous avons une télégraphie complète. Elle m’appelle, il faut que j’y aille… Ah ! mon vieux, en voilà une qui nous donnerait des leçons ! — Des leçons, de quoi ? — Mais de tout ! Un vice, un art, une intelligence !… Si je te disais que c’est elle qui me fait peindre ! oui, parole d’honneur, elle a un flair du succès extraordinaire !… Et, avec ça, toujours voyou au fond, oh ! d’une drôlerie, d’une rage si amusante, quand ça la prend de vous aimer ! Deux petites flammes rouges lui étaient montées aux joues, tandis qu’une sorte de vase remuée troublait un instant ses yeux. Ils s’étaient remis ensemble, depuis qu’ils habitaient l’avenue ; on disait même que lui, si adroit, rompu à toutes les farces du pavé parisien, se laissait manger par elle, saigné à chaque instant de quelque somme ronde, qu’elle envoyait sa femme de chambre demander, pour un fournisseur, pour un caprice, pour rien souvent, pour l’unique plaisir de lui vider les poches ; et cela expliquait en partie la gêne où il était, sa dette grandissante, malgré le mouvement continu qui enflait la cote de ses toiles. D’ailleurs, il n’ignorait pas qu’il était chez elle le luxe inutile, une distraction de femme aimant la peinture, prise derrière le dos des messieurs sérieux, payant en maris. Elle en plaisantait, il y avait entre eux comme le cadavre de leur perversité, un ragoût de bassesse, qui le faisait rire et s’exciter lui-même de ce rôle d’amant de cœur, oublieux de tout l’argent qu’il donnait. Claude avait remis son chapeau. Fagerolles piétinait, jetant des regards d’inquiétude vers l’hôtel d’en face. — Je ne te renvoie pas, mais tu vois, elle m’attend… Eh bien ! c’est convenu, ton affaire est faite, à moins qu’on ne me nomme pas… Viens donc au Palais-de-l’Industrie, le soir du dépouillement. Oh ! une bousculade, un vacarme ! et, du reste, tu saurais tout de suite si tu dois compter sur moi. D’abord, Claude jura qu’il ne se dérangerait point. Cette protection de Fagerolles lui était lourde ; et il n’avait pourtant qu’une peur, au fond, celle que le terrible gaillard ne tînt pas sa promesse, par lâcheté devant l’insuccès. Puis, le jour du vote, il ne put demeurer en place, il s’en alla rôder aux Champs-Élysées, en se donnant le prétexte d’une longue promenade. Autant là qu’ailleurs ; car il avait cessé tout travail, dans l’attente inavouée du Salon, et il recommençait ses interminables courses à travers Paris. Lui, ne pouvait voter, puisqu’il fallait avoir été reçu au moins une fois. Mais, à plusieurs reprises, il passa devant le Palais-de-l’Industrie, dont le trottoir l’intéressait, avec sa turbulence, son défilé d’artistes électeurs, que s’arrachaient des hommes en bourgerons sales, criant les listes, une trentaine de listes, de toutes les coteries, de toutes les opinions, la liste des ateliers de l’École, la liste libérale, intransigeante, de conciliation, des jeunes, des dames. On eût dit, au lendemain d’une émeute, la folie du scrutin, à la porte d’une section. Le soir, dès quatre heures, lorsque le vote fut terminé, Claude ne résista pas à la curiosité de monter voir. Maintenant, l’escalier était libre, entrait qui voulait. En haut, il tomba dans l’immense salle du jury, dont les fenêtres donnent sur les Champs-Élysées. Une table de douze mètres en occupait le centre ; tandis que, dans la cheminée monumentale, à l’un des bouts, brûlaient des arbres entiers. Et il y avait là quatre ou cinq cents électeurs, restés pour le dépouillement, mêlés à des amis, à de simples curieux, parlant fort, riant, déchaînant sous le haut plafond un grondement d’orage. Déjà, autour de la table, des bureaux s’installaient, fonctionnaient, une quinzaine en tout, composés chacun d’un président et de deux scrutateurs. Mais il restait à en organiser trois ou quatre, et personne ne se présentait plus, tous fuyaient, par crainte de l’écrasante besogne qui clouait les gens de zèle une partie de la nuit. Justement, Fagerolles, sur la brèche depuis le matin, s’agitait, criait, pour dominer le vacarme. — Voyons, messieurs, il nous manque un homme !… Voyons, un homme de bonne volonté par ici ! Et, à ce moment, ayant aperçu Claude, il se précipita, l’amena de force. — Ah ! toi, tu vas me faire le plaisir de t’asseoir à cette place et de nous aider ! C’est pour la bonne cause, que diable ! Claude, du coup, se trouva président d’un bureau, et il remplit sa fonction avec une gravité de timide, émotionné au fond, ayant l’air de croire que la réception de sa toile allait dépendre de sa conscience à cette besogne. Il appelait tout haut les noms inscrits sur les listes, qu’on lui passait par petits paquets égaux pendant que ses deux scrutateurs les inscrivaient. Et cela dans le plus effroyable des charivaris, dans le bruit cinglant de grêle de ces vingt, trente noms criés ensemble par des voix différentes, au milieu du ronflement continu de la foule. Comme il ne pouvait rien faire sans passion, il s’animait, désespéré quand une liste ne contenait pas le nom de Fagerolles, heureux dès qu’il avait à lancer ce nom une fois de plus. Du reste, il goûtait souvent cette joie, car le camarade s’était rendu populaire, se montrant partout, fréquentant les cafés où se tenaient des groupes influents, risquant même des professions de foi, s’engageant vis-à-vis des jeunes, sans négliger de saluer très bas les membres de l’Institut. Une sympathie générale montait, Fagerolles était là comme l’enfant gâté de tous. Vers six heures, par cette pluvieuse journée de mars, la nuit tomba. Les garçons apportèrent des lampes ; et des artistes méfiants, des profils muets et sombres qui surveillaient le dépouillement d’un œil oblique, se rapprochèrent. D’autres commençaient les farces, risquaient des cris d’animaux, lâchaient un essai de tyrolienne. Mais ce fut à huit heures seulement, lorsqu’on servit la collation, des viandes froides et du vin, que la gaieté déborda. On vidait violemment les bouteilles, on s’empiffrait au petit bonheur des plats attrapés, c’était une kermesse en goguette, dans cette salle géante, que les bûches de la cheminée éclairaient d’un reflet de forge. Puis, tous fumèrent, la fumée brouilla d’une vapeur la lumière jaune des lampes ; tandis que, sur le parquet, traînaient les bulletins jetés pendant le vote, une couche épaisse de papiers, salis encore des bouchons, des miettes de pain, des quelques assiettes cassées, tout un fumier où s’enfonçaient les talons des bottes. On se lâchait, un petit sculpteur pâle monta sur une chaise pour haranguer le peuple, un peintre à la moustache raide, sous un nez crochu, enfourcha une chaise et galopa autour de la table, saluant, faisant l’Empereur. Peu à peu, cependant, beaucoup se lassaient, s’en allaient. Vers onze heures, on n’était plus que deux cents. Mais, après minuit, il revint du monde, des flâneurs en habit noir et en cravate blanche, qui sortaient du théâtre ou de soirée, piqués du désir de connaître avant Paris les résultats du scrutin. Il arriva aussi des reporters ; et on les voyait s’élancer hors de la salle, un à un, dès qu’une addition partielle leur était communiquée. Claude, enroué, appelait toujours. La fumée et la chaleur devenaient intolérables, une odeur d’étable montait de la jonchée boueuse du sol. Une heure du matin, puis deux heures sonnèrent. Il dépouillait, il dépouillait, et la conscience qu’il y mettait, l’attardait tellement, que les autres bureaux avaient depuis longtemps fini leur travail, quand le sien se trouvait empêtré encore dans des colonnes de chiffres. Enfin, toutes les additions furent centralisées, on proclama les résultats définitifs. Fagerolles était nommé le quinzième sur quarante, de cinq places avant Bongrand, porté sur la même liste, mais dont le nom avait dû être souvent rayé. Et le jour pointait, lorsque Claude rentra rue Tourlaque, brisé et ravi. Alors, pendant deux semaines, il vécut anxieux. Dix fois, il eut l’idée d’aller aux nouvelles, chez Fagerolles ; mais une honte le retenait. D’ailleurs, comme le jury procédait par ordre alphabétique, rien peut-être n’était décidé. Et, un soir, il eut un coup au cœur, sur le boulevard de Clichy, en voyant venir deux larges épaules, dont le dandinement lui était bien connu. C’était Bongrand, qui parut embarrassé. Le premier, il lui dit — Vous savez, là-bas, avec ces bougres, ça ne marche guère… Mais tout n’est pas perdu, nous veillons, Fagerolles et moi. Et comptez sur Fagerolles, car moi, mon bon, j’ai une peur de chien de vous compromettre. La vérité était que Bongrand se trouvait en continuelle hostilité avec Mazel, nommé président du jury, un maître célèbre de l’École, le dernier rempart de la convention élégante et beurrée. Bien qu’ils se traitassent de chers collègues, en échangeant de grandes poignées de main, cette hostilité avait éclaté dès le premier jour, l’un ne pouvait demander l’admission d’un tableau, sans que l’autre votât un refus. Au contraire, Fagerolles, élu secrétaire, s’était fait l’amuseur, le vice de Mazel, qui lui pardonnait sa défection d’ancien élève, tant ce renégat l’adulait aujourd’hui. Du reste, le jeune maître, très rosse, comme disaient les camarades, se montrait pour les débutants, les audacieux, plus dur que les membres de l’Institut ; et il ne s’humanisait que lorsqu’il voulait faire recevoir un tableau, abondant alors en inventions drôles, intriguant, enlevant le vote avec des souplesses d’escamoteur. Ces travaux du jury étaient une rude corvée, où Bongrand lui-même usait ses fortes jambes. Tous les jours, le travail se trouvait préparé par les gardiens, un interminable rang de grands tableaux posés à terre, appuyés contre la cimaise, fuyant à travers les salles du premier étage, faisant le tour entier du Palais ; et, chaque après-midi, dès une heure, les quarante, ayant à leur tête le président, armé d’une sonnette, recommençaient la même promenade, jusqu’à l’épuisement de toutes les lettres de l’alphabet. Les jugements étaient rendus debout, on bâclait le plus possible la besogne, rejetant sans vote les pires toiles ; pourtant, des discussions arrêtaient parfois le groupe, on se querellait pendant dix minutes, on réservait l’œuvre en cause pour la revision du soir ; tandis que deux hommes, tenant une corde de dix mètres, la raidissaient, à quatre pas de la ligne des tableaux, afin de maintenir à bonne distance le flot des jurés, qui poussaient dans le feu de la dispute, et dont les ventres, malgré tout, creusaient la corde. Derrière le jury, marchaient les soixante-dix gardiens en blouse blanche, évoluant sous les ordres d’un brigadier, faisant le tri à chaque décision communiquée par les secrétaires, les reçus séparés des refusés qu’on emportait à l’écart, comme des cadavres après la bataille. Et le tour durait deux grandes heures, sans un répit, sans un siège pour s’asseoir, tout le temps sur les jambes, dans un piétinement de fatigue, au milieu des courants d’air glacés, qui forçaient les moins frileux à s’enfouir au fond de paletots de fourrure. Aussi la collation de trois heures était-elle la bienvenue un repos d’une demi-heure à un buffet, où l’on trouvait du bordeaux, du chocolat, des sandwichs. C’était là que s’ouvrait le marché aux concessions mutuelles, les échanges d’influences et de voix. La plupart avait de petits carnets, pour n’oublier personne, dans la grêle de recommandations qui s’abattait sur eux ; et ils le consultaient, ils s’engageaient à voter pour les protégés d’un collègue, si celui-ci votait pour les leurs. D’autres, au contraire, détachés de ces intrigues, austères ou insouciants, achevaient une cigarette, le regard perdu. Puis, la besogne reprenait, mais plus douce, dans une salle unique, où il y avait des chaises, même des tables, avec des plumes, du papier, de l’encre. Tous les tableaux qui n’atteignaient pas un mètre cinquante étaient jugés là, passaient au chevalet », rangés par dix ou douze le long d’une sorte de tréteau, recouvert de serge verte. Beaucoup de jurés s’oubliaient béatement sur les sièges, plusieurs faisaient leur correspondance, il fallait que le président se fâchât, pour avoir des majorités présentables. Parfois, un coup de passion soufflait, le vote à main levée était rendu dans une telle fièvre que des chapeaux et des cannes s’agitaient en l’air, au-dessus du flot tumultueux des têtes. Et ce fut là, au chevalet, que l’Enfant mort parut enfin. Depuis huit jours, Fagerolles, dont le carnet débordait de notes, se livrait à des marchandages compliqués pour trouver des voix en faveur de Claude ; mais l’affaire était dure, elle ne s’emmanchait pas avec ses autres engagements, il n’essuyait que des refus, dès qu’il prononçait le nom de son ami ; et il se plaignait de ne tirer aucune aide de Bongrand, qui, lui, n’avait pas de carnet, d’une telle maladresse d’ailleurs, qu’il gâtait les meilleures causes, par des éclats de franchises inopportuns. Vingt fois, Fagerolles aurait lâché Claude, sans l’obstination qu’il mettait à vouloir essayer sa puissance, sur cette admission réputée impossible. On verrait bien s’il n’était pas de taille déjà à violenter le jury. Peut-être y avait-il en outre, au fond de sa conscience, un cri de justice, le sourd respect pour l’homme dont il volait le talent. Justement, ce jour-là, Mazel était d’une humeur détestable… Dès le début de la séance, le brigadier venait d’accourir. — Monsieur Mazel, il y a eu une erreur, hier. On a refusé un hors-concours… Vous savez le numéro 2530, une femme nue sous un arbre. En effet, la veille, on avait jeté ce tableau à la fosse commune, dans le mépris unanime, sans remarquer qu’il était d’un vieux peintre classique, respecté de l’Institut ; et l’effarement du brigadier, cette bonne farce d’une exécution involontaire, égayait les jeunes du jury, qui se mirent à ricaner, d’un air provocant. Mazel abominait ces histoires, qu’il sentait désastreuses pour l’autorité de l’École. Il avait eu un geste de colère, il dit sèchement — Eh bien ! repêchez-le, portez-le aux reçus… Aussi, on faisait hier un bruit insupportable, Comment veut-on qu’on juge de la sorte, au galop, si je ne puis pas même obtenir le silence ! Il donna un terrible coup de sonnette. — Allons, messieurs, nous y sommes… Un peu de bonne volonté, je vous prie. Par malheur, dès les premiers tableaux posés sur le chevalet, il eut encore une mésaventure. Entre autres, une toile attira son attention, tellement il la trouvait mauvaise, d’un ton aigre à agacer les dents ; et comme sa vue baissait, il se pencha pour voir la signature, en murmurant — Quel est donc le cochon… ? Mais il se releva vivement, tout secoué d’avoir lu le nom d’un de ses amis, un artiste qui était, lui aussi, le rempart des saines doctrines. Espérant qu’on ne l’avait pas entendu, il cria — Superbe !… Le numéro un, n’est-ce pas, messieurs ? On accorda le numéro un, l’admission qui donnait droit à la cimaise. Seulement, on riait, on se poussait du coude. Il en fut très blessé et devint farouche. Et ils en étaient tous là, beaucoup s’épanchaient au premier regard, puis rattrapaient leurs phrases, dès qu’ils avaient déchiffré la signature ; ce qui finissait par les rendre prudents, gonflant le dos, s’assurant du nom, l’œil furtif, avant de se promener. D’ailleurs, lorsque passait l’œuvre d’un collègue, quelque toile suspecte d’un membre du jury, on avait la précaution de s’avertir d’un signe, derrière les épaules du peintre Prenez garde, pas de gaffe, c’est de lui ! » Malgré l’énervement de la séance, Fagerolles enleva une première affaire. C’était un épouvantable portrait, peint par un de ses élèves, dont la famille, très riche, le recevait. Il avait dû emmener Mazel à l’écart, pour l’attendrir, en lui contant une histoire sentimentale, un malheureux père de trois filles, qui mourait de faim ; et le président s’était longtemps fait prier que diable ! on lâchait la peinture, quand on avait faim ! on n’abusait pas à ce point de ses trois filles ! Il leva la main pourtant, seul avec Fagerolles. On protestait, on se fâchait, deux autres membres de l’Institut se révoltaient eux-mêmes, lorsque Fagerolles leur souffla très bas — C’est pour Mazel, c’est Mazel qui m’a supplié de voter… Un parent, je crois. Enfin, il y tient. Et les deux académiciens levèrent promptement la main, et une grosse majorité se déclara. Mais des rires, des mots d’esprit, des cris indignés éclatèrent on venait de placer sur le chevalet l’Enfant mort. Et-ce qu’on allait, maintenant, leur envoyer la Morgue ? Et les jeunes blaguaient la grosse tête, un singe crevé d’avoir avalé une courge, évidemment ; et les vieux, effarés, reculaient. Fagerolles, tout de suite, sentit la partie perdue. D’abord, il tâcha d’escamoter le vote en plaisantant, selon sa manœuvre adroite. — Voyons, messieurs, un vieux lutteur… Des paroles furieuses, l’interrompirent. Ah ! non, pas celui-là ! On le connaissait, le vieux lutteur ! Un fou qui s’entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le génie, qui avait parlé de démolir le Salon, sans jamais y envoyer une toile possible ! Toute la haine de l’originalité déréglée, de la concurrence d’en face dont on a eu peur, de la force invincible qui triomphe, même battue, grondait dans l’éclat des voix. Non, non, à la porte ! Alors, Fagerolles eut le tort de s’irriter, lui aussi, cédant à la colère de constater son peu d’influence sérieuse. — Vous êtes injustes, soyez justes au moins ! Du coup, le tumulte fut à son comble. On l’entourait, on le poussait, des bras s’agitaient menaçants, des phrases partaient comme des balles. — Monsieur, vous déshonorez le jury. — Si vous défendez ça, c’est pour qu’on mette votre nom dans les journaux. — Vous ne vous y connaissez-pas. Et, Fagerolles, hors de lui, perdant jusqu’à la souplesse de sa blague, répondit lourdement — Je m’y connais autant que vous. — Tais-toi donc ! reprit un camarade, un petit peintre blond très rageur, tu ne vas pas vouloir nous faire avaler un pareil navet ! Oui, oui, un navet ! tous répétaient le nom avec conviction, ce mot qu’ils jetaient d’habitude aux dernières des croûtes, à la peinture pâle, froide, et plate des barbouilleurs. — C’est bon, dit enfin Fagerolles, les dents serrées, je demande le vote. Depuis que la discussion s’aggravait, Mazel agitait sa sonnette sans relâche, très rouge de voir son autorité méconnue. — Messieurs, allons, messieurs… C’est extraordinaire, qu’on ne puisse s’entendre sans crier… Messieurs, je vous en prie… Enfin, il obtint un peu de silence. Au fond, il n’était pas mauvais homme. Pourquoi ne recevrait-on pas ce petit tableau, bien qu’il le jugeât exécrable ? On en recevait tant d’autres ! — Voyons, messieurs, on demande le vote. Lui-même allait peut-être lever la main, lorsque Bongrand, muet jusque-là, le sang aux joues, dans une colère qu’il contenait, partit brusquement, hors de propos, lâcha ce cri de sa conscience révoltée — Mais, nom de Dieu ! il n’y en a pas quatre parmi nous capables de foutre un pareil morceau ! Des grognements coururent, le coup de massue était si rude, que personne ne répondit. — Messieurs, on demande le vote, répéta Mazel, devenu pâle, la voix sèche. Et le ton suffit, c’était la haine latente, les rivalités féroces sous la bonhomie des poignées de main. Rarement, on en arrivait à ces querelles. Presque toujours, on s’entendait. Mais, au fond des vanités ravagées, il y avait des blessures à jamais saignantes, des duels au couteau dont on agonisait en souriant. Bongrand et Fagerolles levèrent seuls la main, et l’Enfant mort, refusé, n’eut plus que la chance d’être repris, lors de la révision générale. C’était la besogne terrible, cette révision générale. Le jury, après ses vingt jours de séances quotidiennes, avait beau s’accorder deux journées de repos, afin de permettre aux gardiens de préparer le travail, il éprouvait un frisson, l’après-midi où il tombait au milieu de l’étalage des trois mille tableaux refusés, parmi lesquels il devait repêcher un appoint, pour compléter le chiffre réglementaire de deux mille cinq cents œuvres reçues. Ah ! ces trois mille tableaux placés bout à bout, contre les cimaises de toutes les salles, autour de la galerie extérieure, partout enfin, jusque sur les parquets, étendus en mares stagnantes, entre lesquelles on ménageait de petits sentiers filant le long des cadres, une inondation, un débordement qui montait, envahissait le Palais-de-l’Industrie, le submergeait sous le flot trouble de tout ce que l’art peut rouler de médiocrité et folie ! Et ils n’avaient qu’une séance, d’une heure à sept, six heures de galop désespéré, au travers de ce dédale ! D’abord, ils tenaient bon contre la fatigue, les regards clairs ; mais, bientôt, leurs jambes se cassaient à cette marche forcée, leurs yeux s’irritaient à ces couleurs dansantes ; et il fallait marcher toujours, voir et juger toujours, jusqu’à défaillir de lassitude. Dès quatre heures, c’était une déroute, une débâcle d’armée battue. En arrière, très loin, des jurés se traînaient, hors d’haleine. D’autres, un à un, perdus entre les cadres, suivaient les sentiers étroits, renonçant à en sortir, tournant sans espoir de trouver jamais le bout. Comment être justes, grand Dieu ! Que reprendre dans ce tas d’épouvante ? Au petit bonheur, sans bien distinguer un paysage d’un portrait, on complétait le nombre. Deux cents, deux cent quarante, encore huit, il en manquait encore huit, Celui-là ? Non, cet autre ! Comme vous voudrez. Sept, huit, c’était fait ! Enfin, ils avaient trouvé le bout, ils s’en allaient en béquillant, sauvés, libres ! Une nouvelle scène les avait arrêtés dans une salle, autour de l’Enfant mort, étalé à terre, parmi d’autres épaves. Mais, cette fois, on plaisantait, un farceur feignait de trébucher et de mettre le pied au milieu de la toile, d’autres couraient le long des petits sentiers, comme pour chercher le vrai sens du tableau, déclarant qu’il était beaucoup mieux à l’envers. Fagerolles se mit à blaguer, lui aussi. — Un peu de courage à la poche, messieurs. Voyez le tour, examinez, vous en aurez pour votre argent… De grâce, messieurs, soyez gentils, reprenez-le, faites cette bonne action. Tous s’égayaient à l’entendre, mais ils refusaient plus rudement, dans la cruauté de leur rire. Non, non, jamais ! — Le prends-tu pour ta charité ? cria la voix d’un camarade. C’était un usage, les jurés avaient droit à une charité », chacun d’eux pouvait choisir dans le tas une toile, si exécrable qu’elle fût, et qui, dès lors, se trouvait reçue sans examen. D’ordinaire, on faisait l’aumône de cette admission à des pauvres. Ces quarante repêchés de la dernière heure étaient les mendiants de la porte, ceux qu’on laissait se glisser au bas bout de la table, le ventre vide. — Pour ma charité, répéta Fagerolles plein d’embarras, c’est que j’en ai un autre, pour ma charité… Oui, des fleurs, d’une dame… Des ricanements l’interrompirent. Était-elle jolie ? Ces messieurs, devant la peinture de femme, se montraient goguenards, sans galanterie aucune. Et lui, demeurait perplexe, car la dame en question était une protégée d’Irma. Il tremblait à l’idée de la terrible scène, s’il ne tenait pas sa promesse. Un expédient lui vint. — Tiens ! et vous, Bongrand ?… Vous pouvez bien le prendre pour votre charité, ce petit rigolo d’enfant mort ? Bongrand, le cœur crevé, indigné de ce négoce, agita ses grands bras. — Moi ! je ferais cette injure à un vrai peintre !… Qu’il soit donc plus fier, nom de Dieu ! qu’il ne foute jamais rien au Salon ! Alors, comme on ricanait toujours, Fagerolles, voulant que la victoire lui restât, se décida, l’air superbe, en gaillard très fort qui ne craignait pas d’être compromis. — C’est bon, je le prends pour ma charité. On cria bravo, on lui fit une ovation railleuse, de grands saluts, des poignées de main. Honneur au brave qui avait le courage de son opinion ! Et un gardien emporta entre ses bras la pauvre toile huée, cahotée, souillée ; et ce fut de la sorte qu’un tableau du peintre de Plein air se trouva enfin reçu par le jury. Dès le lendemain matin, un billet de Fagerolles apprit à Claude, en deux lignes, qu’il avait réussi à faire passer l’Enfant mort, mais que cela n’avait pas été sans peine. Claude, malgré la joie de la nouvelle, éprouva un serrement de cœur cette brièveté, quelque chose de bienveillant, de pitoyable, toute l’humiliation de l’aventure sortait de chaque mot. Un instant, il fut malheureux de cette victoire, à un point tel, qu’il aurait voulu reprendre son œuvre et la cacher. Puis, cette délicatesse s’émoussa, il retomba aux défaillances de sa fierté d’artiste, tant sa misère humaine saignait de la longue attente du succès. Ah ! être vu, arriver quand même ! Il en était aux capitulations dernières, il se remit à souhaiter l’ouverture du Salon, avec l’impatience fébrile d’un débutant, vivant dans une illusion qui lui montrait une foule, un flot de têtes moutonnant et acclamant sa toile. Peu à peu, Paris avait décrété à la mode le jour du vernissage, cette journée accordée aux seuls peintres autrefois, pour venir faire la toilette suprême de leurs tableaux. Maintenant, c’était une primeur, une de ces solennités qui mettent la ville debout, qui la font se ruer dans un écrasement de cohue. Depuis une semaine, la presse, la rue, le public appartenaient aux artistes. Ils tenaient Paris, il était uniquement question d’eux, de leurs envois, de leurs faits, de leurs gestes, de tout ce qui touchait à leurs personnes un de ces engouements en coup de foudre, dont l’énergie soulève les pavés, jusqu’à des bandes de campagnards, de tourlourous et de bonnes d’enfant poussées les jours gratuits au travers des salles, jusqu’à ce chiffre effrayant de cinquante mille visiteurs, par certains beaux dimanches, toute une armée, les arrière-bataillons du menu peuple ignorant, suivant le monde, défilant, les yeux arrondis, dans cette grande boutique d’images. D’abord, Claude eut peur de ce jour fameux du vernissage, intimidé, par la bousculade de beau monde dont on parlait, résolu à attendre le jour plus démocratique de la véritable ouverture. Il refusa même à Sandoz de l’accompagner. Puis, une telle fièvre le brûla, qu’il partit brusquement, dès huit heures, en se donnant à peine le temps d’avaler un morceau de pain et de fromage. Christine, qui ne s’était pas senti le courage d’aller avec lui, le rappela, l’embrassa encore, émue, inquiète. — Et, surtout, mon chéri, ne te fais pas de chagrin, quoi qu’il arrive. Claude étouffa un peu en entrant dans le salon d’honneur, le cœur battant d’avoir monté vite le grand escalier. Il faisait dehors un limpide ciel de mai, le velum de toile, tendu sous les vitres du plafond, tamisait le soleil en une vive lumière blanche ; et, par des portes voisines, ouvertes sur la galerie du jardin, venaient des souffles humides, d’une fraîcheur frissonnante. Lui, un moment, reprit haleine, dans cet air qui s’alourdissait déjà, gardant une vague odeur de vernis, au milieu du musc discret des femmes. Il parcourut d’un coup d’œil les tableaux des murs, une immense scène de massacre en face, ruisselant de rouge, une colossale et pâle sainteté à gauche, une commande de l’État, la banale illustration d’une fête officielle à droite, puis des portraits, des paysages, des intérieurs, tous éclatant en notes aigres, dans l’or trop neuf des cadres. Mais la peur qu’il gardait du public fameux de cette solennité, lui fit ramener ses regards sur la foule peu à peu grossie. Le pouf circulaire, placé au centre, et d’où jaillissait une gerbe de plantes vertes, n’était occupé que par trois dames, trois monstres, abominablement mises, installées pour une journée de médisances. Derrière lui, il entendit une voix rauque broyer de dures syllabes c’était un Anglais en veston à carreaux, expliquant la scène de massacre à une femme jaune, enfouie au fond d’un cache-poussière de voyage. Des espaces restaient vides, des groupes se formaient, s’émiettaient, allaient se reformer plus loin ; toutes les têtes étaient levées, les hommes avaient des cannes, des paletots sur le bras, les femmes marchaient doucement, s’arrêtaient en profil perdu ; et son œil de peintre était surtout accroché par les fleurs de leurs chapeaux, très aiguës de ton, parmi les vagues sombres des hauts chapeaux de soie noire. Il aperçut trois prêtres, deux simples soldats tombés là on ne savait d’où, des queues ininterrompues de messieurs décorés, des cortèges de jeunes filles et de mères barrant la circulation. Cependant, beaucoup se connaissaient, il y avait, de loin, des sourires, des saluts, parfois une poignée de main rapide, au passage. Les voix demeuraient discrètes, couvertes par le roulement continu des pieds. Alors, Claude se mit à chercher son tableau. Il tâcha de s’orienter d’après les lettres, se trompa, suivit les salles de gauche. Toutes les portes s’ouvraient à la file, c’était une profonde perspective de portières en vieille tapisserie, avec des angles de tableaux entrevus. Il alla jusqu’à la grande salle de l’Ouest, revint par l’autre enfilade, sans trouver sa lettre. Et, quand il retomba dans le salon d’honneur, la cohue y avait grandi rapidement, on commençait à y marcher avec peine. Cette fois, ne pouvant avancer, il reconnut des peintres, le peuple des peintres, chez lui ce jour-là, et qui faisait les honneurs de la maison un surtout, un ancien ami de l’atelier Boutin, jeune, dévoré d’un besoin de publicité, travaillant pour la médaille, racolant tous les visiteurs de quelque influence et les amenant de force voir ses tableaux ; puis, le peintre, célèbre, riche, qui recevait devant son œuvre, un sourire de triomphe aux lèvres, d’une galanterie affichante avec les femmes, dont il avait une cour sans cesse renouvelée ; puis, les autres, les rivaux qui s’exècrent en se criant à pleine voix des éloges, les farouches guettant d’une porte les succès des camarades, les timides qu’on ne ferait pas pour un empire passer dans leurs salles, les blagueurs cachant sous un mot drôle la plaie saignante de leur défaite, les sincères absorbés, tâchant de comprendre, distribuant déjà les médailles ; et il y avait aussi les familles des peintres, une jeune femme, charmante, accompagnée d’un enfant coquettement pomponné, une bourgeoise revêche, maigre, flanquée de deux laiderons en noir, une grosse mère, échouée sur une banquette au milieu de toute une tribu de mioches mal mouchés, une dame mûre, belle encore, qui regardait, avec sa grande fille, passer une gueuse, la maîtresse du père, toutes deux au courant, très calmes, échangeant un sourire ; et il y avait encore les modèles, des femmes qui se tiraient par les bras, qui se montraient leurs corps les unes aux autres, dans les nudités des tableaux, parlant haut, habillées sans goût, gâtant leurs chairs superbes sous de telles robes, qu’elles semblaient bossues, à côté des poupées bien mises, des Parisiennes dont rien ne serait resté, au déballage. Quand il se fut dégagé, Claude enfila les portes de droite. Sa lettre était de ce côté. Il visita les salles marquées d’un L, ne trouva rien. Peut-être sa toile, égarée, confondue, avait-elle servi à boucher un trou ailleurs. Alors, comme il était arrivé dans la grande salle de l’Est, il se lança au travers des autres petites salles en retour, cette queue reculée, moins fréquentée, où les tableaux semblent se rembrunir d’ennui, et qui est la terreur des peintres. Là encore, il ne découvrit rien. Ahuri, désespéré, il vagabonda, sortit sur la galerie du jardin, continua de chercher, parmi le trop-plein des numéros débordant au dehors, blafards et grelottants sous la lumière crue ; puis, après d’autres courses lointaines, il retomba pour la troisième fois dans le salon d’honneur. On s’y écrasait, maintenant. Le Paris célèbre, riche, adoré, tout ce qui éclate en vacarme, le talent, le million, la grâce, les maîtres du roman, du théâtre et du journal, les hommes de cercle, de cheval ou de Bourse, les femmes de tous les rangs, catins, actrices, mondaines, affichées ensemble, montaient en une houle accrue sans cesse ; et, dans la colère de ses vaines recherches, il s’étonnait de la vulgarité des visages, vus de la sorte en masse, du disparate des toilettes, peu d’élégantes pour beaucoup de communes, du manque de majesté de ce monde, à tel point, que la peur dont il avait tremblé se changeait en mépris. Était-ce donc ces gens qui allaient encore huer son tableau, si on le retrouvait ? Deux petits reporters blonds complétaient une liste des personnes à citer. Un critique affectait de prendre des notes sur les marges de son catalogue ; un autre professait, au centre d’un groupe de débutants ; un autre, les mains derrière le dos, solitaire, demeurait planté, accablait chaque œuvre d’une impassibilité auguste. Et ce qui le frappait surtout, c’était cette bousculade de troupeau, cette curiosité en bande sans jeunesse ni passion, l’aigreur des voix, la fatigue des visages, un air de souffrance mauvaise. Déjà, l’envie était à l’œuvre le monsieur qui fait de l’esprit avec les dames ; celui qui, sans un mot, regarde, hausse terriblement les épaules, puis s’en va ; les deux qui restent un quart d’heure, coude à coude, appuyés à la planchette de la cimaise, le nez sur une petite toile, chuchotant très bas, avec des regards torves de conspirateurs. Mais Fagerolles venait de paraître ; et, au milieu du flux continuel des groupes, il n’y avait plus que lui, la main tendue, se montrant partout à la fois, se prodiguant dans son double rôle de jeune maître et de membre influent du jury. Accablé d’éloges, de remerciements, de réclamations, il avait une réponse pour chacun, sans rien perdre de sa bonne grâce. Depuis le matin, il supportait l’assaut des petits peintres de sa clientèle qui se trouvaient mal placés. C’était le galop ordinaire de la première heure, tous se cherchant, courant se voir, éclatant en récriminations, en fureurs bruyantes, interminables on était trop haut, le jour tombait mal, les voisinages tuaient l’effet, on parlait de décrocher son tableau et de l’emporter. Un surtout s’acharnait, un grand maigre, relançant de salle en salle Fagerolles, qui avait beau lui expliquer son innocence il n’y pouvait rien, on suivait l’ordre des numéros de classement, les panneaux de chaque mur étaient disposés par terre, puis accrochés, sans qu’on favorisât personne. Et il poussa l’obligeance jusqu’à promettre son intervention, lors du remaniement des salles, après les médailles, sans arriver à calmer le grand maigre, qui continua de le poursuivre. Un instant, Claude fendit la foule pour lui demander où l’on avait mis sa toile. Mais une fierté l’arrêta, à le voir si entouré. N’était-ce pas imbécile et douloureux, ce continuel besoin d’un autre ? Du reste, il réfléchissait brusquement qu’il devait avoir sauté toute une file de salons, à droite ; et, en effet, il y avait là des lieues nouvelles de peinture. Il finit par déboucher dans une salle, où la foule s’étouffait, en tas devant un grand tableau qui occupait le panneau d’honneur, au milieu. D’abord, il ne put le voir, tant le flot des épaules moutonnait, une muraille épaissie de têtes, en rempart de chapeaux. On se ruait, dans une admiration béante. Enfin, à force de se hausser sur la pointe des pieds, il aperçut la merveille, il reconnut le sujet, d’après ce qu’on lui en avait dit. C’était le tableau de Fagerolles. Et il retrouvait son Plein air, dans ce Déjeuner, la même note blonde, la même formule d’art, mais combien adoucie, truquée, gâtée, d’une élégance d’épidémie, arrangée avec une adresse infinie pour les satisfactions basses du public. Fagerolles n’avait pas commis la faute de mettre ses trois femmes nues ; seulement, dans leurs toilettes osées de mondaines, il les avait déshabillées, l’une montrant sa gorge sous la dentelle transparente du corsage, l’autre découvrant sa jambe droite jusqu’au genou, en se renversant pour prendre une assiette, la troisième qui ne livrait pas un coin de sa peau, vêtue d’une robe si étroitement ajustée, qu’elle en était troublante d’indécence, avec sa croupe tendue de cavale. Quant aux deux messieurs, galants, en vestons de campagne, ils réalisaient le rêve du distingué ; tandis qu’un valet, au loin, tirait encore un panier du landau, arrêté derrière les arbres. Tout cela, les figures, les étoffes, la nature morte du déjeuner, s’enlevait gaiement en plein soleil, sur les verdures assombries du fond ; et l’habileté suprême était dans cette forfanterie d’audace, dans cette force menteuse qui bousculait juste assez la foule, pour la faire se pâmer. Une tempête dans un pot de crème. Claude, ne pouvant s’approcher, écoutait des mots, autour de lui. Enfin, en voilà un qui faisait de la vraie vérité ! Il n’appuyait pas comme ces goujats de l’école nouvelle, il savait tout mettre sans rien mettre. Ah ! les nuances, l’art des sous-entendus, le respect du public, les suffrages de la bonne compagnie ! Et avec ça une finesse, un charme, un esprit ! Ce n’était pas lui qui se lâchait incongrument en morceaux passionnés, d’une création débordante ; non, quand il avait pris trois notes sur nature, il donnait les trois notes, pas une de plus. Un chroniqueur qui arrivait, s’extasia, trouva le mot une peinture bien parisienne. On le répéta, on ne passa plus sans déclarer ça bien parisien. Ces dos enflés, ces admirations montant en une marée d’échines, finissaient par exaspérer Claude ; et, pris du besoin de voir les têtes dont se composait un succès, il tourna le tas, il manœuvra de façon à s’adosser contre la cimaise. Là, il avait le public de face, dans le jour gris que filait la toile du plafond, éteignant le milieu de la salle ; tandis que la lumière vive, glissée des bords de l’écran, éclairait les tableaux des murs, d’une nappe blanche, où l’or des cadres prenait le ton chaud du soleil. Tout de suite, il reconnut les gens qui l’avaient hué, autrefois si ce n’était pas ceux-là, c’étaient leurs frères ; mais sérieux, extasiés, embellis de respectueuse attention. L’air mauvais des figures, cette fatigue de la lutte, cette bile de l’envie tirant et jaunissant la peau, qu’il avait remarquées d’abord, s’attendrissaient ici, dans l’unanime régal d’un mensonge aimable. Deux grosses dames, la bouche ouverte, bâillaient d’aise. De vieux messieurs arrondissaient les yeux, d’un air entendu. Un mari expliquait tout bas le sujet à sa jeune femme, qui hochait le menton, dans un joli mouvement du col. Il y avait des émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, des sourires inconscients, des airs mourants de tête. Les chapeaux noirs se renversaient à demi, les fleurs des femmes coulaient sur leurs nuques. Et tous ces visages s’immobilisaient une minute, étaient poussés, remplacés par d’autres qui leur ressemblaient, continuellement. Alors, Claude s’oublia, stupide devant ce triomphe. La salle devenait trop petite, toujours des bandes nouvelles s’y entassaient. Ce n’étaient plus les vides de la première heure, les souffles froids montés du jardin, l’odeur de vernis errante encore ; maintenant, l’air s’échauffait, s’aigrissait du parfum des toilettes. Bientôt, ce qui domina, ce fut l’odeur de chien mouillé. Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques de printemps, car les derniers venus apportaient une humidité, des vêtements lourds qui semblaient fumer, dès qu’ils entraient dans la chaleur de la salle. En effet, des coups de ténèbres passaient, depuis un instant, sur l’écran du plafond. Claude, qui leva les yeux, devina un galop de grandes nuées fouettées de bise, des trombes d’eau battant les vitres de la baie. Une moire d’ombres courait le long des murs, tous les tableaux s’obscurcissaient, le public se noyait de nuit ; jusqu’à ce que, la nuée emportée, le peintre revît sortir les têtes de ce crépuscule, avec les mêmes bouches rondes, les mêmes yeux ronds de ravissement imbécile. Mais une autre amertume était réservée à Claude. Il aperçut, sur le panneau de gauche, le tableau de Bongrand, en pendant à celui de Fagerolles. Et, devant celui-là, personne ne se bousculait, les visiteurs défilaient avec indifférence. C’était pourtant l’effort suprême, le coup que le grand peintre cherchait à porter depuis des années, une dernière œuvre enfantée dans le besoin de se prouver la virilité de son déclin. La haine qu’il nourrissait contre la Noce au village, ce premier chef-d’œuvre dont on avait écrasé sa vie de travailleur, venait de le pousser à choisir le sujet contraire et symétrique l’Enterrement au village, un convoi de jeune fille, débandé parmi des champs de seigle et d’avoine. Il luttait contre lui-même, on verrait bien s’il était fini, si l’expérience de ses soixante ans ne valait pas la fougue heureuse de sa jeunesse ; et l’expérience était battue, l’œuvre allait être un insuccès morne, une de ces chutes sourdes de vieil homme, qui n’arrêtent même pas les passants. Des morceaux de maître s’indiquaient toujours, l’enfant de chœur tenant la croix, le groupe des filles de la Vierge portant la bière, et dont les robes blanches, plaquées sur des chairs rougeaudes, faisaient un joli contraste avec l’endimanchement noir du cortège, au travers des verdures ; seulement, le prêtre en surplis, la fille à la bannière, la famille derrière le corps, toute la toile d’ailleurs était d’une facture sèche, désagréable de science, raidie par l’obstination. Il y avait là un retour inconscient, fatal, au romantisme tourmenté, d’où était parti l’artiste, autrefois. Et c’était bien le pis de l’aventure, l’indifférence du public avait sa raison dans cet art d’une autre époque, dans cette peinture cuite et un peu terne, qui ne l’accrochait plus au passage, depuis la vogue des grands éblouissements de lumière. Justement, Bongrand, avec l’hésitation d’un débutant timide, entra dans la salle, et Claude eut le cœur serré, en le voyant jeter un coup d’œil à son tableau solitaire, puis un autre à celui de Fagerolles, qui faisait émeute. En cette minute, le peintre dut avoir la conscience aiguë de sa fin. Si, jusque-là, la peur de sa lente déchéance l’avait dévoré, ce n’était qu’un doute ; et, maintenant, il avait une brusque certitude, il se survivait, son talent était mort, jamais plus il n’enfanterait des œuvres vivantes. Il devint très pâle, il eut un mouvement pour fuir, lorsque le sculpteur Chambouvard, qui arrivait par l’autre porte avec sa queue ordinaire de disciples, l’interpella, de sa voix grasse, sans se soucier des personnes présentes. — Ah ! farceur, je vous y prends, à vous admirer ! Lui, cette année-là, avait une Moissonneuse exécrable, une de ces figures stupidement ratées, qui semblaient des gageures, sorties de ses puissantes mains ; et il n’en était pas moins rayonnant, certain d’un chef-d’œuvre de plus, promettant son infaillibilité de dieu, au milieu de la foule, qu’il n’entendait pas rire. Sans répondre, Bongrand le regarda de ses yeux brûlés de fièvre. — Et ma machine, en bas, continua l’autre, l’avez-vous vue ?… Qu’ils y viennent donc, les petits d’à présent ! Il n’y a que nous, la vieille France ! Déjà, il s’en allait, suivi de sa cour, saluant le public étonné. — Brute ! murmura Bongrand, étranglé de chagrin, révolté comme de l’éclat d’un rustre dans la chambre d’un mort. Il avait aperçu Claude, il s’approcha. N’était-ce pas lâche de fuir cette salle ? Et il voulait montrer son courage, son âme haute, où l’envie n’était jamais entrée. — Dites donc, notre ami Fagerolles en a, un succès !… Je mentirais, si je m’extasiais sur son tableau, que je n’aime guère ; mais lui est très gentil, vraiment… Et puis, vous savez qu’il a été tout à fait bien pour vous. Claude s’efforçait de trouver un mot d’admiration sur l’Enterrement. — Le petit cimetière, au fond, est si joli !… Est-il possible que le public… D’une voix rude, Bongrand l’arrêta. — Hein ! mon ami, pas de condoléances… Je vois clair. À ce moment, quelqu’un les salua d’un geste familier, et Claude reconnut Naudet, un Naudet grandi, enflé, doré par le succès des affaires colossales qu’il brassait à présent. L’ambition lui tournant la tête, il parlait de couler tous les autres marchands de tableaux, il avait fait bâtir un palais, où il se posait en roi du marché, centralisant les chefs-d’œuvre, ouvrant les grands magasins modernes de l’art. Des bruits de millions sonnaient dès son vestibule, il installait chez lui des expositions, montait au dehors des galeries, attendait en mai l’arrivée des amateurs américains, auxquels il vendait cinquante mille francs ce qu’il avait acheté dix mille ; et il menait un train de prince, femme, enfants, maîtresse, chevaux, domaine en Picardie, grandes chasses. Ses premiers gains venaient de la hausse des morts illustres, niés de leur vivant, Courbet, Millet, Rousseau ; ce qui avait fini par lui donner le mépris de toute œuvre signée du nom d’un peintre encore dans la lutte. Cependant, d’assez mauvais bruits couraient déjà. Le nombre des toiles connues étant limité, et celui des amateurs ne pouvant guère s’étendre, l’époque arrivait où les affaires allaient devenir difficiles. On parlait d’un syndicat, d’une entente avec des banquiers pour soutenir les hauts prix ; à la salle Drouot, on en était à l’expédient des ventes fictives, des tableaux rachetés très cher par le marchand lui-même ; et la faillite semblait être fatalement au bout de ces opérations de Bourse, une culbute dans l’outrance et les mensonges de l’agio. — Bonjour, cher maître, dit Naudet, qui s’était avancé. Hein ? vous venez, comme tout le monde, admirer mon Fagerolles. Son attitude n’avait plus pour Bongrand l’humilité câline et respectueuse d’autrefois. Et il causa de Fagerolles comme d’un peintre à lui, d’un ouvrier à ses gages, qu’il gourmandait souvent. C’était lui qui l’avait installé avenue de Villiers, le forçant à avoir un hôtel, le meublant ainsi qu’une fille, l’endettant par des fournisseurs de tapis et de bibelots, pour le tenir ensuite à sa merci ; et, maintenant, il commençait à l’accuser de manquer d’ordre, de se compromettre en garçon léger. Par exemple, ce tableau, jamais un peintre sérieux ne l’aurait envoyé au Salon ; sans doute, cela faisait du tapage, on parlait même de la médaille d’honneur ; mais rien n’était plus mauvais pour les hauts prix. Quand on voulait avoir les Américains, il fallait savoir rester chez soi, comme un bon dieu au fond de son tabernacle. — Mon cher, vous me croirez si vous voulez, j’aurais donné vingt mille francs de ma poche pour que ces imbéciles de journaux ne fissent pas tout ce vacarme autour de mon Fagerolles de cette année. Bongrand, qui écoutait bravement, malgré sa souffrance, eut un sourire. — En effet, ils ont peut-être poussé les indiscrétions un peu loin… Hier, j’ai lu un article, où j’ai appris que Fagerolles mangeait tous les matins deux œufs à la coque. Il riait de ce coup brutal de publicité, qui, depuis une semaine, occupait Paris du jeune maître, à la suite d’un premier article sur son tableau, que personne encore n’avait vu. Toute la bande des reporters s’était mise en campagne, on le déshabillait, son enfance, son père le fabricant de zinc d’art, ses études, où il logeait, comment il vivait, jusqu’à la couleur de ses chaussettes, jusqu’à une manie qu’il avait de se pincer le bout du nez. Et il était la passion du moment, le jeune maître selon le goût du jour, ayant eu la chance de rater le prix de Rome et de rompre avec l’École, dont il gardait les procédés fortune d’une saison que le vent apporte et remporte, caprice nerveux de la grande détraquée de ville, succès de l’à peu près, de l’audace gris perle, de l’accident qui bouleverse la foule le matin, pour se perdre le soir dans l’indifférence de tous. Mais Naudet remarqua l’Enterrement au village. — Tiens ! c’est votre tableau ?… Et, alors, vous avez voulu donner un pendant à la Noce ? Moi, je vous en aurais détourné… Ah ! la Noce ! la Noce ! Bongrand l’écoutait toujours, sans cesser de sourire ; et, seul, un pli douloureux coupait ses lèvres tremblantes. Il oubliait ses chefs-d’œuvre, l’immortalité assurée à son nom, il ne voyait plus que la vogue immédiate, sans effort, venant à ce galopin indigne de nettoyer sa palette, le poussant à l’oubli, lui qui avait lutté dix années avant d’être connu. Ces générations nouvelles, quand elles vous enterrent, si elles savaient quelles larmes de sang elles vous font pleurer dans la mort ! Puis, comme il se taisait, la peur le prit d’avoir laissé deviner son mal. Est-ce qu’il tomberait à cette bassesse de l’envie ? Une colère contre lui-même le redressa, on devait mourir debout. Et, au lieu de la réponse violente qui lui montait aux lèvres, il dit familièrement — Vous avez raison, Naudet, j’aurais mieux fait d’aller me coucher, le jour où j’ai eu l’idée de cette toile. — Ah ! c’est lui, pardon ! cria le marchand, qui s’échappa. C’était Fagerolles, qui se montrait à l’entrée de la salle. Il n’entra pas, discret, souriant, portant sa fortune avec son aisance de garçon d’esprit. Du reste, il cherchait quelqu’un, il appela d’un signe un jeune homme et lui donna une réponse, heureuse sans doute, car ce dernier déborda de reconnaissance. Deux autres se précipitèrent pour le congratuler ; une femme le retint, en lui montrant avec des gestes de martyre une nature morte, placée dans l’ombre d’une encoignure. Puis il disparut, après avoir jeté, sur le peuple en extase devant son tableau, un seul coup d’œil. Claude, qui regardait et écoutait, sentit alors sa tristesse lui noyer le cœur. La bousculade augmentait toujours, il n’avait plus en face de lui que des figures béantes et suantes, dans la chaleur devenue intolérable. Par-dessus les épaules, d’autres épaules montaient, jusqu’à la porte, d’où ceux qui ne pouvaient rien voir, se signalaient le tableau, du bout de leurs parapluies, ruisselant des averses du dehors. Et Bongrand restait là par fierté, tout droit dans sa défaite, solide sur ses vieilles jambes de lutteur, les regards clairs sur Paris ingrat. Il voulait finir en brave homme, dont la bonté est large. Claude, qui lui parla sans recevoir de réponse, vit bien que, derrière cette face calme et gaie, l’âme était absente, envolée dans le deuil, saignante d’un affreux tourment ; et, saisi d’un respect effrayé, il n’insista pas, il partit, sans même que Bongrand s’en aperçut, de ses yeux vides. De nouveau, au travers de la foule, une idée venait de pousser Claude. Il s’ébahissait de n’avoir pu découvrir son tableau. Rien n’était plus simple. N’y avait-il donc pas une salle où l’on riait, un coin de blague et de tumulte, un attroupement de public farceur injuriant une œuvre ? Cette œuvre serait la sienne, à coup sûr. Il avait encore dans les oreilles les rires du Salon des Refusés, autrefois. Et, de chaque porte, il écoutait maintenant, pour entendre si ce n’était pas là qu’on le huait. Mais, comme il se retrouvait dans la salle de l’Est, cette halle où agonise le grand art, le dépotoir où l’on empile les vastes compositions historiques et religieuses, d’un froid sombre, il eut une secousse, il demeura immobile, les yeux en l’air. Cependant, il était passé deux fois déjà. Là-haut, c’était bien sa toile, si haut, si haut, qu’il hésitait à la reconnaître, toute petite, posée en hirondelle, sur le coin d’un cadre, le cadre monumental d’un immense tableau de dix mètres, représentant le Déluge, le grouillement d’un peuple jaune, culbuté dans de l’eau lie de vin. À gauche, il y avait encore le pitoyable portrait en pied d’un général couleur de cendre ; à droite, une nymphe colosse, dans un paysage lunaire, le cadavre exsangue d’une assassinée, qui se gâtait sur l’herbe ; et alentour, partout, des choses rosâtres, violâtres, des images tristes, jusqu’à une scène comique de moines se grisant, jusqu’à une ouverture de la Chambre, avec toute une page écrite sur un cartouche doré, où les têtes des députés connus étaient reproduites au trait, accompagnées des noms. Et, là-haut, là-haut, au milieu de ces voisinages blafards, la petite toile, trop rude, éclatait férocement, dans une grimace douloureuse de monstre. Ah ! l’Enfant mort, le misérable petit cadavre, qui n’était plus, à cette distance, qu’une confusion de chairs, la carcasse échouée de quelque bête informe ! Était-ce un crâne, était-ce un ventre, cette tête phénoménale, enflée et blanchie ? et ces pauvres mains tordues sur les linges, comme des pattes rétractées d’oiseau tué par le froid ! et le lit lui-même, cette pâleur des draps, sous la pâleur des membres, tout ce blanc si triste, un évanouissement du ton, la fin dernière ! Puis, on distinguait les yeux clairs et fixes, on reconnaissait une tête d’enfant, le cas de quelque maladie de la cervelle, d’une profonde et affreuse pitié. Claude s’approcha, se recula, pour mieux voir. Le jour était si mauvais, que des reflets dansaient dans la toile, de partout. Son petit Jacques, comme on l’avait placé ! sans doute par dédain, ou par honte plutôt, afin de se débarrasser de sa laideur lugubre. Lui, pourtant, l’évoquait, le retrouvait, là-bas, à la campagne, frais et rose, quand il se roulait dans l’herbe, puis rue de Douai, peu à peu pâli et stupide, puis rue Tourlaque, ne pouvant plus porter son front, mourant une nuit tout seul, pendant que sa mère dormait ; et il la revoyait, elle aussi, la mère, la triste femme, restée à la maison, pour y pleurer sans doute, ainsi qu’elle pleurait maintenant les journées entières. N’importe, elle avait bien fait de ne pas venir c’était trop triste, leur petit Jacques, déjà froid dans son lit, jeté à l’écart en paria, si brutalisé par la lumière, que le visage semblait rire, d’un rire abominable. Et Claude souffrait plus encore de l’abandon de son œuvre. Un étonnement, une déception, le faisait chercher des yeux la foule, la poussée à laquelle il s’attendait. Pourquoi ne le huait-on pas ? Ah ! les insultes de jadis, les moqueries, les indignations, ce qui l’avait déchiré et fait vivre ! Non, plus rien, pas même un crachat au passage c’était la mort. Dans la salle immense, le public défilait rapidement, pris d’un frisson d’ennui. Il n’y avait du monde que devant l’image de l’ouverture de la Chambre, où sans cesse un groupe se renouvelait, lisant la légende, se montrant les têtes des députés. Des rires ayant éclaté derrière lui, il se retourna mais on ne se moquait point, on s’égayait simplement des moines en goguette, le succès comique du Salon, que des messieurs expliquaient à des dames, en déclarant ça étourdissant d’esprit. Et tous ces gens passaient sous le petit Jacques, et pas un ne levait la tête, pas un ne savait même qu’il fût là-haut ! Le peintre, cependant, eut un espoir. Sur le pouf central, deux personnages, un gros et un mince, décorés tous les deux, causaient, renversés contre le dossier de velours, regardant les tableaux, en face. Il s’approcha, il les écouta. — Et je les ai suivis, disait le gros. Ils ont pris la rue Saint-Honoré, la rue Saint-Roch, la rue de la Chaussée-d’Antin, la rue La Fayette… — Enfin, vous leur avez parlé ? demanda le mince, d’un air de profond intérêt. — Non, j’ai eu peur de me mettre en colère. Claude s’en alla, revint à trois reprises, le cœur battant, chaque fois qu’un rare visiteur stationnait et promenait un lent regard de la cimaise au plafond. Un besoin maladif l’enrageait d’entendre une parole, une seule. Pourquoi exposer ? comment savoir ? tout, plutôt que cette torture du silence ! Et il étouffa, lorsqu’il vit s’approcher un jeune ménage, l’homme gentil avec de petites moustaches blondes, la femme ravissante, l’allure délicate et fluette d’une bergère en Saxe. Elle avait aperçu le tableau, elle en demandait le sujet, stupéfaite de n’y rien comprendre ; et, quand son mari, feuilletant le catalogue, eut trouvé le titre l’Enfant mort, elle l’entraîna, frissonnante, avec ce cri d’effroi — Oh ! l’horreur ! est-ce que la police devrait permettre une horreur pareille ! Alors, Claude demeura là, debout, inconscient et hanté, les yeux cloués en l’air, au milieu du troupeau continu de la foule qui galopait, indifférente, sans un regard à cette chose unique et sacrée, visible pour lui seul ; et ce fut là, dans ces coudoiements, que Sandoz finit par le reconnaître. Flânant en garçon, lui aussi, sa femme étant restée près de sa mère souffrante, Sandoz venait de s’arrêter, le cœur fendu, en bas de la petite toile, rencontrée par hasard. Ah ! quel dégoût de cette misérable vie ! Il revécut brusquement leur jeunesse, le collège de Plassans, les longues escapades au bord de la Viorne, les courses libres sous le brûlant soleil, toute cette flambée de leurs ambitions naissantes ; et, plus tard, dans leur existence commune, il se rappelait leurs efforts, leurs certitudes de gloire, la belle fringale, d’appétit démesuré, qui parlait d’avaler Paris d’un coup. À cette époque, que de fois il avait vu en Claude le grand homme, celui dont le génie débridé devait laisser en arrière, très loin, le talent des autres ! C’était d’abord l’atelier de l’impasse des Bourdonnais, plus tard l’atelier du quai de Bourbon, des toiles immenses rêvées, des projets à faire éclater le Louvre ; c’était une lutte incessante, un travail de dix heures par jour, un don entier de son être. Et puis, quoi ? après vingt années de cette passion, aboutir à ça, à cette pauvre chose sinistre, toute petite, inaperçue, d’une navrante mélancolie dans son isolement de pestiférée ! Tant d’espoirs, de tortures, une vie usée au dur labeur de l’enfantement, et ça, et ça, mon Dieu ! Sandoz, près de lui, reconnut Claude. Une maternelle émotion fit trembler sa voix. — Comment ! tu es venu ?… Pourquoi as-tu refusé de passer me prendre ? Le peintre ne s’excusa même pas. Il semblait très fatigué, sans révolte, frappé d’une stupeur douce et sommeillante. — Allons, ne reste pas là. Il est midi sonné, tu vas déjeuner avec moi… Des gens m’attendaient chez Ledoyen. Mais je les lâche, descendons au buffet, cela nous rajeunira, n’est-ce pas ? vieux ! Et Sandoz l’emmena, un bras sous le sien, le serrant, le réchauffant, tâchant de le tirer de son silence morne. — Voyons, sapristi ! il ne faut pas te démonter de la sorte. Ils ont beau l’avoir mal placé, ton tableau est superbe, un fameux morceau de peintre !… Oui, je sais, tu avais rêvé autre chose. Que diable ! tu n’es pas mort, ce sera pour plus tard… Et, regarde ! tu devrais être fier, car c’est toi le véritable triomphateur du Salon, cette année. Il n’y a pas que Fagerolles qui te pille, tous maintenant t’imitent, tu les as révolutionnés, depuis ton Plein air, dont ils ont tant ri… Regarde, regarde ! en voilà encore un de Plein air, en voilà un autre, et ici, et là-bas, tous, tous ! De la main, au travers des salles, il désignait des toiles. En effet, le coup de clarté, peu à peu introduit dans la peinture contemporaine, éclatait enfin. L’ancien Salon noir, cuisiné au bitume, avait fait place à un Salon ensoleillé, d’une gaieté de printemps. C’était l’aube, le jour nouveau qui avait pointé jadis au Salon des Refusés, et qui, à cette heure, grandissait, rajeunissant les œuvres d’une lumière fine, diffuse, décomposée en nuances infinies. Partout, ce bleuissement se retrouvait, jusque dans les portraits et dans les scènes de genre, haussées aux dimensions et au sérieux de l’histoire. Eux aussi, les vieux sujets académiques, s’en étaient allés, avec les jus recuits de la tradition, comme si la doctrine condamnée emportait son peuple d’ombres ; les imaginations devenaient rares, les cadavéreuses nudités des mythologies et du catholicisme, les légendes sans foi, les anecdotes sans vie, le bric-à-brac de l’École, usé par des générations de malins ou d’imbéciles ; et, chez les attardés des antiques recettes, même chez les maîtres vieillis, l’influence était évidente, le coup de soleil avait passé là. De loin, à chaque pas, on voyait un tableau trouer le mur, ouvrir une fenêtre sur le dehors. Bientôt, les murs tomberaient, la grande nature entrerait, car la brèche était large, l’assaut avait emporté la routine, dans cette gaie bataille de témérité et de jeunesse. — Ah ! ta part est belle encore, mon vieux ! continua Sandoz. L’art de demain sera le tien, tu les as tous faits. Claude, alors, desserra les dents, dit très bas, avec une brutalité sombre — Qu’est-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne me suis pas fait moi-même ?… Vois-tu, c’était trop gros pour moi, et c’est ça qui m’étouffe. D’un geste, il acheva sa pensée, son impuissance à être le génie de la formule qu’il apportait, son tourment de précurseur qui sème l’idée sans récolter la gloire, sa désolation de se voir volé, dévoré par des bâcleurs de besogne, toute une nuée de gaillards souples, éparpillant leurs efforts, encanaillant l’art nouveau, avant que lui ou un autre ait eu la force de planter le chef-d’œuvre qui daterait cette fin de siècle. Sandoz protesta, l’avenir restait libre. Puis, pour le distraire, il l’arrêta, en traversant le salon d’honneur. — Oh ! cette dame en bleu, devant ce portrait ! Quelle claque la nature fiche à la peinture !… Tu te souviens, quand nous regardions le public autrefois, les toilettes, la vie des salles. Pas un tableau ne tenait le coup. Et, aujourd’hui, il y en a qui ne se démolissent pas trop. J’ai même remarqué, là-bas, un paysage dont la tonalité jaune éteignait complètement les femmes qui s’en approchaient. Mais Claude eut un tressaillement d’indicible souffrance. — Je t’en prie, allons-nous-en, emmène-moi… Je n’en puis plus. Au buffet, ils eurent toutes les peines du monde à trouver une table libre. C’était un étouffement, un empilement, dans le vaste trou d’ombre, que des draperies de serge brune ménageaient, sous les travées du haut plancher de fer. Au fond, à demi noyés de ténèbres, trois dressoirs étageaient symétriquement leurs compotiers de fruits ; tandis que, plus en avant, occupant les comptoirs de droite et de gauche, deux dames, une blonde, une brune, surveillaient la mêlée, d’un regard militaire ; et, des profondeurs obscures de cet antre, un flot de petites tables de marbre, une marée de chaises, serrées, enchevêtrées, moutonnait, s’enflait, venait déborder et s’étaler jusque dans le jardin, sous la grande clarté pâle qui tombait des vitres. Enfin, Sandoz vit des personnes se lever. Il s’élança, il conquit la table de haute lutte, au milieu du tas. — Ah ! fichtre ! nous y sommes… Que veux-tu manger ? Claude eut un geste insouciant. Le déjeuner d’ailleurs fut exécrable, de la truite amollie par le court-bouillon, un filet desséché au four, des asperges sentant le linge humide ; et encore fallut-il se battre pour être servi, car les garçons, bousculés, perdant la tête, restaient en détresse dans les passages trop étroits, que le flux des chaises resserrait toujours, jusqu’à les boucher complètement. Derrière la draperie de gauche, on entendait un tintamarre de casseroles et de vaisselle, la cuisine installée là, sur le sable, ainsi que ces fourneaux de kermesse qui campent au plein air des routes. Sandoz et Claude devaient manger de biais, étranglés entre deux sociétés, dont les coudes peu à peu entraient dans leurs assiettes ; et, chaque fois que passait un garçon, il ébranlait les chaises d’un violent coup de hanche. Mais cette gêne, ainsi que l’abominable nourriture, égayait. On plaisantait les plats, une familiarité s’établissait de table à table, dans la commune infortune qui se changeait en partie de plaisir. Des inconnus finissaient par sympathiser, des amis soutenaient des conversations à trois rangs de distance, la tête tournée, gesticulant par-dessus les épaules des voisins. Les femmes surtout s’animaient, d’abord inquiètes de cette cohue, puis se dégantant, relevant leurs voilettes, riant au premier doigt de vin pur. Et ce qui était le ragoût de ce jour du vernissage, c’était justement la promiscuité où se coudoyaient là tous les mondes, des filles, des bourgeoises, de grands artistes, de simples imbéciles, une rencontre de hasard, un mélange dont le louche imprévu allumait les yeux des plus honnêtes. Cependant, Sandoz, qui avait renoncé à finir sa viande, haussait la voix, au milieu du terrible vacarme des conversations et du service. — Un morceau de fromage, hein ?… Et tâchons d’avoir du café. Les yeux vagues, Claude n’entendait pas. Il regardait dans le jardin. De sa place, il voyait le massif central, de grands palmiers qui se détachaient sur les draperies brunes, dont tout le pourtour était orné. Là, s’espaçait un cercle de statues le dos d’une faunesse, à la croupe enflée ; le joli profil d’une étude de jeune fille, une rondeur de joue, une pointe de petit sein rigide ; la face d’un Gaulois en bronze, une colossale romance, irritante de patriotisme bête ; le ventre laiteux d’une femme pendue par les poignets, quelque Andromède du quartier Pigalle ; et d’autres, d’autres encore, des files d’épaules et de hanches qui suivaient les tournants des allées, des fuites de blancheurs au travers des verdures, des têtes, des gorges, des jambes, des bras, confondus et envolés dans l’éloignement de la perspective. À gauche se perdait une ligne de bustes, la joie des bustes, l’extraordinaire comique d’une enfilade de nez, un prêtre à nez énorme et pointu, une soubrette à petit nez retroussé, une Italienne du quinzième siècle au beau nez classique, un matelot au nez de simple fantaisie, tous les nez, le nez magistrat, le nez industriel, le nez décoré, immobiles et sans fin. Mais Claude ne voyait rien, ce n’étaient que des taches grises dans le jour brouillé et verdi. Sa stupeur continuait, il eut une seule sensation, le grand luxe des toilettes, qu’il avait mal jugé au milieu de la poussée des salles, et qui là se développait librement, ainsi que sur le gravier de quelque serre de château. Toute l’élégance de Paris défilait, les femmes venues pour se montrer, les robes méditées, destinées à être dans les journaux du lendemain. On regardait beaucoup une actrice marchant d’un pas de reine, au bras d’un monsieur qui prenait des airs complaisants de prince époux. Les mondaines avaient des allures de gueuses, toutes se dévisageaient de ce lent coup d’œil dont elles se déshabillent, estimant la soie, aunant les dentelles, fouillant de la pointe des bottines à la plume du chapeau. C’était comme un salon neutre, des dames assises avaient rapproché leurs chaises, ainsi qu’aux Tuileries, uniquement occupées de celles qui passaient. Deux amies hâtaient le pas, en riant. Une autre, solitaire, allait et revenait, muette, avec un regard noir. D’autres encore, qui s’étaient perdues, se retrouvaient, s’exclamaient de l’aventure. Et la masse mouvante et assombrie des hommes stationnait, se remettait en marche, s’arrêtait en face d’un marbre, refluait devant un bronze ; tandis que, parmi les rares bourgeois égarés là, circulaient des noms célèbres, tout ce que Paris comptait d’illustrations, le nom d’une gloire retentissante, au passage d’un gros monsieur mal mis, le nom ailé d’un poète, à l’approche d’un homme blême, qui avait la face plate d’un portier. Une onde vivante montait de cette foule dans la lumière égale et décolorée, lorsque, brusquement, derrière les nuages d’une dernière averse, un coup de soleil enflamma les vitres hautes, fit resplendir le vitrail du couchant, plut en gouttes d’or, à travers l’air immobile ; et tout se chauffa, la neige des statues dans les verdures luisantes, les pelouses tendres que découpait le sable jaune des allées, les toilettes riches aux vifs réveils de satin et de perles, les voix elles-mêmes, dont le grand murmure nerveux et rieur sembla pétiller comme une claire flambée de sarments. Des jardiniers, en train d’achever la plantation des corbeilles, tournaient les robinets des bouches d’arrosage, promenaient des arrosoirs dont la pluie s’exhalait des gazons trempés, en une fumée tiède. Un moineau très hardi, descendu des charpentes de fer, malgré le monde, piquait le sable devant le buffet, mangeant les miettes de pain qu’une jeune femme s’amusait à lui jeter. Alors, Claude, de tout ce tumulte, n’entendit au loin que le bruit de mer, le grondement du public roulant en haut, dans les salles. Et un souvenir lui revint, il se rappela ce bruit, qui avait soufflé en ouragan devant son tableau. Mais, à cette heure, on ne riait plus c’était Fagerolles, là-haut, que l’haleine géante de Paris acclamait. Justement, Sandoz, qui se retournait, dit à Claude — Tiens, Fagerolles ! En effet, Fagerolles et Jory, sans les voir, venaient de s’emparer d’une table voisine. Le dernier continuait une conversation de sa grosse voix. — Oui, j’ai vu son enfant crevé. Ah ! le pauvre bougre, quelle fin ! Fagerolles lui donna un coup de coude ; et, tout de suite, l’autre, ayant aperçu les deux camarades, ajouta — Ah ! ce vieux Claude !… Comment va, hein ?… Tu sais que je n’ai pas encore vu ton tableau. Mais on m’a dit que c’était superbe. — Superbe ! appuya Fagerolles. Ensuite, il s’étonna. — Vous avez mangé ici, quelle idée ! on y est si mal !… Nous autres, nous revenons de chez Ledoyen. Oh ! un monde, une bousculade, une gaieté !… Approchez donc votre table que nous causions un peu. On réunit les deux tables. Mais déjà des flatteurs, des solliciteurs relançaient le jeune maître triomphant. Trois amis se levèrent, le saluèrent bruyamment de loin. Une dame tomba dans une contemplation souriante, lorsque son mari le lui eut nommé à l’oreille. Et le grand maigre, l’artiste mal placé qui ne dérageait pas et le poursuivait depuis le matin, quitta une table du fond où il se trouvait, accourut de nouveau se plaindre, en exigeant la cimaise, immédiatement. — Eh ! fichez-moi la paix ! finit par crier Fagerolles, à bout d’amabilité et de patience. Puis, lorsque l’autre s’en fut allé, en mâchonnant de sourdes menaces — C’est vrai, on a beau vouloir être obligeant, ils vous rendraient enragés !… Tous sur la cimaise ! des lieues de cimaise !… Ah ! quel métier que d’être du jury ! On s’y casse les jambes et l’on n’y récolte que des haines ! De son air accablé, Claude le regardait. Il sembla s’éveiller un instant, il murmura d’une langue pâteuse — Je t’ai écrit, je voulais aller te voir pour te remercier… Bongrand m’a dit la peine que tu as eue… Merci encore, n’est-ce pas ? Mais Fagerolles, vivement, l’interrompit. — Que diable ! je devais bien ça à notre vieille amitié… C’est moi qui suis content de t’avoir fait ce plaisir. Et il avait cet embarras qui le reprenait toujours devant le maître inavoué de sa jeunesse, cette sorte d’humilité invincible, en face de l’homme dont le muet dédain suffisait en ce moment à gâter son triomphe. — Ton tableau est très bien, ajouta Claude lentement, pour être bon et courageux. Ce simple éloge gonfla le cœur de Fagerolles d’une émotion exagérée, irrésistible, montée il ne savait d’où ; et le gaillard, sans foi, brûlé à toutes les farces, répondit d’une voix tremblante — Ah ! mon brave, ah ! tu es gentil de me dire ça ! Sandoz venait enfin d’obtenir deux tasses de café, et comme le garçon avait oublié le sucre, il dut se contenter des morceaux laissés par une famille voisine. Quelques tables se vidaient, mais la liberté avait grandi, un rire de femme sonna si haut, que toutes les têtes se retournèrent. On fumait, une lente vapeur bleue s’exhalait au-dessus de la débandade des nappes, tachées de vin, encombrées de vaisselle grasse. Lorsque Fagerolles eut également réussi à se faire apporter deux chartreuses, il se mit à causer avec Sandoz, qu’il ménageait, devinant là une force. Et Jory, alors, s’empara de Claude, redevenu morne et silencieux. — Dis donc, mon cher, je ne t’ai pas envoyé de lettre, pour mon mariage… Tu sais, à cause de notre position, nous avons fait ça entre nous, sans personne… Mais, tout de même, j’aurais voulu te prévenir. Tu m’excuses, n’est-ce pas ? Il se montra expansif, donna des détails, heureux de vivre, dans la joie égoïste de se sentir gras et victorieux, en face de ce pauvre diable vaincu. Tout lui réussissait, disait-il. Il avait lâché la chronique, flairant la nécessité d’installer sérieusement sa vie ; puis, il s’était haussé à la direction d’une grande revue d’art ; et l’on assurait qu’il y touchait trente mille francs par an, sans compter tout un obscur trafic dans les ventes de collections. La rapacité bourgeoise qu’il tenait de son père, cette hérédité du gain qui l’avait jeté secrètement à des spéculations infimes, dès les premiers sous gagnés, s’étalait aujourd’hui, finissait par faire de lui un terrible monsieur saignant à blanc les artistes et les amateurs qui lui tombaient sous la main. Et c’était au milieu de cette fortune que Mathilde, toute-puissante, venait de l’amener à la supplier en pleurant d’être sa femme, ce qu’elle avait fièrement refusé pendant six mois. — Lorsqu’on doit vivre ensemble, continuait-il, le mieux est encore de régler la situation. Hein ? toi qui as passé par là, mon cher, tu en sais quelque chose… Si je te disais qu’elle ne voulait pas, oui ! par crainte d’être mal jugée et de me faire du tort. Oh ! une âme d’une grandeur, d’une délicatesse !… Non, vois-tu, on n’a pas idée des qualités de cette femme-là. Dévouée, toujours aux petits soins, économe, et fine, et de bon conseil… Ah ! c’est une rude chance que je l’aie rencontrée ! Je n’entreprends plus rien sans elle, je la laisse aller, elle mène tout, ma parole ! La vérité était que Mathilde avait achevé de le réduire à une obéissance peureuse de petit garçon, que la seule menace d’être privé de confiture rend sage. Une épouse autoritaire, affamée de respect, dévorée d’ambition et de lucre, s’était dégagée de l’ancienne goule impudique. Elle ne le trompait même pas, d’une vertu aigre de femme honnête, en dehors des pratiques d’autrefois, qu’elle avait gardées avec lui seul, pour en faire l’instrument conjugal de sa puissance. On disait les avoir vus communier tous les deux à Notre-Dame de Lorette. Ils s’embrassaient devant le monde, ils s’appelaient de petits noms tendres. Seulement, le soir, il devait raconter sa journée, et si l’emploi d’une heure restait louche, s’il ne rapportait pas jusqu’aux centimes des sommes qu’il touchait, elle lui faisait passer une telle nuit, à le menacer de maladies graves, à refroidir le lit de ses refus dévots, que, chaque fois, il achetait plus chèrement son pardon. — Alors, répéta Jory, se complaisant dans son histoire, nous avons attendu la mort de mon père, et je l’ai épousée. Claude, l’esprit perdu jusque-là, hochant la tête sans écouter, fut seulement frappé par la dernière phrase. — Comment, tu l’as épousée ?… Mathilde ! Il mit dans cette exclamation son étonnement de l’aventure, tous les souvenirs qui lui revenaient de la boutique à Mahoudeau. Ce Jory, il l’entendait encore parler d’elle en termes abominables, il se rappelait ses confidences, un matin, sur un trottoir, des orgies romantiques, des horreurs, au fond de l’herboristerie empestée par l’odeur forte des aromates. Toute la bande y avait passé, lui s’était montré plus insultant que les autres, et il l’épousait ! Vraiment, un homme était bête de mal parler d’une maîtresse, même de la plus basse, car il ne savait jamais s’il ne l’épouserait pas, un jour. — Eh ! oui, Mathilde, répondit l’autre, souriant. Va, ces vieilles maîtresses, ça fait encore les meilleures femmes. Il était plein de sérénité, la mémoire morte, sans une allusion, sans un embarras sous les regards des camarades. Elle semblait venir d’ailleurs, il la leur présentait, comme s’ils ne l’avaient pas connue aussi bien que lui. Sandoz, qui suivait d’une oreille la conversation, très intéressé par ce beau cas, s’écria, quand ils se turent — Hein ? filons… J’ai les jambes engourdies. Mais, à ce moment, Irma Bécot parut et s’arrêta devant le buffet. Elle était en beauté, les cheveux dorés à neuf, dans son éclat truqué de courtisane fauve, descendue d’un vieux cadre de la Renaissance ; et elle portait une tunique de brocart bleu pâle, sur une jupe de satin couverte d’Alençon, d’une telle richesse, qu’une escorte de messieurs l’accompagnait. Un instant, en apercevant Claude parmi les autres, elle hésita, saisie d’une honte lâche, en face de ce misérable mal vêtu, laid et méprisé. Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut à lui qu’elle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommes corrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait d’un air de tendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coins de sa bouche. — Sans rancune, lui dit-elle gaiement. Et ce mot, qu’ils furent les seuls à comprendre, redoubla son rire. C’était toute leur histoire. Le pauvre garçon qu’elle avait dû violenter, et qui n’y avait pris aucun plaisir ! Déjà, Fagerolles payait les deux chartreuses et s’en allait avec Irma, que Jory se décida également à suivre. Claude les regarda s’éloigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchant royalement parmi la foule, très admirés, très salués. — On voit bien que Mathilde n’est pas là, dit simplement Sandoz. Ah ! mes amis, quelle paire de gifles en rentrant ! Lui-même demanda l’addition. Toutes les tables se dégarnissaient, il n’y avait plus qu’un saccage d’os et de croûtes. Deux garçons lavaient les marbres à l’éponge, tandis qu’un autre, armé d’un râteau, grattait le sable, trempé de crachats, sali de miettes. Et, derrière la draperie de serge brune, c’était maintenant le personnel qui déjeunait, des bruits de mâchoires, des rires empâtés, toute la mastication forte d’un campement de bohémiens, en train de torcher les marmites. Claude et Sandoz firent le tour du jardin, et ils découvrirent une figure de Mahoudeau, très mal placée, dans un coin, près du vestibule de l’Est. C’était enfin la Baigneuse debout, mais rapetissée encore, à peine grande comme une fillette de dix ans, et d’une élégance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite, une hésitation exquise de bouton naissant. Un parfum s’en dégageait, la grâce que rien ne donne et qui fleurit où elle veut, la grâce invincible, entêtée et vivace, repoussant quand même de ces gros doigts d’ouvrier, qui s’ignoraient au point de l’avoir si longtemps méconnue. Sandoz ne put s’empêcher de sourire. — Et dire que ce gaillard a tout fait pour gâter son talent !… S’il était mieux placé, il aurait un gros succès. — Oui, un gros succès, répéta Claude. C’est très joli. Justement, ils aperçurent Mahoudeau, déjà sous le vestibule, se dirigeant vers l’escalier. Ils l’appelèrent, ils coururent, et tous trois restèrent à causer quelques minutes. La galerie du rez-de-chaussée s’étendait, vide, sablée, éclairée d’une clarté blafarde par ses grandes fenêtres rondes ; et l’on aurait pu se croire sous un pont de chemin de fer de forts piliers soutenaient les charpentes métalliques, un froid de glace soufflait de haut, mouillant le sol, où les pieds enfonçaient. Au loin, derrière un rideau déchiré, s’alignaient des statues, les envois refusés de la sculpture, les plâtres que les sculpteurs pauvres ne retiraient même pas, une Morgue blême, d’un abandon lamentable. Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tête, c’était le fracas continu, le piétinement énorme du public sur le plancher des salles. Là, on en était assourdi, cela roulait démesurément, comme si des trains interminables, lancés à toute vapeur, avaient ébranlé sans fin les solives de fer. Quand on l’eut complimenté, Mahoudeau dit à Claude qu’il avait vainement cherché sa toile au fond de quel trou l’avait-on fourrée ? Puis, il s’inquiéta de Gagnière et de Dubuche, dans un attendrissement du passé. Où étaient les Salons d’autrefois, lorsqu’on y débarquait en bande, les courses rageuses à travers les salles, comme en pays ennemi, les violents dédains de la sortie ensuite, les discussions qui enflaient les langues et vidaient les crânes ! Personne ne voyait plus Dubuche. Deux ou trois fois par mois, Gagnière arrivait de Melun, effaré, pour un concert ; et il se désintéressait tellement de la peinture, qu’il n’était même pas venu au Salon, où il avait pourtant son paysage ordinaire, le bord de Seine qu’il envoyait depuis quinze ans, d’un joli ton gris, consciencieux et si discret, que le public ne l’avait jamais remarqué. — J’allais monter, reprit Mahoudeau. Montez-vous avec moi ? Claude, pâli d’un malaise, levait les yeux, à chaque seconde. Ah ! ce grondement terrible, ce galop dévorateur du monstre, dont il sentait la secousse jusque dans ses membres ! Il tendit la main sans parler. — Tu nous quittes ? s’écria Sandoz. Fais encore un tour avec nous, et nous partirons ensemble. Puis, une pitié lui serra le cœur, en le voyant si las. Il le sentait à bout de courage, désireux de solitude, pris du besoin de fuir seul, pour cacher sa blessure. — Alors, adieu, mon vieux… Demain, j’irai chez toi. Claude, chancelant, poursuivi par la tempête d’en haut, disparut derrière les massifs du jardin. Et, deux heures plus tard, dans la salle de l’Est, Sandoz, qui, après avoir perdu Mahoudeau, venait de le retrouver avec Jory et Fagerolles, aperçut Claude, debout devant sa toile, à la place même où il l’avait rencontré la première fois. Le misérable, au moment de partir, était remonté là, malgré lui, attiré, obsédé. C’était l’étouffement embrasé de cinq heures, lorsque la cohue, épuisée de tourner le long des salles, saisie du vertige des troupeaux lâchés dans un parc, s’effare et s’écrase, sans trouver la sortie. Depuis le petit froid du matin, la chaleur des corps, l’odeur des haleines avaient alourdi l’air d’une vapeur rousse ; et la poussière des parquets, volante, montait en un fin brouillard, dans cette exhalaison de litière humaine. Des gens s’emmenaient encore devant des tableaux, dont les sujets seuls frappaient et retenaient le public. On s’en allait, on revenait, on piétinait sans fin. Les femmes surtout s’entêtaient à ne pas lâcher pied, à en être jusqu’au moment où les gardiens les pousseraient dehors, dès le premier coup de six heures. De grosses dames s’étaient échouées. D’autres, n’ayant pas découvert le moindre petit coin pour s’asseoir, s’appuyaient fortement sur leurs ombrelles, défaillantes, obstinées quand même. Tous les yeux, inquiets et suppliants, guettaient les banquettes chargées de monde. Et il n’y avait plus, flagellant ces milliers de têtes, que ce dernier coup de la fatigue, qui délabrait les jambes, tirait la face, ravageait le front de migraine, cette migraine spéciale des Salons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danse aveuglante des couleurs. Seuls, sur le pouf où ils se contaient déjà leurs histoires, dès midi, les deux messieurs décorés causaient toujours tranquillement, à cent lieues. Peut-être y étaient-ils revenus, peut-être n’en avaient-ils pas même bougé. — Et, comme ça, disait le gros, vous êtes entré, en affectant de ne pas comprendre ? — Parfaitement, répondait le mince, je les ai regardés et j’ai ôté mon chapeau… Hein ? c’était clair. — Étonnant ! vous êtes étonnant, mon cher ami ! Mais Claude n’entendait que les sourds battements de son cœur, ne voyait que l’Enfant mort, en l’air, près du plafond. Il ne le quittait pas des yeux, il subissait la fascination qui le clouait là, en dehors de son vouloir. La foule, dans sa nausée de lassitude, tournoyait autour de lui ; des pieds écrasaient les siens, il était heurté, emporté ; et comme une chose inerte, il s’abandonnait, flottait, se retrouvait à la même place, sans baisser la tête, ignorant ce qui se passait en bas, ne vivant plus que là-haut, avec son œuvre, son petit Jacques, enflé dans la mort. Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupières, l’empêchaient de bien voir. Il lui semblait que jamais il n’aurait le temps de voir assez. Alors, Sandoz, dans sa pitié profonde, feignit de ne pas avoir aperçu son vieil ami, comme s’il eût voulu le laisser seul, sur la tombe de sa vie manquée. De nouveau, les camarades passaient en bande, Fagerolles et Jory filaient en avant ; et, justement, Mahoudeau lui ayant demandé où était le tableau de Claude, Sandoz mentit, l’écarta, l’emmena. Tous s’en allèrent. Le soir, Christine n’obtint de Claude que des paroles brèves tout marchait bien, le public ne se fâchait pas, le tableau faisait bon effet, un peu haut peut-être. Et, malgré cette tranquillité froide, il était si étrange, qu’elle fut prise de peur. Après le dîner, comme elle revenait de porter des assiettes à la cuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvert une fenêtre qui donnait sur un terrain vague, il était là, tellement penché, qu’elle ne le voyait pas. Puis, terrifiée, elle se précipita, elle le tira violemment par son veston. — Claude ! Claude ! que fais-tu ? Il s’était retourné, d’une pâleur de linge, les yeux fous. — Je regarde. Mais elle ferma la fenêtre de ses mains tremblantes, et elle en garda une telle angoisse, qu’elle ne dormait plus la nuit. XI Dès le lendemain, Claude s’était remis au travail, et les jours s’écoulèrent, l’été se passa, dans une tranquillité lourde. Il avait trouvé une besogne, des petits tableaux de fleurs pour l’Angleterre, dont l’argent suffisait au pain quotidien. Toutes ses heures disponibles étaient de nouveau consacrées à sa grande toile il n’y montrait plus les mêmes éclats de colère, il semblait se résigner à ce labeur éternel, l’air calme, d’une application entêtée et sans espoir. Mais ses yeux restaient fous, on y voyait comme une mort de la lumière, quand ils se fixaient sur l’œuvre manquée de sa vie. Vers cette époque, Sandoz, lui aussi, eut un grand chagrin. Sa mère mourut, toute son existence fut bouleversée, cette existence à trois, si intime, où ne pénétraient que quelques amis. Il avait pris en haine le pavillon de la rue Nollet. D’ailleurs, un brusque succès s’était déclaré, dans la vente jusque-là pénible de ses livres ; et le ménage, comblé de cette richesse, venait de louer rue de Londres un vaste appartement, dont l’installation l’occupa pendant des mois. Son deuil avait encore rapproché Sandoz de Claude, dans un dégoût commun des choses. Après le coup terrible du Salon, il s’était inquiété de son vieux camarade, devinant en lui une cassure irréparable, quelque plaie où la vie coulait, invisible. Puis, à le voir si froid, si sage, il avait fini par se rassurer un peu. Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivait de n’y rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenant qu’elle aussi vivait dans l’effroi d’un malheur, dont elle ne parlait jamais. Elle avait la face tourmentée, les tressaillements nerveux d’une mère qui veille son enfant et qui tremble de voir la mort entrer, au moindre bruit. Un matin de juillet, il lui demanda — Eh bien ! vous êtes contente ? Claude est tranquille, il travaille bien. Elle jeta vers le tableau son regard accoutumé, un regard oblique de terreur et de haine. — Oui, oui, il travaille… Il veut tout finir, avant de se remettre à la femme… Et, sans avouer la crainte qui l’obsédait, elle ajouta plus bas — Mais ses yeux, avez-vous remarqué ses yeux ?… Il a toujours ses mauvais yeux. Moi, je sais bien qu’il ment, avec son air de ne pas se fâcher… Je vous en prie, venez le prendre, emmenez-le pour le distraire. Il n’a plus que vous, aidez-moi, aidez-moi ! Dès lors, Sandoz inventa des motifs de promenade, arriva dès le matin chez Claude et l’enleva de force au travail. Presque toujours, il fallait l’arracher de son échelle, où il restait assis, même quand il ne peignait pas. Des lassitudes l’arrêtaient, une torpeur qui l’engourdissait pendant de longues minutes, sans qu’il donnât un coup de pinceau. À ces moments de contemplation muette, son regard revenait avec une ferveur religieuse sur la figure de femme, à laquelle il ne touchait plus c’était comme le désir hésitant d’une volupté mortelle, l’infinie tendresse et l’effroi sacré d’un amour qu’il se refusait, dans la certitude d’y laisser la vie. Puis, il se remettait aux autres figures, aux fonds du tableau, la sachant toujours là pourtant, l’œil vacillant lorsqu’il la rencontrait, seulement maître de son vertige, tant qu’il ne retournerait point à sa chair et qu’elle ne refermerait pas les bras sur lui. Un soir, Christine, qui était reçue maintenant chez Sandoz, et qui ne manquait plus un jeudi, dans l’espérance de voir s’y égayer son grand enfant malade d’artiste, prit à part le maître de la maison, en le suppliant de tomber le lendemain chez eux. Et, le lendemain, Sandoz ayant justement des notes à chercher pour un roman, de l’autre côté de la butte Montmartre, alla violenter Claude, l’emporta, le débaucha jusqu’à la nuit. Ce jour-là, comme ils étaient descendus à la porte de Clignancourt, où se tenait une fête perpétuelle, des chevaux de bois, des tirs, des guinguettes, ils eurent la stupeur de se trouver brusquement en face de Chaîne, trônant au milieu d’une vaste et riche baraque. C’était une sorte de chapelle très ornée quatre jeux de tournevire s’y alignaient, des ronds chargés de porcelaines, de verreries, de bibelots dont le vernis et les dorures luisaient dans un éclair, avec des tintements d’harmonica, quand la main d’un joueur lançait le plateau, qui grinçait contre la plume ; même un lapin vivant, le gros lot, noué de faveurs roses, valsait, tournait sans fin, ivre d’épouvante. Et ces richesses s’encadraient dans des tentures rouges, des lambrequins, des rideaux, entre lesquels, au fond de la boutique, comme au saint des saints d’un tabernacle, on voyait pendus trois tableaux, les trois chefs-d’œuvre de Chaîne, qui le suivaient de foire en foire, d’un bout à l’autre de Paris la Femme adultère au centre, la copie du Mantegna à gauche, le poêle de Mahoudeau à droite. Le soir, quand les lampes à pétrole flambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme des astres, rien n’était plus beau que ces peintures, dans la pourpre saignante des étoffes ; et le peuple béant s’attroupait. Une pareille vue arracha une exclamation à Claude. — Ah ! mon Dieu !… Mais elles sont très bien, ces toiles ! elles étaient faites pour ça. Le Mantegna surtout, d’une sécheresse si naïve, avait l’air d’une image d’Épinal décolorée, clouée là pour le plaisir des gens simples ; tandis que le poêle minutieux et de guingois, en pendant avec le Christ de pain d’épice, prenait une gaieté inattendue. Mais Chaîne, qui venait d’apercevoir les deux amis, leur tendit la main, comme s’il les avait quittés la veille. Il était calme, sans orgueil ni honte de sa boutique, et il n’avait pas vieilli, toujours en cuir, le nez complètement disparu entre les deux joues, la bouche empâtée de silence, enfoncée dans la barbe. — Hein ? on se retrouve ! dit gaiement Sandoz. Vous savez qu’ils font rudement de l’effet, vos tableaux. — Ce farceur ! ajouta Claude, il a son petit Salon à lui tout seul. C’est très malin, ça ! La face de Chaîne resplendit, et il lâcha son mot — Bien sûr ! Puis, dans le réveil de son orgueil d’artiste, lui dont on ne tirait guère que des grognements, il prononça toute une phrase. — Ah ! bien sûr que si j’avais eu de l’argent comme vous, je serais arrivé comme vous, tout de même. C’était sa conviction. Jamais il n’avait mis son talent en doute, il lâchait simplement la partie, parce qu’elle ne nourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-d’œuvre, il était uniquement persuadé qu’il fallait du temps. — Allez, reprit Claude redevenu sombre, n’ayez point de regrets, vous seul avez réussi… Ça marche, n’est-ce pas ? le commerce. Mais Chaîne mâchonna des paroles amères. Non, non, rien ne marchait, pas même les tournevires. Le peuple ne jouait plus, tout l’argent filait chez les marchands de vin. On avait beau acheter des rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que la plume ne s’arrêtât pas aux gros lots c’était à peine s’il y avait désormais de l’eau à boire. Puis, comme du monde s’était approché, il s’interrompit, il cria d’une grosse voix que les deux autres ne lui connaissaient point, et qui les stupéfia. — Voyez, voyez le jeu !… À tous les coups l’on gagne ! Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fille souffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Les plateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un éblouissement, le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, si rapide, qu’il s’effaçait et n’était plus qu’un cercle blanchâtre. Il y eut une forte émotion, la fillette avait failli le gagner. Alors, après avoir serré la main de Chaîne encore tremblant, les deux amis s’éloignèrent. — Il est heureux, dit Claude au bout d’une cinquantaine de pas, faits en silence. — Lui ! s’écria Sandoz, il croit qu’il a raté l’Institut, et il en meurt ! À quelque temps de là, vers le milieu d’août, Sandoz imagina la distraction d’un vrai voyage, toute une partie qui devait leur prendre une journée entière. Il avait rencontré Dubuche, un Dubuche ravagé, morne, qui s’était montré plaintif et affectueux, remuant le passé, invitant ses deux vieux camarades à déjeuner à la Richaudière, où il se trouvait seul pour quinze jours encore, avec ses deux enfants. Pourquoi n’irait-on pas le surprendre, puisqu’il semblait si désireux de renouer ? Mais Sandoz répétait en vain qu’il lui avait fait jurer d’amener Claude, celui-ci refusait obstinément, comme s’il était saisi de peur à l’idée de revoir Bennecourt, la Seine, les îles, toute cette campagne où des années heureuses étaient défuntes et ensevelies. Il fallut que Christine s’en mêlât, et il finit par céder, plein de répugnance. Justement, la veille du jour convenu, il avait travaillé très tard à son tableau, repris de fièvre. Aussi, le matin, un dimanche, dévoré de l’envie de peindre, s’en alla-t-il avec peine, dans une sorte d’arrachement douloureux. À quoi bon retourner là-bas ? C’était mort, ça n’existait plus. Rien n’existait que Paris, et encore, dans Paris, il n’existait qu’un horizon, la pointe de la Cité, cette vision qui le hantait toujours et partout, ce coin unique où il laissait son cœur. Dans le wagon, Sandoz, en le voyant nerveux, les yeux à la portière, comme s’il eût quitté pour des années la ville peu à peu décrue et noyée de vapeurs, s’efforça de l’occuper et lui conta ce qu’il savait de la situation vraie de Dubuche. D’abord, le père Margaillan, glorieux de son gendre médaillé, l’avait promené, présenté en tous lieux, à titre d’associé et de successeur. En voilà un qui allait mener les affaires rondement, construire moins cher et plus beau, car le gaillard avait pâli sur les livres ! Mais la première idée de Dubuche fut déplorable il inventa un four à briques et l’installa en Bourgogne, sur des terrains à son beau-père, dans des conditions si désastreuses, d’après un plan si défectueux, que la tentative se solda par une perte sèche de deux cent mille francs. Il se rabattit alors sur les constructions, où il prétendait vouloir appliquer des vues personnelles, un ensemble très mûri, qui renouvellerait l’art de bâtir. C’étaient les anciennes théories qu’il tenait des camarades révolutionnaires de sa jeunesse, tout ce qu’il avait promis de réaliser quand il serait libre, mais mal digéré, appliqué hors de propos, avec la lourdeur du bon élève sans flamme créatrice les décorations de terres cuites et de faïences, les grands dégagements vitrés, surtout l’emploi du fer, les solives de fer, les escaliers de fer, les combles de fer ; et, comme ces matériaux augmentent les frais, il avait de nouveau abouti à une catastrophe, d’autant plus qu’il était un administrateur pitoyable et qu’il perdait la tête depuis sa fortune, épaissi encore par l’argent, gâté, désorienté, ne retrouvant même pas son application au travail. Cette fois, le père Margaillan se fâcha, lui qui, depuis trente ans, achetait les terrains, bâtissait, revendait, en établissant d’un coup d’œil les devis des maisons de rapport tant de mètres de construction, à tant le mètre, devant donner tant d’appartements, à tant de loyer. Qui est-ce qui lui avait fichu un gaillard qui se trompait sur la chaux, la brique, la meulière, qui mettait du chêne où le sapin devait suffire, qui ne se résignait pas à couper un étage, comme un pain bénit, en autant de petits carrés qu’il le fallait ! Non, non, pas de ça ! il se révoltait contre l’art, après avoir eu l’ambition d’en introduire un peu dans sa routine, pour satisfaire un vieux tourment d’ignorant. Et, dès lors, les choses allèrent de mal en pis, des querelles terribles éclatèrent entre le gendre et le beau-père, l’un dédaigneux, se retranchant derrière sa science, l’autre criant que le dernier des manœuvres, décidément, en savait beaucoup plus qu’un architecte. Les millions périclitaient. Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche à la porte de ses bureaux, en lui défendant d’y remettre les pieds, puisqu’il n’était pas même bon à conduire un chantier de quatre hommes. Un désastre, une faillite lamentable, la banqueroute de l’École devant un maçon ! Claude, qui s’était mis à écouter, demanda — Alors, que fait-il, maintenant ? — Je ne sais pas, rien sans doute, répondit Sandoz. Il m’a dit que la santé de ses enfants l’inquiétait et qu’il les soignait. Madame Margaillan, cette femme pâle, en lame de couteau, était morte phtisique ; et c’était le mal héréditaire, la dégénérescence, car sa fille, Régine, toussait elle-même depuis son mariage. En ce moment, elle faisait une cure aux eaux du Mont-Dore, où elle n’avait point osé emmener ses enfants, qui s’étaient trouvés très mal, l’année précédente, d’une saison dans cet air trop vif pour leur débilité. Cela expliquait l’éparpillement de la famille la mère là-bas, avec une seule femme de chambre ; le grand-père à Paris, où il avait repris ses grands travaux, se battant au milieu de ses quatre cents ouvriers, accablant de son mépris les paresseux et les incapables ; et le père réfugié à la Richaudière, commis à la garde de sa fille et de son fils, interné là, dès la première lutte, ainsi qu’un invalide de la vie. Dans un instant d’expansion, Dubuche avait même laissé entendre que, sa femme ayant failli mourir à ses secondes couches, et s’évanouissant d’ailleurs au moindre contact trop vif, il s’était fait un devoir de cesser tous rapports conjugaux avec elle. Pas même cette récréation. — Un beau mariage, dit simplement Sandoz, pour conclure. Il était dix heures, quand les deux amis sonnèrent à la grille de la Richaudière. La propriété, qu’ils ne connaissaient point, les émerveilla une futaie superbe, un jardin français avec des rampes et des perrons qui se déroulaient royalement, trois serres immenses, surtout une cascade colossale, une folie de rocs rapportés, de ciment et de conduites d’eau, où le propriétaire avait englouti une fortune, par une vanité d’ancien gâcheur de plâtre. Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le désert mélancolique de ce domaine, les avenues ratissées, sans une trace de pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettes des jardiniers, la maison morte dont toutes les fenêtres étaient closes, sauf deux, entrebâillées à peine. Pourtant, un valet de chambre, qui s’était décidé à paraître, les interrogea ; et, quand il sut qu’ils venaient pour monsieur, il se montra insolent, il répondit que monsieur était derrière la maison, au gymnase. Puis, il rentra. Sandoz et Claude suivirent une allée, débouchèrent en face d’une pelouse, et ce qu’ils virent les arrêta un instant. Dubuche, debout devant un trapèze, levait les bras, pour y maintenir son fils Gaston, un pauvre être malingre, qui avait, à dix ans, les petits membres mous de la première enfance ; tandis que, assise dans une voiture, la fillette, Alice, attendait son tour, venue avant terme celle-là, si mal finie, qu’elle ne marchait pas encore, à six ans. Le père, absorbé, continua d’exercer les membres grêles du petit garçon, le balança, tâcha vainement de le faire se hausser sur les poignets ; puis, comme ce léger effort avait suffi pour le mettre en sueur, il l’emporta et le roula dans une couverture tout cela en silence, isolé sous le ciel large, d’une pitié navrée au milieu de ce beau parc. Mais, en se relevant, il aperçut les deux amis. — Comment ! c’est vous !… Un dimanche, et sans m’avoir prévenu ! Il avait eu un geste désolé, il expliqua tout de suite que, le dimanche, la femme de chambre, la seule femme à qui il osât confier les enfants, allait à Paris, et que, dès lors, il lui était impossible de quitter Alice et Gaston une minute. — Je parie que vous veniez déjeuner ? Sur un regard suppliant de Claude, Sandoz se hâta de répondre — Non, non. Justement, nous ne pouvions que te serrer la main… Claude a dû se rendre dans le pays, pour des affaires. Tu sais, il a vécu à Bennecourt. Et, comme je l’ai accompagné, nous avons eu l’idée de pousser jusqu’ici. Mais on nous attend, ne te dérange pas. Alors, Dubuche, soulagé, affecta de les retenir. Ils avaient bien une heure, que diable ! Et tous trois causèrent. Claude le regardait, étonné de le retrouver si vieux le visage bouffi s’était ridé, d’un jaune veiné de rouge, comme si la bile avait éclaboussé la peau ; tandis que les cheveux et les moustaches grisonnaient déjà. En outre, le corps semblait s’être tassé, une lassitude amère appesantissait chaque geste. Les défaites de l’argent étaient donc aussi lourdes que celles de l’art ? La voix, le regard, tout chez ce vaincu disait la dépendance honteuse où il devait vivre, la faillite de son avenir qu’on lui jetait à la face, la continuelle accusation d’avoir mis au contrat un talent qu’il n’avait point, l’argent de la famille qu’il volait aujourd’hui, ce qu’il mangeait, les vêtements qu’il portait, les sous de poche qu’il lui fallait, la continuelle aumône enfin qu’on lui faisait, comme à un vulgaire filou dont on ne pouvait se débarrasser. — Attendez-moi, reprit Dubuche, j’en ai encore pour cinq minutes avec l’un de mes pauvres mimis, et nous rentrons. Doucement, avec des précautions infinies de mère, il tira la petite Alice de la voiture, la souleva jusqu’au trapèze ; et là, en bégayant des chatteries, en lui faisant risette, il l’encouragea, la laissa deux minutes accrochée, pour développer ses muscles ; mais il restait les bras ouverts, à suivre chaque mouvement, dans la crainte de la voir se briser, si elle lâchait de fatigue ses frêles mains de cire. Elle ne disait rien, elle avait de grands yeux pâles, obéissante pourtant malgré sa terreur de cet exercice, d’une telle légèreté pitoyable, qu’elle ne tendait pas les cordes, pareille à un de ces petits oiseaux étiques qui tombent des branches, sans les plier. À ce moment, Dubuche, ayant jeté un coup d’œil sur Gaston, s’affola, en remarquant que la couverture avait glissé et que les jambes de l’enfant se trouvaient découvertes. — Mon Dieu ! mon Dieu ! le voilà qui va prendre froid, dans cette herbe ! Et moi qui ne puis bouger !… Gaston, mon mimi ! Tous les jours, c’est la même chose tu attends que je sois occupé avec ta sœur… Sandoz, recouvre-le, de grâce !… Ah ! merci, rabats encore la couverture, n’aie pas peur ! C’était ça que son beau mariage avait fait de la chair de sa chair, c’étaient ces deux êtres inachevés, vacillants, que le moindre souffle du ciel menaçait de tuer comme des mouches. De la fortune épousée, il ne lui restait que ça, le continuel chagrin de voir son sang se gâter et s’endolorir, dans ce fils, dans cette fille lamentables, qui allaient pourrir sa race, tombée à la déchéance dernière de la scrofule et de la phtisie. Et, chez ce gros garçon égoïste, un père s’était révélé, admirable, un cœur enflammé d’une passion unique. Il n’avait plus que la volonté de faire vivre ses enfants, il luttait heure par heure, les sauvait chaque matin, avec l’effroi de les perdre chaque soir. Maintenant, eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dans l’amertume des reproches insultants de son beau-père, des jours maussades et des nuits glacées que lui apportait sa triste femme ; et il s’acharnait, il achevait de les mettre au monde, par un continuel miracle de tendresse. — Là, mon mimi, c’est assez, n’est-ce pas ? Tu verras comme tu deviendras grande et belle ! Il replaça Alice dans la voiture, il prit Gaston, toujours enveloppé, sur l’un de ses bras ; et, comme ses amis voulaient l’aider, il refusa, il se mit à pousser la petite fille de sa main restée libre. — Merci, j’ai l’habitude. Ah ! les pauvres mignons, ils ne sont pas lourds… Et puis, avec les domestiques, on n’est jamais sûr. En entrant dans la maison, Sandoz et Claude revirent le valet de chambre qui s’était montré insolent ; et ils s’aperçurent que Dubuche tremblait devant lui. L’office et l’antichambre, épousant les mépris du beau-père qui payait, traitaient le mari de madame en mendiant toléré par charité. À chaque chemise qu’on lui préparait, à chaque morceau de pain qu’il osait redemander, il demandait l’aumône dans le geste impoli des domestiques. — Eh bien! adieu, nous te laissons, dit Sandoz qui souffrait. — Non, non, attendez un moment… Les enfants vont déjeuner, et je vous accompagnerai avec eux. Il faut qu’ils fassent leur promenade. Chaque journée était ainsi réglée heure par heure. Le matin, la douche, le bain, la séance de gymnastique, puis le déjeuner, qui était toute une affaire, car il leur fallait une nourriture spéciale, discutée, pesée, et l’on allait jusqu’à faire tiédir leur eau rougie, de crainte qu’une goutte trop fraîche ne leur donnât un rhume. Ce jour-là, ils eurent un jaune d’œuf délayé dans du bouillon, et une noix de côtelette, que le père leur coupa en tout petits morceaux. Ensuite, venait la promenade, avant la sieste. Sandoz et Claude se retrouvèrent dehors, le long des larges avenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voiture d’Alice ; tandis que Gaston, à présent, marchait près de lui. On causa de la propriété, en se dirigeant vers la grille. Le maître jetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme s’il ne se fût pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il ne s’occupait de rien. Il semblait avoir oublié jusqu’à son métier d’architecte qu’on l’accusait de ne pas connaître, dévoyé, anéanti d’oisiveté. — Et tes parents, comment vont-ils ? demanda Sandoz. Une flamme ralluma les yeux éteints de Dubuche. — Oh ! mes parents, ils sont heureux. Je leur ai acheté une petite maison, où ils mangent la rente que j’ai fait mettre au contrat… N’est-ce pas ? maman avait assez avancé pour mon instruction, il fallait bien tout rendre, comme je l’avais promis… Ça, je peux le dire, mes parents n’ont pas de reproches à m’adresser. On était arrivé à la grille, on stationna quelques minutes. Enfin, il serra de son air brisé les mains de ses vieux camarades ; puis, gardant un instant celle de Claude, il conclut, dans une simple constatation, où il n’y avait même pas de colère — Adieu, tâche de t’en sortir… Moi, j’ai raté ma vie. Et ils le virent s’en retourner, poussant Alice, soutenant les pas déjà trébuchants de Gaston, lui-même avec le dos voûté et la marche lourde d’un vieillard. Une heure sonnait, tous deux se hâtèrent de descendre vers Bennecourt, attristés, affamés. Mais d’autres mélancolies les y attendaient, un vent meurtrier avait passé là les Faucheur, le mari, la femme, le père Poirette, étaient morts ; et l’auberge, tombée aux mains de cette oie de Mélie, devenait répugnante de saleté et de grossièreté. On leur y servit un déjeuner abominable, des cheveux dans l’omelette, des côtelettes sentant le suint, au milieu de la salle grande ouverte à la pestilence du trou à fumier, tellement remplie de mouches, que les tables en étaient noires. La chaleur de la brûlante après-midi d’août entrait avec la puanteur, ils n’eurent pas le courage de commander du café, ils se sauvèrent. — Et toi qui célébrais les omelettes de la mère Faucheur ! dit Sandoz. Une maison finie… Nous faisons un tour, n’est-ce pas ? Claude allait refuser. Depuis le matin il n’avait qu’une hâte, marcher plus vite, comme si chaque pas abrégeait la corvée et le ramenait vers Paris. Son cœur, sa tête, son être entier était resté là-bas. Il ne regardait ni à droite, ni à gauche, filant sans rien distinguer des champs ni des arbres, n’ayant au crâne que son idée fixe, dans une hallucination telle, que, par moments, la pointe de la Cité lui semblait se dresser et l’appeler du milieu des vastes chaumes. Pourtant, la proposition de Sandoz éveillait en lui des souvenirs ; et, une mollesse l’envahissant, il répondit — Oui, c’est ça, allons voir. Mais, à mesure qu’il avançait le long de la berge, il se révoltait de douleur. C’était à peine s’il reconnaissait le pays. On avait construit un pont pour relier Bonnières à Bennecourt un pont, grand Dieu ! à la place de ce vieux bac craquant sur sa chaîne, et dont la note noire, coupant le courant, était si intéressante ! En outre, le barrage établi en aval, à Port-Villez, ayant remonté le niveau de la rivière, la plupart des îles se trouvaient submergées, les petits bras s’élargissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes où se perdre, un désastre à étrangler tous les ingénieurs de la marine ! — Tiens ! ce bouquet de saules qui émergent encore, à gauche, c’était le Barreux, l’île où nous allions causer dans l’herbe, tu te souviens ?… Ah ! les misérables ! Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer le poing au bûcheron, pâlissait de la même colère, exaspéré qu’on se fût permis d’abîmer la nature. Puis, Claude, lorsqu’il s’approcha de son ancienne demeure, devint muet, les dents serrées. On avait vendu la maison à des bourgeois, il y avait maintenant une grille, à laquelle il colla son visage. Les rosiers étaient morts, les abricotiers étaient morts, le jardin très propre, avec ses petites allées, ses carrés de fleurs et de légumes entourés de buis, se reflétait dans une grosse boule de verre étamé, posée sur un pied, au beau milieu ; et la maison, badigeonnée à neuf, peinturlurée aux angles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait un endimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre. Non, non, il ne restait là rien de lui, rien de Christine, rien de leur grand amour de jeunesse ! Il voulut voir encore, il monta derrière l’habitation, chercha le petit bois de chênes, ce trou de verdure où ils avaient laissé le vivant frisson de leur première étreinte ; mais le petit bois était mort, mort avec le reste, abattu, vendu, brûlé. Alors, il eut un geste de malédiction, il jeta son chagrin à toute cette campagne, si changée, où il ne retrouvait pas un vestige de leur existence. Quelques années suffisaient donc pour effacer la place où l’on avait travaillé, joui et souffert ? À quoi bon cette agitation vaine, si le vent, derrière l’homme qui marche, balaye et emporte la trace de ses pas ? Il l’avait bien senti qu’il n’aurait point dû revenir, car le passé n’était que le cimetière de nos illusions, on s’y brisait les pieds contre des tombes. — Allons-nous-en ! cria-t-il, allons-nous-en vite ! C’est stupide, de se crever ainsi le cœur ! Sur le nouveau pont, Sandoz tenta de le calmer, en lui faisant voir un motif qui n’existait pas autrefois, la coulée de la Seine élargie, roulant à pleins bords, dans une lenteur superbe. Mais cette eau n’intéressait plus Claude. Il fit une seule réflexion c’était la même eau qui, en traversant Paris, avait ruisselé contre les vieux quais de la Cité ; et elle le toucha dès lors, il se pencha un instant, il crut y apercevoir des reflets glorieux, les tours de Notre-Dame et l’aiguille de la Sainte-Chapelle que le courant emportait à la mer. Les deux amis manquèrent le train de trois heures. Ce fut un supplice que de passer deux grandes heures encore, dans ce pays si lourd à leurs épaules. Heureusement, ils avaient prévenu chez eux qu’ils rentreraient par un train de nuit, si on les retenait, Aussi résolurent-ils de dîner en garçons, dans un restaurant de la place du Havre, pour tâcher de se remettre, en causant au dessert, comme jadis. Huit heures allaient sonner lorsqu’ils s’attablèrent. Claude, au sortir de la gare, les pieds sur le pavé de Paris, avait cessé de s’agiter nerveusement, en homme qui se retrouvait enfin chez lui. Et il écoutait, de l’air froid et absorbé qu’il gardait maintenant, les paroles bavardes dont Sandoz essayait de l’égayer. Celui-ci le traitait comme une maîtresse qu’il aurait voulu étourdir des plats fins et épicés, des vins qui grisent. Mais la gaieté restait rebelle, Sandoz lui-même finit par s’assombrir. Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chéri et oublieux, dans lequel ils n’avaient pas rencontré une pierre qui eût conservé leur souvenir, ébranlait en lui tous ses espoirs d’immortalité. Si les choses, qui ont l’éternité, oubliaient si vite, est-ce qu’on pouvait compter une heure sur la mémoire des hommes ? — Vois-tu, mon vieux, c’est ce qui me donne des sueurs froides, parfois… As-tu jamais songé à cela, toi, que la postérité n’est peut-être pas l’impeccable justicière que nous rêvons ? On se console d’être injurié, d’être nié, on compte sur l’équité des siècles à venir, on est comme le fidèle qui supporte l’abomination de cette terre, dans la ferme croyance à une autre vie, où chacun sera traité selon ses mérites. Et s’il n’y avait pas plus de paradis pour l’artiste que pour le catholique, si les générations futures se trompaient comme les contemporains, continuaient le malentendu, préféraient aux œuvres fortes les petites bêtises aimables !… Ah ! quelle duperie, hein ? quelle existence de forçat, cloué au travail, pour une chimère !… Remarque que c’est bien possible, après tout. Il y a des admirations consacrées dont je ne donnerais pas deux liards. Par exemple, l’enseignement classique a tout déformé, nous a imposé comme génies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peut préférer les tempéraments libres, de production inégale, connus des seuls lettrés. L’immortalité ne serait donc qu’à la moyenne bourgeoisie, à ceux qu’on nous entre violemment dans le crâne, quand nous n’avons pas encore la force de nous défendre… Non, non, il ne faut pas se dire ces choses, j’en frissonne, moi ! Est-ce que je garderais le courage de ma besogne, est-ce que je resterais debout sous les huées, si je n’avais plus l’illusion consolante que je serai aimé un jour ! Claude l’avait écouté, de son air d’accablement. Puis, il eut un geste d’amère indifférence. — Bah ! qu’est-ce que ça fiche ? il n’y a rien… Nous sommes plus fous encore que les imbéciles qui se tuent pour une femme. Quand la terre claquera dans l’espace comme une noix sèche, nos œuvres n’ajouteront pas un atome à sa poussière. — Ça, c’est bien vrai, conclut Sandoz très pâle. À quoi bon vouloir combler le néant ?… Et dire que nous le savons, et que notre orgueil s’acharne ! Ils quittèrent le restaurant, vaguèrent dans les rues, s’échouèrent de nouveau au fond d’un café. Ils philosophaient, ils en étaient venus aux souvenirs de leur enfance, ce qui achevait de leur noyer le cœur de tristesse. Une heure du matin sonnait, quand ils se décidèrent à rentrer chez eux. Mais Sandoz parla d’accompagner Claude jusqu’à la rue Tourlaque. La nuit d’août était superbe, chaude, criblée d’étoiles. Et, comme ils faisaient un détour, remontant par le quartier de l’Europe, ils passèrent devant l’ancien café Baudequin, sur le boulevard des Batignolles. Le propriétaire avait changé trois fois ; la salle n’était plus la même, repeinte, disposée autrement, avec deux billards à droite ; et les couches de consommateurs s’y étaient succédé, les unes recouvrant les autres, si bien que les anciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis. Pourtant la curiosité, l’émotion de toutes les choses mortes qu’ils venaient de remuer ensemble, leur firent traverser le boulevard, pour jeter un coup d’œil dans le café, par la porte grande ouverte. Ils voulaient revoir leur table d’autrefois, au fond, à gauche. — Oh ! regarde ! dit Sandoz, stupéfait. — Gagnière ! murmura Claude. C’était Gagnière, en effet, tout seul à cette table, au fond de la salle vide. Il avait dû venir de Melun pour un de ces concerts du dimanche, dont il se donnait la débauche ; puis, le soir, perdu dans Paris, il était monté au café Baudequin, par une vieille habitude des jambes. Pas un des camarades n’y remettait les pieds, et lui, témoin d’un autre âge, s’y entêtait, solitaire. Il n’avait pas encore touché à sa chope, il la regardait, si pensif, que les garçons commençaient à mettre les chaises sur les tables pour le balayage du lendemain, sans qu’il bougeât. Les deux amis hâtèrent le pas, inquiets de cette figure vague, pris de la terreur enfantine des revenants. Et ils se séparèrent rue Tourlaque. — Ah ! ce triste Dubuche ! dit Sandoz en serrant la main de Claude, c’est lui qui nous a gâté notre journée. Dès novembre, lorsque tous les vieux amis furent rentrés, Sandoz songea à les réunir dans un de ses dîners du jeudi, comme il en avait gardé la coutume. C’était toujours la meilleure de ses joies la vente de ses livres augmentait, le faisait riche ; l’appartement de la rue de Londres prenait un grand luxe, à côté de la petite maison bourgeoise des Batignolles ; et lui restait immuable, En outre, cette fois, il complotait, dans sa bonhomie, de donner à Claude une distraction certaine, par une de leurs chères soirées de jeunesse. Aussi veilla-t-il aux invitations Claude et Christine naturellement ; Jory et sa femme, qu’il avait fallu recevoir depuis le mariage ; puis, Dubuche qui venait toujours seul ; Fagerolles, Mahoudeau, Gagnière enfin. On serait dix, et rien que des camarades de l’ancienne bande, pas un gêneur, pour que la bonne entente et la gaieté fussent complètes. Henriette, plus méfiante, hésita, lorsqu’ils arrêtèrent cette liste de convives. — Oh ! Fagerolles ? Tu crois, Fagerolles avec les autres ? Ils ne l’aiment guère… Et Claude non plus d’ailleurs, j’ai cru remarquer un froid. Mais il l’interrompit, ne voulant pas en convenir. — Comment ! un froid ?… C’est drôle, les femmes ne peuvent comprendre qu’on se plaisante. Au fond, ça n’empêche pas d’avoir le cœur solide. Ce jeudi-là, Henriette voulut soigner le menu. Elle avait maintenant tout un petit personnel à diriger, une cuisinière, un valet de chambre ; et, si elle ne faisait plus des plats elle-même, elle continuait à tenir la maison sur un pied de chère très délicate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandise était le seul vice. Elle accompagna la cuisinière à la halle, passa en personne chez les fournisseurs. Le ménage avait le goût des curiosités gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cette fois, on se décida pour un potage queue de bœuf, des rougets de roche grillés, un filet aux cèpes, des raviolis à l’italienne, des gelinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter du caviar et des kilkis en hors-d’œuvre, une glace pralinée, un petit fromage hongrois couleur d’émeraude, des fruits, des pâtisseries. Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, du chambertin au rôti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, en remplacement du vin de champagne, jugé banal. Dès sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives, lui en simple jaquette, elle très élégante dans une robe de satin noir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Le salon, qu’ils achevaient d’installer, s’encombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peuples et de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure, qui avait commencé aux Batignolles par le vieux pot de Rouen, qu’elle lui avait donné un jour de fête. Ils couraient ensemble les brocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d’acheter ; et lui contentait là d’anciens désirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nées jadis de ses premières lectures ; si bien que cet écrivain, si farouchement moderne, se logeait dans le moyen âge vermoulu qu’il rêvait d’habiter à quinze ans. Comme excuse, il disait en riant que les beaux meubles d’aujourd’hui coûtaient trop cher, tandis qu’on arrivait tout de suite à de l’allure et à de la couleur, avec des vieilleries, même communes. Il n’avait rien du collectionneur, il était tout pour le décor, pour les grands effets d’ensemble ; et le salon, à la vérité, éclairé par deux lampes de vieux Delft, prenait des tons fanés très doux et très chauds, les ors éteints des dalmatiques réappliqués sur les sièges, les incrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrines hollandaises, les teintes fondues des portières orientales, les cent petites notes des ivoires, des faïences, des émaux, pâlis par l’âge et se détachant contre la tenture neutre de la pièce, d’un rouge sombre. Claude et Christine arrivèrent les premiers. Cette dernière avait mis son unique robe de soie noire, une robe usée, finie, qu’elle entretenait avec des soins extrêmes, pour les occasions semblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, en l’attirant sur un canapé. Elle l’aimait beaucoup, elle la questionna, en la voyant singulière, les yeux inquiets dans sa pâleur touchante. Qu’avait-elle donc ? souffrait-elle ? Non, non, elle répondit qu’elle était très gaie, très heureuse de venir ; et ses regards, à chaque minute, allaient vers Claude, comme pour l’étudier, puis se détournaient. Lui, paraissait excité, d’une fièvre de paroles et de gestes qu’il n’avait pas montrée depuis plusieurs mois. Seulement, par instants, cette agitation tombait, il demeurait silencieux, les yeux larges et perdus, fixés là-bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblait l’appeler. — Ah ! mon vieux, dit-il à Sandoz, j’ai achevé ton bouquin cette nuit. C’est rudement fort, tu leur as cloué le bec, cette fois. Tous deux causèrent devant la cheminée, où des bûches flambaient. L’écrivain, en effet, venait de publier un nouveau roman ; et, bien que la critique ne désarmât pas, il se faisait enfin, autour de ce dernier, cette rumeur du succès qui consacre un homme, sous les attaques persistantes de ses adversaires. D’ailleurs, il n’avait aucune illusion, il savait bien que la bataille, même gagnée, recommencerait à chacun de ses livres. Le grand travail de sa vie avançait, cette série de romans, ces volumes qu’il lançait coup sur coup, d’une main obstinée et régulière, marchant au but qu’il s’était donné, sans se laisser vaincre par rien, obstacles, injures, fatigues. — C’est vrai, répondit-il gaiement, ils faiblissent cette fois ? Il y en a même un qui a fait la fâcheuse concession de reconnaître que je suis un honnête homme. Voilà comment tout dégénère !… Mais, va ! ils se rattraperont. J’en sais dont le crâne est trop différent du mien, pour qu’ils acceptent jamais ma formule littéraire, mes audaces de langue, mes bonshommes physiologiques, évoluant sous l’influence des milieux ; et je parle des confrères qui se respectent, je laisse de côté les imbéciles et les gredins… Le mieux, vois-tu, pour travailler gaillardement, c’est de n’attendre ni bonne foi ni justice. Il faut mourir pour avoir raison. Les yeux de Claude s’étaient brusquement dirigés vers un coin du salon, trouant le mur, allant là-bas, où quelque chose l’avait appelé. Puis, il se troublèrent, ils revinrent, tandis qu’il disait — Bah ! tu parles pour toi. Si je crevais, moi, j’aurais tort… N’importe, ton bouquin m’a fichu une sacrée fièvre. J’ai voulu peindre aujourd’hui, impossible ! Ah ! ça va bien que je ne puisse pas être jaloux de toi, autrement tu me rendrais trop malheureux. Mais la porte s’était ouverte, et Mathilde entra, suivie de Jory. Elle avait une toilette riche, une tunique de velours capucine, sur une jupe de satin paille, avec des brillants aux oreilles et un gros bouquet de roses au corsage. Et ce qui étonnait Claude, c’était qu’il ne la reconnaissait pas, devenue très grasse, ronde et blonde, de maigre et brûlée qu’elle était. Sa laideur inquiétante de fille se fondait dans une enflure bourgeoise de la face, sa bouche aux trous noirs montrait maintenant des dents trop blanches, quand elle voulait bien sourire, d’un retroussement dédaigneux des lèvres. On la sentait respectable avec exagération, ses quarante-cinq ans lui donnaient du poids, à côté de son mari plus jeune, qui semblait être son neveu. La seule chose qu’elle gardait était une violence de parfums, elle se noyait des essences les plus fortes, comme si elle eût tenté d’arracher de sa peau les senteurs d’aromates dont l’herboristerie l’avait imprégnée ; mais l’amertume de la rhubarbe, l’âpreté du sureau, la flamme de la menthe poivrée persistaient ; et le salon, dès qu’elle le traversa, s’emplit d’une odeur indéfinissable de pharmacie, corrigée d’une pointe aiguë de musc. Henriette, qui s’était levée, la fit asseoir en face de Christine. — Vous vous connaissez, n’est-ce pas ? Vous vous êtes déjà rencontrées ici. Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cette femme, qui, disait-on, avait vécu longtemps avec un homme, avant d’être mariée. Elle était d’une rigidité excessive sur ce point, depuis que la tolérance du monde littéraire et artistique l’avait fait admettre elle-même dans quelques salons. D’ailleurs, Henriette, qui l’exécrait, reprit sa conversation avec Christine, après les strictes politesses d’usage. Jory avait serré les mains de Claude et de Sandoz. Et, debout avec eux, devant la cheminée, il s’excusait, auprès de ce dernier, d’un article paru le matin même dans sa revue, qui maltraitait le roman de l’écrivain. — Mon cher, tu le sais, on n’est jamais le maître chez soi… Je devrais tout faire, mais j’ai si peu de temps ! Imagine-toi que je ne l’avais même pas lu, cet article, me fiant à ce qu’on m’en avait dit. Aussi tu comprends ma colère, quand je l’ai parcouru tout à l’heure… Je suis désolé, désolé… — Laisse donc, c’est dans l’ordre, répondit tranquillement Sandoz. Maintenant que mes ennemis se mettent à me louer, il faut bien que ce soient mes amis qui m’attaquent. De nouveau, la porte s’entre-bâilla, et Gagnière se glissa doucement, de son air vague d’ombre falotte. Il arrivait droit de Melun, et tout seul, car il ne montrait sa femme à personne. Quand il venait dîner ainsi, il gardait à ses souliers la poussière de la province, qu’il remportait le soir même, en reprenant un train de nuit. Du reste, il ne changeait pas, l’âge semblait le rajeunir, il blondissait en vieillissant. — Tiens ! mais Gagnière est là ! s’écria Sandoz. Alors, comme Gagnière se décidait à saluer les dames, Mahoudeau fit son entrée. Lui, avait blanchi déjà, avec sa face creusée et farouche, où vacillaient des yeux d’enfance. Il portait encore un pantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgré l’argent qu’il gagnait à présent ; car le marchand de bronzes, pour lequel il travaillait, avait lancé de lui des statuettes charmantes, que l’on commençait à voir sur les cheminées et les consoles bourgeoises. Sandoz et Claude s’étaient tournés, curieux d’assister à cette rencontre de Mahoudeau avec Mathilde et Jory. Mais la chose se passa très simplement. Le sculpteur s’inclinait devant elle, respectueux, lorsque le mari, de son air d’inconscience sereine, crut devoir la lui présenter, pour la vingtième fois peut-être. — Eh ! c’est ma femme, camarade ! Serrez-vous donc la main ! Alors, très graves, en gens du monde que l’on force à une familiarité un peu prompte, Mathilde et Mahoudeau se serrèrent la main. Seulement, dès que celui-ci se fut débarrassé de la corvée, et qu’il eut retrouvé Gagnière dans un coin du salon, tous deux se mirent à ricaner et à se rappeler en mots terribles les abominations d’autrefois. Hein ? elle avait des dents aujourd’hui, elle qui jadis ne pouvait pas mordre, heureusement ! On attendait Dubuche, car il avait formellement promis de venir. — Oui, expliqua tout haut Henriette, nous ne serons que neuf. Fagerolles nous a écrit ce matin, pour s’excuser un dîner officiel, où il a été brusquement forcé de paraître… Il s’échappera et nous rejoindra vers onze heures. Mais, à ce moment, on apporta une dépêche. C’était Dubuche qui télégraphiait Impossible de bouger. Toux inquiétante d’Alice. » — Eh bien ! nous ne serons que huit, reprit Henriette, avec la résignation chagrine d’une maîtresse de maison qui voit s’émietter ses convives. Et, le domestique ayant ouvert la porte de la salle à manger en annonçant que madame était servie, elle ajouta — Nous y sommes tous… Offrez-moi votre bras, Claude. Sandoz avait pris celui de Mathilde, Jory se chargea de Christine, tandis que Mahoudeau et Gagnière suivaient, en continuant de plaisanter crûment ce qu’ils appelaient le rembourrage de la belle herboriste. La salle à manger où l’on entra, très grande, était d’une vive gaieté de lumière, au sortir de la clarté discrète du salon. Les murs, couverts de vieilles faïences, avaient des tons amusants d’imagerie d’Épinal. Deux dressoirs, l’un de verrerie, l’autre d’argenterie, étincelaient comme des vitrines de joyaux. Et la table surtout braisillait au milieu, en chapelle ardente, sous la suspension garnie de bougies, avec la blancheur de sa nappe, qui détachait la belle ordonnance du couvert, les assiettes peintes, les verres taillés, les carafes blanches et rouges, les hors-d'œuvre symétriques, rangés autour du bouquet central, une corbeille de roses pourpres. On s’asseyait, Henriette entre Claude et Mahoudeau, Sandoz ayant à ses côtés Mathilde et Christine, Jory et Gagnière aux deux bouts, et le domestique achevait à peine de servir le potage, lorsque madame Jory lâcha une phrase malheureuse. Voulant être aimable, n’ayant pas entendu les excuses de son mari, elle dit au maître de la maison — Eh bien! vous avez été content de l’article de ce matin, Édouard en a revu lui-même les épreuves avec tant de soin ! Du coup, Jory se troubla, bégaya — Mais non ! mais non ! Il est très mauvais, cet article, tu sais bien qu’il a passé pendant mon absence, l’autre soir. Au silence gêné qui s’était fait, elle comprit sa faute. Mais elle aggrava la situation, elle lui jeta un regard aigu, en répondant très haut, pour l’accabler et se mettre à part — Encore un de tes mensonges ! Je répète ce que tu m’as dit… Tu entends, je ne veux pas que tu me rendes ridicule ! Cela glaça le commencement du dîner. Vainement, Henriette recommanda les kilkis, seule Christine les trouva très bons. Sandoz, que l’embarras de Jory récréait, lui rappela joyeusement, quand les rougets grillés parurent, un déjeuner qu’ils avaient fait ensemble à Marseille, autrefois. Ah ! Marseille, la seule ville où l’on mange ! Claude, absorbé depuis un instant, sembla sortir d’un rêve, pour demander, sans transition — Est-ce que c’est décidé ? est-ce qu’ils ont choisi les artistes, pour les nouvelles décorations de l’Hôtel-de-Ville ? — Non, dit Mahoudeau, ça va se faire… Moi, je n’aurai rien, je ne connais personne… Fagerolles lui-même est très inquiet. S’il n’est point ici ce soir, c’est que ça ne marche pas tout seul… Ah ! il a mangé son pain blanc, ça se gâte, ça craque, leur peinture à millions ! Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et Gagnière, à l’autre bout de la table, laissa entendre le même ricanement. Alors, ils se soulagèrent en paroles mauvaises, ils se réjouirent de la débâcle qui consternait le monde des jeunes maîtres. C’était fatal, les temps prédits arrivaient, la hausse exagérée sur les tableaux aboutissait à une catastrophe. Depuis que la panique s’était mise chez les amateurs, pris de l’affolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix s’effondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameux Naudet au milieu de la déroute ! Il avait tenu bon d’abord, il avait inventé le coup de l’Américain, le tableau unique caché au fond d’une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il ne voulait même pas dire le prix, avec la certitude méprisante de ne pouvoir trouver un homme assez riche, et qu’il vendait enfin deux ou trois cent mille francs à un marchand de porcs de New-York, glorieux d’emporter la toile la plus chère de l’année. Mais ces coups-là ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dépenses avaient grandi avec les gains, entraîné et englouti dans le mouvement fou qui était son œuvre, entendait maintenant crouler sous lui son hôtel royal, qu’il devait défendre contre l’assaut des huissiers. — Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cèpes, interrompit obligeamment Henriette. Le domestique présentait le filet, on mangeait, on vidait les carafes de vin ; mais l’aigreur était telle, que les bonnes choses passaient sans être goûtées, ce qui désolait la maîtresse et le maître de la maison. — Hein ? des cèpes ? finit par répéter le sculpteur. Non, merci. Et il continua. — Le drôle, c’est que Naudet poursuit Fagerolles. Parfaitement ! il est en train de le faire saisir… Ah ! ce que je rigole, moi ! Nous allons en voir, un nettoyage, avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres à hôtel. La bâtisse sera pour rien, au printemps… Donc, Naudet, qui avait forcé Fagerolles à bâtir, et qui l’avait meublé comme une catin, a voulu reprendre ses bibelots et ses tentures. Mais l’autre a emprunté dessus, paraît-il… Vous voyez l’histoire le marchand l’accuse d’avoir gâché son affaire en exposant, par une vanité d’étourdi ; le peintre répond qu’il entend ne plus être volé ; et ils vont se manger, j’espère bien ! La voix de Gagnière s’éleva, une voix inexorable et douce de rêveur éveillé. — Rasé, Fagerolles !… D’ailleurs, il n’a jamais eu de succès. On se récria. Et sa vente annuelle de cent mille francs, et ses médailles, et sa croix ? Mais lui, obstiné, souriait d’un air mystérieux, comme si les faits ne pouvaient rien contre sa conviction de l’au-delà. Il hochait la tête, plein de dédain. — Laissez-moi donc tranquille ! Jamais il n’a su ce que c’était qu’une valeur. Jory allait défendre le talent de Fagerolles, qu’il regardait comme son œuvre, lorsque Henriette leur demanda un peu de recueillement pour les raviolis. Il y eut une courte détente, au milieu du bruit cristallin des verres et du léger cliquetis des fourchettes. La table, dont la belle symétrie se débandait déjà, semblait s’être allumée davantage, au feu âpre de la querelle. Et Sandoz, gagné d’une inquiétude, s’étonnait qu’avaient-ils donc à l’attaquer si durement ? n’avait-on pas débuté ensemble, ne devait-on pas arriver dans la même victoire ? Un malaise, pour la première fois, troublait son rêve d’éternité, cette joie de ses jeudis qu’il voyait se succéder, tous pareils, tous heureux, jusqu’aux derniers jours lointains de l’âge. Mais ce ne fut encore qu’un frisson à fleur de peau. Il dit en riant — Claude, ménage-toi, voici les gelinottes… Eh ! Claude, où es-tu ? Depuis qu’on se taisait, Claude était retourné dans son rêve, les regards perdus, reprenant des raviolis, sans savoir ; et Christine, qui ne disait rien, triste et charmante, ne le quittait pas des yeux. Il eut un sursaut, il choisit une cuisse parmi les morceaux de gelinottes, qu’on servait, et dont le fumet violent emplissait la pièce d’une odeur de résine. — Hein ! sentez-vous ça ? cria Sandoz, amusé. On croirait qu’on avale toutes les forêts de la Russie. Mais Claude revint à sa préoccupation. — Alors, vous dites que Fagerolles aura la salle du Conseil municipal ? Et cette parole suffit, Mahoudeau et Gagnière, remis sur la piste, repartirent. Ah ! un joli badigeonnage à l’eau claire, si on la lui donnait, cette salle ; et il faisait assez de vilenies pour l’avoir. Lui, qui, autrefois, affectait de cracher sur les commandes, en grand artiste débordé par les amateurs, il assiégeait l’administration de ses bassesses, depuis que sa peinture ne se vendait plus. Connaissait-on quelque chose d’aussi plat qu’un peintre devant un fonctionnaire, et les courbettes, et les concessions, et les lâchetés ? une honte, une école de domesticité, que cette dépendance de l’art, sous le bon vouloir imbécile d’un ministre ! Ainsi, Fagerolles, pour sûr, à ce dîner officiel, était en train de lécher consciencieusement les bottes de quelque chef de bureau, quelque crétin à empailler ! — Mon Dieu ! dit Jory, il fait ses affaires, et il a raison… Ce n’est pas vous qui paierez ses dettes. — Des dettes, est-ce que j’en ai, moi qui ai crevé la faim ? répondit Mahoudeau d’un ton rogue. Est-ce qu’on se fait bâtir un palais, est-ce qu’on a des maîtresses comme cette Irma, qui le ruine ? Gagnière, de nouveau, l’interrompit, de son étrange voix d’oracle, lointaine et fêlée. — Irma, mais c’est elle qui le paie ! On se fâchait, on plaisantait, le nom d’Irma volait par-dessus la table, lorsque Mathilde, réservée et muette jusque-là, par une affectation de bon genre, s’indigna vivement, avec des gestes effarés, une bouche prude de dévote qu’on violente. — Oh ! messieurs, oh ! messieurs… Devant nous, cette fille… Pas cette fille, de grâce ! Dès lors, Henriette et Sandoz, consternés, assistèrent à la déroute de leur menu. La salade de truffes, la glace, le dessert, tout fut avalé sans joie, dans la colère montante de la querelle ; et le chambertin, et le vin de la Moselle, passèrent comme de l’eau pure. Vainement, elle souriait, tandis que lui, bonhomme, s’efforçait de les calmer, en faisant la part des infirmités humaines. Pas un ne lâchait prise, un mot les rejetait les uns sur les autres, acharnés. Ce n’était plus l’ennui vague, la satiété somnolente qui attristait parfois les anciennes réunions ; c’était maintenant de la férocité dans la lutte, un besoin de se détruire. Les bougies de la suspension brûlaient très hautes, les faïences des murs épanouissaient leurs fleurs peintes, la table semblait s’être incendiée, avec la débâcle de son couvert, sa violence de causerie, ce saccage qui les enfiévrait là, depuis deux heures. Et Claude, au milieu du bruit, dit enfin, lorsque Henriette se décida à se lever, pour les faire taire — Ah ! l’Hôtel-de-Ville, si je l’avais, moi, et si je pouvais !… C’était mon rêve, les murs de Paris à couvrir ! On retourna au salon, dont le petit lustre et les appliques venaient d’être allumés. On y eut presque froid, en comparaison de l’étuve d’où l’on sortait ; et le café calma un instant les convives. Personne, du reste, n’était attendu, en dehors de Fagerolles. C’était un salon très fermé, le ménage n’y racolait pas des clients littéraires, n’y muselait pas la presse à coups d’invitations. La femme exécrait le monde, le mari disait en riant qu’il lui fallait dix ans pour aimer quelqu’un, et l’aimer toujours. N’était-ce pas le bonheur, irréalisable ? quelques amitiés solides, un coin d’affection familiale. On n’y faisait jamais de musique, et jamais on n’y avait lu une page de littérature. Ce jeudi-là, la soirée parut longue, dans la sourde irritation qui persistait. Les dames, devant le feu mourant, s’étaient mises à causer ; et, comme le domestique, après avoir ôté le couvert, rouvrait la salle voisine, elles restèrent seules, les hommes allèrent y fumer, en buvant de la bière. Sandoz et Claude, qui ne fumaient pas, revinrent bientôt s’asseoir côte à côte sur un canapé, près de la porte. Le premier, heureux de voir son vieil ami excité et bavard, lui rappelait des souvenirs de Plassans, à propos d’une nouvelle apprise la veille oui, Pouillaud, l’ancien farceur du dortoir, devenu un avoué si grave, avait des ennuis, pour s’être laissé pincer avec des petites gueuses de douze ans. Ah ! l’animal de Pouillaud ! Mais Claude ne répondait plus, l’oreille aux aguets, ayant entendu prononcer son nom dans la salle à manger, et tâchant de comprendre. C’étaient Jory, Mahoudeau et Gagnière, qui avaient recommencé le massacre, inassouvis, les dents longues. Leurs voix, d’abord chuchotantes, s’élevaient peu à peu. Ils en arrivaient à crier. — Oh ! l’homme, je vous abandonne l’homme, disait Jory en parlant de Fagerolles. Il ne vaut pas cher… Et il vous a roulés, c’est vrai, ah ! ce qu’il vous a roulés, en rompant avec vous et en se faisant un succès sur votre dos ! Aussi vous n’avez guère été malins. Mahoudeau, furieux, répondit — Pardi ! il suffisait d’être avec Claude pour être flanqué à la porte de partout. — C’est Claude qui nous a tués, affirma carrément Gagnière. Et ils continuèrent, abandonnant Fagerolles auquel ils reprochaient son aplatissement devant les journaux, son alliance avec leurs ennemis, ses câlineries à des baronnes sexagénaires, tapant désormais sur Claude devenu le grand coupable. Mon Dieu ! l’autre après tout n’était qu’une simple gueuse, comme il y en a tant, parmi les artistes, qui raccrochent le public au coin des rues, qui lâchent et déchirent les camarades, pour faire monter le bourgeois chez eux. Mais Claude, ce grand peintre raté, cet impuissant incapable de mettre une figure debout, malgré son orgueil, les avait-il assez compromis, assez fichus dedans ! Ah ! oui, le succès était dans la rupture ! S’ils avaient pu recommencer, c’étaient eux qui n’auraient pas eu la bêtise de s’entêter à des histoires impossibles ! Et ils l’accusaient de les avoir paralysés, de les avoir exploités, parfaitement ! exploités, et d’une main si maladroite et si lourde, qu’il n’en avait lui-même tiré aucun parti. — Enfin, moi, reprit Mahoudeau, ne m’a-t-il pas rendu idiot un moment ? Quand je songe à ça, je me tâte, je ne comprends plus pourquoi je m’étais mis de sa bande. Est-ce que je lui ressemble ? Est-ce qu’il y avait quelque chose de commun entre nous ?… Hein ? c’est exaspérant de s’en apercevoir si tard ! — Et à moi donc, continua Gagnière, il m’a bien volé mon originalité ! Croyez-vous que ça m’amuse d’entendre à chaque tableau, répéter derrière moi, depuis quinze ans C’est un Claude !… Ah ! non, j’en ai assez, j’aime mieux ne plus rien faire… N’empêche que si j’avais vu clair, autrefois, je ne l’aurais pas fréquenté. C’était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient, dans la stupeur de se voir tout d’un coup étrangers et ennemis, après une longue jeunesse de fraternité. La vie les avait débandés en chemin, et les profondes dissemblances apparaissaient, il ne leur restait à la gorge que l’amertume de leur ancien rêve enthousiaste, cet espoir de bataille et de victoire côte à côte, qui maintenant aggravait leur rancune. — Le fait est, ricana Jory, que Fagerolles ne s’est pas laissé piller comme un niais. Mais, vexé, Mahoudeau se fâcha. — Tu as tort de rire, toi, car tu es aussi un joli lâcheur… Oui, tu nous disais toujours que tu nous donnerais un coup de main, quand tu aurais un journal à toi… — Ah ! permets, permets… Gagnière se joignit à Mahoudeau. — C’est vrai, ça ! Tu ne vas plus raconter qu’on te coupe ce que tu écris sur nous, puisque tu es le maître… Et jamais un mot, tu ne nous as pas seulement nommés, dans ton dernier Salon. Gêné et bégayant, Jory s’emporta à son tour. — Eh ! c’est la faute de ce bougre de Claude !… Je n’ai pas envie de perdre mes abonnés, pour vous être agréable. Vous êtes impossibles, là, comprenez-vous ! Toi, Mahoudeau, tu peux te décarcasser à faire des petites choses gentilles ; toi, Gagnière, tu auras beau même ne plus rien faire du tout vous avez une étiquette dans le dos, il vous faudra dix ans d’efforts avant de la décoller ; et encore, on en a vu qui ne se décollaient jamais… Le public s’amuse, vous savez ! il n’y avait que vous pour croire au génie de ce grand toqué ridicule, qu’on enfermera un de ces quatre matins. Alors, ce fut terrible, tous les trois parlèrent à la fois, en arrivèrent aux reproches abominables, avec des éclats tels, des coups si durs de mâchoires, qu’ils semblaient se mordre. Sur le canapé, Sandoz, troublé dans les gais souvenirs qu’il évoquait, avait dû lui-même prêter l’oreille à ce tumulte, qui lui arrivait par la porte ouverte. — Tu entends, lui dit Claude très bas, avec un sourire de souffrance, ils m’arrangent bien !… Non, non, reste là, je ne veux pas que tu les fasses taire. J’ai mérité ça, puisque je n’ai pas réussi. Et Sandoz, pâlissant, continua d’écouter cet enragement dans la lutte pour la vie, cette rancune des personnalités aux prises, qui emportait sa chimère d’éternelle amitié. Henriette, heureusement, s’inquiétait de la violence des voix. Elle se leva et alla faire honte aux fumeurs d’abandonner ainsi les dames, pour se quereller. Tous rentrèrent dans le salon, suant, soufflant, gardant la secousse de leur colère. Et, comme elle disait, les yeux sur la pendule, qu’ils n’auraient décidément pas Fagerolles ce soir-là, ils se remirent à ricaner, en échangeant un regard. Ah ! il avait bon nez, lui ! ce n’était pas lui qu’on prendrait à se rencontrer avec d’anciens amis devenus gênants, et qu’il exécrait ! En effet, Fagerolles ne vint pas. La soirée s’acheva péniblement. On était retourné dans la salle à manger, où le thé se trouvait servi sur une nappe russe, brodée en rouge d’une chasse au cerf ; et il y avait, sous les bougies rallumées, une brioche, des assiettes de sucreries et de gâteaux, tout un luxe barbare de liqueurs, whisky, genièvre, kummel, raki de Chio. Le domestique apporta encore du punch, et il s’empressait autour de la table, pendant que la maîtresse de la maison remplissait la théière au samovar, bouillant en face d’elle. Mais ce bien-être, cette joie des yeux, cette odeur fine du thé, ne détendaient pas les cœurs. La conversation était retombée sur le succès des uns et la mauvaise chance des autres. Par exemple, n’était-ce pas une honte, ces médailles, ces croix, toutes ces récompenses qui déshonoraient l’art, tant on les distribuait mal ? Est-ce qu’on devait rester d’éternels petits garçons en classe ? Toutes les platitudes venaient de là, cette docilité et cette lâcheté devant les pions, pour avoir des bons points ! Puis, dans le salon de nouveau, comme Sandoz désolé en arrivait à souhaiter ardemment de les voir partir, il remarqua Mathilde et Gagnière, assis côte à côte sur un canapé, parlant musique avec langueur, au milieu des autres exténués, sans salive, les mâchoires mortes. Gagnière, en extase, philosophait et poétisait. Mathilde, cette vieille gaupe engraissée, exhalant sa senteur louche de pharmacie, faisait les yeux blancs, se pâmait sous le chatouillement d’une aile invisible. Ils s’étaient aperçus, le dernier dimanche, aux concerts du Cirque, et ils se communiquaient leur jouissance, en phrases alternées, envolées, lointaines. — Ah ! monsieur, ce Meyerbeer, cette ouverture de Struensée, cette phrase funèbre, et puis cette danse de paysans si emportée, si colorée, et puis la phrase de mort qui reprend, le duo des violoncelles… Ah ! monsieur, les violoncelles, les violoncelles… — Et, madame, Berlioz, l’air de fête de Roméo… Oh ! le solo des clarinettes, les femmes aimées, avec l’accompagnement des harpes ! Un ravissement, une blancheur qui monte… La fête éclate, un Véronèse, la magnificence tumultueuse des Noces de Cana ; et le chant d’amour recommence, oh ! combien doux ! oh ! toujours plus haut, toujours plus haut… — Monsieur, avez-vous entendu, dans la symphonie en la de Beethoven, ce glas qui revient toujours, qui vous bat sur le cœur ?… Oui, je le vois bien, vous sentez comme moi, c’est une communion que la musique… Beethoven, mon Dieu ! qu’il est triste et bon d’être deux à le comprendre, et de défaillir… — Et Schumann, madame, et Wagner, madame… La rêverie de Schumann, rien que les instruments à cordes, une petite pluie tiède sur les feuilles des acacias, un rayon qui les essuie, à peine une larme dans l’espace… Wagner, ah ! Wagner, l’ouverture du Vaisseau fantôme, vous l’aimez, dites que vous l’aimez ! Moi, ça m’écrase. Il n’y a plus rien, plus rien, on meurt… Leurs voix s’éteignaient, ils ne se regardaient même pas, anéantis, coude à coude, leur visage en l’air, noyé. Surpris, Sandoz se demanda d’où Mathilde pouvait tenir ce jargon. D’un article de Jory, peut-être. D’ailleurs, il avait remarqué que les femmes causaient très bien musique, sans en connaître une note. Et lui, que l’aigreur des autres n’avait fait que chagriner, s’exaspéra de cette pose langoureuse. Non, non, c’en était assez ! qu’on se déchirât, passe encore ! mais quelle fin de soirée, cette farceuse sur le retour, roucoulant et se chatouillant avec du Beethoven et du Schumann ! Gagnière, heureusement, se leva tout d’un coup. Il savait l’heure au fond de son extase, il n’avait que juste le temps de reprendre son train de nuit. Et, après des poignées de main molles et silencieuses, il s’en alla coucher à Melun. — Quel raté ! murmura Mahoudeau. La musique a tué la peinture, jamais il ne fichera rien. Lui-même dut partir, et à peine la porte s’était-elle refermée sur son dos, que Jory déclara — Avez-vous vu son dernier presse-papiers ? Il finira par sculpter des boutons de manchette… En voilà un qui a raté la puissance ! Mais déjà, Mathilde était debout, saluant Christine d’un petit geste sec, affectant une familiarité mondaine à l’égard d’Henriette, emmenant son mari, qui l’habilla dans l’antichambre, humble et terrifié des yeux sévères dont elle le regardait, ayant à régler un compte. Alors, derrière eux, Sandoz cria, hors de lui — C’est la fin, c’est fatalement le journaliste qui traite les autres de ratés, le bâcleur d’articles tombé dans l’exploitation de la bêtise publique !… Ah ! Mathilde la Revanche ! Il ne restait que Christine et Claude. Ce dernier, depuis, que le salon se vidait, affaissé au fond d’un fauteuil, ne parlait plus, repris par cette sorte de sommeil magnétique qui le raidissait, les regards fixes, très loin, au delà des murs. Sa face se tendait, une attention convulsée la portait en avant il voyait certainement l’invisible, il entendait un appel du silence. Christine s’était levée à son tour, en s’excusant de partir ainsi les derniers. Henriette lui avait saisi les mains, et elle lui répétait combien elle l’aimait, elle la suppliait de venir souvent, d’user d’elle en tout comme d’une sœur ; tandis que la triste femme, d’un charme si douloureux dans sa robe noire, secouait la tête avec un pâle sourire. — Voyons, lui dit Sandoz à l’oreille, après avoir jeté un coup d’œil sur Claude, il ne faut pas vous désoler ainsi… Il a beaucoup causé, il a été plus gai ce soir. Ça va très bien. Mais elle, d’une voix de terreur — Non, non, regardez ses yeux… Tant qu’il aura ces yeux-là, je tremblerai… Vous avez fait ce que vous avez pu, merci. Ce que vous n’avez pas fait, personne ne le fera. Ah ! que je souffre, de ne plus compter, moi ! de ne rien pouvoir ! Et tout haut — Claude, viens-tu ? Deux fois, elle dut répéter la phrase. Il ne l’entendait pas, il finit par tressaillir et par se lever, en disant, comme s’il avait répondu à l’appel lointain, là-bas, à l’horizon — Oui, j’y vais, j’y vais. Lorsque Sandoz et sa femme se retrouvèrent seuls enfin, dans le salon où l’air s’étouffait, chauffé par les lampes, comme alourdi d’un silence mélancolique après l’éclat mauvais des querelles, tous les deux se regardèrent, et ils laissèrent tomber leurs bras, dans le navrement de leur malheureuse soirée. Elle, pourtant, tâcha d’en rire, murmurant — Je t’avais prévenu, j’avais bien compris… Mais il l’interrompit encore d’un geste désespéré. Eh quoi ! était-ce donc la fin de sa longue illusion, de ce rêve d’éternité, qui lui avait fait mettre le bonheur dans quelques amitiés choisies dès l’enfance, puis goûtées jusqu’à l’extrême vieillesse. Ah ! la bande lamentable, quelle cassure dernière, quel bilan à pleurer, après cette banqueroute du cœur ! Et il s’étonnait des amis qu’il avait semés le long de la route, des grandes affections perdues en chemin, du perpétuel changement des autres, autour de son être qu’il ne voyait pas changer. Ses pauvres jeudis l’emplissaient de pitié, tant de souvenirs en deuil, cette mort lente de ce qu’on aime ! Est-ce qu’ils allaient se résigner sa femme et lui, à vivre au désert, cloîtrés dans la haine du monde ? Est-ce qu’ils ouvriraient la porte toute large, devant le flot des inconnus et des indifférents ? Peu à peu, une certitude se faisait au fond de son chagrin tout finissait et rien ne recommençait, dans la vie. Il sembla se rendre à l’évidence, il dit avec un gros soupir — Tu avais raison… Nous ne les inviterons plus à dîner ensemble, ils se mangeraient. Dehors, dès qu’ils débouchèrent sur la place de la Trinité, Claude lâcha le bras de Christine ; et il bégaya qu’il avait une course, il la pria de rentrer sans lui. Elle l’avait senti trembler d’un grand frisson, elle resta effarée de surprise et de crainte une course, à une pareille heure, à minuit passé ! pour aller où, pour quoi faire ? Il tournait le dos, il s’échappait, quand elle le rattrapa, en le suppliant, en prétextant qu’elle avait peur, qu’il ne la laisserait pas, si tard, remonter ainsi à Montmartre. Cette considération parut seule le ramener. Il lui reprit le bras, ils gravirent la rue Blanche et la rue Lepic, se trouvèrent enfin rue Tourlaque. Et, devant leur porte, après avoir sonné, de nouveau il la quitta. — Te voici chez nous… Moi, je vais faire ma course. Déjà, il se sauvait, à grandes enjambées, en gesticulant comme un fou. La porte s’était ouverte, et elle ne la referma même pas, elle s’élança, pour le suivre. Rue Lepic, elle le rejoignit ; mais, de crainte de l’exalter davantage, elle se contenta dès lors de ne pas le perdre de vue, marchant à une trentaine de mètres, sans qu’il la sût derrière ses talons. Après la rue Lepic, il redescendit la rue Blanche, puis il fila par la rue de la Chaussée-d’Antin et la rue du Quatre-Septembre, jusqu’à la rue Richelieu. Quand elle le vit s’engager dans cette dernière, un froid mortel l’envahit il allait à la Seine, c’était l’affreuse peur qui la tenait, la nuit, éveillée d’angoisse. Et que faire, mon Dieu ! Aller avec lui, se pendre à son cou, là-bas ? Elle n’avançait plus qu’en chancelant, et à chaque pas qui les rapprochait de la rivière, elle sentait la vie se retirer de ses membres. Oui, il s’y rendait tout droit la place du Théâtre-Français, le Carrousel, enfin le pont des Saints-Pères. Il y marcha un instant, s’approcha de la rampe, au-dessus de l’eau ; et elle crut qu’il se jetait, un grand cri s’étouffa dans l’étranglement de sa gorge. Mais non, il demeurait immobile. N’était-ce donc que la Cité, en face, qui le hantait, ce cœur de Paris dont il emportait l’obsession partout, qu’il évoquait de ses yeux fixes au travers des murs, qui lui criait ce continuel appel à des lieues, entendu de lui seul ? Elle n’osait l’espérer encore, elle s’était arrêtée en arrière, le surveillant dans un vertige d’inquiétude, le voyant toujours faire le terrible saut, et résistant au besoin de s’approcher, et redoutant de précipiter la catastrophe, si elle se montrait. Mon Dieu ! être là, avec sa passion ravagée, sa maternité saignante, être là, assister à tout, sans pouvoir même risquer un mouvement pour le retenir ! Lui, debout, très grand, ne bougeait pas, regardait dans la nuit. C’était une nuit d’hiver, au ciel brouillé, d’un noir de suie, qu’une bise, soufflant de l’ouest, rendait très froide. Paris allumé s’était endormi, il n’y avait plus là que la vie des becs de gaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient, pour n’être, au loin, qu’une poussière d’étoiles fixes. D’abord, les quais se déroulaient, avec leur double rang de perles lumineuses, dont la réverbération éclairait d’une lueur les façades des premiers plans, à gauche les maisons du quai du Louvre, à droite les deux ailes de l’Institut, masses confuses de monuments et de bâtisses qui se perdaient ensuite, en un redoublement d’ombre, piqué des étincelles lointaines. Puis, entre ces cordons fuyant à perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumières, de plus en plus minces, faites chacune d’une traînée de paillettes, par groupes et comme suspendues. Et là, dans la Seine, éclatait la splendeur nocturne de l’eau vivante des villes, chaque bec de gaz reflétait sa flamme, un noyau qui s’allongeait en une queue de comète. Les plus proches, se confondant, incendiaient le courant de larges éventails de braise, réguliers et symétriques ; les plus reculés, sous les ponts, n’étaient que des petites touches de feu immobiles. Mais les grandes queues embrasées vivaient, remuantes à mesure qu’elles s’étalaient, noir et or, d’un continuel frissonnement d’écailles, où l’on sentait la coulée infinie de l’eau. Toute la Seine en était allumée comme d’une fête intérieure, d’une féerie mystérieuse et profonde, faisant passer des valses derrière les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus de cet incendie, au-dessus des quais étoilés, il y avait dans le ciel sans astres une rouge nuée, l’exhalaison chaude et phosphorescente qui, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crête de volcan. Le vent soufflait, et Christine, grelottante, les yeux emplis de larmes, sentait le pont tourner sous elle, comme s’il l’avait emportée dans une débâcle de tout l’horizon. Claude n’avait-il pas bougé ? N’enjambait-il pas la rampe ? Non, tout s’immobilisait de nouveau, elle le retrouvait à la même place, dans sa raideur entêtée, les yeux sur la pointe de la Cité, qu’il ne voyait pas. Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fond des ténèbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses fines de charpentes se détachant en noir sur l’eau braisillante. Puis, au delà, tout se noyait, l’île tombait au néant, il n’en aurait pas même retrouvé la place, si des fiacres attardés n’avaient promené, par moments, le long du Pont-Neuf, ces étincelles filantes qui courent encore dans les charbons éteints. Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans l’eau un filet de sang. Quelque chose d’énorme et de lugubre, un corps à la dérive, une péniche détachée sans doute, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise aussitôt par l’ombre. Où avait donc sombré l’île triomphale ? Était-ce au fond de ces flots incendiés ? Il regardait toujours, envahi peu à peu par le grand ruissellement de la rivière dans la nuit. Il se penchait sur ce fossé si large, d’une fraîcheur d’abîme, où dansait le mystère de ces flammes. Et le gros bruit triste du courant l’attirait, il en écoutait l’appel, désespéré jusqu’à la mort. Christine, cette fois, sentit, à un élancement de son cœur, qu’il venait d’avoir la pensée terrible. Elle tendit ses mains vacillantes, que flagellait la bise. Mais Claude était resté tout droit, luttant contre cette douceur de mourir ; et il ne bougea pas d’une heure encore, n’ayant plus la conscience du temps, les regards toujours là-bas, sur la Cité, comme si, par un miracle de puissance, ses yeux allaient faire de la lumière et l’évoquer pour la revoir. Lorsque enfin Claude quitta le pont d’un pas qui trébuchait, Christine dut le dépasser et courir, afin d’être rentrée rue Tourlaque avant lui. XII Cette nuit-là, par cette bise aigre de novembre qui soufflait au travers de leur chambre et du vaste atelier, ils se couchèrent à près de trois heures. Christine, haletante de sa course, s’était glissée vivement sous la couverture, pour cacher qu’elle venait de le suivre ; et Claude, accablé, avait quitté ses vêtements un à un, sans une parole. Leur couche, depuis de longs mois, se glaçait ; ils s’y allongeaient côte à côte, en étrangers, après une lente rupture des liens de leur chair volontaire abstinence, chasteté théorique, où il devait aboutir pour donner à la peinture toute sa virilité, et qu’elle avait acceptée, dans une douleur fière et muette, malgré le tourment de sa passion. Et jamais encore, avant cette nuit-là, elle n’avait senti entre eux un tel obstacle, un pareil froid, comme si rien désormais ne pouvait les réchauffer et les remettre aux bras l’un de l’autre. Pendant près d’un quart d’heure, elle lutta contre le sommeil envahissant. Elle était très lasse, une torpeur l’engourdissait ; et elle ne cédait pas, inquiète de le laisser éveillé. Pour dormir elle-même tranquille, elle attendait chaque soir qu’il s’endormît avant elle. Mais il n’avait pas éteint la bougie, il restait les yeux ouverts, fixés sur cette flamme qui l’aveuglait. À quoi songeait-il donc ? était-il demeuré là-bas, dans la nuit noire, dans cette haleine humide des quais, en face de Paris criblé d’étoiles, comme un ciel d’hiver ? et quel débat intérieur, quelle résolution à prendre convulsait ainsi son visage ? Puis, invinciblement, elle succomba, elle tomba au néant des grandes fatigues. Une heure plus tard, la sensation d’un vide, l’angoisse d’un malaise, l’éveilla dans un tressaillement brusque. Tout de suite, elle avait tâté de la main la place déjà froide, à côté d’elle il n’était plus là, elle l’avait bien senti en dormant. Et elle s’effarait, mal réveillée, la tête lourde et bourdonnante, lorsqu’elle aperçut, par la porte entr’ouverte de la chambre, une raie de lumière qui venait de l’atelier. Elle se rassura, elle pensa qu’il y était allé chercher quelque livre, pris d’insomnie. Ensuite, comme il ne reparaissait pas, elle finit par se lever doucement, pour voir. Mais ce qu’elle vit la bouleversa, la planta sur le carreau, pieds nus, dans une telle surprise, qu’elle n’osa d’abord se montrer. Claude, en manches de chemise malgré la rude température, n’ayant mis dans sa hâte qu’un pantalon et des pantoufles, était debout sur sa grande échelle, devant son tableau. Sa palette se trouvait à ses pieds, et d’une main il tenait la bougie, tandis que de l’autre il peignait. Il avait des yeux élargis de somnambule, des gestes précis et raides, se baissant à chaque instant, pour prendre de la couleur, se relevant, projetant contre le mur une grande ombre fantastique, aux mouvements cassés d’automate. Et pas un souffle, rien autre, dans l’immense pièce obscure, qu’un effrayant silence. Frissonnante, Christine devinait. C’était l’obsession, l’heure passée là-bas, sur le pont des Saints-Pères, qui lui rendait le sommeil impossible, et qui l’avait ramené en face de sa toile, dévoré du besoin de la revoir, malgré la nuit. Sans doute, il n’était monté sur l’échelle que pour s’emplir les yeux de plus près. Puis, torturé de quelque ton faux, malade de cette tare au point de ne pouvoir attendre le jour, il avait saisi une brosse, d’abord dans le désir d’une simple retouche, peu à peu emporté ensuite de correction en correction, arrivant enfin à peindre comme un halluciné, la bougie au poing, dans cette clarté pâle que ses gestes effaraient. Sa rage impuissante de création l’avait repris, il s’épuisait en dehors de l’heure, en dehors du monde, il voulait souffler la vie à son œuvre, tout de suite. Ah ! quelle pitié, et de quels yeux trempés de larmes Christine le regardait ! Un instant, elle eut la pensée de le laisser à cette besogne folle, comme on laisse un maniaque au plaisir de sa démence. Ce tableau, jamais il ne le finirait, c’était bien certain maintenant. Plus il s’y acharnait, et plus l’incohérence augmentait, un empâtement de tons lourds, un effort épaissi et fuyant du dessin. Les fonds eux-mêmes, le groupe des débardeurs surtout, autrefois solides, se gâtaient ; et il se butait là, il s’était obstiné à vouloir terminer tout, avant de repeindre la figure centrale, la Femme nue, qui demeurait la peur et le désir de ses heures de travail, la chair de vertige qui l’achèverait, le jour où il s’efforcerait encore de la faire vivante. Depuis des mois, il n’y donnait plus un coup de pinceau ; et c’était ce qui tranquillisait Christine, ce qui la rendait tolérante et pitoyable, dans sa rancune jalouse tant qu’il ne retournait pas à cette maîtresse désirée et redoutée, elle se croyait moins trahie. Les pieds gelés par le carreau, elle faisait un mouvement pour regagner le lit, lorsqu’une secousse la ramena. Elle n’avait pas compris d’abord, elle voyait enfin. De sa brosse trempée de couleur, il arrondissait à grands coups des formes grasses, le geste éperdu de caresse ; et il avait un rire immobile aux lèvres, et il ne sentait pas la cire brûlante de la bougie qui lui coulait sur les doigts ; tandis que, silencieux, le va-et-vient passionné de son bras remuait seul contre la muraille une confusion énorme et noire, une étreinte emmêlée de membres dans un accouplement brutal. C’était à la Femme nue qu’il travaillait. Alors, Christine ouvrit la porte et s’avança. Une révolte invincible, la colère d’une épouse souffletée chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l’autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l’exaltation de l’irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d’ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison. Pourtant, d’abord, elle se montra simplement désespérée et suppliante. Ce n’était que la mère qui sermonnait son grand fou d’artiste. — Claude, que fais-tu là ?… Claude, est-ce raisonnable, d’avoir des idées pareilles ? Je t’en prie, reviens te coucher, ne reste pas sur cette échelle, où tu vas prendre du mal. Il ne répondit pas, il se baissa encore pour tremper son pinceau, et fit flamboyer les aines, qu’il accusa de deux traits de vermillon vif. — Claude, écoute-moi, reviens avec moi, de grâce… Tu sais que je t’aime, tu vois l’inquiétude où tu m’as mise… Reviens, oh ! reviens, si tu ne veux pas que j’en meure, moi aussi, d’avoir si froid et de t’attendre. Hagard, il ne la regarda pas, il lâcha seulement d’une voix étranglée, en fleurissant de carmin le nombril — Fous-moi la paix, hein ! Je travaille. Un instant, Christine resta muette. Elle se redressait, ses yeux s’allumaient d’un feu sombre, toute une rébellion gonflait son être doux et charmant. Puis, elle éclata, dans un grondement d’esclave poussée à bout. — Eh bien ! non, je ne te foutrai pas la paix !… En voilà assez, je te dirai ce qui m’étouffe, ce qui me tue, depuis que je te connais… Ah ! cette peinture, oui ! ta peinture, c’est elle, l’assassine, qui a empoisonné ma vie. Je l’avais pressenti, le premier jour ; j’en avais eu peur comme d’un monstre, je la trouvais abominable, exécrable ; et puis, on est lâche, je t’aimais trop pour ne pas l’aimer, j’ai fini par m’y faire, à cette criminelle… Mais, plus tard, que j’en ai souffert, comme elle m’a torturée ! En dix ans, je ne me souviens pas d’avoir vécu une journée sans larmes… Non, laisse-moi, je me soulage, il faut que je parle, puisque j’en ai trouvé la force… Dix années d’abandon, d’écrasement quotidien ; ne plus rien être pour toi, se sentir de plus en plus jetée à l’écart, en arriver à un rôle de servante ; et l’autre, la voleuse, la voir s’installer entre toi et moi, et te prendre, et triompher, et m’insulter… Car ose donc dire qu’elle ne t’a pas envahi membre à membre, le cerveau, le cœur, la chair, tout ! Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme, n’est-ce pas ? Ce n’est plus moi, c’est elle qui couche avec toi… Ah, maudite ! ah, gueuse ! Maintenant, Claude l’écoutait, dans l’étonnement de ce grand cri de souffrance, mal éveillé de son rêve exaspéré de créateur, ne comprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et, devant cet hébétement, ce frissonnement d’homme surpris et dérangé dans sa débauche, elle s’emporta davantage, elle monta sur l’échelle, lui arracha la bougie du poing, la promena à son tour devant le tableau. — Mais regarde donc ! mais dis-toi donc où tu en es ! C’est hideux, c’est lamentable et grotesque, il faut que tu t’en aperçoives à la fin ! Hein ? est-ce laid, est-ce imbécile ?… Tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi t’obstiner encore ? Ça n’a pas de bon sens, voilà ce qui me révolte… Si tu ne peux être un grand peintre, la vie nous reste, ah ! la vie, la vie… Elle avait posé la bougie sur la plate-forme de l’échelle, et comme il était descendu, trébuchant, elle sauta pour le rejoindre, ils se trouvèrent tous les deux en bas, lui tombé sur la dernière marche, elle accroupie, serrant avec force les mains inertes qu’il laissait pendre. — Voyons, il y a la vie… Chasse ton cauchemar, et vivons, vivons ensemble… N’est-ce pas trop bête de n’être que deux, de vieillir déjà, et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur ? La terre nous prendra assez tôt, va ! tâchons d’avoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, à Bennecourt !… Écoute mon rêve. Moi, je voudrais t’emporter demain. Nous irions loin de ce Paris maudit, nous trouverions quelque part un coin de tranquillité, et tu verrais comme je te rendrais l’existence douce, comme ce serait bon, d’oublier tout aux bras l’un de l’autre… Le matin, on dort dans son grand lit ; puis, ce sont des flâneries au soleil, le déjeuner qui sent bon, l’après-midi paresseuse, la soirée passée sous la lampe. Et plus de tourments pour des chimères, et rien que la joie de vivre !… Cela ne te suffit donc pas que je t’aime, que je t’adore, que je consente à être ta servante, à exister uniquement pour ton plaisir… Entends-tu, je t’aime, je t’aime, et il n’y a rien de plus, c’est assez, je t’aime ! Il avait dégagé ses mains, il dit d’une voix morne, avec un geste de refus — Non, ce n’est point assez… Je ne veux pas m’en aller avec toi, je ne veux pas être heureux, je veux peindre. — Et que j’en meure, n’est-ce pas ? et que tu en meures, que nous achevions tous les deux d’y laisser notre sang et nos larmes !… Il n’y a que l’art, c’est le Tout-puissant, le Dieu farouche qui nous foudroie et que tu honores. Il peut nous anéantir, il est le maître, tu diras merci. — Oui, je lui appartiens, qu’il fasse de moi ce qu’il voudra… Je mourrais de ne plus peindre, je préfère peindre et en mourir… Et puis, ma volonté n’y est pour rien. C’est ainsi, rien n’existe en dehors, que le monde crève ! Elle se redressa, dans une nouvelle poussée de colère. Sa voix redevenait dure et emportée. — Mais je suis vivante, moi ! et elles sont mortes, les femmes que tu aimes… Oh ! ne dis pas non, je sais bien que ce sont tes maîtresses, toutes ces femmes peintes. Avant d’être la tienne, je m’en étais aperçue déjà, il n’y avait qu’à voir de quelle main tu caressais leur nudité, de quels yeux tu les contemplais ensuite, pendant des heures. Hein ? était-ce malsain et stupide, un pareil désir chez un garçon ? brûler pour des images, serrer dans ses bras le vide d’une illusion ! et tu en avais conscience, tu t’en cachais comme d’une chose inavouable… Puis, tu as paru m’aimer un instant. C’est à cette époque que tu m’as raconté ces bêtises, tes amours avec tes bonnes femmes, comme tu disais en te plaisantant toi-même. Souviens-toi ? tu prenais en pitié ces ombres, lorsque tu me tenais entre tes bras… Et ça n’a pas duré, tu es retourné à elles, oh ! si vite ! comme un maniaque retourne à sa manie. Moi qui existais, je n’étais plus, et c’étaient elles, les visions, qui redevenaient les seules réalités de ton existence… Ce que j’ai enduré alors, tu ne l’as jamais su, car tu nous ignores toutes, j’ai vécu près de toi, sans que tu me comprennes. Oui, j’étais jalouse d’elles. Quand je posais, là, toute nue, une idée seule m’en donnait le courage je voulais lutter, j’espérais te reprendre ; et rien, pas même un baiser sur mon épaule, avant de me laisser rhabiller ! Mon Dieu ! que j’ai été honteuse souvent ! quel chagrin j’ai dû dévorer, de me sentir dédaignée et trahie !… Depuis ce moment, ton mépris n’a fait que grandir, et tu vois où nous en sommes, à nous allonger côte à côte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit mois et sept jours, je les ai comptés ! il y a huit mois et sept jours que nous n’avons rien eu ensemble. Elle continua hardiment, elle parla en phrases libres, elle, la sensuelle pudique, si ardente à l’amour, les lèvres gonflées de cris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais le désir l’exaltait, c’était un outrage que cette abstinence. Et sa jalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cette virilité qu’il lui refusait, il la réservait et la donnait à la rivale préférée. Elle savait bien pourquoi il la délaissait ainsi. Souvent d’abord, quand il avait le lendemain un gros travail, et qu’elle se serrait contre lui en se couchant, il lui disait que non, que ça le fatiguerait trop ; ensuite, il avait prétendu qu’au sortir de ses bras, il en avait pour trois jours à se remettre, le cerveau ébranlé, incapable de rien faire de bon ; et la rupture s’était ainsi peu à peu produite, une semaine en attendant l’achèvement d’un tableau, puis un mois pour ne pas déranger la mise en train d’un autre, puis des dates reculées encore, des occasions négligées, la déshabitude lente, l’oubli final. Au fond, elle retrouvait la théorie répétée cent fois devant elle le génie devait être chaste, il fallait ne coucher qu’avec son œuvre. — Tu me repousses, acheva-t-elle violemment, tu te recules de moi, la nuit, comme si je te répugnais, tu vas ailleurs, et pour aimer quoi ? un rien, une apparence, un peu de poussière, de la couleur sur de la toile !… Mais, encore un coup, regarde-la donc, ta femme, là-haut ! vois donc quel monstre tu viens d’en faire, dans ta folie ! Est-ce qu’on est bâtie comme ça ? est-ce qu’on a des cuisses en or et des fleurs sous le ventre ?… Réveille-toi, ouvre les yeux, rentre dans l’existence. Claude, obéissant au geste dominateur dont elle lui montrait le tableau, s’était levé et regardait. La bougie, restée sur la plate-forme de l’échelle, en l’air, éclairait comme d’une lueur de cierge la Femme, tandis que toute l’immense pièce demeurait plongée dans les ténèbres. Il s’éveillait enfin de son rêve, et la Femme, vue ainsi d’en bas, avec quelques pas de recul, l’emplissait de stupeur. Qui donc venait de peindre cette idole d’une religion inconnue ? qui l’avait faite de métaux, de marbres et de gemmes, épanouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes précieuses des cuisses, sous la voûte sacrée du ventre ? Était-ce lui qui, sans le savoir, était l’ouvrier de ce symbole du désir insatiable, de cette image extra-humaine de la chair, devenue de l’or et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort d’en faire de la vie ? Et, béant, il avait peur de son œuvre, tremblant de ce brusque saut dans l’au-delà, comprenant bien que la réalité elle même ne lui était plus possible, au bout de sa longue lutte pour la vaincre et la repétrir plus réelle, de ses mains d’homme. — Tu vois ! tu vois ! répétait victorieusement Christine. Et lui, très bas, balbutiait — Oh ! qu’ai-je fait ?… Est-ce donc impossible de créer ? nos mains n’ont-elles donc pas la puissance de créer des êtres ? Elle le sentit faiblir, elle le saisit entre ses deux bras. — Mais pourquoi ces bêtises, pourquoi autre chose que moi, qui t’aime ?… Tu m’as pris pour modèle, tu as voulu des copies de mon corps. À quoi bon, dis ? est-ce que ces copies me valent ? elles sont affreuses, elles sont raides et froides comme des cadavres… Et je t’aime, et je veux t’avoir. Il faut tout te dire, tu ne comprends pas, quand je rôde autour de toi, que je t’offre de poser, que je suis là, à te frôler, dans ton haleine. C’est que je t’aime, entends-tu ? c’est que je suis en vie, moi ! et que je te veux… Éperdument, elle le liait de ses membres, de ses bras nus, de ses jambes nues. Sa chemise, à moitié arrachée, avait laissé jaillir sa gorge, qu’elle écrasait contre lui, qu’elle voulait entrer en lui, dans cette dernière bataille de sa passion. Et elle était la passion elle-même, débridée enfin avec son désordre et sa flamme, sans les réserves chastes d’autrefois, emportée à tout dire, à tout faire, pour vaincre. Sa face s’était gonflée, les yeux doux et le front limpide disparaissaient sous les mèches tordues des cheveux, il n’y avait plus que les mâchoires saillantes, le menton violent, les lèvres rouges. — Oh ! non, laisse ! murmura Claude. Oh ! je suis trop malheureux ! De sa voix ardente, elle continua — Tu me crois peut-être vieille. Oui, tu disais que je me gâtais, et je l’ai cru moi-même, je m’examinais pendant la pose, pour chercher des rides… Mais ce n’était pas vrai, ça ! Je le sens bien, que je n’ai pas vieilli, que je suis toujours jeune, toujours forte… Puis, comme il se débattait encore — Regarde donc ! Elle s’était reculée de trois pas ; et, d’un grand geste, elle ôta sa chemise, elle se trouva toute nue, immobile, dans cette pose qu’elle avait gardée durant de si longues séances. D’un simple mouvement du menton, elle indiqua la figure du tableau. — Va, tu peux comparer, je suis plus jeune qu’elle… Tu as eu beau lui mettre des bijoux dans la peau, elle est fanée comme une feuille sèche… Moi, j’ai toujours dix-huit ans, parce que je t’aime. Et, en effet, elle rayonnait de jeunesse sous la clarté pâle. Dans ce grand élan d’amour, les jambes s’effilaient, charmantes et fines, les hanches élargissaient leur rondeur soyeuse, la gorge ferme se redressait, gonflée du sang de son désir. Déjà, elle l’avait repris, collée à lui maintenant, sans cette chemise gênante ; et ses mains s’égaraient, le fouillaient partout, aux flancs, aux épaules, comme si elle eût cherché son cœur, dans cette caresse tâtonnante, cette prise de possession, où elle semblait vouloir le faire sien ; tandis qu’elle le baisait rudement, d’une bouche inassouvie, sur la peau, sur la barbe, sur les manches, dans le vide. Sa voix expirait, elle ne parlait plus que d’un souffle haletant, coupé de soupirs. — Oh ! reviens, oh ! aimons-nous… Tu n’as donc pas de sang, que des ombres te suffisent ? Reviens, et tu verras que c’est bon de vivre… Tu entends ! vivre au cou l’un de l’autre, passer des nuits comme ça, serrés, confondus, et recommencer le lendemain, et encore, et encore… Il frémissait, il lui rendait peu à peu son étreinte, dans la peur que lui avait faite l’autre, l’idole ; et elle redoublait de séduction, elle l’amollissait et le conquérait. — Écoute, je sais que tu as une affreuse pensée, oui ! je n’ai jamais osé t’en parler, parce qu’il ne faut pas attirer le malheur ; mais je ne dors plus la nuit, tu m’épouvantes… Ce soir, je t’ai suivi, là-bas, sur ce pont que je hais, et j’ai tremblé, oh ! j’ai cru que c’était fini, que je ne t’avais plus… Mon Dieu ! qu’est-ce que je deviendrais ? J’ai besoin de toi, tu ne vas pas me tuer peut-être !… Aimons-nous, aimons-nous… Alors, il s’abandonna, dans l’attendrissement de cette passion infinie. C’était une immense tristesse, un évanouissement du monde entier où se fondait son être. Il la serra éperdument, lui aussi, sanglotant, bégayant — C’est vrai, j’ai eu la pensée affreuse… Je l’aurais fait, et j’ai résisté en songeant à ce tableau inachevé… Mais puis-je vivre encore, si le travail ne veut plus de moi ? Comment vivre, après ça, après ce qui est là, ce que j’ai abîmé tout à l’heure ? — Je t’aimerai et tu vivras. — Ah ! jamais tu ne m’aimeras assez… Je me connais bien. Il faudrait une joie qui n’existe pas, quelque chose qui me fît oublier tout… Déjà tu as été sans force. Tu ne peux rien. — Si, si, tu verras… Tiens ! je te prendrai ainsi, je te baiserai sur les yeux, sur la bouche, sur toutes les places de ton corps. Je te réchaufferai contre ma gorge, je lierai mes jambes aux tiennes, je nouerai mes bras à tes reins, je serai ton souffle, ton sang, ta chair… Cette fois, il fut vaincu, il brûla avec elle, se réfugia en elle, enfonçant la tête entre ses seins, la couvrant à son tour de ses baisers. — Eh bien ! sauve-moi, oui ! prends-moi, si tu ne veux pas que je me tue… Et invente du bonheur, fais-m’en connaître un qui me retienne… Endors-moi, anéantis-moi, que je devienne ta chose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds, dans tes pantoufles… Ah ! descendre là, ne vivre que de ton odeur, t’obéir comme un chien, manger, t’avoir et dormir, si je pouvais, si je pouvais ! Elle eut un cri de victoire. — Enfin ! tu es à moi, il n’y a plus que moi, l’autre est bien morte ! Et elle l’arracha de l’œuvre exécrée, elle l’emporta dans sa chambre à elle, dans son lit, grondante, triomphante. Sur l’échelle, la bougie qui s’achevait, clignota un instant derrière eux, puis se noya. Cinq heures sonnèrent au coucou, pas une lueur n’éclairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba aux froides ténèbres. Christine et Claude, à tâtons, avaient roulé en travers du lit. Ce fut une rage, jamais ils n’avaient connu un emportement pareil, même aux premiers jours de leur liaison. Tout ce passé leur remontait au cœur, mais dans un renouveau aigu qui les grisait d’une ivresse délirante. L’obscurité flambait autour d’eux, ils s’en allaient sur des ailes de flamme, très haut, hors du monde, à grands coups réguliers, continus, toujours plus haut. Lui-même poussait des cris, loin de sa misère, oubliant, renaissant à une vie de félicité. Elle le fit blasphémer ensuite, provocante, dominatrice, avec un rire d’orgueil sensuel. Dis que la peinture est imbécile. — La peinture est imbécile. — Dis que tu ne travailleras plus, que tu t’en moques, que tu brûleras tes tableaux, pour me faire plaisir. — Je brûlerai mes tableaux, je ne travaillerai plus. — Et dis qu’il n’y a que moi, que de me tenir là, comme tu me tiens, est le bonheur unique, que tu craches sur l’autre, cette gueuse que tu as peinte. Crache, crache donc, que je t’entende ! — Tiens ! je crache, il n’y a que toi. » Et elle le serrait à l’étouffer, c’était elle qui le possédait. Ils repartirent, dans le vertige de leur chevauchée à travers les étoiles. Leurs ravissements recommençaient, trois fois il leur sembla qu’ils volaient de la terre au bout du ciel. Quel grand bonheur ! comment n’avait-il pas songé à se guérir dans ce bonheur certain ? Et elle se donnait encore, et il vivrait heureux, sauvé, n’est-ce pas ? maintenant qu’il avait cette ivresse. Le jour allait naître, lorsque Christine, ravie, foudroyée de sommeil, s’endormit aux bras de Claude. Elle le liait d’une cuisse, la jambe jetée en travers des siennes, comme pour s’assurer qu’il ne lui échapperait plus ; et, la tête roulée sur cette poitrine d’homme qui lui servait de tiède oreiller, elle soufflait doucement, un sourire aux lèvres. Lui, avait fermé les yeux ; mais, de nouveau, malgré sa fatigue écrasante, il les rouvrit, il regarda l’ombre. Le sommeil le fuyait, une sourde poussée d’idées confuses remontait dans son hébétement, à mesure qu’il se refroidissait et se dégageait de la griserie voluptueuse, dont tous ses muscles restaient ébranlés. Quand le petit jour parut, une salissure jaune, une tache de boue liquide sur les vitres de la fenêtre, il tressaillit, il crut avoir entendu une voix haute l’appeler du fond de l’atelier. Ses pensées étaient revenues toutes, débordantes, torturantes, creusant son visage, contractant ses mâchoires dans un dégoût humain, deux plis amers qui faisaient de son masque la face ravagée d’un vieillard. Maintenant, cette cuisse de femme, allongée sur lui, prenait une lourdeur de plomb ; il en souffrait comme d’un supplice, d’une meule dont on lui broyait les genoux, pour des fautes inexpiées ; et la tête également, posée sur ses côtes, l’étouffait, arrêtait d’un poids énorme les battements de son cœur. Mais, longtemps, il ne voulut pas la déranger, malgré l’exaspération lente de tout son corps, une sorte de répugnance et de haine irrésistibles qui le soulevait de révolte. L’odeur du chignon dénoué, cette odeur forte de chevelure, surtout, l’irritait. Brusquement, la voix haute, au fond de l’atelier, l’appela une seconde fois, impérieuse. Et il se décida, c’était fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre, puisque tout mentait et qu’il n’y avait rien de bon. D’abord, il laissa glisser la tête de Christine, qui garda son vague sourire ; ensuite, il dut se mouvoir avec des précautions infinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, qu’il repoussa peu à peu, dans un mouvement naturel, comme si elle fléchissait d’elle-même. Il avait rompu la chaîne enfin, il était libre. Un troisième appel le fit se hâter, il passa dans la pièce voisine, en disant — Oui, oui, j’y vais ! Le jour ne se débrouillait pas, sale et triste, un de ces petits jours d’hiver lugubres ; et, au bout d’une heure, Christine se réveilla dans un grand frisson glacé. Elle ne comprit pas. Pourquoi donc se trouvait-elle seule ? Puis, elle se souvint elle s’était endormie, la joue contre son cœur, les membres mêlés aux siens. Alors, comment avait-il pu s’en aller ? où pouvait-il être ? Tout d’un coup, dans son engourdissement, elle sauta du lit avec violence, elle courut à l’atelier, Mon Dieu ! est-ce qu’il était retourné près de l’autre ? est-ce que l’autre venait encore de le reprendre, lorsqu’elle croyait l’avoir conquis à jamais ? Au premier coup d’œil, elle ne vit rien, l’atelier lui parut désert, sous le petit jour boueux et froid. Mais, comme elle se rassurait en n’apercevant personne, elle leva les yeux vers la toile, et un cri terrible jaillit de sa gorge béante. — Claude, oh ! Claude… Claude s’était pendu à la grande échelle, en face de son œuvre manquée. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient le châssis au mur, et il était monté sur la plate-forme en attacher le bout à la traverse de chêne, clouée par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis, de là-haut, il avait sauté dans le vide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites, il pendait là, grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournée vers le tableau, tout près de la Femme au sexe fleuri d’une rose mystique, comme s’il lui eût soufflé son âme à son dernier râle, et qu’il l’eût regardée encore, de ses prunelles fixes. Christine, pourtant, restait droite, soulevée de douleur, d’épouvante et de colère. Son corps en était gonflé, sa gorge ne lâchait plus qu’un hurlement continu. Elle ouvrit les bras, les tendit vers le tableau, ferma les deux poings. — Oh ! Claude, oh ! Claude… Elle t’a repris, elle t’a tué, tué, tué, la gueuse ! Et ses jambes fléchirent, elle tourna et s’abattit sur le carreau. L’excès de la souffrance avait retiré tout le sang de son cœur, elle demeura évanouie par terre, comme morte, pareille à une loque blanche, misérable et finie, écrasée sous la souveraineté farouche de l’art. Au-dessus d’elle, la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d’idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa démence. Le lundi seulement, après les formalités et les retards occasionnés par le suicide, lorsque Sandoz vint le matin, à neuf heures, pour le convoi, il ne trouva qu’une vingtaine de personnes sur le trottoir de la rue Tourlaque. Dans son gros chagrin, il courait depuis trois jours, forcé de s’occuper de tout ; d’abord, il avait dû faire transporter à l’hôpital de Lariboisière Christine, ramassée mourante ; ensuite, il s’était promené de la mairie aux pompes funèbres et à l’église, payant partout, cédant à l’usage, plein d’indifférence, puisque les prêtres voulaient bien de ce cadavre au cou cerclé de noir. Et, parmi les gens qui attendaient, il n’aperçut encore que des voisins, augmentés de quelques curieux ; tandis que des têtes s’allongeaient aux fenêtres, chuchotantes, excitées par le drame. Sans doute les amis allaient venir. Il n’avait pu écrire à la famille, ignorant les adresses ; et il s’effaça, dès qu’il vit arriver deux parents, que les trois lignes sèches des journaux avaient tirés sans doute de l’oubli où Claude lui-même les laissait une cousine âgée à tournure louche de brocanteuse, un petit cousin, très riche, décoré, propriétaire d’un des grands magasins de Paris, bon prince dans son élégance, désireux de prouver son goût éclairé des arts. Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de l’atelier, flaira cette misère nue, redescendit, la bouche dure, irritée d’une corvée inutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha le premier derrière le corbillard, menant le deuil avec une correction charmante et fière. Comme le cortège partait, Bongrand accourut et resta près de Sandoz, après lui avoir serré la main. Il était assombri, il murmura, en jetant un coup d’œil sur les quinze à vingt personnes qui suivaient — Ah ! le pauvre bougre !… Comment ! il n’y a que nous deux ? Dubuche était à Cannes avec ses enfants. Jory et Fagerolles s’abstenaient, l’un exécrant la mort, l’autre trop affairé. Seul, Mahoudeau rattrapa le convoi à la montée de la rue Lepic, et il expliqua que Gagnière devait avoir manqué le train. Lentement, le corbillard gravissait la pente rude, dont le lacet tourne sur le flanc de la butte Montmartre, Par moments, des rues transversales qui dévalaient, des trouées brusques, montraient l’immensité de Paris, profonde et large ainsi qu’une mer. Lorsqu’on déboucha devant l’église Saint-Pierre, et qu’on transporta le cercueil, là-haut, il domina un instant la grande ville. C’était par un ciel gris d’hiver, de grandes vapeurs volaient, emportées au souffle d’un vent glacial ; et elle semblait agrandie, sans fin dans cette brume, emplissant l’horizon de sa houle menaçante. Le pauvre mort qui l’avait voulu conquérir et qui s’en était cassé la nuque, passa en face d’elle, cloué sous le couvercle de chêne, retournant à la terre, comme un de ces flots de boue qu’elle roulait. À la sortie de l’église, la cousine disparut, Mahoudeau également. Le petit cousin avait repris sa place derrière le corps. Sept autres personnes inconnues se décidèrent, et l’on partit pour le nouveau cimetière de Saint-Ouen, que le peuple a nommé du nom inquiétant et lugubre de Cayenne. On était dix. — Allons, il n’y aura que nous deux, décidément, répéta Bongrand, en se remettant en marche près de Sandoz. Maintenant, le convoi, précédé par la voiture de deuil où s’étaient assis le prêtre et l’enfant de chœur, descendait l’autre versant de la butte, le long de rues tournantes et escarpées comme des sentiers de montagne. Les chevaux du corbillard glissaient sur le pavé gras, on entendait les sourds cahots des roues. À la suite, les dix piétinaient, se retenaient parmi les flaques, si occupés de cette descente pénible, qu’ils ne causaient pas encore, Mais, au bas de la rue du Ruisseau, lorsqu’on tomba à la porte de Clignancourt, au milieu de ces vastes espaces, où se déroulent le boulevard de ronde, le chemin de fer de ceinture, les talus et les fossés des fortifications, il y eut des soupirs d’aise, on échangea quelques mots, on commença à se débander. Sandoz et Bongrand, peu à peu, se trouvèrent à la queue, comme pour s’isoler de ces gens qu’ils n’avaient jamais vus. Au moment où le corbillard passait la barrière, le second se pencha. — Et la petite femme, qu’en va-t-on faire ? — Ah ! quelle pitié ! répondit Sandoz. Je suis allé la voir hier à l’hôpital. Elle a une fièvre cérébrale. L’interne prétend qu’on la sauvera, mais qu’elle en sortira vieillie de dix ans et sans force… Vous savez qu’elle en était venue à oublier jusqu’à son orthographe. Une déchéance, un écrasement, une demoiselle ravalée à une bassesse de servante ! Oui, si nous ne prenons pas soin d’elle comme d’une infirme, elle finira laveuse de vaisselle quelque part. — Et pas un sou, naturellement ? — Pas un sou. Je croyais trouver les études qu’il avait faites sur nature pour son grand tableau, ces études superbes dont il tirait ensuite un si mauvais parti. Mais j’ai fouillé vainement, il donnait tout, des gens le volaient. Non, rien à vendre, pas une toile possible, rien que cette toile immense que j’ai démolie et brûlée moi-même, ah ! de grand cœur, je vous assure, comme on se venge ! Ils se turent un instant, La route large de Saint-Ouen s’en allait toute droite, à l’infini ; et, au milieu de la campagne rase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cette chaussée, où coulait un fleuve de boue. Une double clôture de palissades la bordait, de vagues terrains s’étalaient à droite et à gauche, il n’y avait au loin que des cheminées d’usine et quelques hautes maisons blanches, isolées, plantées de biais. On traversa la fête de Clignancourt des baraques, des cirques, des chevaux de bois aux deux côtés de la route, grelottant sous l’abandon de l’hiver, des guinguettes vides, des balançoires verdies, une ferme d’opéra comique À la Ferme de Picardie, d’une tristesse noire, entre ses treillages arrachés. — Ah ! ses anciennes toiles, reprit Bongrand, les choses qui étaient quai de Bourbon, vous vous souvenez ? Des morceaux extraordinaires ! Hein ? les paysages rapportés du Midi, et les académies faites chez Boutin, des jambes de fillette, un ventre de femme, oh ! ce ventre… C’est le père Malgras qui doit l’avoir, une étude magistrale, que pas un de nos jeunes maîtres n’est fichu de peindre… Oui, oui, le gaillard n’était pas une bête. Un grand peintre, simplement ! — Quand je pense, dit Sandoz, que ces petits fignoleurs de l’École et du journalisme l’ont accusé de paresse et d’ignorance, en répétant les uns à la suite des autres qu’il avait toujours refusé d’apprendre son métier !… Paresseux, mon Dieu ! lui que j’ai vu s’évanouir de fatigue, après des séances de dix heures, lui qui avait donné sa vie entière, qui s’est tué dans sa folie de travail !… Et ignorant, est-ce imbécile ! Jamais ils ne comprendront que ce qu’on apporte, lorsqu’on a la gloire d’apporter quelque chose, déforme ce qu’on apprend. Delacroix, aussi, ignorait son métier, parce qu’il ne pouvait s’enfermer dans la ligne exacte. Ah ! les niais, les bons élèves au sang pauvre, incapables d’une incorrection ! Il fit quelques pas en silence, puis il ajouta — Un travailleur héroïque, un observateur passionné dont le crâne s’était bourré de science, un tempérament de grand peintre admirablement doué… Et il ne laisse rien. — Absolument rien, pas une toile, déclara Bongrand. Je ne connais de lui que des ébauches, des croquis, des notes jetées, tout ce bagage de l’artiste qui ne peut aller au public… Oui, c’est bien un mort, un mort tout entier que l’on va mettre dans la terre ! Mais ils durent presser le pas, ils s’attardaient en causant ; et, devant eux, après avoir roulé entre des commerces de vins mêlés à des entreprises de monuments funèbres, le corbillard tournait à droite, dans le bout d’avenue qui conduisait au cimetière. Ils le rejoignirent, ils franchirent la porte avec le petit cortège. Le prêtre en surplis, l’enfant de chœur armé du bénitier, tous les deux descendus de la voiture de deuil, marchaient en avant. C’était un grand cimetière plat, jeune encore, tiré au cordeau dans ce terrain vide de banlieue, coupé en damier par de larges allées symétriques. De rares tombeaux bordaient les voies principales, toutes les sépultures, débordantes déjà, s’étendaient au ras du sol, dans l’installation bâclée et provisoire des concessions de cinq ans, les seules que l’on accordât ; et l’hésitation des familles à faire des frais sérieux, les pierres qui s’enfonçaient faute de fondations, les arbres verts qui n’avaient pas le temps de pousser, tout ce deuil passager et de pacotille se sentait, donnait au vaste champ une pauvreté, une nudité froide et propre, d’une mélancolie de caserne et d’hôpital. Pas un coin de balade romantique, pas un détour feuillu, frissonnant de mystère, pas une grande tombe parlant d’orgueil et d’éternité. On était dans le cimetière nouveau, aligné, numéroté, le cimetière des capitales démocratiques, où les morts semblent dormir au fond de cartons administratifs, le flot de chaque matin délogeant et remplaçant le flot de la veille, tous défilant à la queue comme dans une fête, sous les yeux de la police, pour éviter les encombrements. — Fichtre ! murmura Bongrand, ce n’est pas gai, ici. — Pourquoi ? dit Sandoz, c’est commode, on a de l’air… Et, même sans soleil, voyez donc comme c’est joli de couleur. En effet, sous le ciel gris de cette matinée de novembre, dans le frisson pénétrant de la bise, les tombes basses, chargées de guirlandes et de couronnes de perles, prenaient des tons très fins, d’une délicatesse charmante. Il y en avait de toutes blanches, il y en avait de toutes noires, selon les perles ; et cette opposition luisait doucement, au milieu de la verdure pâlie des arbres nains. Sur ces loyers de cinq ans, les familles épuisaient leur culte c’était un entassement, un épanouissement que le récent jour des Morts venait d’étaler dans son neuf. Seules, les fleurs naturelles, entre leurs collerettes de papier, s’étaient fanées déjà. Quelques couronnes d’immortelles jaunes éclataient comme de l’or fraîchement ciselé. Mais il n’y avait que les perles, un ruissellement de perles cachant les inscriptions, recouvrant les pierres et les entourages, des perles en cœurs, en festons, en médaillons, des perles qui encadraient des sujets sous verre, des pensées, des mains enlacées, des nœuds de satin, jusqu’à des photographies de femme, de jaunes photographies de faubourg, de pauvres visages laids et touchants, avec leur sourire gauche. Et, comme le corbillard suivait l’avenue du Rond-Point, Sandoz, ramené à Claude par son observation de peintre, se remit à causer. — Un cimetière qu’il aurait compris, avec son enragement de modernité… Sans doute, il souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en moins ou trois grammes en plus, comme il le disait, lorsqu’il accusait ses parents de l’avoir si drôlement bâti. Mais son mal n’était pas en lui seulement, il a été la victime d’une époque… Oui, notre génération a trempé jusqu’au ventre dans le romantisme, et nous en sommes restés imprégnés quand même, et nous avons eu beau nous débarbouiller, prendre des bains de réalité violente, la tache s’entête, toutes les lessives du monde n’en ôteront pas l’odeur. Bongrand souriait. — Oh ! moi, j’en ai eu par-dessus la tête. Mon art en a été nourri, je suis même impénitent. S’il est vrai que ma paralysie dernière vienne de là, qu’importe ! Je ne puis renier la religion de toute ma vie d’artiste… Mais votre remarque est très juste vous en êtes, vous autres, les fils révoltés. Ainsi, lui, avec sa grande Femme nue au milieu des quais, ce symbole extravagant… — Ah ! cette Femme, interrompit Sandoz, c’est elle qui l’a étranglé. Si vous saviez comme il y tenait ! Jamais il ne m’a été possible de la chasser de lui… Alors, comment voulez-vous qu’on ait la vue claire, le cerveau équilibré et solide, quand de pareilles fantasmagories repoussent dans le crâne ?… Même après la vôtre, notre génération est trop encrassée de lyrisme pour laisser des œuvres saines. Il faudra une génération, deux générations peut-être, avant qu’on peigne et qu’on écrive logiquement, dans la haute et pure simplicité du vrai… Seule, la vérité, la nature, est la base possible, la police nécessaire, en dehors de laquelle la folie commence ; et qu’on ne craigne pas d’aplatir l’œuvre, le tempérament est là, qui emportera toujours le créateur. Est-ce que quelqu’un songe à nier la personnalité, le coup de pouce involontaire qui déforme et qui fait notre pauvre création à nous ! Mais il tourna la tête, il ajouta brusquement — Tiens ! qu’est-ce qui brûle ?… Ils allument donc des feux de joie, ici ? Le convoi venait de tourner, en arrivant au Rond-Point, où était l’ossuaire, le caveau commun, peu à peu empli de tous les débris enlevés des fosses, et dont la pierre, au centre d’une pelouse ronde, disparaissait sous un amoncellement de couronnes, déposées là au hasard par la piété des parents qui n’avaient plus leurs morts à eux. Et, comme le corbillard roulait doucement à gauche, dans l’avenue transversale numéro 2, un crépitement s’était fait entendre, une grosse fumée avait grandi, au-dessus des petits platanes bordant le trottoir. On approchait avec lenteur, on apercevait de loin un gros tas de choses terreuses qui s’allumaient. Puis, on finit par comprendre. Cela se trouvait au bord d’un vaste carré, qu’on avait fouillé profondément de larges sillons parallèles, pour en arracher les bières, afin de rendre le sol à d’autres corps, de même que le paysan retourne un chaume avant de l’ensemencer de nouveau. Les longues fosses vides bâillaient, les buttes de terre grasse se purgeaient sous le ciel ; et, dans ce coin du champ, ce qu’on brûlait ainsi, c’étaient les planches pourries des bières, un bûcher énorme de planches fendues, brisées, mangées par la terre, tombées en un terreau rougeâtre. Elles refusaient de flamber, humides de boue humaine, éclatant en sourdes détonations, fumant seulement avec une intensité croissante, de grandes fumées qui montaient dans le ciel blafard, et que la bise de novembre rabattait, déchirait en lanières rousses, volantes, au travers des tombes basses de toute une moitié du cimetière. Sandoz et Bongrand avaient regardé, sans une parole. Puis, quand ils eurent dépassé le feu, le premier reprit — Non, il n’a pas été l’homme de la formule qu’il apportait. Je veux dire qu’il n’a pas eu le génie assez net pour la planter debout et l’imposer dans une œuvre définitive… Et voyez, autour de lui, après lui, comme les efforts s’éparpillent ! Ils en restent tous aux ébauches, aux impressions hâtives, pas un ne semble avoir la force d’être le maître attendu. N’est-ce pas irritant, cette notation nouvelle de la lumière, cette passion du vrai poussée jusqu’à l’analyse scientifique, cette évolution commencée si originalement, et qui s’attarde, et qui tombe aux mains des habiles, et qui n’aboutit point, parce que l’homme nécessaire n’est pas né ?… Bah ! l’homme naîtra, rien ne se perd, il faut bien que la lumière soit. — Qui sait ? pas toujours ! dit Bongrand. La vie avorte, elle aussi… Vous savez, je vous écoute, mais je suis un désespéré, moi. Je crève de tristesse, et je sens tout qui crève… Ah ! oui, l’air de l’époque est mauvais, cette fin de siècle encombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrains retournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort ! Est-ce qu’on peut se bien porter, là dedans ? Les nerfs se détraquent, la grande névrose s’en mêle, l’art se trouble c’est la bousculade, l’anarchie, la folie de la personnalité aux abois… Jamais on ne s’est tant querellé et jamais on n’y a vu moins clair que depuis le jour où l’on prétend tout savoir. Sandoz, devenu pâle, regardait au loin les grandes fumées rousses rouler dans le vent. — C’était fatal, songea-t-il à demi-voix, cet excès d’activité et d’orgueil dans le savoir devait nous rejeter au doute ; ce siècle, qui a fait déjà tant de clarté, devait s’achever sous la menace d’un nouveau flot de ténèbres… Oui, notre malaise vient de là. On a trop promis, on a trop espéré, on a attendu la conquête et l’explication de tout ; et l’impatience gronde. Comment ! on ne marche pas plus vite ? la science ne nous a pas encore donné, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait ? Alors, à quoi bon continuer, puisqu’on ne saura jamais tout et que notre pain restera aussi amer ? C’est une faillite du siècle, le pessimisme tord les entrailles, le mysticisme embrume les cervelles ; car nous avons eu beau chasser les fantômes sous les grands coups de lumière de l’analyse, le surnaturel a repris les hostilités, l’esprit des légendes se révolte et veut nous reconquérir, dans cette halte de fatigue et d’angoisse… Ah ! certes ! je n’affirme rien, je suis moi-même déchiré. Seulement, il me semble que cette convulsion dernière du vieil effarement religieux était à prévoir. Nous ne sommes pas une fin, mais une transition, un commencement d’autre chose… Cela me calme, cela me fait du bien, de croire que nous marchons à la raison et à la solidité de la science… Sa voix s’était altérée d’une émotion profonde, et il ajouta — À moins que la folie ne nous fasse culbuter dans le noir, et que nous ne partions tous, étranglés par l’idéal, comme le vieux camarade qui dort là, entre ses quatre planches. Le corbillard quittait l’avenue transversale numéro 2, pour tourner à droite dans l’avenue latérale numéro 3 ; et, sans parler, le peintre montra du regard à l’écrivain un carré de sépultures que longeait le cortège. Il y a là un cimetière d’enfants, rien que des tombes d’enfants, à l’infini, rangées avec ordre, régulièrement séparées par des sentiers étroits, pareilles à une ville enfantine de la mort. C’étaient de toutes petites croix blanches, de tout petits entourages blancs, qui disparaissaient presque sous une floraison de couronnes blanches et bleues, au ras du sol ; et le champ paisible, d’un ton si doux, d’un bleuissement de lait, semblait s’être fleuri de cette enfance couchée dans la terre. Les croix disaient les âges deux ans, seize mois, cinq mois. Une pauvre croix, sans entourage, qui débordait et se trouvait plantée de biais dans une allée, portait simplement Eugénie, trois jours. N’être pas encore et dormir déjà là, à part, comme les enfants que les familles, aux soirs de fête, font dîner à la petite table ! Mais, enfin, le corbillard s’était arrêté, au milieu de l’avenue. Lorsque Sandoz aperçut la fosse prête, à l’angle du carré voisin, en face du cimetière des tout petits, il murmura tendrement — Ah ! mon vieux Claude, grand cœur d’enfant, tu seras bien à côté d’eux. Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade, sous la bise, le prêtre attendait ; et des fossoyeurs étaient là, avec des pelles. Trois voisins avaient lâché en route, les dix n’étaient plus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau à la main depuis l’église, malgré le temps affreux, se rapprocha. Tous les autres se découvrirent, et les prières allaient commencer, lorsqu’un coup de sifflet déchirant fit lever les têtes. C’était, dans ce bout vide encore, à l’extrémité de l’avenue latérale numéro 3, un train qui passait sur le haut talus du chemin de fer de ceinture, dont la voie dominait le cimetière. La pente gazonnée montait, et des lignes géométriques se détachaient en noir sur le gris du ciel, les poteaux télégraphiques reliés par les minces fils, une guérite de surveillant, la plaque d’un signal, la seule tache rouge et vibrante. Quand le train roula, avec son fracas de tonnerre, on distingua nettement, comme sur un transparent d’ombres chinoises, les découpures des wagons, jusqu’aux gens assis dans les trous clairs des fenêtres. Et la ligne redevint nette, un simple trait à l’encre coupant l’horizon ; tandis que, sans relâche, au loin, d’autres coups de sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colère, rauques de souffrance, étranglés de détresse. Puis, une corne d’appel résonna, lugubre. — Revertitur in terram suam unde erat…, récitait le prêtre, qui avait ouvert un livre et qui se hâtait. Mais on ne l’entendait plus, une grosse locomotive était arrivée en soufflant, et elle manœuvrait juste au-dessus de la cérémonie. Celle-là avait une voix énorme et grasse, un sifflet guttural, d’une mélancolie géante. Elle allait, venait, haletait, avec son profil de monstre lourd. Brusquement, elle lâcha sa vapeur, dans une haleine furieuse de tempête. — Requiescat in pace, disait le prêtre. — Amen, répondait l’enfant de chœur. Et tout fut emporté, au milieu de cette détonation cinglante et assourdissante, qui se prolongeait avec une violence continue de fusillade. Bongrand, exaspéré, se tournait vers la locomotive. Elle se tut, ce fut un soulagement. Des larmes étaient montées aux yeux de Sandoz, ému déjà des choses sorties involontairement de ses lèvres, derrière le corps de son vieux camarade, comme s’ils avaient eu ensemble une de leurs causeries grisantes d’autrefois ; et, maintenant, il lui semblait qu’on allait mettre en terre sa jeunesse c’était une part de lui-même, la meilleure, celle des illusions et des enthousiasmes, que les fossoyeurs enlevaient, pour la faire glisser au fond du trou. Mais, à cette minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement plu, les jours précédents, et la terre était si molle qu’un brusque éboulement se produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider à la pelle, d’un jet lent et rythmique. Cela n’en finissait pas, s’éternisant au milieu de l’impatience du prêtre et de l’intérêt des quatre voisins, qui avaient suivi jusqu’au bout, sans qu’on sût pourquoi. Et, là-haut, sur le talus, la locomotive avait repris ses manœuvres, reculait en hurlant, à chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant le jour morne d’une pluie de braise. Enfin, la fosse fut vidée, on descendit le cercueil, on se passa le goupillon. C’était fini. Debout, de son air correct et charmant, le petit cousin fit les honneurs, serra les mains de tous ces gens qu’il n’avait jamais vus, en mémoire de ce parent dont il ne se rappelait pas le nom la veille. — Mais il est très bien, ce calicot, dit Bongrand, qui ravalait ses larmes. Sandoz, sanglotant, répondit — Très bien. Tous s’en allaient, les surplis du prêtre et de l’enfant de chœur disparaissaient entre les arbres verts, les voisins débandés flânaient, lisaient les inscriptions. Et Sandoz, se décidant à quitter la fosse à demi comblée, reprit — Nous seuls l’aurons connu... Plus rien, pas même un nom ! — Il est bien heureux, dit Bongrand, il n’a pas de tableau en train, dans la terre où il dort… Autant partir que de s’acharner comme nous à faire des enfants infirmes, auxquels il manque toujours des morceaux, les jambes ou la tête, et qui ne vivent pas. — Oui, il faut vraiment manquer de fierté, se résigner à l’à peu près et tricher avec la vie… Moi qui pousse mes bouquins jusqu’au bout, je me méprise de les sentir incomplets et mensongers, malgré mon effort. La face pâle, ils s’en allaient lentement, côte à côte, au bord des blanches tombes d’enfants, le romancier alors dans toute la force de son labeur et de sa renommée, le peintre déclinant et couvert de gloire. — Au moins, en voilà un qui a été logique et brave, continua Sandoz. Il a avoué son impuissance et il s’est tué. — C’est vrai, dit Bongrand. Si nous ne tenions pas si fort à nos peaux, nous ferions tous comme lui… N’est-ce pas ? — Ma foi, oui. Puisque nous ne pouvons rien créer, puisque nous ne sommes que des reproducteurs débiles, autant vaudrait-il nous casser la tête tout de suite. Ils se retrouvaient devant le tas allumé des vieilles bières pourries. Maintenant, elles étaient en plein feu, suantes et craquantes ; mais on ne voyait toujours pas les flammes, la fumée seule avait augmenté, une fumée âcre, épaisse, que le vent poussait en gros tourbillons, et qui couvrait le cimetière entier d’une nuée de deuil. — Fichtre ! onze heures ! dit Bongrand en tirant sa montre. Il faut que je rentre. Sandoz eut une exclamation de surprise. — Comment ! déjà onze heures ! Il promena sur les sépultures basses, sur le vaste champ fleuri de perles, si régulier et si froid, un long regard de désespoir, encore aveuglé de larmes. Puis, il ajouta — Allons travailler.
DLCvs DLUO. Par conséquent, la différence entre les denrées très périssables et les denrées alimentaires périssables se fait simplement sur la DLUO et la DLC. Les produits alimentaires très périssables ont une DLC, car ils peuvent être dangereux pour la santé du consommateur s’ils sont conservés trop longtemps.
Le Deal du moment Coffret Pokémon Ultra Premium Dracaufeu 2022 en ... Voir le deal Garkam, Forum Rpg Les Alentours La Plaine Gelée 3 participantsAller à la page 1, 2 AuteurMessageInvitéInvitéSujet Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2052 Par une froide matinée matinal, un nain, sur un chemin, attendait. L'aube était fraiche, Néolias était magnifique, les tentes renvoyaient un magnifique reflet bleu sur le paysage. Soudain, Rwodka apparut, salua le nain et d' un élan de bon coeur, lui offrit une biére... Ils commencérent à bivouaquer, en parlant de choses et d'autre, sans trop se soucier des voyageur qui leurs tenaient un bien mauvais language... En même temps, ils se trouvaient au beau milieu de la route...Tout a coup, une grosse masse arriva, les deux nains la regardérent, sans bouger pour autant, elle s'approchait de plus en plus, les nains étaient de plus en plus captivés dans leurs convertation de nain, elle était juste à coté d'eux, quand tout a coup, elle s'assit et des petites étoiles arrivérent prés des nains..." 'jour Armstrong, sa f'sait longtemp."L'humain lui repondit quelque chose, mais le nain s'en fichait éperdument car il était trop captivé dans la conversation qu' il entretenait avec Rwodka... L'humain tenta à quelques reprise de s'introduire dans la convertation sans trop y arriver... L'humain alla alors se faire de petits échauffement avant de partir..."C'est quoi ce truc là bas?"Dit le nain en montrant du doigt une colossale silouhette"C'est énorme..."Les nains et l'humain commencérent à avoir peur, la silouhette qui semblait faire 5 metre de haut, s'approchait de plus en plus, elle était à quelques metres d'eux, les nains saisir leur armes, l'humain, lui, continuait de s'entrainer, il n'avait probablement pas vu cette silouhette... Ils se préparérent à charger."Ca va pas etre facile, a mon avis..."Le nain avait peur il est que lvl 1. Ils commencérent à courir en direction de cet chose, sans savoir ce que c'était, sans savoir s'il y arriveraient, sans avoir de plan, mais en prenant une derniere biere ensemble... Et ils édition par le Jeu 24 Mai 2007 - 2128, édité 1 fois Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2103 Burz n'avais pas beaucoup dormis cette nuit , sa maladie le rongeait et il avait du bâtir une étable pour son cher sanglier géant , par ailleur nommé Nogrash l'éventreur . Il avait commencer à l'apprivoiser ,et le sanglier semblait porter de l'affection à burz , ils étaient tout les deux fort , et la bête semblait surtout respecter le demi-orc pour sa cher peau verte montait sa monture sans autres attirail superficiel que sa voix .Il avait rendez vous à 5h du matin sur la place avec ses amis et son frère pour essayer de trouver un remède à son étrange descendit tranquillement la colline ou se situait son cabanon , le ton bleuté de l'aube renforcait l'idée de sérénité qui reignait en fois arriver aux portes de la ville , il se débrouilla pour passer dans les plus grandes rues pour ne pas causer trop de arriva finalement à la place voulut , ou il vit les deux nains debout , haches levées , et leurs yeux fixant se ruèrent alors sur lui haches semi-orc éclata d'un rire sonore qui résonna dans toute la ville , sauta de son sanglier et atterit lourdement au sol , et dit"Vous avoir peur Nogrash ?"Les nains s'arreterent , perplexe , puis rigolèrent , soulagés de voir que ce n'était que leur ami et frère burz!"Tout le monde être prêt à partir?" Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2125 Rwodka et Barak aprés avoir bien rit,aprés la peur que leur avait inspirés Nogrash prirent leur paquetage, Barak monta sur Barbak,quant a lui rwodka montat sur Rwisky,il apella Rmirnoff qui se posat en delicatessse sur son épaul .Barak avait une corde a son bras ou se tenait derriere lui un boeuf qui allait servir a tirer la charrette qui se trouvait un peu plus loin,garder sagement par ils arrivairent la ou se tenait la charette,ou se trouvait la nourriture,l'acool,le tabac et les drogue et quelques autres affaires,il attelairent alors le boeuf a la avait entrainer Ronizuka assez pour qu'il puissent guider le boeuf en galopant devant lui,c'était sa premiere sortit,a Rmirnoff aussi d' commencairent tous a avançaient dans les plaines enneigé des contré de comme cela que commença l' fumait sa pipe,un subtil melange d'opium et de tabac il l'a fit tourner a Barak qui lui,lui fit touner sa quand a lui semblait moin vert qu'avant,on voyait sur son visage qu'il n'avait pas la grande forme,il falait se depecher de trouver ce remede,dont burz ne nous avait toujours pas dit de quoi il s' trouvait que le voyage ne commençait pas trés gaiment,il se mit alors a frodonner une chanson tré connus,une chanson traditionelle l'histoir d'un nain cappable,de courir vite et de voyager loin...Barak chanta a son tour avec Rwodka dont la fumer resortait doucement par les narines comme des navir naviguant sur les sommes les nains sous la montagne *bam bam*On creuse le jour,on boit la nuit *bam bam*Et on aime pas ceux de la surface InvitéInvitéSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2138 Aprés avoir bien chanté, Barak mit la main dans sa poche, en sortit sa boussole, fouilla dans son sac, sortit sa carte et demanda"Au fait, on va ou? Parce que la si mes calcul sont juste... On est sur une route..."Le nain parraissait perdu... En fait, ils étaient perdu... Barak avait acheté cette carte et cette boussole sans savoir comment elles marchaient..."Y a pas un de vous qui sache comment on s'en sert?"Il se tourna vers Burz, il regarda surtout son regard vide et dénué de toute forme d'intelligence... Il se tourna alors vers Rwodka, voyant que celui ci était completement sous l'ffet de sa pipe... il rangea tout dans son sac et il deçida donc de suivre la route..."On arrivera bien a une ville en longeant cette route non?" Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2154 Rwodka commençait a voir floue,les effets de sa pipe prenait effet,il voyait Barak un peu perdu en regardan un bout de papier et un truc rond,mais pourquoi les regardaient-il ainsi etaitil mal coup il entendit un bruit aigue,il se retourna et vie une chose noir volait derriere et aussi au-dessus et en-dessous,il sortit un mouchoir se frotat les yeux et le nez... mais malheureusement...il s'était tromper de poche et c'etait le mouchoir remplie d'ether qu'il reniflait,il eut comme un etourdissment et la il se mit a crier a Burz et faut qu'on se depeche,ont et au pays des chauves-souris,elle nous suivent,Il disat cela en sortant sa hache droite de son etuit pour la prendir en l'air et tape dans le vide comme un fou cherchant a fair des signes pour un orchestre invisible,il ne savait plus ou ils allaient,mais ils y allaient,d'ailleur il n'eut pas souvenir que l'on lui et dit ou ils essaya de parler,toujours en brandissant sa hache,puis ils se rendit compte qu'il n'arriver plus a parler et que ces amis le regardé se tut et essaya de ne rien dire et de ne rien fair,out en sachant que les chauves-sourirs etaient non loin et qu'elle le plusieur heures de marches,nos amis arrivairent prés d'un petit village. Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Jeu 24 Mai 2007 - 2220 Burz leva la tête , et vit le soleil approcher du zénith , il n'était peut-être pas très intelligent , mais il savait que lorsque cet astre lumineux était au milieu du ciel c'était l'heure de manger , et manifestement Nogrash arrivèrent alors dans une petite bourgade non loin de chaumières éparses laissaient échappées des voluptes de fumée de leur plupart des familles devait sûrmement être en train de ne voulait pas effrayer les gens , aussi descendat-il de son sanglier et entreprit de le faire suivre derrière avança d'un pas incertain à travers les villages , les volets se fermaient à leurs enfants en retard chez eux entreprirent de filer en hâte , laissant leur jouets en travers de la fois n'était pas coutume de voir un orc accompagner d'un sanglier géant non attacher , avec deux nains à ses côtés et un boeuf tirant une charette remplit de vivre et d'herbes à première vu petit groupe marcha jusqu'à l'église de fortune , taillée en pière grossière et de petite s'arrèterent ici , et burz dit"Maintenant nous manger , moi avoir trop faim."Les deux nains appouvèrent un sourir aux lèvres et sortirent de la charette quelques morceaux de viandes saignante pour le semi-orc et des bouts de lard séché , nourriture favorite des que serait un repas sans boisson?Ils sortirent alors 3 chopes en fer et dévoilèrent le tonneau , attaché sous la remplit alors les 3 chopes , toujours sa pipe à la bouche , et retourna s'asseoir auprès des autres en distribuant sa part de boisson à frère de notre cher peau verte étaigna pour une des rare fois sa pipe et mordut avec empressement son bout de ciel dégagé et le chant des oiseaux donnait presque un air enchanteur à ce petit village aux sentiers de terre végétation était prédominante et archaïque , tout cela rassemblait transmettait un sentiment de paix compagnon mangeait goulument , burz garda juste sa dernière et plus grosse part , et émit un grognement très accouru vers le semi-orc et lui arracha le bout de viande des mains , l'écorchant de ses défenses demi-orc se leva , et reprit le bout de viande à son familier tout en lui mettant une grosse claque sur la sanglier ne broncha pas , surtout quand burz lui remit à nouveau son bout de viande en lui caressant la ce il regarda ses comapgnons encore sur leur nourriture et dit"Vous bientôt avoir fini manger?Nous devoir continuer voyage, nous suivre route jusqu'à grosse ville pour voir grand magicien et soigner dire sa à moi."Les deux nains hochèrent la tête , rwodka remplit et alluma une nouvelle pipe , sauta sur sa monture et clama "C'est partit ! " Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Jeu 24 Mai 2007 - 2319 Aprés un si bon repas et aprés avoir rallumé sa pipe,qui cette fois ne contenait plsu que du tabac normal,la craintes des chauves-souris lui avait suffit cette aprés-midi,ils avait permis a Rwisky d'aller chasser non loin avec Ronizuka pendant que Rmirnoff mangait une souris atraper peu de temp aprés leur arriver,barak avait eu le temp de donner lui aussi a mangait a barbak,Ils se remirent en route pour leur long nuit était tomber,il faisait aussi obscure que dans les cavernes des goblins,on pouvait voir en tete un lueur rouge aparraitre a temp regulier on pouvais deviner que Rwodka était en tete avec Rwisky car celui-ci pouvai voir dans la nuit,la charette etait derriere lui,on pouvait entendre les roues grinçait sur le sol puis derriere on entendait d grognement,on en concluait que c'était le sanglier ,et sur le coté avec un leger bruit de glougloutement on devinet Barak qui savourait une biere pour se tenir avoir marcher quelque nouvelle heures,Burz demanda a s'arreter non pas a cause de sa fatigue mais a celle de son sanglier et celle des autres d'ailleur car ils ralentisser de plus en fit un feu,qui eclairer beaucoup plus les environs que la lueur de sa lui redonna un peu a mangé a son blier quand a burz,il avait grignoter un petit peu puis était endormis la tete sur son sanglier,il était vraiment affaiblie par la avait entreprit de fair des tours de gardes avec ces familiers,il prenait le premier tours de garde puis cela tournait a chaque tour d'une aiguille dans un cadran rond,les humain apelait sa une montre les nain apellaient sa le tour d' fit 2 tour de garde jusqu'aux petit matin,il n'y avait eu aucun desagrement,a part une fois ou Barak c'etait lever d'un coup avait prie une grogéé de biere et etait aller arroser la neige 100metre plus loin.en bref y par pisser quoi ^^.Rwodka fut reveiller par Rwisky qui lui lecher le bout du nez,Rmirnoff était aller chercher son petit dej quand a Ronizuka il avait du alait a la chasse avec Rwidky avant le reveille de nos compagnons car il y avait 3 lapins et 1 lievre prés du feu qui n'attendait qu'a etre se levat dans un grognement puis marcha pour aller reveiller les Barak leve toi,il et l'heure, dit-il en lui tapant le bout de pied-Ouai c'est bon je me leve,dit-il en ouvrant sa biere du matinPuis Rwodka approcha de Burz,mais la d'un coup le sanglier se leva et grogna sur Rwodka,Burz se leva d'un coup et donna un baffe a Nogrash et lui cria dessus comme quoi il ne falait pas nous fair de mal enfin d'aprés se que Barak et Rwodka avait pu comprendre,puis d'un coup Burz tomba comme une masse ,Rwodka s'empressa d'aller dans la charette pris quelque fiole d'herbe et de liquide plus étrange les un que les autres et fit inguriter a Burz se mélange qui retrouva peu a peu de ces couleur,Quand a Barak il faisait le 1er petit dej de la journé,l'un de splus important aprés le 3 petit dej,le dejeuner,le gouter et le souper sans compter les quelques grignotage de si de frere de m'aider autant toi gentil avec moi ,moi beaucoup t'aprecier,dit-il en donnant une claque dans le dos de son frere a grande barbe,Merci a toi aussi couzin je t'aim bien toi aussi ,dit il en faisant de meme que pour Rwodka. InvitéInvitéSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 046 Le nain, aprés un reveil quelque peu... Brutal, le nain finit sa biére matinal avant de se lever. Ils devaient se dépécher car l'état de burz empirait et la ville se trouvait loin... Il regarda de nouveau sa carte avant de dire"Si mes calculs sont juste, en suivant cette route, on devrait traverser un desert... Ou une montagne..."Le nain tournait la carte dans tout les sens..."En tout cas, on continura sur une route... Ou un chemin... Mais a cette intersection... Droite ou gauche?"Le nain semblait de plus en plus perplexe, la vie de son cousin était en jeu... Il culpabilisait sans cesse, s'il faisait une erreur, son cousin pourrait perdre la vie... Il ne devait pas se tromper, la moindre erreur pourrait lui etre fatal... Il monta sur son bélier, fit signe a ses compagnons de se lever. Il fallait partir, le temp était compté... Rwodka monta sur son loup, Burz monta avec peine sur son sanglier, il n'avait pas dut dormir depuis des jours, sa maladie le rongeait... Et continurait de le ronger s'ils ne faisaient rien...."On doit faire route vers l'est, en coupant par le desert, on pourrait gagner quelques jours..."Le nain était toujour perplexe, et s'il s'était trompé? si ce n'était pas la bonne route? et si c'était la bonne route, arriveront ils a temp pour sauver Burz?hrp sais pas si sa géne l est... j ai mis sa au hasard Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 1850 Nos amis arrivèrent alors à la lisière du désert , qui était nommer L'ergoth...Des collines à pertes de vue sous des tonnes de neiges , sans aucun abris ni semi-orc ne s'arrêta pas pour autant , et contrairement aux dire de ses compagnons , il n'était pas malade , mais des voix tournoyait autour de lui en lui insufflant la haine de tuer tout ce qu'il resistait mais cela l'épuisait , il ne tiendrait plus très longtemps s'engagèrent dans l'Ergoth avec tout leur animaux , il y avait peu ed chance de rencontrer âme vivante en ces lieux , du moins c'est ce que tout le monde pensait , du fait que personne n'en était revenu...Cela faisait plusieurs heures qu'ils avancer à travers ce paysage monotone , quand le semi-orc chuta du sanglier pour s'étaler sur le se releva avec difficulter , empoigna sa massue et se dirigea vers les membres de son groupes"Tuer..."Il brandit sa masse et se rua sur ses amies une lueur meurtrière et non habituelle dans les yeux... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Ven 25 Mai 2007 - 2013 Rwodka vit Burz tomber dans la neige,puis se relever brsquement avant de prendre sa masse,puis il se mit a courir vers Barak et lui,Rwodka stopa net ces familiers qui commencer a montré les cros et serrer les griffes,il demanda meme a Rwisky d'aller chercher son sac rouge sang qui se trouver dans la charette et il lui cria meme de ne pas se posé de question et de fonçé,Burz avait alors sauter sur Barak et commenca a lever sa masse tout en le regardant de ces yeux devenue rouge vif,des yeux qui vouler voir couler le sang,Rwodka essayat d'agriper la masse mais il n'était pas aussi fort que son frere et il la lachat malgrés lui,heureusement garce a cette intervention la masse fut devier et ne frappa que de la se moment Rwisky arriver avec le sac rouge,Rwodka plongea sa main dedans en cherchant quelque crier a Barak d'esquiver et de tenir le plus longtemps possible,le temp qu'il la trouve lui disé entendit une nouvelle fois la masse frappait la coeur battait vite,trop vite,comme si il était en train de fair une over-dose,mais ce n'était pa le pour la troisieme fois la masse s'affeça sur le cria un grand coup,les familier de chacun se sachant que fair regardaient le dénoument du combat,sans savoir le pourqois du un quatrieme coup de masse,trop puissant ou trop glissant la masse vola dans les aire,Rwodka avait a se moment trouver une piqure qui comptenait un étrange liquide vert-rouge fluoresant,Burz aller une nouvelle fois frapper mais cette fois il ne se louperait pas,il attaquer avec les planta l'aiguile de la seringue dans le dos de se leva,il marcha vers Rwodka,lentement mais surment,ces yeux se fermer,sa respiration diminuer,on aurait dit un enfant qui venait de courir sur plusieur lieu ,pendant plusieurs regarda rwodka,puis Barak et vu sa masse il eu l'air etrangement étonné et la il lacha moi mes amis,moi pas aller bien,moi dodo...Puis il tomba comme une masse sur le sol,la neige vola dans les aire,comme des fleurs tombant au printemps de pleine lune. InvitéInvitéSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 2033 L'orc s'écrasa par terre, les nain attachérent son sanglier avec peine, il semblait inquiet de l'état de son maitre. Mais les liens entre cet béte et son maitre devaient être trés fort..."Bon et si on mangeait?"Demanda le nain à Rwodka, Rwodka aquiesa, voulu préparer un feu, demanda le briquet du nain, et prépara le feu. Rwodka sortit quelques mets à maanger, tandis que le nain sortit de la biére naine..."Il a pas l'air d'aller bien Burz..."Dit le nain"T'as pas tord, c'est la premiére fois que je le vois dans cet état... Mais tant qu'il dort on est tranquil...""T'as ptéte raison... Goute donc se saucisson, tu m'en diras des nouvelles."Et les nain mangérent, buvérent et chantérent durant quelques heures, s'amusant, oubliant de plus en plus leurs probélemes, commencérent à danser quand soudain, ils entendirent un bruit dérriére eux... Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Ven 25 Mai 2007 - 2106 Burz se leva péniblement , il se sentait barbouillé et avait une folle envie de vomir qu'il cacha , il alla s'asseoir près de ses compagnons près du feu , le regard perdu dans le de maladie...pensa-t-il...Il devait trouver un remède au plus vite , son sanglier ignorait royalement burz , normal il était faible , et à la première occasion il partirait en semi-orc ne pouvait montrer sa faiblesse même si Nogrash la mordu un bout de viande cru sans grande conviction , le regard perdu dans de lointain souvenir douloureux et n'arriva même pas à la moitiée qu'il donna le reste à sa monture qui l'avala cul-sec sans macher ni d'autre le regarda dans les yeux d'une lueur montrant son envie de transpercer demi-orc s'approcha de la bête , et la regarda droit dans les yeux avec à peine quelques centimètres les grogna et le sanglier partit s'asseoir , visiblement rassuré de ne pas servir un faible , dumoins pour le moment...Burz retourna s'asseoir près du feu et ne tarda pas tomber dans un sommeil lourd et sans rêve... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Ven 25 Mai 2007 - 2123 Rwodka vit s'endormir prés du feu un Burz fatigué qui était perdu dans ces pensée et que la nourriture ne l'interressé plus,il savait qu'il nallait pas venait de les fair sursauté car ils pensaient tous deux que cela était un ralluma sa pipe car comme a coutume il l'avait éteinte pour mangé deux tranche de lards et des pris une gorgée de biere que lui tendait Barak,lui il lui tendit sa pipe qui cette fois contenait une petit mélange qu'il experimenté,de la gogocaine avec un peu d'opium de champignon des mines et de tabac,Barak pris quelque bouffé de cette fumer qui était violette,aprés avoir récuperer chacun son materiel,Rwodka vit Barak explosait de rire en regarant les étoiles,le soir était tomber epuis peu et il n'avait pas ossé reveiller Burz qui domrait se mirent a parlaient de tous et de rien des étoile tous en buvant et fumant,il se coucheraient bien plsu tard que Burz la vie leur semblait plus joyeuse dans cette nuit douce et chaleureuse et la sensation de renaitre aprés ces plaisir sensoriél et soir c'était un Barak de fair des tours de garde avec sa chevre,ce qu'il fit alégrement,Ils avaient tous deux nourris leurs familier qui était ensuite partie fair un tour pour on en sait quelque divertissement,comme chasser,jouer,tuer ou autre.HRPces annimeaux ne sont pas homo ou autres il ne font que jouer je tien a le preciser. InvitéInvitéSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Sam 26 Mai 2007 - 1323 Le nain, aprés s'être endormi durant son tour de garde, se reveilla brusquement lorqu'il senti une odeur terrible lui arriver... Il avait oublié d'éloigner son bélier... Il se leva, remarqua que l'orc devait aprécier cet odeur a voir le sourire qui se dessinait sur son visage...Il se dirigea vers Rwodka, se pencha pour le reveiller et se souvenu de la maniére dont il fut réveillé la derniére fois... Il se redressa donc, chargea un délicat coup de pied, et frappa Rwodka pour le reveiller. Il semblait en colére, mais fut calmé par la biére que le nain lui offirt pour mieu se reveiller."Reveil difficile, bois ta biére facile, me disait mon pere"Le nain se dirigea alors vers l'orc, mais l orc n'était plus la... Il commença alors à repenser a son comportement depuis quelques jours, cette folie meurtriére qu'il ne controlait que pas assez... Il eut un moment de pannique et regarda vers la droite ou il vit Burz écroulé à coté de son sanglier... Il le reveilla, il avait aussi le reveil un peu difficile... Il lui donna une baffe pour mieu le reveiller, ce qui marcha, le nain fit un vol plané de 6 métre...Il se releva avec mal..."Haaaa, sa reveille sa, mais maintenant il faut prendre la route non? Aprés le petit déjeuné bien sur." Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Sam 26 Mai 2007 - 1713 Ils avançaient péniblement à travers l'Ergoth , le paysage était identique à perte de vu , aucun point de repère possible , apart aller toujours tout dit alors"Hmm...moi sentir là odeur bizarre..."Il sauta à terre et se receptionna avec difficulter , il tituba en peu et reprit son équilibre , la neige lui arrivait à la entreprit alors de creuser dans la neige pour connaître la provenance de l'odeur , car cela avait l'air de venir du grognement de burz creusant stressait tout le monde , de plus le ciel se couvraitet c'était une journée grise , un orage allait propablement tomba finalement sur une plante de forme assez était ovale et surevelée du sol par deux racines de couleur sentait une odeur proche du souffre qui était goutte de pluie s'écrasa alors sur l'épaule du semi-orc , puis une deuxième , il leva les yeux au ciel et vit un éclair pourfendre le ciel de charbon au dessus de leur tête... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Dim 27 Mai 2007 - 1934 La foudre tomber sur le sol non loin d'eux,le temps c'etait raffraichie,la pluie c'etait transformer en neige,un brouillard était brusquement tomber sur les tempete se préparer,le temp c'était de plus en plus rafraichie,leur fin étaient sans doute proche car aucun abris ne pouvais et était a leur vue,car de toute façon il ne voyait pas a plus de 20centimetre devant essayairent de fair un feu mais la tempete trop forte et puissant l'éteigner faut partir d'ici et vite,leur cria pour aller ou?lui cria Barak-Nous devoir marché pour pas mourir,disat BurzC'est ainsi que repartir nos amis sous la tempete de neige,Barak avec sa biere congelé,Burz et son morceau de viande et Rwodka avec sa pipe a protection des tempete de neige. InvitéInvitéSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Mar 29 Mai 2007 - 1900 Le groupe avançait dans la tempéte, la neige se faisait de plus en plus épaisse, leurs pas s'enfonçait de plus en plus dans la neige. Barak monta alor sur son bélier, qui avançait péniblement aussi..."A mon avis, on passera peut être pas la nuit, sauf si on se réchauffe..."Il sortit une bouteille de biére naine, en envoya une à Rwodka et envoya une bouteille de gnole à partir de moisisure de pustule de dragon pyrophobe, la seul qui puisse réchauffer un orc adulte... Ils le remerciérent et coninuérent d'avancer en buvant pour se réchauffer bien sur p. La tempéte faisait rage au dessu de leurs tête, ils savait que dans peu de temp, les monture n'avancerait plus... Mais ils devaient se dépécher d'arriver au bout de ce désert... Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Mar 29 Mai 2007 - 1913 La tempête de neige fesait rage et un vent menaçais de les avançaient de plsu en plsu péniblement , les membres engourdit et les bêtes la charrue se stoppa net , la neige arrivait jusqu'au ventre du boeuf ; ils étaient donc obliger de s' cria"Trop neige , nous devoir rester là et attendre!"Le semi-orc sauta dans la neige et s'enfonca jusqu'au dessus de la ceinture dans la nains ne piuvaient pas descendre tout de commenca alors à creuser dans la neige , mais cela n'avançait pas vite car la neige tombait à une vitesse bout d'un certain temps il réussit à creuser asser pour que les nains puissent descendre sans être noyés sous la devraient faire un abri de fortune si ils ne voulaient pas périr avec quoi?De plus le boeuf respirait à peine , et ils devaient absolument le devrait bien y avoir un moyen... Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mar 29 Mai 2007 - 1920 Les loups de Rwodka commençaient eux aussi a avoir du mal a respiré,Rwodka qui lui avait put desendre a terre avait creuser autour d'eux pour qu'il puisse respiraient un minimum,puis il avait mit un tissu audessu d'eux retenu par quatre pillier,mais cela ne tiendrait pas lontemp,Barak avait fait de meme et Burz aussi il avait ensuite fais une nouvelle fois l'opération pour le boeuf et la charette,puis il enlevairent la neige autour d'eux pour avoir un espace pour bougé assez fois cela fait il firent une sorte de igloo pour que la neige ne penetre plus a l'interieur et pour pouvoir se rechauffé,Une fois tous cela fait,aprés avoir transpirer et ne plus avoir de bars,chacun d'eux burent et mangérent pour se réchauffé et se remplir l' fois le repas fini Rwodka ralluma sa pipe et en prit une grande lui reprit une bouteil,mais d'un alcool moin fort,car il était bien rechauffé,ils priaient tous deux pour que Burz ne refasse pas une crise,pour cela Barak dormirait avec ces armes et Rwodka avec la piqure qu'il préparaient en sechanet et donnat a mangait a ces amilier,Barak lui l'avait deja fait,d'ailleur il l'avait fait en meme temp que Burz mais pas de meme quantité car le sanglier mangait beaucoup plus que le belier. InvitéInvitéSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1451 La nuit se passa sans trop de probléme, sans compter les moment de panique ou burz bougeait... Le nain ne dormit pas beaucoup cette nuit... Une fois que le groupe fut levé, aprés avoir prit le petit déjeuner, ils remarquérent que l'entré de leurs abri était bloqué par la neige... Ils commencérent à creuser dans la neige afin de ressortir."Y en a de la neige didonc"Ils continuérent de creuser, Rwodka utilisa sa pipe pour faire fondre la neige, se qui ne servi pas à grand chose... Une fois dehors, ils firent un trou encor plus grand pour faire sortir les animaux... Une fois cela fait, Ne sachant pas ou ils devaient aller, la neige avait tout recouvert... Barak sorti sa carte et sa boussole."Bon et bha je suppose que c'est par la... On fait quoi?" Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1538 L'orc monta sur son sanglier et aperçu avec étonement à l'horizon la fin du désert , car une plaine enneiger était heures de marche suffirait à y entreprirent alors de marcher dans l'épaisse neige , mais le boeuf peinait à avancer , le froid l'affaiblissait et la charrue était le coup?un admin pour faire un jet de dé pour savoir si notre bête tiendra? Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mer 30 Mai 2007 - 1547 Le boeuf ne pouvais faiblir matnain il falait qu'il attende au moin la fin de se desert de glace,aprés le belier pourrait le tirer,mais il falait qu'il tiene car découper un boeuf dans un desert glacé n'était pas la meilleur façon de le rendre goutu dans la bouche,Rwodka lui fit humer de la fumé,un mélanfe de tabac et de champignon des mine pendat que barak le faisait boir de la gnole a petite gorgé,et du coin de l'oeil Burz le menaçait avec sa masse,le boeuf savait qu'il y passerait surment mais pas aussi arrivairent a sortir de se desert,il étaient completement engourdi et fatigué mais il falait continuer pout de nouvelle heure de marche ils arrivairent prés d'une foret,le boeuf semblait de plus en plsu fatigué,la nuit tombé et nos amis était dans un état de fatigue lamentable,ils mangeraient un morceau et depuis lontemp ne firent pas la fete aprés se repas,il ne prirent meme pas lé précaution au cas ou Burz refairé une attaque. InvitéInvitéSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 1836 {hrp bon et bha attendons sagement le mj p }Dernière édition par le Sam 2 Juin 2007 - 940, édité 1 fois Burz Gro'TrashGladiateurNombre de messages 136Age 31Classe BarbareAlignement Loyal-mauvaisXp - niveau niveau 3 - 3829xpDate d'inscription 05/02/2007Sujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Mer 30 Mai 2007 - 2205 [HRP] Je vous signal au passage que c'était à un admin de décider pour la bête...[/HRP] Rwodka le destructeurTabatier loucheNombre de messages 194Age 31Classe guerrier destructeur/tabactierAlignement neutre/chaotiqueXp - niveau lvl4Date d'inscription 05/02/2007Sujet Rwodka le destructeur et sa meute Mer 20 Juin 2007 - 1251 Au petit matin Rwodka fut reveilé le deuxieme,Barak était deja eveilé,il faisait un feu pour mettre les brochettes de lapin,qu'il avait invoquer grace a sa temps c'était deager ,il ne neiger plus et le brouillard n'était reveillairent alors Burz doucement sans trop fair de bruit,une fois qu'il fut debout et qu'ils eurent chacun grignotaient un ou deux lapin,5 pour Burz et que leur familier eurent finit eux aussi de dechicter leurs atelairent le chariot au boeuf qui durant la nuit avait repris aprioris de la force et qui de se faite avait l'air de se sentir avoir finit de traversaient se desert glacé,ils prirent le chemin de la foret. Contenu sponsoriséSujet Re Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Sauvons Burz {reservé Burz, Rwodka, Barak} Page 1 sur 2Aller à la page 1, 2 Sujets similaires» rpRwodka+Burz ceueillette au champotePermission de ce forumVous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forumGarkam, Forum Rpg Les Alentours La Plaine GeléeSauter vers
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